Deux logiques, complémentaires par essence, que sont
l'approche humanitaire qui intervient dans une situation de crise et l'approche
développementaliste qui intervient en amont de la crise s'opposent et
s'affrontent en Côte d'ivoire.
C'est l'amalgame fait entre ces 2 approches par l'ensemble
des acteurs ivoiriens qui caractérise l'action de la
société civile ivoirienne.
Selon le mapping des OSC ivoiriennes réalisé en
2010 par Maurizio Floridi et Stefano Verdecchia pour l'Union européenne,
la plupart des Organisations de la Société Civile (OSC)
ivoirienne qui opèrent actuellement sont nées au coeur de la
crise ivoirienne. Il s'agit donc d'une génération entière
d'OSC qui sont quasi-exclusivement projetées dans la logique de
l'urgence et de l'intervention humanitaire et qui ne connaissent que le mode
opératoire de la prestation de services, souvent au travers de relations
asymétriques de sous-traitance avec les ONG internationales.
Cette situation que l'on peut qualifier d'inquiétante,
contribue à vider les acteurs de la société civile de leur
essence à l'exercice du dialogue social et politique ainsi que dans la
création et la gestion de l'espace public. Le principal risque pour
cette société civile étant d'être
marginalisée et maintenue davantage à des fonctions subalternes
de simple exécution d'actions conçues et coordonnées par
d'autres acteurs.
A cela il faut ajouter deux aspects qui renforcent cette
situation : d'une part l'incapacité des hommes politiques ivoiriens
à reconnaitre la société civile en dehors des tentatives
d'instrumentalisation politique de celle-ci et d'autre part la création
d'une culture de la dépendance relative aux ressources
financières des OSC.
La question primordiale n'est donc pas celle qui interroge,
comme chez certains partenaires techniques et financiers (PTF), l'existence
d'une société civile en Côte d'Ivoire mais bien celle de
son rôle et de sa place dans le pays. Sur le plan historique la
société civile ivoirienne n'a que peu été
impliquée dans les questions de développement. Les deux grandes
sécheresses des années 80 ont contribué indirectement
à création de centaines d'OSC et de leaders à la gestion
de l'espace public mais n'ont principalement concerné que les pays
voisins du nord et une partie de la Côte d'ivoire de la zone
subsahélienne.
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La société civile ivoirienne n'était
probablement pas prête à gérer une catastrophe sociale
telle qu'elle s'est manifestée à partir de septembre 2002. Mais
il apparaît aujourd'hui évident que la mise en oeuvre de pratiques
d'urgences humanitaires a contribué dans le temps à
déposséder les OSC de leurs prérogatives et de leurs
valeurs ajoutées. Aujourd'hui les rares Organisations Non
Gouvernementales (ONG) ivoiriennes qui opèrent dans le
développement sont malgré elles dans une situation de
concurrence, laquelle pourrait être sans doute être
considérée comme déloyale, des organisations et des
acteurs agissant dans l'humanitaire.
Un exemple-type de notre propos peut être celui d'une
ONG basée à Korhogo, dans le nord de la Côte d'ivoire,
opérationnelle bien avant le début de la crise
débuté en 2002. Sa longue pratique de partage des coûts de
la formation en faveur des organisations et coopératives de base qu'elle
accompagnait est entrée en conflit avec l'approche humanitaire dans
laquelle la logique du don prédomine (Floridi et Verdecchia,2010).
Les organisations de base de la région de Korhogo se
trouvent désormais face à un dilemme. Celui de choisir
d'être accompagné par l'ONG en maintenant le principe du partage
des coûts des activités comme elles le font depuis une vingtaine
d'années, ou de s'adresser à des organisations «
concurrentes » financées par des ONG internationales agissant dans
l'humanitaire dont les services ne sont pas payants. Dans ce cas, l'aspect de
la concurrence est assez clair mais celui de l'appropriation des processus de
changement par le milieu rural devient plus floue.
Enfin, un dernier aspect de la « dérive
humanitaire » chez les OSC ivoiriennes est représenté par
leur faible capacité d'innovation. La longue période de sortie de
crise, l'approche et la pratique de l'humanitaire, l'attentisme de la plupart
des bailleurs de fond et l'absence de toute stratégie de reconnaissance
et de renforcement de la société civile ivoirienne, ont de fait
contribué à la perte de capacité des OSC à innover
et à identifier des solutions efficaces aux problèmes ayant
menés la situation de crise (Floridi et Verdecchia,2010).
Après 10 années de « réconciliation
nationale », de « reconstruction économique » et de
« paix », le risque d'avoir une génération passive au
sein de la société civile ivoirienne, incapable d'imaginer et de
mettre en oeuvre son futur est toujours d'actualité. En perdant
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sa créativité et sa capacité
d'innovation, les OSC ivoiriennes risquent d'être spectatrices d'une
pièce qui est et sera jouée par d'autres acteurs ou, dans le
meilleur des cas, d'être de simples prestataires de services dans un
marché dysfonctionnel où ce qui prédomine est l'offre
(celle de l'humanitaire) et non de la demande (celle de commencer à
penser le devenir du pays et des citoyens).
Malgré tout, les acteurs de la société
civile mènent un combat au quotidien pour parvenir à un climat
démocratique et sociale propice à l'émergence d'OSC aptes
à jouer pleinement leurs rôles.
Nous nous intéresserons maintenant aux principaux
enjeux que révèle l'action de la société civile
ivoirienne ainsi qu'à ses limites.