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Un geste multidimensionnel


par Florent Aillaud
Université Paris VIII - Master 1  2014
  

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CHAPITRE 3 :

Application pratique de la gestique de

l'interprète

2nd mouvement « Dark » d'All in Twilight,
Tôru Takemitsu

Chapitre 3 Application pratique de la gestique de l'interprète

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« Composition gives proper meaning to the natural streams
of sound that penetrate the world. »

Tôru Takemitsu

Dans cet ultime chapitre de notre mémoire de recherche, il s'agit d'explorer la pertinence des principes théoriques qui nous ont permis de présenter les notions de geste musicien et de geste musicologique, en les appliquant à un cas particulier : « Dark », second mouvement d'All in Twilight - Four pieces pour guitar de Tôru Takemitsu.

Cependant, si nous avions auparavant exposé les deux dimensions de la gestique de l'interprète au sein de deux axes de rédactions bien distincts par souci de clarté et de méthodologie, cela n'aurait de sens d'agir de la même manière ici. En effet, nous pouvons aisément concevoir - et la finalité de notre étude est aussi de défendre cette idée - que la réalité du travail du musicien ne sépare pas ses recherches théoriques et pratiques, mais au contraire les unit.

Par conséquent, nous tâcherons dans ce troisième axe de proposer un travail préparatoire en vue d'une performance artistique à venir, à travers une proposition d'analyse des contours et du contenu de l'oeuvre. Celle-ci visera à alimenter la conscience imageante de l'interprète, de même que nous prendrons le soin d'émettre des hypothèses quant au possible geste musicien ultérieur. Précisons enfin que ces considérations seront - en partie, tout du moins - subjectives ; elles auront en tout cas le mérite de nourrir notre propre geste musicien et la performance musicale enregistrée sur le support vidéo annexé à ce mémoire.

1. Etude des contours de l'oeuvre

1) Tôru Takemitsu (1930-1996) et All in Twilight : brève présentation du compositeur et de l'oeuvre

Il importe de préciser que notre intention dans le paragraphe qui suit n'est pas de présenter une biographie exhaustive de Tôru Takemitsu, mais d'exposer uniquement des éléments pertinents à mettre en relation avec l'oeuvre sur laquelle nous souhaitons nous pencher.

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D'après certains témoignages, Takemitsu s'est plu à affirmer tout au long de sa vie que sa carrière était le résultat de deux grands chocs musicaux auxquels il a été confronté. Le premier, en 1944, correspond au moment où celui-ci prît conscience qu'il souhaitait dédier sa vie à la musique, lorsqu'il entend à la radio - alors qu'il se trouve dans une base militaire - la chanson française Parlez-moi d'amour. Le second choc correspond quant à lui au jour où le compositeur japonais assista à un spectacle de marionnettes japonaises (bunraku), ce qui révéla chez lui une volonté, qu'il pensait d'ailleurs éteinte, d'étudier et de s'approprier la culture traditionnelle de son pays natal. A ce propos, Takemitsu écrit :

J'ai eu un grand choc en assistant au bunraku. Cela faisait environ dix ans que j'avais commencé la musique. C'était la première fois que je prenais conscience du Japon. [...] Désormais j'ai commencé à étudier activement la musique traditionnelle japonaise.104

Ces deux fragments de vie sont particulièrement symboliques pour comprendre l'oeuvre et le style de Takemitsu, lequel cherche notamment à établir - de diverses manières, comme nous le verrons plus après - un lien intime entre Orient et Occident.

D'autre part, il paraît important de signaler qu'All in Twilight ne constitue ni la première ni la dernière oeuvre que Takemitsu ait écrite pour guitare. Citons en effet, parmi huit autres oeuvres pour guitare seule, Folios (1974), Equinox (1993) et In the woods (1995), ou encore les trois pièces de musique de chambre avec guitare, Ring (1961) pour trois guitares, flûte et harpe, Valeria (1965) pour violon, violoncelle, guitare, orgue électrique et deux piccolos, et Toward the sea (1981) pour flûte alto et guitare, et, enfin, sa célèbre pièce pour guitare et orchestre, To the Edge of Dream (1983).

En outre, ajoutons que le geste compositionnel de Takemitsu dans All in Twilight est inspiré par l'oeuvre picturale du même nom signée du peintre allemand Paul Klee. Nous pouvons d'ailleurs percevoir ici la conception, chère à Takemitsu, d'une oeuvre d'Art en tant que transversalité - en témoignent d'ailleurs les nombreuses collaborations de ce dernier tout au long de sa vie, tant avec des cinéastes, des plasticiens qu'avec des poètes.

104 Toru Takemitsu, Chosakushu [Textes choisis], Tome I, Tokyo, Shinchosha, 2000, p. 244-245, tr. fr. Wataru Miyakawa, dans Toru Takemitsu. Situation, héritage, culture., Paris, L'Harmattan, 2013, p. 26

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2) Eléments stylistiques généraux

a) Le langage de Takemitsu, entre Orient et Occident

Au sortir de la guerre, Takemitsu suit une formation musicale quasi-autodidacte. Il étudie quelques années la composition avec le compositeur japonais Kiyose, et se passionne pour la musique occidentale, en particulier la musique française de Claude Debussy et d'Olivier Messiaen. C'est à partir de 1952 et de son « choc du bunraku » que Takemitsu intègre des éléments stylistiques issus de la musique traditionnelle japonaise dans son propre langage. L'élaboration progressive de son style poussera les musicologues à parler, à partir des années 1970, d'un « Takemitsu sound », présenté comme une tendance stylistique généralisée dans ses compositions, marquée par une irisation tonale perçue à l'écoute mais n'utilisant pas réellement de rapports de tonique et de dominante. Il s'agit d'une ambiguïté permanente entre modalité, tonalité, et atonalité ; une synthèse de diverses influences, en somme. Le compositeur japonais décrit sa propre position de la manière suivante :

Etant un japonais qui fait de la musique européenne [...] [d]e la même façon que j'aime ma propre tradition, je ressens un grand respect et un amour profond à l'égard de la tradition de la musique européenne. En apprenant la musique européenne je veux relativiser la tradition de mon propre pays. Et, dans la musique que je compose, je veux exploiter l'essence de la musique traditionnelle japonaise et non l'utiliser en tant que matériau superficiel. C'est la recherche de la couleur, de la particularité de la forme et de la structure temporelle.105

Parallèlement, notons que la fascination de Takemitsu pour le langage d'Olivier Messiaen et l'utilisation des modes à transposition limitée va de pair avec un certain mysticisme autour du nombre :

Par la totale simplicité des nombres, je cherche à clarifier la complexité du rêve.je ne suis pas mathématicien et c'est tout à fait instinctivement que je réagis aux nombres, mais je pense que

lorsqu'on les saisit instinctivement, les nombres deviennent davantage cosmologiques.106

Pour autant, il ne s'agit pas de comprendre le nombre comme la base de lois strictes d'écriture musicale, mais plutôt comme un moyen parmi d'autres de stimuler la créativité du compositeur, car la finalité de l'oeuvre d'Art est, selon ses dires, uniquement liée au monde sonore qui résulte de cette écriture :

105 Toru Takemitsu, « Musiques en créations », dans Festival d'Automne, Paris, Contre-champs, 1989, p. 64

106 Tôru Takemitsu, Confronting silence. Selected Writings. Berkeley, Fallen Leaf Press, 1995, p. 102

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J'aimerais libérer les sons des règles communes à la musique, règles étouffées à leur tour sous des formules et des calculs. Je veux donner au son la liberté de respirer.107

b) La recherche timbrale au coeur de l'esthétique de Takemitsu

Une caractéristique essentielle de l'écriture de Takemitsu réside dans le soin porté à la couleur du son, c'est-à-dire la recherche de textures, de spatialisation, de richesse de timbres, d'effets instrumentaux volontairement grotesques par moments, également. Notons, en outre, que cette considération du timbre n'échappe pas non plus à la volonté du compositeur de concilier des éléments apparentés traditionnellement à la fois aux cultures artistiques et musicales orientales et occidentales.

On reliera sans peine cette idée avec l'utilisation récurrente de la guitare classique dans les oeuvres du compositeur japonais, tant en solo qu'en musique de chambre. Celle-ci est d'ailleurs justifiée par Alain Poirier par le fait qu'il s'agit de « l'instrument à cordes pincées le plus voisin [... du] koto ».108 L'utilisation des « bruits » est également intéressante à saisir, des glissements de doigts sur les cordes jusqu'à la respiration de l'instrumentiste. Ziad Kreidy, dans son ouvrage consacré à Takemitsu, synthétise cette conception particulière du timbre et de l'ensemble des composantes du jeu instrumental pour parvenir à son enrichissement :

Les glissandos exagérés, l'hétérophonie du gagaku, les « bruits » du biwa , la respiration et la sonorité « sombre » du shakuhachi , l'intensité du silence du ma et du drame du nô ainsi que les longues tenues d'accords envoûtant du shô sont les éléments de la musique traditionnelle utilisés par Takemitsu.109

c) Déambulation au coeur du jardin japonais : une conception particulière de la forme chez Takemitsu

L'esthétique musicale de Takemitsu est intimement liée à la relation harmonieuse qu'entretient l'Homme avec la nature qui l'entoure, dans la conception extrême-orientale. La forme, notamment, peut s'apparenter de façon régulière dans ses oeuvres à une déambulation d'un promeneur au coeur d'un jardin japonais. Ce dernier contemple

107 Toru Takemitsu, Confronting silence, op. cit., p. 4

108 Alain Poirier, Tôru Takemitsu, Paris, Michel de Maule, 1996, p. 95

109 Ziad Kreidy, Tôru Takemitsu. A l'écoute de l'inaudible., Paris, L'Harmattan, 2013, p. 32

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une reconstitution volontairement minimaliste de la nature, où il ne distingue ni l'entièreté de la surface, ni la fin du sentier.

De même en musique, les formes utilisées par Takemitsu sont, dans l'immense majorité des cas, volontairement non classées. Cependant, on retrouve de façon quasi-permanente des formes cycliques ou tout du moins des réapparitions de certaines sections, vues sous un autre angle. Ainsi l'auditeur, comme le promeneur, a le sentiment de repasser au même endroit. Or, cet endroit aura nécessairement changé après la première écoute, d'une part car il l'a déjà observé, d'autre part car l'éclairage n'est plus exactement le même qu'auparavant...

3) Julian Bream, commanditaire et dédicataire d'All in Twilight

S'intéresser à l'oeuvre, c'est également s'intéresser à son commanditaire et à son dédicataire, bien sûr, lorsqu'il y en a un. Or, il est intéressant de noter que dans le cas d'All in Twilight, il s'agit d'une seule et même personne : Julian Bream (n. 1933).

Nous pouvons aisément considérer le guitariste international anglais comme le successeur d'Andrés Segovia (1893-1987) dans le sens où tous deux ont permis - l'un dans la première moitié du XXe siècle, l'autre dans la seconde - de donner un nouveau souffle au répertoire pour guitare classique et ont contribué à démocratiser leur instrument.

Remarquons que l'influence de Julian Bream a largement dépassé le milieu de la guitare et lui a permis d'acquérir une véritable place dans le milieu de la musique classique en général. Cette aura, engendrée par un style d'interprétation très personnel, avec une palette de timbres qui reste peut-être encore à l'heure actuelle inégalée, a motivé un très grand nombre de compositeurs non guitaristes pour écrire pour cet instrument. Nous pourrons citer en exemple des compatriotes anglais, bien sûr, tels que Benjamin Britten et son Nocturnal after John Dowland, Alan Rawsthorne et son Elegy (que Bream a d'ailleurs dû achever lui-même à la mort du compositeur en 1971), William Walton et ses Five Bagatelles, Malcolm Arnold et sa Fantasy for guitar, mais également des compositeurs étrangers, européens (Frank Martin, Hans Werner Henze, ...) et extra-européens comme le cubain Leo Brouwer ou, justement, le japonais Tôru Takemitsu.

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Une écoute attentive voire même analytique de Julian Bream, au travers d'enregistrements, d'entretiens, de master classes, semble importante pour l'interprète qui souhaite se plonger dans All in Twilight. Car signalons en effet que Takemitsu lui-même insistera sur le lien intime existant entre son geste compositionnel et la relation qu'il entretient avec les dédicataires de ses pièces :

J'écris pour des personnes qui comprennent bien ma musique. [...] Lorsque j'écris pour une petite formation comme la musique de chambre, je reste très proche des musiciens au point d'avoir toujours en tête leur visage. J'écris pour eux comme une sorte de cadeau personnel. Je n'interviens pas dans l'interprétation de ces personnes, car ils me comprennent même mieux que moi-même.110

Signalons enfin que Bream a réalisé la première mondiale d'All in Twilight le 9 Octobre 1988 au Alice Tully Hall de New York111 et a effectué un enregistrement en studio en 1993 sous le label EMI Classics112.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand