WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

L'Homme Démocratique

( Télécharger le fichier original )
par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Foucault et le bio-pouvoir

Nous avons ici jusqu'ici étudié la notion de pouvoir sous plusieurs modalités. En premier lieu, la conception chrétienne du pouvoir l'a laissé apparaître comme ce que l'homme peut. Le pouvoir s'y définit à partir d'un ordre transcendant auquel l'âme pécheresse doit se soumettre pour se tourner vers l'amour ordonné de la création. Puis, avec l'ontologie de l'immanence qui se met en place au XVIIe siècle s'est découvert un autre pouvoir, ce que l'homme peut, c'est-à-dire ce qu'il a le droit de réaliser à partir de sa force propre. La puissance s'y déploie à partir du souci de la conservation et réside dans le droit de chacun à rechercher les moyens de cette conservation. Le pouvoir est avant tout celui de chacun qui, délégué à un tiers, permet la formation d'une puissance publique où le droit de chacun se trouve représenté par la volonté du souverain. Le pouvoir de ce dernier est constitué par l'agrégation des puissances individuelles qui lui délèguent leur droit de punir. Face à ce pouvoir politique apparaît une sphère de jugement privé qui, en se constituant en espace public, forme un pouvoir non-politique d'opinion. Alors que les deux premiers pouvoirs consistent en une relation de supériorité entre deux sujets, le pouvoir de l'opinion publique nous est apparu comme un pouvoir déconnecté des moyens matériels de coercition et qui s'éprouve avant tout comme un savoir constitutif du rapport des individus à la réalité sociale.

A ce point, le pouvoir cesse de s'identifier avec un référent visible qui en serait la source pour devenir ce pouvoir social qui, prenant naissance dans les relations d'êtres égaux, correspond moins à la domination d'un sujet sur un autre qu'à une relation horizontale où tous se voient qualifiés par la médiation de l'opinion générale. En ce sens, le paradigme du pouvoir social nous présente une figuration du pouvoir en terme de relation première sur les individus qui la composent et qui, d'autre part, consiste dans un savoir orientant le jugement fondamental des individus plus que leurs actions. Or ce pouvoir/savoir s'est montré, avec Hannah Arendt, directement raccroché au processus vital et par là-même à même de définir l'essence générique de l'Homme.

Nous sommes donc face à un pouvoir qui, plus qu'en terme de loi ou de droit, doit être défini comme relation de force, au sens physique, relation prenant pour objet la vie même. C'est sur cette idée d'un pouvoir non immédiatement politique, qui ne serait l'apanage d'aucune volonté individuelle, mais qui s'établirait dans la communication de tous avec tous, que peut être apprécié la nature du pouvoir social, pouvoir qui ne viserait pas tant à réprimer

97

et à contraindre, qu'à orienter, par le savoir dont les individus se font les porteurs, leur rapport

à la réalité sociale. A quelle fin et selon quelles modalités ? C'est ici que le diagnostic du généalogiste qui " examine les rapports entre le pouvoir, le savoir et le corps "1 se révélera particulièrement utile.

Les rapports du pouvoir/savoir

Avant toute chose, il nous faut rechercher la nature du pouvoir non pas en la forme constituée qu'il reçoit aux différentes époques sous la forme, par exemple, du droit du souverain face à ses sujets, c'est-à-dire sous la forme unilatérale d'une domination exercé par

le gouvernant sur le gouverné. Cette forme n'est, en effet, que la configuration visible que se donne le pouvoir constitué. Mais c'est d'abord sous sa forme constituante que le pouvoir doit être analysé2. En premier lieu donc, " ne pas prendre le pouvoir comme un phénomène de domination massif et homogène "3. Celui-ci n'est que la cristallisation, à une époque donnée, des relations de pouvoir qui traversent le champ social. Ces relations partout présentes, entre l'homme et la femme, comme entre l'adulte et l'enfant ou le patron et l'ouvrier, ces relations déjà effectives constituent la condition de possibilité du pouvoir étatique. Les relations de pouvoir sont immanentes au corps social. Elles traversent ce champ social et instaurent les sujets en leur position de domination ou d'obéissance. Les individus sont le relais de ce pouvoir. Il passe à travers eux et les constitue sans pour autant être le fait d'une volonté transcendante et personnelle4. Il ne faut donc pas comprendre le pouvoir sous la forme d'un

" pouvoir central "5 qui encadrerait la surface de l'espace social de ses tentacules despotiques.

Le pouvoir est toujours déjà là, ou plutôt les pouvoirs qui sont les forces constitutives de cet espace et dont la forme institutionnalisée et visible n'est que seconde.

Le pouvoir ne se possède donc pas, il se transmet. Il est ramification et réseau, il n'est pas l'objet d'une appropriation, mais d'une stratégie visant à le réinvestir sous de nouvelles

1 H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, p. 157.

2 M. Foucault, La volonté de savoir, p. 121-122 : " Par pouvoir, je ne veux pas dire " le Pouvoir ", comme ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné. Par pouvoir,

je n'entends pas un système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier. L'analyse, en termes de pouvoir, ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l'Etat, la forme de la loi ou l'unité globale d'une domination ; celles-ci n'en sont plutôt que des formes terminales. Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d'affrontements incessants les transforme,

les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales ".

3 M. Foucault, Il faut défendre la société, p. 26.

4 M. Foucault, " Les rapports de pouvoir passent à l'intérieur des corps ", in Dits et Ecrits II, p. 232 :" Entre chaque point d'un corps social, entre un homme et une femme, dans une famille, entre un maître et son élève, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, passent des relations de pouvoir qui ne sont pas la projection pure et simple du grand pouvoir souverain sur les individus ; elles sont plutôt le sol mobile et concret sur lequel il vient s'ancrer, les conditions de possibilité pour qu'il puisse fonctionner ".

5 M. Foucault, " Les mailles du pouvoir ", in Dits et Ecrits II, p. 1006.

98

formes constitutives des sujets qu'il traverse1. Il s'agit d'un pouvoir local : " local parce qu'il n'est jamais global, mais il n'est pas local ou localisable parce qu'il est diffus "2.

D'autre part, ce pouvoir, en tant qu'il est constitutif des réalités qu'il structure, n'a pas pour première caractéristique d'être répressif. Il est au contraire essentiellement positif en ce sens qu'il instaure les sujets de la relation et donne ainsi figure aux rapports inscrits dans l'immanence du champ social. De là trois caractères principaux : « le pouvoir n'est pas essentiellement répressif (puisqu'il incite, suscite, produit) ; il s'exerce avant de se posséder

(puisqu'il ne se possède que sous une forme déterminable, classe, et déterminée, Etat), il passe par les dominés non moins que par les dominants (puisqu'il passe par toutes les forces

en rapport) »3. Il faut donc chercher le pouvoir non dans sa forme visible mais dans les multiplicités qu'il traverse et qu'il met en rapport. La relation prime sur les sujets de la relation. Nous devons par conséquent nous affranchir de la représentation qui veut que nous soyons en présence de sujets indépendants qui, pris sous la coupe d'un pouvoir unifié, les dominerait par la loi4. C'est, au contraire, sur les rapports de force tels qu'ils se déploient dans l'immanence du corps social, qu'il faut faire porter l'analyse. Il ne s'agit pas d'identifier un pouvoir global et unique, mais d'établir une cartographie des lieux où ce pouvoir se donne à voir, dans un diagramme. Le diagramme est justement « l'exposition des rapports de force qui constituent le pouvoir »5. C'est le dispositif par lequel le pouvoir fonctionne, pour un temps,

en faisant fonctionner les éléments sur lesquels il porte. Mais comment fonctionne ce pouvoir, s'il n'est que secondairement le monopole de la violence légitime? Comment le pouvoir met-

il en rapport les sujets sur la relation desquels il s'instaure ?

En effet, comment penser un pouvoir auquel les sujets ne puissent opposer de résistance par la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, de leur corps, de leur nécessaire singularité? Que le savoir que les sujets entretiennent à propos de ce qui les détermine soit impuissant à leur faire apercevoir le véritable noeud du pouvoir, n'est-ce pas là le processus idéologique décrit par le marxisme et selon lequel les superstructures intellectuelles sont déterminées par les infrastructures de productions, reflet de la domination de la classe possédante6?

En fait, penser la relation du savoir des sujets et du pouvoir qui domine ces sujets sur

le mode d'une illusion qui leur interdirait la claire conscience de leur aliénation, c'est supposer l'existence d'un sujet auquel s'applique l'idéologie mais de laquelle ce sujet peut s'affranchir par la science (du matérialisme historique). Or ce que montre Foucault, c'est que nous ne

1 G. Deleuze, Foucault, p. 32-33 : " Il est moins une propriété qu'une stratégie, et ses effets ne sont pas attribuables à une appropriation, mais à des dispositions, à des manoeuvres, à des tactiques, à des techniques à des fonctionnements (...). L'Etat apparaît lui-même comme un effet d'ensemble ou une résultante d'une multiplicité de rouages et de foyers qui se situent à un niveau tout différent, et qui constituent pour leur compte une microphysique du pouvoir ".

2 Ibid., p. 34.

3 Ibid., p. 78.

4 Il faut défendre la société, p. 38-39 : " Le projet général est d'essayer de desserrer ou d'affranchir cette analyse

du pouvoir de ce triple préalable du sujet, de l'unité et de la loi, et de faire ressortir, plutôt que cet élément fondamental de la souveraineté, ce que j'appellerais les rapports ou les opérateurs de dominations (...) Plutôt que

de partir du sujet et de ces éléments qui seraient préalables à la relation et qu'on pourrait localiser, il s'agirait de partir de la relation même de pouvoir, de la relation de domination dans ce qu'elle a de factuel, d'effectif, et de voir comment c'est cette relation elle-même qui détermine les éléments sur lesquels elle porte (...), montrer comment ce sont les relations d'assujettissement effectives qui fabriquent les sujets ". Cf. aussi, p. 27 : " Le pouvoir transite par l'individu qu'il a constitué ".

5 Foucault, p. 44.

6 G. Labica, Les thèses sur Feuerbach, p. 71 : " L'idéologie est un reflet inversé des rapports réels. Elle ne jouit d'aucune autonomie, sinon dans une apparence qu'a tôt fait de dissiper l'attention à son procès de constitution. Elle n'a pas d'histoire, pas de développements, autres que ceux des rapports matériels. Le fondement, quant à lui, n'est autre que l'acte de production, pris dans sa plus grande extension, où le travail accumulé des générations a changé le milieu et les hommes ".

99

sommes pas face à une réalité déformée par le jeu du pouvoir. La réalité constituée par les forces multiples en affrontement au sein du champ social est l'unique réalité, l'unique configuration que se donne pour un temps ce champ de force. Le savoir qui porte sur cette réalité sociale est lui-même investi dans son élaboration. Le savoir ne se détache pas du pouvoir comme une faculté autonome. Le savoir, en tant qu'il met en rapport des ensembles, des sujets, est lui-même une façon pour le pouvoir de circuler. Chaque époque voit se constituer par avance le champ discursif d'énoncés possibles en lequel pourra être affirmé quelque chose de quelque chose. La condition de possibilité du vrai est la constitution d'un champ d'objets énonçables en droit1. Ainsi que nous l'avons vu, le pouvoir ne s'applique pas secondairement à une réalité donnée, il est la constitution même de la réalité en laquelle les sujets des relations de pouvoir viennent à naître. De la même façon, le savoir qui se rapporte à cette réalité participe de son élaboration plus qu'il ne vient à la dévoiler en son essence même2.

Aussi ne faut-il pas considérer la réalité sociale masquée par un pouvoir qui s'en empare et cherche à la dominer. Le pouvoir produit du réel en tant qu'il rend possible le lieu d'une vérité, vérité qui est l'expression même d'un rapport de forces3. Il faut donc écarter le concept d'idéologie si nous voulons saisir les effets du pouvoir immanents au corps social. Ce n'est pas sur la représentation que les sujets se font de la réalité et du pouvoir que ce dernier agit, mais sur la constitution même de ce savoir4. Ainsi faut-il tenir ensemble le complexe pouvoir/savoir afin de parvenir à comprendre comment s'élabore le réalité sociale auquel ont affaire les sujets-relais du pouvoir5.

La société disciplinaire

Prenons donc un exemple de ce complexe, exemple qui devrait en outre nous permettre de progresser dans la compréhension du pouvoir à l'oeuvre au sein des forces sociales de la réalité démocratique. Nous suivrons pour ce faire les analyses que Foucault donne de la société disciplinaire, dans son ouvrage Surveiller et punir. Dans cet ouvrage, Foucault s'intéresse au changement de paradigme qui s'accomplit à la fin du XVIIIe siècle et

au début du XIXe dans l'économie de la punition. Alors que le pouvoir d'Ancien Régime

1 L'Archéologie du savoir, p. 120-121: " Le référentiel de l'énoncé forme le lieu, la condition, le champ d'émergence, l'instance de différenciation des individus et des objets, des états de choses et des relations qui sont mises en jeu par l'énoncé lui-même; il définit les possibilités d'apparition et de délimitation de ce qui donne à la phrase son sens, à la proposition sa valeur de vérité ".

2 Foucault, p. 36: " Le pouvoir produit du réel, avant de réprimer. Et aussi il produit du vrai, avant d'idéologiser, avant d'abstraire ou de masquer ". Cf. aussi Surveiller et punir, p. 36, " le savoir est totalement pris dans le conflit mesquin des rapports de domination: ce n'est pas l'activité d'un sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir/savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance ".

3 M. Foucault, Surveiller et punir, p. 227: " Il faut cesser de toujours décrire les effets du pouvoir en termes négatifs: il exclut, il réprime, il refoule, il censure, il abstrait, il masque, il cache. En fait le pouvoir produit; il

produit du réel; il produit des domaines d'objets et des rituels de vérité. L'individu et la connaissance qu'on peut

en prendre relèvent de cette production ".

4 Ibid., p. 217: " Ce n'est pas simplement au niveau de la conscience, des représentations et dans ce qu'on croit savoir, mais au niveau de ce qui rend possible un savoir que se fait l'investissement politique ".

5 M. Foucault, " Théories et institutions pénales ", in Résumé des Cours 1970-1982, p. 19-20: " Le problème n'est

donc pas seulement de déterminer comment le pouvoir se subordonne le savoir et le fait servir à ses fins ou comment il se surimprime à lui et lui impose des contenus et des limitations idéologiques. Aucun savoir ne se forme sans un système de communication, d'enregistrement, d'accumulation, de déplacement qui est en lui- même une forme de pouvoir et qui est lié, dans son existence et son fonctionnement, aux autres formes de pouvoir. Aucun pouvoir, en revanche, ne s'exerce sans l'extraction, l'appropriation, la distribution ou la retenue d'un savoir. A ce niveau, il n'y a pas la connaissance d'un côté, et la société de l'autre, ou la science et l'Etat, mais

les formes fondamentales du pouvoir-savoir ".

100

voyait dans le rituel du supplice public un moyen pour le souverain de donner une image de

sa puissance par l'inscription sur le corps du supplicié de son pouvoir de mort, la fin de l'Age Classique promeut une réforme pénale visant à minimiser les effets de cette violence publique. C'est qu'entre les deux s'est accompli ce déplacement dans la topique du pouvoir qui fait du corps social la source et la fin du gouvernement1. Ce n'est plus la personne du monarque qui cherche à faire montre de sa puissance dans l'exécution de la sentence mais la société elle-même qui demande réparation du mal qui l'a lésé2.

En effet, l'ancien système qui faisait de la visibilité du monarque le centre de l'appareil de souveraineté laissait subsister entre lui et ses sujets tout un espace de pratiques tolérées, d'illégalismes non directement réprimés. Or, contre cette irrégularité des dispositifs punitifs d'Ancien Régime, la réforme pénale cherche à introduire un mécanisme universel d'application de la loi, réponse immédiate du corps social aux méfaits qui nuisent à sa productivité3. En ce sens, la réforme, en redéfinissant l'économie des peines et en évacuant l'inscription de la puissance souveraine dans la chair des condamnés, ne cherche pas tant à assurer un traitement plus humain qu'à établir un champ de pratiques propre à répondre aux exigences de la nouvelle modalité de pouvoir en train d'émerger4. C'est pourquoi désormais l'enquête qui cherchait à établir l'identité du criminel et à apprécier son acte au regard de la

loi laisse la place à l'expertise et à l'examen clinique grâce auquel ne sont plus tant pris en vue les actes du criminel que sa personnalité, les prédispositions qui l'ont poussé au crime. Face à la généralité de la loi, l'appareil de savoir psychiatrique vise à une individuation du criminel qui permette de catégoriser et prévenir plus que réprimer l'acte illicite5. Ainsi se met

1 Surveiller et punir, p. 129: " Dans l'ancien système, le corps des condamnés devenait la chose du roi, sur laquelle le souverain imprimait sa marque et abattait les effets de son pouvoir. Maintenant, il sera plutôt bien social, objet d'une appropriation collective et utile. De là le fait que les réformateurs ont presque toujours proposé les travaux publiques comme une des meilleurs peines possibles ".

2 " La société punitive ", in Résumé des Cours, p. 36 : " D'une façon générale, dans toutes ces élaborations, le criminel est défini comme l'ennemi de la société. En ceci les réformateurs reprennent et transforment ce qui

avait été le résultat de toute une évolution politique et institutionnelle depuis le Moyen-Age : la substitution, au

règlement du litige, d'une poursuite publique. Le procureur du Roi, en intervenant, désigne l'infraction non seulement comme atteinte à une personne ou à un intérêt privé, mais comme attentat à la souveraineté du roi. Commentant les lois anglaises, Blackstone disait que le procureur défend à la fois la souveraineté du roi et les intérêts de la société. En bref, les réformateurs dans leur grande majorité, à partir de Beccaria, ont cherché à définir la notion de crime, le rôle de la partie publique et la nécessité d'une punition, à partir du seul intérêt de la société et du seul besoin de la protéger. Le criminel lèse avant tout la société ; rompant le pacte social, il se constitue en elle comme un ennemi intérieur ".

3 Surveiller et Punir, p. 97 : " En un mot faire que le pouvoir de juger ne relève plus des privilèges multiples discontinus, contradictoires parfois de la souveraineté, mais des effets continûment distribués de la puissance

publique. (...) Tout au long du XVIIIe siècle, à l'intérieur et à l'extérieur de l'appareil judiciaire, dans la

pratique pénale quotidienne comme dans la critique des institutions, on voit se former une nouvelle stratégie pour l'exercice du pouvoir de châtier. Et la réforme proprement dite, telle qu'elle se formule dans les théories du droit ou telle qu'elle se schématise dans les projets, est la reprise politique ou philosophique de cette stratégie, avec ses objectifs premiers : faire de la punition et de la répression des illégalismes une fonction régulière, coextensive à la société ; non pas moins punir, mais punir mieux ; punir avec une sévérité atténuée peut-être, mais pour punir avec plus d'universalité et de nécessité ; insérer le pouvoir de punir plous profondément dans le corps social ".

4 Ibid., p. 106 : " Déplacer l'objectif et en changer l'échelle. Définir de nouvelles tactiques pour atteindre une cible qui est maintenant plus ténue mais aussi plus largement répandue dans le corps social. Trouver de

nouvelles techniques pour y ajuster les punitions et en adapter les effets. Poser de nouveaux principes pour

régulariser, affiner, universaliser l'art de châtier. Homogénéiser son exercice. Diminuer son coût économique et politique en augmentant son efficacité et en multipliant ses circuits. Bref, constituer une nouvelle économie et une nouvelle technologie du pouvoir de punir : telles sont sans doute les raisons d'êtres essentielles de la réforme pénale au XVIIIe siècle ".

5 Ibid., p. 27 : " Tout un ensemble de jugements appréciatifs, diagnostiques, pronostiques, normatifs, concernant l'individu criminel sont venus se loger dans l'armature du jugement pénal. Une autre vérité a pénétré celle qui était requise par la mécanique judiciaire : une vérité qui, enchevêtrée à la première, fait de l'affirmation de

101

en place un dispositif de savoir propre à répondre aux nouvelles exigences de pouvoir dessinées par ce que nous avons pu définir comme gouvernementalité. Ce n'est plus tant le corps qu'il s'agit de contraindre que les ressorts cachés qui le font se mouvoir. C'est sur l'intériorité que va désormais peser le jugement pénal et cela en alliance avec le savoir médical promu par les nouvelles sciences de l'âme1. Le pouvoir doit pénétrer l'intériorité pour faire de la punition un mécanisme automatique de la société s'autorégulant. Ce sont les procédés de savoir qui vont permettre de qualifier cette intériorité et de la constituer comme

un objet de pouvoir. Par le jugement normatif du médecin ou du psychiatre, l'acte illicite se voit redéfini sur le terrain non plus juridico-pénal mais directement scientifique de la pathologie. Le criminel est un être qu'il faut soigner, éduquer, mener sur les voies d'une sociabilité normale. De là, la prédominance de la prison comme moyen de contrôle, d'investissement du temps individuel, orientable et manipulable, en fonction des schémas de production intrinsèque à la dynamique du corps social. En ce sens, et c'est là le point capital,

la réforme pénale n'apparaît pas tant comme l'effet de décisions juridiques que comme le paradigme d'une organisation neuve de la société. Le schème de la discipline par lequel le corps du criminel se voit rendu docile, qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et perfectionné, ce schème d'un micro-pouvoir fondé sur le corps comme objet à manipuler n'est pas né dans la tête des juristes, mais répond à une nouvelle économie du pouvoir dont les institutions sociales (prisons, écoles, hôpitaux, usines...) se font les points d'application. C'est cette configuration générale d'une société qui, par l'appareillage scientifique des sciences humaines, « fait » les corps en s'insérant, via l'examen normatif, dans

le sein de leurs représentations et qui quadrille le temps et l'espace des relations sociales que

Foucault appelle société disciplinaire2.

Un élément apparaît particulièrement essentiel dans le fonctionnement de ce pouvoir disciplinaire: la surveillance. En effet, pour que ce pouvoir puisse plier chaque individu à la discipline essentielle à la productivité de la société, un contrôle permanent doit s'exercer non seulement sur les actes mais aussi sur les représentations des agents de ce pouvoir. L'économie de visibilité du pouvoir se trouve ainsi renversée. Ce dernier ne se voit plus qualifié par la figure éclatante du souverain, mais tend au contraire à se rendre invisible. Tout voir plutôt qu'être vu. Mais cette visibilité nouvelle n'implique pas la présence effectif d'un tenant de pouvoir chargé de scruter les faits et gestes de chacun. Ce sont les individus eux-

culpabilité un étrange complexe scientifico-juridique ".

1 Ibid., p. 120 : " Sous l'humanisation des peines, ce qu'on trouve, ce sont toutes ces règles qui autorisent, mieux, qui exigent la douceur, comme une économie calculée du pouvoir de punir. Mais elles appellent aussi un déplacement dans le point d'application de ce pouvoir : que ce ne soit plus le corps, avec le jeu rituel des souffrances excessives, des marques éclatantes dans le rituel des supplices ; que ce soit l'esprit ou plutôt un jeu

de représentations et de signes circulant avec discrétion, mais nécessité et évidence dans l'esprit de tous. Non plus le corps, mais l'âme, disait Mably. Et l'on voit bien ce qu'il faut entendre par ce terme : le corrélatif d'une

technique de pouvoir ". Cf. aussi p. 121-122, la citation de J-M Servan, Discours sur l'administration de la

justice criminelle : " Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées ".

2 Ibid. p. 200: " Le pouvoir disciplinaire est un pouvoir qui, au lieu de soutirer et de prélever, a pour fonction majeure de dresser; ou sans doute, de dresser pour mieux prélever et soutirer davantage. Il n'enchaîne pas les forces pour les réduire; il cherche à les lier de manière, tout ensemble, à les multiplier et à les utiliser. Au lieu de plier uniformément et par masse tout ce qui lui est soumis, il sépare, analyse, différencie, pousse ses procédés de décomposition jusqu'aux singularités nécessaires et suffisantes. Il dresse les multitudes mobiles, confuses, inutiles de corps et de forces en une multiplicité d'éléments individuels - petites cellules séparées, autonomies organiques, identités et continuités génétiques, segments combinatoires. La discipline fabrique des individus; elle est la technique spécifique d'un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments

de son exercice. Ce n'est pas un pouvoir triomphant qui à partir de son propre excès peut se fier à sa surpuissance; c'est un pouvoir modeste, soupçonneux, qui fonctionne sur le mode d'une économie calculée, mais permanente ".

102

mêmes qui garantissent la transmission du pouvoir disciplinaire par la surveillance mutuelle1. Finalement, les individus collaborent activement à leur propre surveillance et assument par eux-mêmes la main-mise du pouvoir sur leur corps. L'organisation générale de la société disciplinaire trouve un modèle paradigmatique dans le dispositif du panoptique de Bentham qui assure une visibilité totale et un contrôle permanent sur chacun2. Par là-même le pouvoir

se fait omniprésent mais, tout en se faisant moins pesant, invisible3. Investi au sein même des relations sociales qu'il constitue, il ne s'offre pas comme un vis-à-vis, mais se contente d'appliquer les mécanismes d'encadrement correspondant à la définition de la norme constitutive du rapport des individus au corps social.

L'on voit bien que l'originalité de la société disciplinaire consiste à exercer un contrôle immanent sur ses membres. A la différence de la pénalité judiciaire qui a pour fonction de se référer à un corpus de lois établies et de juger les actes d'après ces catégories générales, les dispositifs disciplinaires ont sécrété une " pénalité de la norme "4. Il ne s'agit pas de qualifier

un acte après-coup mais de " comparer, différencier, hiérarchiser, homogénéiser " les individus responsables de ces actes. Il faut les normaliser, c'est-à-dire utiliser un savoir scientifique pour définir les types de comportements utiles ou rétifs à la société. La norme fonctionne préalablement aux individus qu'elle permet de juger. Elle objective les individus,

en ce sens qu'elle permet au pouvoir de constituer les individualités dont il a besoin, de là l'invisibilité de ce pouvoir social.

Mais quelle est la fin de ce pouvoir? Doit-il être compris comme l'organisation capitaliste de la production qui ferait jouer à son profit les forces même qui composent le tissu social? Nous avons vu que la problématique marxienne de l'idéologie de classe ne permettait pas d'apprécier correctement les rapports du pouvoir et du savoir, mais peut-elle nous éclairer sur la nature exacte de ce pouvoir? C'est en dépassant le système de la société disciplinaire pour nous porter à l'étude de la bio-politique que nous pourrons juger de la pertinence de l'analyse marxiste en termes de lutte de classes.

1 Ibid. p. 208: " Le pouvoir disciplinaire, grâce à elle (la surveillance hiérarchisée), devient un système intégré,

lié de l'intérieur à l'économie et aux fins du dispositif où il s'exerce. Il s'organise aussi comme un pouvoir multiple, automatique et anonyme; car s'il est vrai que la surveillance repose sur des individus, son fonctionnement est celui d'un réseau de relations de haut en bas, mais aussi jusqu'à un certain point de bas en haut et latéralement; ce réseau fait tenir l'ensemble, et le traverse intégralement d'effets de pouvoir qui prennent appui les uns sur les autres: surveillants perpétuellement surveillés. Le pouvoir dans la surveillance hiérarchisée des disciplines ne se détient pas comme une chose, ne se transfère pas comme une propriété; il fonctionne comme une machinerie. Et s'il est vrai que son organisation pyramidale lui donne un chef, c'est l'appareil tout entier qui produit du pouvoir et distribue les individus dans ce champ permanent et discontinu ".

2 Le panoptique de Bentham consiste ainsi en un aménagement de l'espace où le pouvoir peut tout voir, sans être

lui-même vu. Le principe du panoptique consiste à induire un mécanisme d'autocontrôle du fait que l'on ne sait jamais si l'on est surveillé ou pas. Cf. Surveiller et punir, p. 234: " De là, l'effet majeur du Panoptique: induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son exercice; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs ". Cf. aussi p. 236: " Celui qui est soumis

à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir; il les fait jouer spontanément sur lui-même; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait même le pouvoir externe, lui, peut alléger ses pesanteurs physiques; il tend à l'incorporel; et plus il se rapproche de cette limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment reconduits: perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et qui est toujours jouée d'avance ".

3 Ibid., p. 220: " Le pouvoir disciplinaire s'exerce en se rendant invisible; en revanche il impose à ceux qu'il soumet un principe de visibilité obligatoire. Dans la discipline, ce sont les sujets qui ont à être vu. Leur éclairage assure l'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C'est le fait d'être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu, qui maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire ".

4 Ibid., p. 215.

103

Bio-politique et bio-pouvoir

Nous avons donc vu qu'entre l'ancien dispositif de souveraineté et le système de la société disciplinaire apparaissait une nouvelle modalité du pouvoir qui, plus que sur les choses (la terre et les produits de la terre), prenait comme point d'appui les corps ; des corps à discipliner pour accroître leur productivité en accroissant l'efficacité du pouvoir qui s'exerce sur eux: rendre les corps plus dociles en minimisant les effets visibles du pouvoir1. C'est donc

au corps social lui-même et non pas tant à un individu possesseur du pouvoir que se ramène la

fin de la productivité disciplinaire. Est-ce à dire que le capitalisme, en tant qu'idéologie de classe, a remplacé l'ancien système hiérarchique basé sur l'exploitation de la terre et a produit

les individus dont il avait besoin dans le processus d'accumulation du capital, aliénant la force

de travail des prolétaires en prélevant directement l'énergie de leur corps2 ?

En fait, il semble que l'organisation disciplinaire réponde bien au souci capitaliste d'augmentation de la production par une administration plus rationnelle, mais en même temps

la possibilité du capitalisme est liée à l'organisation à grande échelle d'un contrôle des forces individuelles. En ce sens, ce n'est pas tant l'organisation capitaliste qui est cause de la société disciplinaire que l'existence de cette société qui est condition du développement du capitalisme3. L'on devrait plutôt considérer le développement du capital et la lutte des classes qui s'ensuit comme une solidification des rapports de force en place au sein de la société. En

ce sens, la figure de l'ouvrier exploité par le capitaliste bourgeois ne serait que dérivée par rapport à un phénomène plus global de déplacement d'investissement du pouvoir devant être regardé comme l'origine de l'économie marchande.

Où situer l'émergence de cet investissement nouveau du pouvoir ? Dans le passage de

la souveraineté à la société disciplinaire, le pouvoir prend en charge le rythme des corps visant un accroissement de la productivité. Mais à quelle fin ? Pour servir quel intérêt, pourrait-on demander d'un point de vue marxien ? Là non plus il ne semble pas opportun de faire intervenir une volonté identifiable de domination. Il serait plus juste d'y voir l'investissement par le pouvoir d'un nouvel objet qui ne serait plus le corps, puisque le corps docile doit servir à cette nouvelle finalité du pouvoir. Ainsi à côté, où plutôt sur une autre échelle que la discipline apparaît une nouvelle technique du pouvoir. Cette nouvelle technologie apparaît selon Foucault au XVIIIe siècle avec l'essor des statistiques sur la population et ses régularités observables. " Ce à quoi s'applique cette nouvelle technologie de pouvoir non disciplinaire, c'est la vie des hommes, ou encore, elle s'adresse non pas à l'homme-corps, mais à l'homme vivant, à l'homme être vivant ; à la limite à l'homme- espèce »4. Avec cette nouvelle technologie du pouvoir, c'est l'homme dans sa dimension d'espèce biologique qui se voit investi par le dispositif du pouvoir/savoir. Il s'agit d'un

1 Il faut défendre la société, p. 32 : " Cette nouvelle mécanique de pouvoir porte d'abord sur les corps et sur ce qu'ils font, plus que sur la terre et son produit. (...) C'est un type de pouvoir qui suppose un quadrillage serré de coercitions matérielles plutôt que l'existence physique d'un souverain, et définit une nouvelle économie de pouvoir dont le principe est que l'on doit à la fois faire croître les forces assujetties et la force et l'efficacité de ce qui les assujettis ".

2 K. Marx, Le Capital, L. I, Ch. IX, p. 167 : " Je nomme temps de travail nécessaire, la partie de la journée où la reproduction s'accomplit, et travail nécessaire le travail dépensé pendant ce temps nécessaire pour le travailleur ;

parce qu'il est indépendant de la forme sociale de son travail ; nécessaire pour le capital et le monde capitaliste,

parce que ce monde a pour base l'existence du travailleur. La période d'activité qui dépasse les bornes du travail nécessaire coûte, il est vrai, du travail à l'ouvrier, une dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui. Elle forme une plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d'une création ex nihilo. Je nomme cette partie de la journée de travail temps extra et le travail dépensé en elle, sur-travail (...) Le taux de la plus-value

est l'expression exacte du degré d'exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur par le capitaliste ".

3 Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault, p. 198 : " Sans l'insertion, dans l'appareil de production, d'individus disciplinés et réglés, les nouvelles exigences du capitalisme n'auraient jamais pu être satisfaites. Parallèlement,

le capitalisme n'aurait pas été possible sans la fixation, le contrôle et la répartition rationnelle des populations ".

104

pouvoir non répressif qui ne cherche pas tant à dresser les corps individuels qu'à réguler les flux intrinsèques à la population1. Ce pouvoir qui prend en charge la vie, c'est ce que Foucault appelle le bio-pouvoir.

Or ce bio-pouvoir consiste en deux pôles essentiels, distingués encore jusqu'au XIXe siècle mais qui, depuis, n'ont cessé de se confondre : d'une part, la gestion régularisatrice de

la population, d'autre part, le dressage des corps que nous avons mis se mettre en place avec

la société disciplinaire2. Mais comment ce pouvoir en est-il arrivé à qualifier l'existence biologique même de l'Homme ?

Dans le dispositif classique de souveraineté, le souverain avait, en tant que rempart de

la conservation de chacun, droit de vie et de mort sur les ennemis extérieurs et intérieurs. Les hommes qui s'était assemblés en corps pour constituer le souverain avaient en vue la défense

de leur vie et par conséquent le souverain recevait avec le pouvoir du glaive le droit de châtier

les individus menaçant son pouvoir. En même temps, ce pouvoir s'exerçait avant tout comme

" instance de prélèvement, mécanisme de soustraction, droit de s'approprier une part des richesses, extorsion de produits, de biens, de services, de travail et de sang, imposée aux sujets. Le pouvoir y était avant tout droit de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s'en emparer pour la supprimer "3. La définition la plus large que l'on puisse donner de ce pouvoir est celle d'un pouvoir de « faire mourir ou de laisser vivre ». Or au XVIIIe siècle, ce « prélèvement » va tendre à n'être plus qu'une forme parmi d'autres de l'exercice de ce pouvoir dans le cadre d'une discipline sociale visant à la « majoration et à l'organisation des forces qu'il soumet »4. Le pouvoir, de négatif qu'il était dans sa charge de répression, devient positif en ce sens qu'il incite, qu'il est destiné

à faire croître les forces. Le droit de mort ne devient dès lors que l'envers « du droit pour le corps social d'assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer »5. Nous assistons ici au déplacement du sens de l'exercice politique déjà relevé par Hannah Arendt. La vie et la reproduction des moyens d'existence deviennent l'objet et la fin du pouvoir6.

Or quels sont les moyens dont use le pouvoir pour ainsi prendre comme objet la vie ? Avec le développement du bio-pouvoir, le système juridique de la loi perd de son efficace, c'est ce que nous avions vu avec l'essor de la société disciplinaire. C'est la norme en tant qu'ensemble de jugements médico-scientifiques qui permet de qualifier a priori l'individu et ainsi de réguler son comportement. De la même façon, du point de vue de la population à réguler, c'est la norme qui doit fournir la règle permettant de qualifier ce qui accroît ou affecte le rendement vital7. La norme permet d'articuler le jugement de l'expert sur ce qui doit

4 Il faut défendre la société, p. 216 : " La discipline essaie de régir la multiplicité des hommes en tant que cette multiplicité peut et doit se résoudre en corps individuels à surveiller, à dresser, à utiliser, éventuellement à punir.

Et puis la nouvelle technologie qui se met en place s'adresse à la multiplicité des hommes, mais non pas en tant

qu'ils se résument en des corps, mais en tant qu'elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de processus d'ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc... "

1 Ibid. p. 220.

2 La volonté de savoir, p. 183 : " La mise en place au cours de l'âge classique de cette grande technologie à double face - anatomique et biologique, individualisante et spécifiante, tournée vers les performances du corps

et regardant vers les processus de la vie - caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être plus de tuer mais d'investir la vie de part en part ".

3 Volonté de savoir, p. 178.

4 Ibid., p. 179.

5 Ibid.

6 Ibid., p. 188 : " L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question ".

7 Il faut défendre la société, p. 225 : " On peut dire que l'élément qui va circuler du disciplinaire au régularisateur, qui va s'appliquer, de la même façon au corps et à la population, qui permet à la fois de contrôler l'ordre disciplinaire du corps et les événements aléatoires d'une multiplicité biologique, cet élément qui circule

105

favoriser l'expansion du processus vital et d'autre part le comportement de chacun à l'égard

de ce processus. En tant qu'objet de savoir, elle n'apparaît pas comme directement liée à l'exercice effectif d'un pouvoir, mais pénètre la représentation que les individus ont de leur inscription dans le champ social. Le malade doit se faire soigner. Cela va de soi et ne semble engager aucun mécanisme de pouvoir. Et pourtant le jugement du médecin appartient lui- même au complexe pouvoir/savoir1. La norme doit opérer le partage entre les individus en même temps que définir un comportement normal.

Ainsi voit-on que l'analyse marxiste en terme d'intérêts de classe ne se révèle pas apte

à comprendre la prédominance du processus de production. En définissant le travail comme essence de l'homme, essence aliénée dans le système de la plus-value, le marxisme est incapable de faire retour sur les conditions de possibilité de son propre discours. En faisant du travail, l'essence concrète de l'homme, il reconduit plus tôt l'analyse dans les termes où l'on circonscrit la configuration bio-politique. Pour que le travail se représente comme l'essence

de l'homme, il faut avant tout que ce soit la reproduction des moyens d'existence qui se donne pour primordiale, et cela ne se peut qu'au sein d'une société qui qualifie la vie biologique et générique de l'Homme comme référent du discours politique2. En faisant de la nature humaine et de son émancipation le sujet de l'histoire, le marxisme témoigne d'une intelligibilité circulaire du phénomène moderne de pouvoir. L'idée même de nature humaine

ne peut apparaître que lorsque l'existence biologique devient le centre de préoccupation du pouvoir et cette requalification du sens de l'expérience collective n'est elle-même possible, comme nous l'avons vu avec Hannah Arendt, que lorsque la sphère privée des besoins prend

le pas sur la sphère politique de l'action. Ainsi se découvre un fondement commun à la possibilité du discours libéral et marxiste. Tous deux parlent de l'Homme parce que tout deux

en parlent en un lieu où l'Homme est, historiquement, né3.

Demeure cependant une interrogation. A partir du moment où l'objet du pouvoir devient la vie, comment comprendre que ce bio-pouvoir puisse s'articuler avec les frontières juridiques et artificielles de l'Etat-nation. Et s'il ne le peut, mais nécessairement le dépasse, comment concevoir que l'entité nationale demeure un réquisit nécessaire du pouvoir social ?

L'Etat et l'Empire

Dans le processus classique de souveraineté nous est apparu que l'unité de volonté produite par la représentation était une unité artificielle. Le peuple, en ce sens, n'a d'existence positive que par la médiation politique, médiation qui relève de l'art. Or, dans la mesure, où le pouvoir prend pour objet la vie, comment parvenir à articuler l'idée de peuple, artificiellement engendrée, et la population effective qui constitue l'objet du bio-pouvoir? La nation a des

de l'un à l'autre c'est la norme. La norme, c'est ce qui peut aussi bien s'appliquer à un corps que l'on veut discipliner, qu'à une population que l'on veut régulariser ".

1 Ibid., p. 225 : " La médecine, c'est un savoir-pouvoir qui porte à la fois sur les corps et sur la population, sur

l'organisme et sur les processus biologiques, et qui va donc avoir des effets disciplinaires et des effets régularisateurs ".

2 " La vérité et les formes juridiques ", in Dits et Ecrits I, p. 1489 : " Pour que les hommes soient effectivement placés dans le travail, liés au travail, il faut une opération ou une série d'opérations complexes par lesquelles les hommes se trouvent effectivement - d'une manière non pas analytique mais synthétique - liés à l'appareil de production pour lequel ils travaillent. Il faut l'opération ou la synthèse opérée par un pouvoir politique pour que l'essence de l'homme puisse apparaître comme étant le travail ".

3 Perret et Roustang, L'économie contre la société, p. 23 : " Le marxisme et le libéralisme philosophique partagent la visée utopique d'une société entièrement fondée sur l'économique (identification de l'individu social

au producteur), dans laquelle le politique serait aboli en tant qu'ordre séparé de régulation des conduites

humaines ".

106

frontières, mais la vie n'en a pas. Comment la puissance de la nation, dont Rousseau montre qu'elle est d'autant plus une à l'intérieur qu'elle est plus forte à l'extérieur, peut-elle promouvoir la vie si elle est avant tout principe d'opposition aux autres nations?

C'est en fait au carrefour de ces deux aspects de la question, la nation et la vie, que naît

le racisme1. En effet, en faisant de la population dans son existence physique et biologique le point central de son application, le gouvernement bio-politique finit par identifier la nation en tant qu'organe politique et le caractère naturel du peuple qui la constitue. Dès lors, la guerre à l'extérieur correspond à l'impératif de conservation à l'intérieur2. C'est pourquoi les guerres menées autour de la notion de vital sont des guerres d'anéantissement total et non pas les règles conventionnelles du jus in bello.

Mais ce sont là principes d'Etats. Or, comme nous l'avons vu, dans le dispositif de la démocratie libérale, la notion de pouvoir comme lieu vide permet de garantir le corps social contre l'arbitraire des gouvernants. Dans la mesure où l'Etat se voit instrumentalisé par la société civile, les risques politiques du bio-pouvoir sont désamorcés. L'Etat-nation se voit dépassé et absorbé par le processus d'autonomie de la société civile et les flux économiques qui la traversent et la constituent. Avec l'antécédence du gouvernement sur la forme solidifiée qu'est l'Etat3, la souveraineté nationale décroît en proportion du renforcement du pouvoir social. Ainsi, le développement des échanges économiques à l'échelle transnationale ne conduit pas un impérialisme centré sur la force étatique mais à un déplacement du foyer de pouvoir par-delà la souveraineté. Au " crépuscule de la souveraineté moderne ", nous assistons au passage à ce que Negri et Hardt nomment l'Empire4.

Il s'agit " d'un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l'espace du monde entier à l'intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion "5 . En effet, en tant qu'il est un mode de gouvernement irréductible à une nation particulière, la dynamique de l'Empire le pousse au-delà des frontières étatiques pour mettre en communication le lieu proprement humain de la reproduction des moyens d'existence. Parce qu'il s'ancre dans les flux dégagés par la société civile, sphère des besoins naturels, l'Empire dépasse, en même temps que les frontières géographiques, la temporalité historique et non naturelle des affaires politiques. De plus, parce qu'il tire son origine du pouvoir social, l'Empire reconduit les mécanismes bio-politiques ancrés dans le sein de la société et fait de la régulation de la vie son point d'application. Transnational, anhistorique, naturel, voilà les caractéristiques du bio-pouvoir impérial6.

1 Il faut défendre la société, p. 227: " Ce qui a inscrit le racisme dans les mécanismes de l'Etat, c'est bien l'émergence de ce bio-pouvoir. C'est à ce moment-là que le racisme s'est inscrit comme mécanisme fondamental

du pouvoir, tel qu'il s'exerce dans les Etats modernes, et qui fait qu'il n'y a guère de fonctionnement moderne de l'Etat qui, à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme ".

2 Volonté de savoir, p. 180: " C'est comme gestionnaire de la vie et de la survie, des corps et de la race que tant

de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer tant d'hommes. (...) Le principe: pouvoir tuer pour pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu principe de stratégie entre Etats; mais l'existence

en question n'est plus celle, juridique, de la souveraineté, c'est celle, biologique, d'une population ".

3 Foucault, p. 83: " Ce que Foucault exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport à l'Etat, si l'on entend par gouvernement le pouvoir d'affecter sous tous ses aspects (gouverner des enfants, des âmes, des malades, une famille...)".

4 Hardt et Negri, Empire, p. 17.

5 Ibid. p. 17.

6 Ibid. p. 19: " Le concept d'Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières: le gouvernement de l'Empire n'a pas de limites. Avant toute chose, donc, le concept d'Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l'espace ou qui dirige effectivement le monde civilisé dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d'Empire se présente lui-même non comme

un régime historique tirant son origine d'une conquête mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le cours de l'histoire et fixe par-là même l'état présent des affaires pour l'éternité. Selon le point de vue de l'Empire,

c'est la façon dont les choses seront toujours et la façon dont elles étaient pensées de toute éternité. En d'autres

termes, l'Empire présente son pouvoir non comme un moment transitoire dans le flux de l'histoire, mais comme

107

En outre-passant les limites territoriales de l'Etat-nation, le pouvoir de l'Empire peut ainsi se développer sur un mode parfaitement immanent et coextensif à la naturalité des interactions sociales. Ainsi dépasse-t-on la logique de la société disciplinaire qui jouait encore

de manière médiate par le biais des institutions sociales chargées de structurer le rapport des individus à leur propre pratique. En dépassant la sphère nationale, le pouvoir social aménage

un réseau souple et modulable qui s'investit directement dans l'immanence du champ social, à présent élargi à l'ensemble de la planète en tant que site biologique de l'existence humaine. L'on passe de la société disciplinaire à la société de contrôle3. Le principe de création des subjectivités en place à l'intérieur de la société disciplinaire se produit sur un mode moins contraignant et plus autonome de la part de l'acteur qui s'en fait le relais. Ne se laissant pas apercevoir, puisque prenant pied directement dans l'activité vitale, l'administration des rythmes bio-politiques passe pour une évidence au yeux des subjectivités ainsi façonnées. Ainsi, le développement des réseaux de communication, essentiel à la production bio- politique, en tant qu'il instaure une médiation parfaitement immanente au champ social permet d'intégrer le langage lui-même dans la diffusion du pouvoir social. Par là-même, ce pouvoir se rend invisible aux yeux des subjectivités qu'il traverse et façonne et par conséquent produit une justification immanente4.

Mais en ce cas, si ce pouvoir social se rend parfaitement immanent et naturel, comment se fait-il que la forme étatique soit elle-même reconduite dans le développement de

la production bio-politique? C'est que la possibilité même d'une administration du processus vital n'est possible qu'à partir du moment où la régulation de la vie naturelle devient un enjeu public. Or cela n'est possible qu'avec l'avènement de la société autonome. Cette société, lieu

de reproduction des moyens d'existence, ne peut advenir qu'avec la structuration particulière

de l'Etat-nation. Pour que cette sphère se donne pour une évidence et par-là même comme lieu

de qualification de l'Homme, il a fallu que qu'elle se constitue elle-même en public, ce qui n'a

pu advenir qu'historiquement.

Mais en ce cas, pourquoi se considère-t-elle comme naturelle? Parce qu'elle engendre

un pouvoir non-politique, pouvoir social structurant et conditionnant le rapport des individus

à la réalité sociale, et agit ainsi sur un mode immanent, invisible aux yeux de ses acteurs. L'évidence démocratique repose ici: dans le fait qu'une structuration particulière du politique

un régime sans frontières temporelles, donc en ce sens hors de l'histoire ou à la fin de celle-ci. Troisièmement, le pouvoir de l'Empire fonctionne à tous les niveaux de l'ordre social, en descendant jusqu'aux profondeurs du monde social. Non seulement l'Empire gère un territoire et une population, mais il crée aussi le monde réel qu'il habite. Non content de réguler les interactions humaines, il cherche aussi à réguler directement la nature humaine. L'objet de son pouvoir est la vie social dans son intégralité, de sorte que l'Empire représente en fait la forme paradigmatique du bio-pouvoir ".

3 Ibid., p. 48-49: " On doit comprendre la société de contrôle comme la société qui se développe à l'extrême fin

de la modernité et ouvre sur le postmoderne, et dans laquelle les mécanismes de maîtrise sont toujours plus "

démocratiques ", toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens (...)

La société de contrôle pourrait ainsi être caractérisé par une intensification et une généralisation des appareils normalisants de la disciplinarité qui animent de l'intérieur nos pratiques communes et quotidiennes; mais au contraire de la discipline, ce contrôle s'étend bien au-delà des sites structurés des institutions sociales, par le biais

de réseaux souples, modulables et fluctuants ".

4 Ibid. p. 59: " C'est la raison pour laquelle les industries de communication ont pris une position aussi centrale: non seulement elles organisent la production à une nouvelle échelle et imposent une nouvelle structure, appropriée à l'espace mondial, mais elles en rendent aussi la justification immanente. Le pouvoir organise en tant que producteur; organisateur, il parle et s'exprime en tant qu'autorité. Le langage, en tant que communicateur, produit des marchandises mais il crée de surcroît des subjectivités qu'il met en relation et qu'il hiérarchise. Les industries de communication intègrent l'imaginaire et le symbolique dans la structure bio-politique, non seulement en les mettant au service du pouvoir, mais en les intégrant réellement et de fait dans son fonctionnement même (...) La légitimation de la machine impériale est née des industries de communication, c'est à dire de la transformation du nouveau mode de production en une machine. C'est une forme de légitimation qui ne repose sur rien d'extérieur à elle-même et qui est reformulée sans cesse par développement de son propre

langage d'autovalidation ".

108

libère un lieu où une qualification de l'existence générique de l'homme est possible. Mais cette qualification est elle-même déterminée par ses propres conditions de possibilité: l'avènement

de la société civile. Or cette avènement résulte d'une longue histoire dont nous avons tenté jusqu'ici d'identifier quelques points singuliers, cette histoire est celle d'une culture et non celle de l'Homme.

109

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci