Conclusion
Notre interrogation de départ était double. A
partir de l'opinion professée par Francis Fukuyama à propos de la
fin de l'histoire et du triomphe de la démocratie libérale, nous
nous sommes demandés d'une part pourquoi la démocratie
libérale n'est pas un mode universel de gouvernement. Il s'agissait
là de dénier au modèle libéral son extension
universaliste à partir d'un retour sur l'histoire des idées. En
ce sens, il nous a suffi de présenter la configuration du gouvernement
des hommes dans l'Occident chrétien pour nous apercevoir que la
structure de
la démocratie libérale est issue de la
genèse de l'Etat-nation qui s'est édifié en
réaction au pouvoir temporel de l'Eglise catholique. L'importance
donnée à l'intériorité, l 'universalité
attachée à l'idée du genre humain, ces traits distinctifs
de nos régimes modernes sont nés dans l'orbe de la dogmatique
chrétienne ; de même que l'ontologie de l'immanence s'est
constituée
en réponse aux scolastiques qui faisaient de la
transcendance divine le principe de la domination monarchique. Il aura
donc suffi d'insister sur la relativité historique des concepts
concourant à la formation de l'idée libérale pour
qu'apparaisse de même la relativité attachée
au jugement selon lequel la démocratie libérale
constituerait le seul mode de gouvernement réalisant l'essence de
l'Homme.
Mais cette réfutation historique ne suffit pas. La
réfutation d'une opinion échappe elle- même difficilement
au caractère doxique. Nous nous sommes, par conséquent,
proposés, parallèlement à la réfutation
historique, de soulever une autre question : pourquoi la
démocratie libérale apparaît-elle comme un mode
universel de gouvernement. Notre questionnement nous portait donc
à l'examen des conditions de possibilité d'une telle
opinion. Comment l'idée d'un gouvernement réalisant l'essence de
l'Homme parvient-elle à
se légitimer ?
Nous nous sommes alors portés à l'étude,
non plus historique, mais structurelle de la démocratie libérale
et du discours qui la soutient, afin de comprendre comment une
telle opinion pouvait se donner pour évidente. Nous est alors apparu que
l'idée d'un gouvernement universel était basée sur
celle d'un mode générique de l'existence humaine. Pour
que l'homme apparaisse en tant que genre, il a fallu que le point
d'application du pouvoir se greffe sur le processus vital biologique, seul
à même de qualifier d'un point de vue universel l'homme en tant
qu'espèce. Or pour qu'un tel déplacement dans l'administration du
pouvoir soit rendu possible, il fut nécessaire que la sphère des
besoins vitaux et des reproductions des moyens d'existence devienne le
point central du dispositif politique. Jusque-là cantonnée
à l'extérieur du domaine politique, cette sphère
naturelle n'a pu devenir prégnante qu'en se rendant
autonome par rapport à tout exercice d'un pouvoir transcendant. Cette
autonomie n'a
pu se réaliser qu'en rapport à la
structure particulière de l'Etat-nation qui, d'une part s'est
constitué en rapport avec un nouvel art de gouverner prenant
pour fin l'administration des choses au lieu des hommes, et qui
d'autre part, a mené, dans son affrontement au pouvoir spirituel
de l'Eglise, à l'affirmation d'une sphère
privée de jugement à l'origine de l'autonomisation de
la société civile. C'est structurellement que se fait jour, dans
l'Occident
de l'après-révolution scientifique du XVIIe
siècle, la possibilité d'un gouvernement basé sur
l'idée d'Homme en tant que genre.
Mais pourquoi cette configuration particulière se
donne-t-elle pour une évidence ? L'autonomie de la
société s'est produite en réaction contre une
sphère de pouvoir public détenant le monopole des moyens
de coercition. L'idée libérale consiste à montrer
qu'une
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multitude de déterminations concourent, en
même temps que le pouvoir politique, au gouvernement des hommes.
Parmi celles-ci, seul le pouvoir politique apparaissait comme un mode de
domination extérieur et étranger au corps social. Une fois
désamorcé le principe de l'aliénation politique, il s'est
néanmoins révélé qu'en fonctionnant sur un mode
immanent, la société civile produisait elle-même des
rapports de pouvoir non transcendant. Parmi ceux-ci,
la constitution d'un savoir de soi du corps social au
sein de l'espace public s'est révélée
traversée par un pouvoir social non-violent, invisible et impalpable
mais qui, sur le mode de pénétration des moeurs, s'est
révélé fonctionner comme un a priori par
l'intermédiaire duquel
les sujets démocratiques voient leur jugement
constitué dès l'abord par la pression de l'opinion
générale. Cette opinion générale, en tant qu'elle
s'exerce sur un mode immanent, est incapable de faire retour sur ses propres
conditions de possibilité. Les jugements sur la réalité
sociale qui traversent l'espace public ne peuvent se rendre visible leurs
propres conditions de possibilité : la structuration
particulière du fait démocratique. Aussi le jugement de
valeur porté sur le statut de la démocratie libérale se
donne lui-même pour une évidence, pris comme
il l'est dans la compréhension circulaire de la
réalité sociale.
Une dernière question doit dès lors nous
permettre de conclure cette étude. Cette interrogation porte sur le
statut de cette compréhension circulaire du fait démocratique.
Est- elle l'effet d'un vice inhérent à la réalité
démocratique et qu'il suffirait de briser pour que se fasse le jour
la possibilité d'une émancipation
véritable1? Ou bien est-elle constitutive du rapport
à soi qu'entretient chaque société particulière
à chaque époque de son histoire ?
En effet, nous l'avons vu, c'est historiquement
qu'advient la possibilité de se représenter un gouvernement
particulier comme universel2. Cette compréhension est
elle- même impliquée par les effets de ce développement
historique. Les catégories qui servent à l'interprétation
du fait social sont elles-mêmes impliquées dans
l'élaboration de cette configuration historique. C'est ce que
montre Cornelius Castoriadis dans son ouvrage sur L'institution
imaginaire de la société3. Dès lors le
jugement porté sur la réalité démocratique,
1 Dans son texte A propos de la question
juive, Marx montre que la liberté de l'homme mise en avant dans la
déclaration de ces droits n'est en fait que la liberté
individuelle du bourgeois propriétaire que protègent les droits
politiques. P. 369 : " Les émancipateurs politiques
réduisent la citoyenneté, la communauté politique,
à un simple moyen pour conserver ces prétendus droits de
l'homme, le citoyen est donc déclaré serviteur de l'homme
égoïste, la sphère où l'homme se comporte en
être communautaire est rabaissée à un rang inférieur
à la sphère où
il se comporte en être fragmentaire, et enfin ce
n'est pas l'homme comme citoyen, mais l'homme comme bourgeois qui est
pris pour l'homme proprement dit, pour l'homme vrai ". En ce sens, la
révolution politique bourgeoise ne fait que couper l'homme de
lui-même en faisant de l'être communautaire le garant de l'homme
égoïste se donnant pour naturel. P. 372, " l'homme en tant
que membre de la société civile, l'homme non politique,
apparaît nécessairement comme homme naturel ". L'on pourrait donc
penser que notre conclusion se ramène à celle de Marx sur
l'affirmation de la naturalité mise en jeu dans
l'élaboration de la société civile. Néanmoins,
Marx demeure cantonné au schème libéral en ce sens qu'il
pense l'émancipation véritable comme l'achèvement de cette
libération illusoire de l'homme bourgeois. En ce sens, le but de la
révolution prolétarienne
est de parachever la réappropriation du fondement
naturel de l'homme, fondement qui se donne à voir dans les rapports
sociaux en lequel l'homme se retrouve en tant que genre et non plus en tant
qu'individu séparé de ses semblables. P. 373 : " C'est seulement
lorsque l'homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même
le citoyen abstrait et qu'il sera devenu, lui, homme individuel, un être
générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel,
dans ses rapports individuels; lorsque l'homme aura reconnu et organisé
ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la
force sociale sous l'aspect de la fore politique; c'est alors seulement que
l'émancipation humaine sera accomplie ".
2 R. Legros, L'idée
d'humanité, p. 229 : " L'idée selon laquelle l'essence
universelle de l'homme est naturelle est
un principe immédiatement compréhensible par
tout être humain, cette idée ne va nullement de soi, n'est pas
naturelle, ne s'impose comme évidente ou compréhensible à
partir de soi par tout homme existant que dans le cadre d'un comprendre qui
est historiquement advenu, qui est lié à une
époque, qui est indissociable d'un monde, qui est
génératrice d'une humanité ".
3 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la
société, p. 19-20 : " Les catégories en fonction
desquelles nous pensons l'histoire sont, pour une part essentielle, des
produits réels du développement historique. Ces
catégories
111
qu'il soit le fait du libéralisme ou du marxisme, est
lui-même déterminé par la configuration
de cette réalité et interdit l'accès
à un savoir transparent de la société sur
elle-même1. En fait,
la connaissance intégrale de l'institution sociale
n'est jamais pleinement réalisée car cette institution
n'est pas en elle-même intégralement rationnelle.
L'idée même d'une rationalité capable de saisir son
inscription dans le réel est une institution au sens d'une forme de sens
instituée. En fait, chaque société, en tant que dynamique
instituante instaure ses institutions sur un mode non seulement
fonctionnel mais aussi imaginaire. Elle tisse un
réseau symbolique par lequel ses formes instituées peuvent
se légitimer sans que leur importance fonctionnelle ne soit remise
en question2. Chaque société instaure ainsi un rapport
à soi sur la base d'une élaboration symbolique du sens de ses
institutions. Cette institution repose avant tout sur la création
d'une temporalité spécifique par laquelle cette
société se donne figure3. Etant donné que la
temporalité est-elle même une condition nécessaire de
l'interprétation du fait social, cette interprétation n'est pas
en mesure d'apercevoir l'élaboration particulière de la
temporalité sociale qui rend possible ce jugement. Dès
l'abord, la perception de la réalité sociale se voit
élaborée par la dynamique instituante. C'est pourquoi
celle-ci demeure inaperçue et que la réalité sociale
donnée passe pour une évidence4. Ainsi " l'institution
de la société est institution d'un monde de significations - qui
est évidemment création comme tel
et création chaque fois spécifique
"5.
Par conséquent, en même temps qu'elle instaure une
configuration matérielle neuve de ses institutions fonctionnelles,
chaque société pose aussi les cadres
nécessaires à l'appréhension de cette configuration.
« Il nous faut articuler notre expérience sociale de la même
manière que nous devons articuler notre expérience perceptive
», nous dit Paul Ricoeur dans son ouvrage sur L'idéologie
et l'utopie6. Ainsi de la même façon que
la perception structurée nous ôte l'accès à un
réel brut, en nous mettant face à une réalité
organisée, mais ne
se saisit pas d'elle-même dans son acte perceptif, la
compréhension de la société dont nous
ne peuvent devenir clairement et efficacement des formes de
connaissance de l'histoire que lorsqu'elles ont été
incarnées ou réalisées dans des formes de vie sociale
effective. (...) L'objet de la connaissance historique étant
un objet par lui-même signifiant ou constitué par
des significations, le développement du monde historique est
ipso facto le déploiement d'un monde de
significations. Il ne peut donc y avoir de coupure entre
matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce monde de
significations étant celui dans lequel vit le sujet de la connaissance
historique, il est aussi celui en fonction duquel nécessairement il
saisit, pour commencer, l'ensemble du matériel historique ".
1 Ibid., p. 48 : " Lorsqu'on parle de
l'histoire, qui parle ? C'est quelqu'un d'une époque, d'une
société, d'une classe donnée - bref, c'est un
être historique. Or cela même, qui fonde la
possibilité d'une connaissance historique, interdit que cette
connaissance puisse jamais acquérir le statut d'un savoir
achevé et transparent - puisqu'elle est elle-même dans son
essence, un phénomène historique qui demande à
être saisi et interprété comme tel. Le discours sur
l'histoire est inclus dans l'histoire ".
2 Ibid. 197 : " L'institution est un
réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent
en proportions et
en relations variables une composante fonctionnelle
et une composante imaginaire. L'aliénation, c'est
l'autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans
l'institution, qui entraîne l'autonomisation de l'institution
relativement à la société. Cette autonomisation de
l'institution s'exprime et s'incarne dans la matérialité de
la vie sociale, mais suppose toujours aussi que la société vit
ses rapports avec ses institutions sur le mode de l'imaginaire autrement dit ne
reconnaît pas dans l'imaginaire des institutions son propre produit ".
3 Ibid. p. 305 : " Le
social-historique est position de figures et relation à ces
figures. Il comporte sa propre temporalité comme création;
comme création il est aussi temporalité, et comme cette
création, il est aussi cette temporalité, temporalité
social-historique comme telle, et temporalité spécifique qui est
chaque fois telle société dans son mode d'être temporel
qu'elle fait être en étant. "
4 M. Halbwachs, La mémoire
collective, p.90 : " De toute façon, dans la mesure où nous
cédons sans résistance à une suggestion du dehors,
nous croyons penser et sentir librement. C'est ainsi que la plupart
des influences sociales auxquelles nous obéissons le plus
fréquemment nous demeurent inaperçues ".
5 L'institution imaginaire de la
société, p. 347.
6 Paul Ricoeur, L'idéologie et
l'utopie, p. 30.
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pouvons rendre compte se trouve elle-même investie
dans l'élaboration signifiante de cette société. Nous
nous mouvons dans un cercle herméneutique1.
Il y a donc en l'institution de chaque société
un fiat premier, insaisissable à partir des structures
instituées et qui ne renverrait à aucun autre principe que celui
de son affirmation. Les structures juridiques et sociales
conséquentes peuvent s'ordonner avec la plus grande
cohérence, le principe fondateur ne renvoie pas lui-même
à une fonction interne dans l'économie du système de
normes mais occupe une position transcendantale entendue comme
condition de possibilité des significations instituées.
C'est ce que montre Kelsen dans sa Théorie pure du
droit2. C'est le cas notamment de la démocratie
libérale qui " en assimilant
les lois naturelles à des règles de droit et en
prétendant, que l'ordre de la nature est un ordre social juste ou
contient un tel ordre, à l'instar de l'animisme primitif,
considère que la nature fait partie de la société
"3.
Mais cette illusion qui fait de la constitution de la
société une évidence est elle-même constitutive de
l'instauration d'une société. Il n'y a donc pas là
d'idéologie à démasquer. La réalité sociale
implique cette distance par rapport à la norme qui la fonde.
Le danger est néanmoins que lorsqu'une société
particulière ne s'apprécie plus seulement elle-même dans sa
compréhension circulaire mais juge, selon le même a
priori, de la constitution des autres formes sociales et
culturelles, elle ne prenne pas la mesure de la relativité que
devrait impliquer son jugement. L'Autre, qui finalement est le Même dans
l'épreuve qu'il fait de sa réalité sociale
constituée, risque de se présenter en position
d'altérité radicale coupant cours à tout dialogue
possible entre institutions sociales historiquement devenues. Ici se
pose le problème de la civilisation et de l'articulation des normes
ultimes de chaque communauté4. Ici notre recherche trouve ses
limites.
1 R. Legros, L'avènement de la
démocratie, p. 20 : " Le monde quotidien paraît naturel dans
la mesure où les hommes s'y meuvent au sein d'une intelligibilité
circulaire : perçoivent à partir d'une compréhension
préalable,
et comprennent à partir de ce qu'ils
perçoivent. Ce qui se comprend de soi, ce qui semble naturel,
c'est
précisément, faisait remarquer Heidegger, ce qui se
comprend dans le cercle de l'intelligibilité quotidienne ". Cf.
aussi Heidegger, Etre et Temps, §31-33.
2 H. Kelsen, La théorie pure du
droit, p. 38 : " La constitution à son tour peut avoir
été établie conformément aux règles
contenues dans une constitution antérieure, mais il y aura toujours une
première constitution au-delà de laquelle il n'est pas possible
de remonter. En d'autres termes, la validité de toute norme positive,
qu'elle soit morale ou juridique, dépend de l'hypothèse d'une
norme non positive se trouvant à la base de l'ordre normatif auquel la
norme positive appartient ".
3 Ibid. p. 87.
4 Samuel Huntigton, Le choc des
civilisations, p. 23 : " Dans ce monde nouveau, les conflits les plus
étendus, les plus importants et les plus dangereux n'auront pas
lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes
définis selon des critères économiques, mais entre peuples
appartenant à différentes entités culturelles ". L'on
pourrait, en effet, se demander si une telle conception ne tire pas
elle-même sa raison d'être dans l'appréhension qu'ont
d'elles-mêmes les démocraties occidentales,
compréhension qui reporte sur l'incommunicabilité
culturelle la nécessaire distinction en race qu'amenait avec lui le
bio-pouvoir dans les Etats européens du début du XXe
siècle.
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