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Dynamiques citoyennes et acteurs de développement en Afrique. L’exemple de la société civile ivoirienne.


par Hervé Rabet
Université Bordeaux Montaigne - Master II études interdisciplinaires des dynamiques africaines 2020
  

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C. De la complexité de l'aide internationale : La sortie de crise ivoirienne

Figure 24 : Répartition des forces internationales du maintien de la paix en Côte d'ivoire

A la lecture des travaux de I.Bergamaschi et S.Dezalay , il semble qu' un principe implicite au sein des Nations unies pendant la guerre froide interdit aux membres permanents du Conseil de sécurité ou à toute puissance régionale, tout pays supposé avoir des intérêts particuliers dans la zone d'intervention ou ayant une relation historique ou géographique étroite avec le pays où l'intervention est envisagée, d'envoyer des troupes sur le terrain. Ce principe est remis en cause à partir de 1989, et les membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU sont les premiers à encourager l'émergence d'opérations menées par coalition sous la responsabilité du pays mandataire de l'intervention, comme l'ont fait la Grande-Bretagne en Sierra Leone, l'Australie au Timor oriental ou encore la France en Côte-d'Ivoire. L'absence d'armée effective et permanente rend l'ONU dépendante de la bonne volonté et des contributions humaines et matérielles de ses États membres. Dans le cadre de son intervention en Côte-d'Ivoire, cette forme de « délégation » n'en constitue pas moins un désaveu de la communauté internationale tout entière.

Dans la majorité des cas, l'absence de consensus international sur les modalités d'intervention conduit à la supervision de la mission par un État qui, en fonction des circonstances et pour des raisons diverses, trouve une motivation, et bien souvent un intérêt, à prendre la tête de la force multilatérale onusienne. La communauté

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internationale, méfiante depuis les revers de la Somalie et du Rwanda, hésite à intervenir en terre africaine (Bergamaschi et Dezalay,2005).

C'est en vertu de cela que le Conseil de sécurité s'empresse de saluer l'intervention française dans la crise ivoirienne, faisant au passage des accords de Lina-Marcoussis la base de son action jusqu'à la fin de son intervention en Côte d'ivoire, et de plébisciter le déploiement militaire de la CEDEAO et des troupes françaises. Le conseil de sécurité, en acceptant de déléguer la conduite de la mission de rétablissement de la paix en Côte d'Ivoire à la France, lui octroie également le droit de disposer d'une marge d'appréciation et d'action dans la conduite de celle-ci. Bien entendu, la mission générale reste sous la supervision de l'ONU qui demeure le tributaire du résultat final.

Lorsque qu'un état prend le leadership d'une coalition internationale, il est très souvent démontrable qu'outre ses aspirations à la paix et à la sécurité mondiale, l'état en question, dispose dans le territoire de son intervention, d'intérêts stratégiques. En revanche, il est dès lors amené à composer avec la pression qu'engendre la responsabilité éthique et morale d'une intervention sous mandat international. Le poids de cette responsabilité n'éradique pas les agissements relatifs aux conflits d'intérêts mais permet néanmoins de raisonner les aspirations prédatrices.

L'éthique, critère principal d'évaluation de l'action internationale, ne constitue cependant pas le premier élément de motivation de l'Etat en charge d'une opération. C'est dans cette contradiction que se révèle la complexité et la problématique majeure de l'intervention française en Côte d'ivoire.

Lors des débats sur la façon de contribuer à la gestion de la crise ivoirienne, qui anime le milieu décisionnel français, une considération domine : Ainsi nous citons « Aujourd'hui, il est aberrant de séparer sécurité et développement ; tout le monde sait bien que les deux sont liés et que les conflits en Afrique sont le principal frein au développement du continent. Et pourtant, c'est ce que l'on fait. En Sierra Leone, on a participé à la réinstallation et à la restauration d'infrastructures, à la réconciliation, on a soutenu les collectivités locales. Alors en Côte-d'Ivoire, on a voulu faire la même chose. Mais on nous a opposé un refus catégorique. » (Bergamaschi et Dezalay,2005).

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La représentation du conflit Ivorien n'est alors que « politique ». Nous pouvons également observer une certaine réticence française à intégrer les dimensions régionales de la crise. Pourtant, au regard de celles-ci il apparait aujourd'hui évident que le rôle des voisins burkinabè et libériens a été considérable dans l'entretien des tensions dans le nord et l'ouest ivoirien. Plus qu'une crise politique, la guerre civile ivoirienne est avant tout une crise identitaire dont la résolution définitive ne peut être qu'endogène à la Côte d'ivoire.

Les accords de Linas-Marcoussis que la France obtient en janvier 2003 traduisent de la considération essentiellement politique qui met l'accent sur une « réconciliation nationale » et l'établissement de nouveaux codes de nationalités, électoraux et fonciers. Ces accords de Linas-Marcoussis servent pourtant de bases aux accords d'Accra de juillet 2004 initiés par la CEDEAO et ceux de Prétoria d'avril 2005 initiés par l'Union Africaine constituant l'essentiel de la solution africaine à la crise. De fait, la France n'a de cesse depuis le début de la crise ivoirienne d'internationaliser la gestion de celle-ci. L'explication de ce choix tient en partie au fait que l'ONU donne à la France un capital de légitimité considérable.

A partir des années 1990, l'action sous la bannière de l'ONU est un vecteur de légitimité géopolitique (Inis,1966). On comprend dès lors que la France, qui désavoua publiquement l'intervention américaine en Irak qui se fit sans l'aval des Nations-Unies, recherche le soutien de l'ONU pour pouvoir affirmer agir au nom de la communauté internationale et non au nom de ses propres intérêts. Ce rôle majeur de légitimation collective comme fonction politique des Nations Unies a été souligné par Claude Inis dès 1966.

L'ONU accepte ainsi des accords ou des désaccords relatifs aux revendications, aux politiques ou aux actions des Etats, y compris, mais pas seulement, à leurs revendications d'un statut de membre indépendant du système international (Inis, 1966). Claude Inis montre également que les « grandes puissances » cherchent particulièrement à acquérir la légitimité internationale dans leurs actions, pour justifier leurs puissances et leurs actions, et pour se sentir en phase avec leurs consciences ».

Appliquée à la gestion par la France de la crise ivoirienne, cette analyse montre que la situation de la France est plutôt celle d'une ancienne puissance coloniale, familière d'un terrain donné, que celle d'une grande puissance hégémonique à proprement parler. Le

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statut de la France sur la scène internationale faisant l'objet d'un autre débat, celui de la quête de légitimité et de la reconnaissance des pairs. Puissance et légitimité ne sont ainsi pas contradictoire mais bien complémentaires.

Les dirigeants cherchent généralement la légitimation non pas seulement pour satisfaire leurs propres consciences mais bien pour renforcer leurs positions. Dans le cadre de la gouvernance en Afrique de l'Ouest, la légitimité, à condition qu'elle s'établisse sur la base de considérations politiques, sociales et traditionnelles doit permettre une efficacité accrue du président, lui permettant sérénité et sécurité dans la détention et l'exercice du pouvoir.

Cependant, le processus de légitimation onusien révèle la principale faille institutionnelle des Nations Unies. L'usage courant des Nations Unies comme agence se prononçant sur l'acceptabilité politique des politiques et positions nationales, invite les chefs d'État à agir avec modération. Leur préoccupation quant aux résultats des délibérations de l'organisation peut favoriser un consensus leurs permettant d'obtenir l'approbation collective. D'un autre côté, cet usage des Nations unies peut conduire à une instrumentalisation de celle-ci à des fins propagandistes, au détriment de son rôle de promoteur d'accords diplomatiques internationaux.

La légitimation collective peut favoriser les changements légaux et rendre le droit international plus digne de respect et plus susceptible d'être respecté, mais cela peut aussi valoriser les calculs de ce que la situation politique rendra possible aux dépens des considérations qui recherchent ce que les principes de l'ordre exigent (Inis,1966).

Dans le cas ivoirien, l'accord et l'encadrement de la mission par l'ONU ainsi que le soutien manifeste aux organisations régionales africaines sont censés se constituer gage d'une intervention « internationale » et non d'une intervention « néocoloniale » française. Mais dans ce cas précis, la faiblesse institutionnelle et politique de ces organisations a rapidement démontrée des limites de l'alternative régionale (Smith,2003).

Cependant, le manque de clarté du mandat de l'opération multilatérale portée par la France, caractéristique de la plupart des interventions onusiennes favorise, en l'occurrence, une certaine confusion dans les objectifs fixés et constitue le socle des premières mises à l'épreuve des forces françaises sur le terrain. Officiellement, la mission

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de l'opération Licorne est destinée à éviter un affrontement le temps qu'une force de paix ouest-africaine se mette en place sous l'égide de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Philippe Leymarie souligne pourtant que, dès les premières actions de la force LICORNE les objectifs spécifiques de l'opération se révèlent, à savoir la protection d'Abidjan, ainsi que celle des régions sud et les centres «utiles» du pays, la dissuasion à la progression des armées rebelles et la consolidation de la ligne de front, le temps que se ressaisisse l'armée ivoirienne avec le risque assumé de consacrer, au moins provisoirement, une partition de fait du pays. (Leymarie, 2002).

Le glissement des missions attribuées à l'opération Licorne montre d'ailleurs à quel point la frontière est poreuse entre une opération dite « humanitaire » et un engagement de nature à conforter sur le terrain l'une ou l'autre des parties. Jusqu'au milieu des années 1990, les interventions militaires d'urgence dans l'ancien pré-carré francophone avaient le plus souvent débouché sur des actions en faveur de régimes alliés. L'armée française intervenait dans le cadre d'accords de défense signés avec sept États et de coopération militaire avec vingt-cinq pays, et ce grâce à un réseau de forces prépositionnées sur cinq bases ainsi qu'à des échanges permanents avec les armées locales comme en attestait la quinzaine d'exercices et les 250 escales de bâtiments de la Marine nationale réalisées chaque année (Bergamaschi et Dezalay,2005).

L'intervention de l'armée française en Côte d'Ivoire constitue la première fois que la France agit sous mandat de l'ONU dans l'un des pays de son aire d'influence. Sur demande insistante du gouvernement d'Abidjan, Paris se résout, tout en se refusant à faire jouer le traditionnel accord de défense franco-ivoirien, qui ne peut être actionné qu'en cas d'« agression extérieure », à fournir à l'armée ivoirienne régulière, au titre de la coopération militaire « normale », un soutien en matière de transmissions, de transport et de ravitaillement.

Trois motifs centraux sont alors évoqués : la sécurité des ressortissants français, l'unité de la Côte-d'Ivoire et l'appui à la médiation de la CEDEAO. La France semble donc dès le départ avoir le souci « d'internationaliser » la gestion de la crise, par son appui à la médiation de la CEDEAO et la recherche d'une légitimation par l'ONU, certes a posteriori, de son intervention. Cependant, le caractère flou du mandat de la force Licorne ainsi que l'évolution de son contenu montre que la position française oscille entre la bilatéralisation

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de la gestion de la crise ivoirienne par l'actionnement de la coopération militaire, la multilatéralisation, et depuis les événements de novembre 2004, la re-bilatéralisation de celle-ci (Bergamaschi et Dezalay,2005).

La première action de la force Licorne consiste en l'évacuation des civils français et occidentaux des villes de Bouaké et de Korhogo, et la sécurisation de la délégation diplomatique de la CEDEAO venue rencontrer les rebelles du Mouvement Patriotique de Côte d'Ivoire (MPCI). La France dès le début de son intervention est critiquée par les deux parties. Que ce soit par les forces loyales au Président Laurent Gbagbo, pour son refus d'appliquer les accords de défense de 1962 ou par les Forces nouvelles (ex-rebelles) pour l'entrave à leur progression vers le sud. Une fois l'accord de cessez-le-feu accepté par les deux parties, les objectifs de la mission Licorne sont redéfinis : le 20 octobre 2002, à la demande du Président Laurent Gbagbo, les troupes françaises se voient confier la tâche de veiller à la sécurisation de la ligne née des accords de cessez-le-feu. Avec la résolution 1464 du 4 février 2003, les missions du contingent français sont étendues au soutien de la force CEDEAO et à la prévention d'une déstabilisation générale de la Côte-d'Ivoire.

Les événements de novembre 2004 montre toute l'ambiguïté d'une intervention actionnée dans un cadre bilatéral par la mise en oeuvre des accords d'assistance technique entre la France et la Côte-d'Ivoire, mais effectuée sous couvert de neutralité onusienne. Cette ambiguïté concerne en premier lieu l'utilisation des moyens de la guerre pour des missions comportant une fonction importante de maintien de l'ordre. Les soldats français sont en partie chargés de tâches classiques : s'interposer entre des groupes armés, surveiller le cessez-le-feu, établir et maintenir une « zone de confiance », mais ils le font dans un environnement très volatil où il n'est pas toujours aisé de distinguer les acteurs entre eux ou de suivre les logiques de leurs actions. Confrontés à des « émeutiers », les militaires de la force Licorne doivent donc, nécessairement, adapter les outils militaires à des fonctions de « police », en ayant recours, notamment, à la gendarmerie mobile française. Cela les amène à exercer l'une des fonctions régaliennes d'un État pourtant encore considéré comme « souverain ». La force Licorne devient donc le bras armé mais cependant ambigu du mandat par ailleurs « souple », du moins jusqu'en novembre 2004, de la force onusienne envoyée sur le terrain.

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Les « Forces impartiales » que sont celles de l'ONUCI et de la force Licorne déploient ainsi en Côte-d'Ivoire environ 10 000 soldats, soit la moitié du contingent britannique déployé précédemment en Sierra Leone, pays cinq fois moins vaste. Quant à l'ordre de mission onusien, il se durcit à partir de l'automne 2004. Alors qu'il ne pouvait jusqu'alors qu'« observer et rendre compte » des violations du cessez-le-feu, le tandem Licorne-ONUCI peut depuis lors « dissuader et empêcher ». Le durcissement de l'embargo sur les armes autorise l'inspection sans préavis de tout avion, navire, camion, port ou aéroport, et contraint les Forces nouvelles, l'armée loyaliste et les milices à livrer un inventaire exhaustif de leurs arsenaux.

Sa mise en oeuvre demeure cependant aléatoire. Philippe Leymarie citait ainsi plusieurs militaires de l'opération Licorne, dont le colonel Patrice Dumont Saint-Priest, chef des opérations de l'ONUCI : « On nous invite à éviter tout clash inutile [...]. » « Pas question de mettre le pays à feu et à sang pour trois kalach' chopées à une frontière », précise un officier de Licorne. « Posture intenable », grommelle un témoin privilégié du divorce franco-ivoirien. Il ne suffit donc pas d'intercepter un jour un commando des Forces nouvelles puis, le lendemain, de bouter un détachement des FANCI hors de la frange démilitarisée. Sur le terrain de l'intervention, l'intervenant ne peut en effet arriver comme un agent neutre et extérieur.

En l'occurrence, il semble a priori difficile que les troupes françaises se débarrassent de la perception qu'elles se sont faite traditionnellement d'elles-mêmes, de leur rôle et de leurs interlocuteurs africains. Aussi l'opération Licorne est-elle paradigmatique des ambiguïtés et difficultés que rencontre tout État dans l'intervention dont il assure le leadership, tout en mettant en relief certaines spécificités liées à la nature particulière des relations qui lient cet État et le terrain de l'intervention (Bergamaschi et Dezalay,2005).

Il apparait clair aujourd'hui que penser que la France pouvait prendre la tête de l'opération de l'ONU en faisant fi du poids de ses relations historiques avec le continent africain, et en particulier la Côte-d'Ivoire, ancienne « vitrine » de son ancien « pré-carré » relève de l'ingénuité. Activement impliquée dans la construction de l'État ivoirien, la France est donc, nécessairement, un protagoniste de la crise ivoirienne. Par ailleurs, même la bannière de l'ONU n'a pu débarrasser la force française de son « imaginaire » de l'Afrique et de sa perception de soi sur le continent.

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À cela s'ajoute une croyance assez largement partagée par les dirigeants et les militaires français de détenir une grande expertise du terrain et une compréhension profonde du continent, et particulièrement de l'Afrique de l'Ouest. En témoigne la déclaration du Président Chirac, qui, devant les difficultés rencontrées par le Président sud-africain, Thabo Mbeki, médiateur du conflit ivoirien mandaté par l'Union africaine, n'hésite pas à accuser ce dernier de ne pas « comprendre la psychologie et l'âme » ouest-africaine. Contrairement aux élites françaises, qui seraient « naturellement » liées par l'Histoire à cette partie du continent, le Président sud-africain, anglophone est issu d'une Afrique Australe éloignée tant géographiquement, qu'historiquement et culturellement, ne pourrait pas se prévaloir du « savoir-faire » à la française. Par ce biais la France renvoie le continent africain à ses propres divisions spatiales, linguistiques, historiques et « culturelles ».

Les difficultés rencontrées par les forces françaises en Côte-d'Ivoire illustrent cependant également un problème que rencontrent toutes les interventions onusiennes, qui vient du fait que les acteurs locaux (population civile et hommes en armes) dans les pays en développement ne partagent pas les illusions bienveillantes de la communauté internationale et obéissent au contraire à des logiques différentes. Quand la population locale n'est pas réellement informée de façon adéquate de la mission des Casques bleus, il est facile pour les « faiseurs d'opinion » de crier à la conspiration néocoloniale et impérialiste. Dans le cas ivoirien, la critique est d'autant plus facile à diffuser que l'acteur principal de la mission onusienne est l'ancien colonisateur. Les critiques inhérentes aux opérations onusiennes se transforment alors en accusations anti-françaises. Pourtant, Christian Bouquet met en garde contre le risque de lire le conflit ivoirien comme une « guerre coloniale » et de limiter les dynamiques du conflit à un affrontement franco-ivoirien.

On assiste plutôt à une instrumentalisation facile et utile de la haine anti-française mis en avant par Christian Bouquet : le pouvoir en place, en manque de légitimité, espère pouvoir recréer une identité nationale autour de lui-même en usant de la résistance à la domination française. Cependant il ne faut pas s'y tromper : les sources et interactions locales sont largement dominantes dans la compréhension du conflit : « Derrière le rideau de fumée créé par les évènements les plus intéressants à médiatiser [...], et surtout

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derrière ces discours en forme d'accusation de la France colonialiste, demeurait bel et bien la réalité profonde de la crise ivoirienne, qui n'était rien d'autre que le spectre sans cesse réactivé de la guerre civile » (Bouquet,2005).

D'ailleurs, la communauté internationale, y compris africaine, ne semble pas convaincue par l'argument séduisant de la guerre coloniale. La solidarité anticolonialiste souhaitée par le président Gbagbo échoue et les accords de Linas-Marcoussis, dont le contenu est repris par ceux d'Accra III et de Pretoria, sont relégitimés par tous comme le socle d'un consensus ou du moins une référence indispensable à toute sortie de crise possible en Côte-d'Ivoire.

Malgré la dénonciation de son impuissance (Rwanda, Somalie...) ou du scandale des dérapages des troupes onusiennes (abus sexuels, trafics en tous genres), l'ONU est confrontée à une demande accrue de ses interventions. Lorsque l'organisation décide du déploiement d'une mission, le message politique qu'elle envoie est fort mais il se voit affaibli lorsque le gros des bataillons provient de pays dit en développement. Si les Casques bleus des Nations unies viennent seulement d'une certaine partie du monde, la position de l'institution est affaiblie parce qu'elle ne donne pas de signe politique fort. L'absence de forte implication de la part de la «communauté internationale» peut vite être interprétée comme un «apartheid humanitaire» » (Guéhénno, 2004).

Le dispositif Licorne, déployé à partir de septembre 2002, compte environ 4 000 hommes y compris les forces françaises de Côte-d'Ivoire du 43e Bima. Disposant de chars, de véhicules blindés et d'hélicoptères d'attaque, il intervient, en avril 2004 avec le soutien de l'Opération des Nations unies en Côte-d'Ivoire (ONUCI). Ce soutient permet une capacité de réaction rapide. La Mission de la communauté économique des Etats d'Afrique de l'ouest en Côte d'ivoire (MICECI) mise sur pied par la CEDEAO, à la suite du sommet d'Accra I, le 29 septembre 2002 est également déployée en soutien de la force LICORNE et de L'ONUCI. Comptant 1 300 soldats ouest-africains en 2003, celle-ci bénéficie de l'appui logistique français avec la fourniture de matériel pour le renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP).

L'ONUCI compte pour sa part 6 010 Casques bleus déployés en deux secteurs : à l'ouest avec trois bataillons bangladais à Zuénoulo et un bataillon sénégalais à San Pedro et au

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nord avec un bataillon béninois à Korhogo, un bataillon ghanéen à Bondouro, un bataillon marocain à Bouaké et un bataillon nigérien. En outre, environ 200 militaires français sont intégrés à l'ONUCI et participent à la mission des Casques bleus, sous le nom d'opération « CALOA ». Les troupes françaises forment donc le gros du couple Licorne-ONUCI révélant les problématiques mentionnées précédemment, auxquelles viennent s'ajouter celles nées du fait que les Casques bleus de l'ONUCI proviennent tous de pays en voie de Développement et pour certains, de pays voisins de la Côte d'Ivoire, impliqués directement ou indirectement dans la crise.

Depuis le Rwanda, l'action française en Afrique se limite à des actions de coopération ou de soutien à des forces de paix régionales, ou à l'évacuation ponctuelle de ses ressortissants comme en 1997, sur les deux rives du fleuve Zaïre, lors de la prise de Kinshasa par les rebelles, puis durant la guerre civile à Brazzaville. Cette nouvelle posture fut résumée en quelques mots par Lionel Jospin : « Ni indifférence ni ingérence ». Le contexte de la cohabitation a empêché le Président Chirac, qui y était favorable, d'envoyer des troupes lors du coup d'État du général Gueï en décembre 1999. L'intervention française en Côte d'Ivoire aurait potentiellement pu avoir lieu en 1999. Surtout, elle ne débute aucunement en 2002, dans un État bâti sur l'extraversion et l'ouverture vers la France.

Cette illusion d'un « début » de l'intervention constitut pourtant le socle de la « neutralité » des interventions onusiennes, selon laquelle l'acteur onusien détient le monopole de la neutralité sur le terrain. Ce principe de neutralité peut être analysé sous l'angle de la théorie de l'agence (agency), selon laquelle chacun des acteurs sur le terrain a ses propres perceptions de lui-même et des autres, de sa mission, de ses objectifs, de ses méthodes d'action et de ses intérêts.

Dans le cas ivoirien, il y aurait, dans cette optique, trois acteurs principaux à savoir la Côte-d'Ivoire, l'ONU et la France. Cependant, aucun de ces acteurs n'est unitaire, monolithique, et ne poursuit de buts cohérents, bien au contraire. Ils sont tous partie prenante de la crise, et ne jouent donc pas un rôle neutre. La crise somalienne avait déjà montré que cette règle de neutralité en partie idéalisée peut basculer vers une implication directe des Casques bleus dans les affrontements (Bergamaschi et Dezalay,2005).

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Enlisés dans un conflit qu'ils jugent insolubles, exaspérés par les provocations et séduits par les propositions de partition territoriale de ses rivaux, les Américains désignent un ennemi : le général Aïdid. Sa tête fut mise à prix et de nombreux civils somaliens furent tués lors des nombreuses missions urbaines visant à le capturer qui ont été menées. Tirant leçon de l'expérience somalienne, les responsables de l'organisation internationale ont reconnu que leurs troupes avaient franchi la « Mogadishu line », c'est-à-dire celle du principe du consentement des parties et surtout de la neutralité des Casques bleus. Dès lors, l'intervention en Somalie a créé un précédent qui a conduit à l'établissement d'un seuil symbolique entre le maintien de la paix et la lutte contre un ennemi, et a montré les limites de l'action onusienne en situation de conflit.

La France ne semble pourtant pas s'être prémuni contre ce danger de « fabrication de l'ennemi ». Ainsi, le détenteur du pouvoir politique ivoirien s'est vu être désigné par des termes qui ont évolué, prenant parfois un caractère péjoratif. Si au début de la crise les porte-parole de la France qualifient le Président Laurent Gbagbo de « légitime » ou « démocratiquement élu », le ministre des Affaires étrangères français, Dominique de Villepin, qualifie quelques mois plus tard le régime de Gbagbo d'« État voyou »(Smith,2003).

Surtout, on note que les dirigeants français invoquent les principes du droit et de la justice internationale, en prédisant que « tout cela pourrait finir devant les tribunaux internationaux », reprenant parfois à leur compte les comparaisons entre messieurs Gbagbo... et Slobodan Milosevic, ancien président yougoslave déféré à La Haye pour crime de guerre en vertu de ses actions lors de la crise du Kosovo. Ainsi voit-on, de façon assez intéressante, les logiques militaro-policières et judiciaires se superposer dans la sortie de crise envisagée en Côte-d'Ivoire, du moins côté français.

À l'inverse, les représentants français semblent beaucoup moins critiques vis-à-vis des mouvements dits « rebelles » qui obtiennent une « reconnaissance quasi pleine et entière ». En effet, leur capacité à contrôler une frange du territoire ivoirien leur permet d'obtenir une crédibilité. Le fait que le ministre des Affaires étrangères rencontre les chefs rebelles à Bouaké leur permet d'être reconnus comme interlocuteurs crédibles en leur garantissant une légitimité pas encore accordée jusque-là par les urnes. Cette capacité à définir les acteurs en acteurs viables ou non, légitimes ou non, explique que pendant la

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phase d'intervention de la communauté internationale, naît une situation de concurrence entre les acteurs locaux pour accéder à la reconnaissance internationale vis-à-vis de l'ONU ou des forces qui la composent.

La crise ivoirienne serait ainsi en partie une guerre d'égo, menée notamment par Charles Blé Goudé, chef des Jeunes Patriotes, fidèle à Laurent Gbagbo, et Guillaume Soro, porte-parole des Forces nouvelles. Anciens « frères d'armes » au sein de la FESCI la fédération estudiantine ivoirienne renommée et redoutée pour sa culture de la violence. De même, on pourrait dire que l'ivoirité a été instrumentalisée par tous les chefs de partis ivoiriens pour se garantir une visibilité politique : une politique certes mobilisatrice à l'interne et à l'externe, mais perdant tout sens au vu des incessants revirements d'alliance dont sont férus les hommes politiques ivoiriens, ce dont témoigne le rapprochement des « ennemis », Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, au sein d'un « G7 » regroupant l'opposition à Laurent Gbagbo.

L'alignement partisan propre à la politique d'ivoirité, facilitant la lecture de la crise serait ainsi remis en cause par ce que Jean-François Bayart appelle « l'assimilation réciproque des élites », explicative selon lui de la formation historique de l'État africain. C'est dans un contexte comme celui-ci que le pouvoir structurant de l'intervenant dans sa mission est à son comble. On peut également mettre en évidence les logiques à l'oeuvre dans l'articulation entre populations locales et missions onusiennes. En entrant directement dans les logiques d'affrontement pendant le conflit, l'intervenant acquiert la possibilité de participer à la configuration politique et sociale du conflit mais aussi de la situation de « post-conflit » supposée la suivre (Pouligny, 2004).

La France, en orchestrant les accords de Marcoussis et en menant l'opération Licorne, s'est mise dans une position où le danger, de façonner la vie et le jeu politique ivoirien et de se le voir reprocher par les acteurs locaux du conflit ou ses partenaires internationaux, est aussi grand qu'inévitable. Dès lors la frontière entre l'intervention et l'occupation devient poreuse. En l'occurrence, la sortie de crise ivoirienne malgré les revendications locales du moment, ne dépendait aucunement d'un départ des troupes françaises. Elle illustre ainsi la conception erronée d'un protocole de sortie de crise se résumant en 5 étapes : cessez-le-feu, intervention, retrait, élections, alternance. Les développements précédents ont cependant tenté de démontrer que cette vision reste ancrée dans la

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philosophie et la sémantique de l'urgence et donc, dans bien des cas, vouée à l'échec. Cela car elle manque d'historicité (tant du passé que du futur), n'englobant la réalité du terrain que de façon ad hoc, et bien souvent trop tard (Bergamaschi et Dezalay,2005).

La sortie de crise ivoirienne en 2011, demeure fondamentale dans la mesure où si elle marque le retour de la « paix » sur le territoire ivoirien, elle en demeure ni plus ni moins de l'expression la plus manifeste de l'échec ivoirien à achever sa construction identitaire de manière endogène, laissant planer le spectre d'un retour de conflit.

Pour Henri Yebouet , la chute du Président Laurent Gbagbo, le 11 avril 2011, met fin à l'épisode tumultueux de la succession politique de Houphouët-Boigny. Les stigmates de cette violente période restent malgré tout visibles, ne serait-ce qu'en raison de l'engagement armé des forces onusiennes et françaises. Cette incursion internationale dans le débat ivoirien a été diversement interprétée, compte tenu du contexte général de la crise. L'intervention occidentale s'est résumée à un parti pris en faveur de l'un des protagonistes, au nom de l'urgence de protéger les populations civiles et d'empêcher l'utilisation d'armes lourdes. Sans avoir nécessairement explorée toutes les options de résolution pacifique, telle la voie du recomptage envisageable comme ce fut le cas en Haïti, l'intervention française a suscité maintes suspicions que le mandat onusien n'a pas suffi à dissiper. Le comportement des rebelles, reconvertis en FRCI (Forces Républicaines de Côte d'Ivoire), n'a été ni clairement dénoncé, ni condamné en huit années de crise (2002 - 2010), tandis que les exactions décriées n'ont fait l'objet d'aucune sanction. Au lendemain de cette crise post-électorale, des messages de paix et de réconciliation sont lancés et traduits par la mise en place d'une commission « Dialogue, Vérité, Réconciliation », présidée par l'ancien premier ministre Charles Konan Banny mais ne parviennent, si ce n'est en apparence, à garantir un climat de paix sociale et de sécurité (Yebouet, 2011).

Aujourd'hui, après une décennie de gouvernance Ouattara, l'élection présidentielle de 2020 et les incertitudes politiques qu'elle révèle, laisse les ivoiriens face un choix capital : « sois nous prenons le chemin du Ghana et commençons à prospérer soit nous prenons le chemin de la Sierra Léone et du Libéria », me citait « Guillaume Gbato » président du Syndicat National des Professionnels de la Presse de Côte d'Ivoire.

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En définitive la pratique de la citoyenneté ivoirienne entre 1990 et 2011 se caractérise par son hyperpolitisation ainsi que par sa brutalisation du fait d'une guerre civile qui a vu les jeunes ivoiriens descendre dans la rue et prendre les armes afin d'être une partie prenante active et reconnu de la vie politique et citoyenne ivoirienne. Cette hyperpolitisation de la pratique citoyenne ivoirienne est la conséquence de la bataille politique menée par les principaux héritiers politique de F.Houphouët-Boigny.

Le dauphin Henri Konan Bédié, par sa tentative de redéfinir le contrat social ivoirien à travers l'ivoirité a voulu transcender sa seule légitimité institutionnelle et acquérir une légitimité sociale. Cette tentative a eu pour principale conséquence d'attiser des tensions sociales que F.Houphouët-Boigny a su contenir à travers une brutalisation traumatisante des ivoiriens lors de la période des faux complots. Son éviction lors du putsch du Général Gueï, qui ne rencontre aucune contestation populaire démontre bien du manque d'amour et de légitimité sociale de ce dernier

L'opposant historique, Laurent Gbagbo, est sans doute celui dont le charisme et la gouvernance du pays se rapproche le plus de ce qu'a pu faire Félix Houphouët-Boigny. Sa période à la tête du pays, plus qu'une révolution structurelle de la société ivoirienne et de la manière de la gouverner apparait aujourd'hui comme une tentative continuité de ce qu'a pu être la gouvernance sociale Houphouët-Boigny, l'ethnocentrisme bété supplantant l'ethnocentrisme baoulé. Son discours politique hostile à l'étranger, responsable selon lui de sa défaite politique en 1990 face au « vieux caïman » qu'il n'aura jamais pu tenir en respect de son vivant, a eu des conséquences sociales désastreuses. La population alors instrumentalisée politiquement a pris la voie d'une xénophobie dont elle a déjà fait preuve par le passé. Si en 1958 elle est la réponse à l'abandon social de ses dirigeants de l'époque, elle est à partir de 1990 l'expression d'un peuple bété qui ne reculera devant rien pour jouir de son Momentum politique. En somme l'élection présidentielle de 2000 apparait comme une instrumentalisation de la démocratie de la part du Front populaire Ivoirien qui a pour but d'exclure définitivement un prétendant à l'investiture suprême. Mais ce seront bien une partie des ivoiriens qui se sentiront exclus de la vie citoyenne et politique ivoirienne. La rébellion débutée en 2002 constitue le retour de bâton de cette instrumentalisation démocratique qui donna certes, une légitimité politique à Laurent Gbagbo mais aucunement une légitimité sociale, que aucun

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président à part Houphouët-Boigny n'a réussi à obtenir dans la jeune histoire de la Côte d'ivoire.

Depuis la fin crise post-électorale de 2011, le « christ de mama » a pris la dimension d'un « martyr » dans la mesure ou son éviction (temporaire ?) est encore considérer par une partie de la population comme le fait d'une ingérence internationale.

Le président Alassane Ouattara, héritier politique de Houphouët-Boigny et grand vainqueur de la « guerre de succession » est une personnalité remarquable dans la mesure où elle est celle qui incarne le plus les problématiques liées à l'exercice de la citoyenneté ivoirienne. Que ce soit par les débats liés à sa nationalité et à son éligibilité politique qui révéleront au monde l'inachèvement du processus de détermination de la nation ivoirienne, ou encore par son accointance avec l'appareil politique français comme en témoignent ses liens d'amitié avec Nicolas Sarkozy, dont l'impartialité au moment de la crise post-électorale de 2011 se doit d'être questionnée. Et enfin de par sa gouvernance depuis 2011 qui s'inscrit dans la continuité de celle qu'il a démarré en 1990 lors de sa primature caractérisée par une intense libéralisation économique et une restriction de l'espace civique.

A la différence des années 1990, le peuple ivoirien a grandi et appris de son histoire et aujourd'hui le « nouveau miracle ivoirien » se heurte à une population qui contrairement au premier miracle ivoirien ne compte pas être mis à la marge du développement du pays.

Nous allons nous intéresser dans le prochain chapitre à l'action des organisations de la société civile ivoirienne agissant dans la sphère du développement pour comprendre dans quelle mesure elle agissent dans un contexte favorisant la finalité de leurs actions, à savoir l'alternance démocratique et le changement social.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore