Foucault et le bio-pouvoir
Nous avons ici jusqu'ici étudié la notion
de pouvoir sous plusieurs modalités. En premier lieu, la conception
chrétienne du pouvoir l'a laissé apparaître comme ce
que l'homme peut. Le pouvoir s'y définit à partir d'un ordre
transcendant auquel l'âme pécheresse doit se soumettre pour se
tourner vers l'amour ordonné de la création. Puis, avec
l'ontologie de l'immanence qui se met en place au XVIIe siècle
s'est découvert un autre pouvoir, ce que l'homme peut,
c'est-à-dire ce qu'il a le droit de réaliser à
partir de sa force propre. La puissance s'y déploie à partir
du souci de la conservation et réside dans le droit de chacun à
rechercher les moyens de cette conservation. Le pouvoir est avant tout celui de
chacun qui, délégué à un tiers, permet la
formation d'une puissance publique où le droit de chacun se
trouve représenté par la volonté du souverain. Le
pouvoir de ce dernier est constitué par l'agrégation des
puissances individuelles qui lui délèguent leur droit de
punir. Face à ce pouvoir politique apparaît une
sphère de jugement privé qui, en se constituant en
espace public, forme un pouvoir non-politique d'opinion. Alors que les
deux premiers pouvoirs consistent en une relation de
supériorité entre deux sujets, le pouvoir de l'opinion publique
nous est apparu comme un pouvoir déconnecté des moyens
matériels de coercition et qui s'éprouve avant tout comme un
savoir constitutif du rapport des individus à la réalité
sociale.
A ce point, le pouvoir cesse de s'identifier avec un
référent visible qui en serait la source pour devenir ce pouvoir
social qui, prenant naissance dans les relations d'êtres égaux,
correspond moins à la domination d'un sujet sur un autre qu'à
une relation horizontale où tous se voient qualifiés par la
médiation de l'opinion générale. En ce sens, le paradigme
du pouvoir social nous présente une figuration du pouvoir en terme de
relation première sur les individus qui la composent et qui, d'autre
part, consiste dans un savoir orientant le jugement fondamental des individus
plus que leurs actions. Or ce pouvoir/savoir s'est montré, avec
Hannah Arendt, directement raccroché au processus vital et par
là-même à même de définir l'essence
générique de l'Homme.
Nous sommes donc face à un pouvoir qui, plus qu'en
terme de loi ou de droit, doit être défini comme relation de
force, au sens physique, relation prenant pour objet la vie même. C'est
sur cette idée d'un pouvoir non immédiatement politique,
qui ne serait l'apanage d'aucune volonté individuelle, mais qui
s'établirait dans la communication de tous avec tous, que peut
être apprécié la nature du pouvoir social, pouvoir qui ne
viserait pas tant à réprimer
97
et à contraindre, qu'à orienter, par le savoir dont
les individus se font les porteurs, leur rapport
à la réalité sociale. A quelle fin
et selon quelles modalités ? C'est ici que le diagnostic du
généalogiste qui " examine les rapports entre le pouvoir, le
savoir et le corps "1 se révélera
particulièrement utile.
Les rapports du pouvoir/savoir
Avant toute chose, il nous faut rechercher la nature du
pouvoir non pas en la forme constituée qu'il reçoit aux
différentes époques sous la forme, par exemple, du droit
du souverain face à ses sujets, c'est-à-dire sous la forme
unilatérale d'une domination exercé par
le gouvernant sur le gouverné. Cette forme n'est, en
effet, que la configuration visible que se donne le pouvoir constitué.
Mais c'est d'abord sous sa forme constituante que le pouvoir doit être
analysé2. En premier lieu donc, " ne pas prendre le
pouvoir comme un phénomène de domination massif et
homogène "3. Celui-ci n'est que la cristallisation, à
une époque donnée, des relations de pouvoir qui traversent le
champ social. Ces relations partout présentes, entre l'homme et la
femme, comme entre l'adulte et l'enfant ou le patron et l'ouvrier, ces
relations déjà effectives constituent la condition de
possibilité du pouvoir étatique. Les relations de pouvoir
sont immanentes au corps social. Elles traversent ce champ social et
instaurent les sujets en leur position de domination ou
d'obéissance. Les individus sont le relais de ce pouvoir. Il
passe à travers eux et les constitue sans pour autant
être le fait d'une volonté transcendante et
personnelle4. Il ne faut donc pas comprendre le pouvoir sous la
forme d'un
" pouvoir central "5 qui encadrerait la surface de
l'espace social de ses tentacules despotiques.
Le pouvoir est toujours déjà là, ou
plutôt les pouvoirs qui sont les forces constitutives de cet espace et
dont la forme institutionnalisée et visible n'est que seconde.
Le pouvoir ne se possède donc pas, il se transmet. Il est
ramification et réseau, il n'est pas l'objet d'une appropriation, mais
d'une stratégie visant à le réinvestir sous de
nouvelles
1 H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault,
p. 157.
2 M. Foucault, La volonté de
savoir, p. 121-122 : " Par pouvoir, je ne veux pas dire " le
Pouvoir ", comme ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la
sujétion des citoyens dans un Etat donné. Par pouvoir,
je n'entends pas un système général de
domination exercée par un élément ou un groupe sur un
autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient
le corps social tout entier. L'analyse, en termes de pouvoir, ne doit pas
postuler, comme données initiales, la souveraineté de l'Etat, la
forme de la loi ou l'unité globale d'une domination ; celles-ci n'en
sont plutôt que des formes terminales. Par pouvoir, il me
semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de
force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont
constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et
d'affrontements incessants les transforme,
les renforce, les inverse ; les appuis que ces
rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière
à former chaîne ou système, ou au contraire, les
décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les
stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin
général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps
dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les
hégémonies sociales ".
3 M. Foucault, Il faut défendre la
société, p. 26.
4 M. Foucault, " Les rapports de pouvoir
passent à l'intérieur des corps ", in Dits et Ecrits II,
p. 232 :" Entre chaque point d'un corps social, entre un homme et une femme,
dans une famille, entre un maître et son élève, entre celui
qui sait et celui qui ne sait pas, passent des relations de pouvoir qui ne sont
pas la projection pure et simple du grand pouvoir souverain sur les individus ;
elles sont plutôt le sol mobile et concret sur lequel il vient s'ancrer,
les conditions de possibilité pour qu'il puisse fonctionner ".
5 M. Foucault, " Les mailles du pouvoir ", in
Dits et Ecrits II, p. 1006.
98
formes constitutives des sujets qu'il traverse1. Il
s'agit d'un pouvoir local : " local parce qu'il n'est jamais global, mais il
n'est pas local ou localisable parce qu'il est diffus "2.
D'autre part, ce pouvoir, en tant qu'il est constitutif des
réalités qu'il structure, n'a pas pour première
caractéristique d'être répressif. Il est au contraire
essentiellement positif en ce sens qu'il instaure les sujets de la
relation et donne ainsi figure aux rapports inscrits dans l'immanence
du champ social. De là trois caractères principaux :
« le pouvoir n'est pas essentiellement répressif (puisqu'il
incite, suscite, produit) ; il s'exerce avant de se posséder
(puisqu'il ne se possède que sous une forme
déterminable, classe, et déterminée, Etat), il passe
par les dominés non moins que par les dominants (puisqu'il passe par
toutes les forces
en rapport) »3. Il faut donc chercher le
pouvoir non dans sa forme visible mais dans les multiplicités
qu'il traverse et qu'il met en rapport. La relation prime sur les
sujets de la relation. Nous devons par conséquent nous affranchir de
la représentation qui veut que nous soyons en présence de
sujets indépendants qui, pris sous la coupe d'un pouvoir
unifié, les dominerait par la loi4. C'est, au contraire, sur
les rapports de force tels qu'ils se déploient dans l'immanence du corps
social, qu'il faut faire porter l'analyse. Il ne s'agit pas d'identifier un
pouvoir global et unique, mais d'établir une cartographie des lieux
où ce pouvoir se donne à voir, dans un diagramme. Le
diagramme est justement « l'exposition des rapports de force qui
constituent le pouvoir »5. C'est le dispositif par lequel le
pouvoir fonctionne, pour un temps,
en faisant fonctionner les éléments sur lesquels il
porte. Mais comment fonctionne ce pouvoir, s'il n'est que
secondairement le monopole de la violence légitime? Comment le pouvoir
met-
il en rapport les sujets sur la relation desquels il s'instaure
?
En effet, comment penser un pouvoir auquel les sujets
ne puissent opposer de résistance par la connaissance qu'ils ont
d'eux-mêmes, de leur corps, de leur nécessaire
singularité? Que le savoir que les sujets entretiennent à propos
de ce qui les détermine soit impuissant à leur faire apercevoir
le véritable noeud du pouvoir, n'est-ce pas là le processus
idéologique décrit par le marxisme et selon lequel les
superstructures intellectuelles sont déterminées par les
infrastructures de productions, reflet de la domination de la classe
possédante6?
En fait, penser la relation du savoir des sujets et du pouvoir
qui domine ces sujets sur
le mode d'une illusion qui leur interdirait la claire
conscience de leur aliénation, c'est supposer l'existence d'un sujet
auquel s'applique l'idéologie mais de laquelle ce sujet peut
s'affranchir par la science (du matérialisme historique). Or ce
que montre Foucault, c'est que nous ne
1 G. Deleuze, Foucault, p. 32-33 :
" Il est moins une propriété qu'une stratégie, et
ses effets ne sont pas attribuables à une appropriation, mais
à des dispositions, à des manoeuvres, à des tactiques,
à des techniques à des fonctionnements (...). L'Etat
apparaît lui-même comme un effet d'ensemble ou une
résultante d'une multiplicité de rouages et de foyers qui se
situent à un niveau tout différent, et qui constituent pour leur
compte une microphysique du pouvoir ".
2 Ibid., p. 34.
3 Ibid., p. 78.
4 Il faut défendre la
société, p. 38-39 : " Le projet général est
d'essayer de desserrer ou d'affranchir cette analyse
du pouvoir de ce triple préalable du sujet, de
l'unité et de la loi, et de faire ressortir, plutôt que
cet élément fondamental de la souveraineté, ce que
j'appellerais les rapports ou les opérateurs de dominations (...)
Plutôt que
de partir du sujet et de ces éléments qui
seraient préalables à la relation et qu'on pourrait localiser, il
s'agirait de partir de la relation même de pouvoir, de la relation de
domination dans ce qu'elle a de factuel, d'effectif, et de voir comment c'est
cette relation elle-même qui détermine les
éléments sur lesquels elle porte (...), montrer comment ce
sont les relations d'assujettissement effectives qui fabriquent les
sujets ". Cf. aussi, p. 27 : " Le pouvoir transite par l'individu qu'il a
constitué ".
5 Foucault, p. 44.
6 G. Labica, Les thèses sur
Feuerbach, p. 71 : " L'idéologie est un reflet inversé des
rapports réels. Elle ne jouit d'aucune autonomie, sinon dans une
apparence qu'a tôt fait de dissiper l'attention à son
procès de constitution. Elle n'a pas d'histoire, pas de
développements, autres que ceux des rapports matériels. Le
fondement, quant à lui, n'est autre que l'acte de production,
pris dans sa plus grande extension, où le travail
accumulé des générations a changé le milieu et les
hommes ".
99
sommes pas face à une réalité
déformée par le jeu du pouvoir. La réalité
constituée par les forces multiples en affrontement au sein du
champ social est l'unique réalité, l'unique configuration
que se donne pour un temps ce champ de force. Le savoir qui porte sur cette
réalité sociale est lui-même investi dans son
élaboration. Le savoir ne se détache pas du pouvoir comme
une faculté autonome. Le savoir, en tant qu'il met en rapport des
ensembles, des sujets, est lui-même une façon pour le
pouvoir de circuler. Chaque époque voit se constituer par avance
le champ discursif d'énoncés possibles en lequel pourra
être affirmé quelque chose de quelque chose. La condition de
possibilité du vrai est la constitution d'un champ d'objets
énonçables en droit1. Ainsi que nous l'avons vu, le
pouvoir ne s'applique pas secondairement à une réalité
donnée, il est la constitution même de la réalité en
laquelle les sujets des relations de pouvoir viennent à naître. De
la même façon, le savoir qui se rapporte à cette
réalité participe de son élaboration plus qu'il ne
vient à la dévoiler en son essence
même2.
Aussi ne faut-il pas considérer la
réalité sociale masquée par un pouvoir qui s'en
empare et cherche à la dominer. Le pouvoir produit du réel en
tant qu'il rend possible le lieu d'une vérité,
vérité qui est l'expression même d'un rapport de
forces3. Il faut donc écarter le concept d'idéologie
si nous voulons saisir les effets du pouvoir immanents au corps social. Ce
n'est pas sur la représentation que les sujets se font de la
réalité et du pouvoir que ce dernier agit, mais sur la
constitution même de ce savoir4. Ainsi faut-il tenir
ensemble le complexe pouvoir/savoir afin de parvenir à comprendre
comment s'élabore le réalité sociale auquel ont affaire
les sujets-relais du pouvoir5.
La société disciplinaire
Prenons donc un exemple de ce complexe, exemple qui
devrait en outre nous permettre de progresser dans la
compréhension du pouvoir à l'oeuvre au sein des forces
sociales de la réalité démocratique. Nous suivrons
pour ce faire les analyses que Foucault donne de la
société disciplinaire, dans son ouvrage
Surveiller et punir. Dans cet ouvrage, Foucault
s'intéresse au changement de paradigme qui s'accomplit à la fin
du XVIIIe siècle et
au début du XIXe dans l'économie de la
punition. Alors que le pouvoir d'Ancien Régime
1 L'Archéologie du savoir, p.
120-121: " Le référentiel de l'énoncé forme
le lieu, la condition, le champ d'émergence, l'instance de
différenciation des individus et des objets, des états de choses
et des relations qui sont mises en jeu par l'énoncé
lui-même; il définit les possibilités d'apparition et de
délimitation de ce qui donne à la phrase son sens, à la
proposition sa valeur de vérité ".
2 Foucault, p. 36: " Le pouvoir produit
du réel, avant de réprimer. Et aussi il produit du vrai, avant
d'idéologiser, avant d'abstraire ou de masquer ". Cf. aussi
Surveiller et punir, p. 36, " le savoir est totalement pris
dans le conflit mesquin des rapports de domination: ce n'est pas
l'activité d'un sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou
rétif au pouvoir, mais le pouvoir/savoir, les processus et les luttes
qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les
formes et les domaines possibles de la connaissance ".
3 M. Foucault, Surveiller et punir, p.
227: " Il faut cesser de toujours décrire les effets du pouvoir en
termes négatifs: il exclut, il réprime, il
refoule, il censure, il abstrait, il
masque, il cache. En fait le pouvoir produit; il
produit du réel; il produit des domaines d'objets et des
rituels de vérité. L'individu et la connaissance qu'on peut
en prendre relèvent de cette production ".
4 Ibid., p. 217: " Ce n'est pas simplement
au niveau de la conscience, des représentations et dans ce qu'on croit
savoir, mais au niveau de ce qui rend possible un savoir que se fait
l'investissement politique ".
5 M. Foucault, " Théories et institutions
pénales ", in Résumé des Cours 1970-1982, p.
19-20: " Le problème n'est
donc pas seulement de déterminer comment le
pouvoir se subordonne le savoir et le fait servir à ses fins
ou comment il se surimprime à lui et lui impose des contenus et des
limitations idéologiques. Aucun savoir ne se forme sans un
système de communication, d'enregistrement, d'accumulation, de
déplacement qui est en lui- même une forme de pouvoir et
qui est lié, dans son existence et son fonctionnement, aux
autres formes de pouvoir. Aucun pouvoir, en revanche, ne s'exerce sans
l'extraction, l'appropriation, la distribution ou la retenue d'un savoir. A ce
niveau, il n'y a pas la connaissance d'un côté, et la
société de l'autre, ou la science et l'Etat, mais
les formes fondamentales du pouvoir-savoir ".
100
voyait dans le rituel du supplice public un moyen pour le
souverain de donner une image de
sa puissance par l'inscription sur le corps du
supplicié de son pouvoir de mort, la fin de l'Age Classique promeut
une réforme pénale visant à minimiser les effets
de cette violence publique. C'est qu'entre les deux s'est accompli ce
déplacement dans la topique du pouvoir qui fait du corps social la
source et la fin du gouvernement1. Ce n'est plus la
personne du monarque qui cherche à faire montre de sa puissance dans
l'exécution de la sentence mais la société elle-même
qui demande réparation du mal qui l'a lésé2.
En effet, l'ancien système qui faisait de la
visibilité du monarque le centre de l'appareil de
souveraineté laissait subsister entre lui et ses sujets tout un espace
de pratiques tolérées, d'illégalismes non directement
réprimés. Or, contre cette irrégularité des
dispositifs punitifs d'Ancien Régime, la réforme
pénale cherche à introduire un mécanisme universel
d'application de la loi, réponse immédiate du corps
social aux méfaits qui nuisent à sa
productivité3. En ce sens, la réforme, en
redéfinissant l'économie des peines et en évacuant
l'inscription de la puissance souveraine dans la chair des condamnés, ne
cherche pas tant à assurer un traitement plus humain qu'à
établir un champ de pratiques propre à répondre aux
exigences de la nouvelle modalité de pouvoir en train
d'émerger4. C'est pourquoi désormais l'enquête
qui cherchait à établir l'identité du criminel et à
apprécier son acte au regard de la
loi laisse la place à l'expertise et à l'examen
clinique grâce auquel ne sont plus tant pris en vue les actes du criminel
que sa personnalité, les prédispositions qui l'ont poussé
au crime. Face à la généralité de la loi,
l'appareil de savoir psychiatrique vise à une individuation du criminel
qui permette de catégoriser et prévenir plus que réprimer
l'acte illicite5. Ainsi se met
1 Surveiller et punir, p. 129: "
Dans l'ancien système, le corps des condamnés devenait la
chose du roi, sur laquelle le souverain imprimait sa marque et abattait les
effets de son pouvoir. Maintenant, il sera plutôt bien social, objet
d'une appropriation collective et utile. De là le fait que les
réformateurs ont presque toujours proposé les travaux
publiques comme une des meilleurs peines possibles ".
2 " La société punitive ", in
Résumé des Cours, p. 36 : " D'une façon
générale, dans toutes ces élaborations, le criminel est
défini comme l'ennemi de la société. En ceci les
réformateurs reprennent et transforment ce qui
avait été le résultat de toute une
évolution politique et institutionnelle depuis le Moyen-Age : la
substitution, au
règlement du litige, d'une poursuite publique. Le
procureur du Roi, en intervenant, désigne l'infraction non
seulement comme atteinte à une personne ou à un
intérêt privé, mais comme attentat à la
souveraineté du roi. Commentant les lois anglaises, Blackstone disait
que le procureur défend à la fois la souveraineté du roi
et les intérêts de la société. En bref, les
réformateurs dans leur grande majorité, à partir de
Beccaria, ont cherché à définir la notion de crime, le
rôle de la partie publique et la nécessité d'une punition,
à partir du seul intérêt de la société et du
seul besoin de la protéger. Le criminel lèse avant tout la
société ; rompant le pacte social, il se constitue en elle
comme un ennemi intérieur ".
3 Surveiller et Punir, p. 97 : " En un mot
faire que le pouvoir de juger ne relève plus des privilèges
multiples discontinus, contradictoires parfois de la souveraineté,
mais des effets continûment distribués de la puissance
publique. (...) Tout au long du XVIIIe siècle,
à l'intérieur et à l'extérieur de l'appareil
judiciaire, dans la
pratique pénale quotidienne comme dans la
critique des institutions, on voit se former une nouvelle
stratégie pour l'exercice du pouvoir de châtier. Et la
réforme proprement dite, telle qu'elle se formule dans les
théories du droit ou telle qu'elle se schématise dans les
projets, est la reprise politique ou philosophique de cette stratégie,
avec ses objectifs premiers : faire de la punition et de la
répression des illégalismes une fonction
régulière, coextensive à la société ; non
pas moins punir, mais punir mieux ; punir avec une
sévérité atténuée peut-être, mais pour
punir avec plus d'universalité et de nécessité ;
insérer le pouvoir de punir plous profondément dans le corps
social ".
4 Ibid., p. 106 : " Déplacer
l'objectif et en changer l'échelle. Définir de nouvelles
tactiques pour atteindre une cible qui est maintenant plus ténue
mais aussi plus largement répandue dans le corps social.
Trouver de
nouvelles techniques pour y ajuster les punitions et en
adapter les effets. Poser de nouveaux principes pour
régulariser, affiner, universaliser l'art de
châtier. Homogénéiser son exercice. Diminuer son coût
économique et politique en augmentant son efficacité et en
multipliant ses circuits. Bref, constituer une nouvelle économie et une
nouvelle technologie du pouvoir de punir : telles sont sans doute les raisons
d'êtres essentielles de la réforme pénale au XVIIIe
siècle ".
5 Ibid., p. 27 : " Tout un ensemble de
jugements appréciatifs, diagnostiques, pronostiques, normatifs,
concernant l'individu criminel sont venus se loger dans l'armature du jugement
pénal. Une autre vérité a pénétré
celle qui était requise par la mécanique judiciaire : une
vérité qui, enchevêtrée à la
première, fait de l'affirmation de
101
en place un dispositif de savoir propre à
répondre aux nouvelles exigences de pouvoir dessinées par ce
que nous avons pu définir comme gouvernementalité. Ce n'est plus
tant le corps qu'il s'agit de contraindre que les ressorts
cachés qui le font se mouvoir. C'est sur
l'intériorité que va désormais peser le jugement
pénal et cela en alliance avec le savoir médical promu par
les nouvelles sciences de l'âme1. Le pouvoir doit
pénétrer l'intériorité pour faire de la punition
un mécanisme automatique de la société
s'autorégulant. Ce sont les procédés de savoir qui vont
permettre de qualifier cette intériorité et de la constituer
comme
un objet de pouvoir. Par le jugement normatif du
médecin ou du psychiatre, l'acte illicite se voit redéfini sur
le terrain non plus juridico-pénal mais directement scientifique
de la pathologie. Le criminel est un être qu'il faut soigner,
éduquer, mener sur les voies d'une sociabilité
normale. De là, la prédominance de la prison
comme moyen de contrôle, d'investissement du temps individuel,
orientable et manipulable, en fonction des schémas de production
intrinsèque à la dynamique du corps social. En ce sens, et c'est
là le point capital,
la réforme pénale n'apparaît pas tant
comme l'effet de décisions juridiques que comme le paradigme d'une
organisation neuve de la société. Le schème de la
discipline par lequel le corps du criminel se voit rendu docile, qui peut
être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être
transformé et perfectionné, ce schème d'un micro-pouvoir
fondé sur le corps comme objet à manipuler n'est pas né
dans la tête des juristes, mais répond à une
nouvelle économie du pouvoir dont les institutions sociales (prisons,
écoles, hôpitaux, usines...) se font les points d'application.
C'est cette configuration générale d'une
société qui, par l'appareillage scientifique des sciences
humaines, « fait » les corps en s'insérant, via l'examen
normatif, dans
le sein de leurs représentations et qui quadrille le temps
et l'espace des relations sociales que
Foucault appelle société
disciplinaire2.
Un élément apparaît
particulièrement essentiel dans le fonctionnement de ce pouvoir
disciplinaire: la surveillance. En effet, pour que ce pouvoir puisse plier
chaque individu à la discipline essentielle à la
productivité de la société, un contrôle permanent
doit s'exercer non seulement sur les actes mais aussi sur les
représentations des agents de ce pouvoir. L'économie de
visibilité du pouvoir se trouve ainsi renversée. Ce
dernier ne se voit plus qualifié par la figure éclatante du
souverain, mais tend au contraire à se rendre invisible. Tout voir
plutôt qu'être vu. Mais cette visibilité nouvelle n'implique
pas la présence effectif d'un tenant de pouvoir chargé de scruter
les faits et gestes de chacun. Ce sont les individus eux-
culpabilité un étrange complexe
scientifico-juridique ".
1 Ibid., p. 120 : " Sous
l'humanisation des peines, ce qu'on trouve, ce sont toutes ces
règles qui autorisent, mieux, qui exigent la douceur, comme une
économie calculée du pouvoir de punir. Mais elles appellent aussi
un déplacement dans le point d'application de ce pouvoir : que
ce ne soit plus le corps, avec le jeu rituel des souffrances
excessives, des marques éclatantes dans le rituel des supplices ; que ce
soit l'esprit ou plutôt un jeu
de représentations et de signes circulant avec
discrétion, mais nécessité et évidence dans
l'esprit de tous. Non plus le corps, mais l'âme, disait Mably. Et l'on
voit bien ce qu'il faut entendre par ce terme : le corrélatif d'une
technique de pouvoir ". Cf. aussi p. 121-122, la citation
de J-M Servan, Discours sur l'administration de la
justice criminelle : " Un despote imbécile peut
contraindre des esclaves avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique
les lie bien plus fortement par la chaîne de leurs propres idées
".
2 Ibid. p. 200: " Le pouvoir
disciplinaire est un pouvoir qui, au lieu de soutirer et de prélever, a
pour fonction majeure de dresser; ou sans doute, de dresser pour mieux
prélever et soutirer davantage. Il n'enchaîne pas les forces pour
les réduire; il cherche à les lier de manière, tout
ensemble, à les multiplier et à les utiliser. Au lieu de plier
uniformément et par masse tout ce qui lui est soumis, il sépare,
analyse, différencie, pousse ses procédés de
décomposition jusqu'aux singularités nécessaires et
suffisantes. Il dresse les multitudes mobiles, confuses, inutiles de
corps et de forces en une multiplicité d'éléments
individuels - petites cellules séparées, autonomies organiques,
identités et continuités génétiques, segments
combinatoires. La discipline fabrique des individus; elle est la technique
spécifique d'un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour
objets et pour instruments
de son exercice. Ce n'est pas un pouvoir triomphant
qui à partir de son propre excès peut se fier à
sa surpuissance; c'est un pouvoir modeste, soupçonneux, qui fonctionne
sur le mode d'une économie calculée, mais permanente ".
102
mêmes qui garantissent la transmission du pouvoir
disciplinaire par la surveillance mutuelle1. Finalement, les
individus collaborent activement à leur propre surveillance et
assument par eux-mêmes la main-mise du pouvoir sur leur corps.
L'organisation générale de la société
disciplinaire trouve un modèle paradigmatique dans le dispositif du
panoptique de Bentham qui assure une visibilité totale et un
contrôle permanent sur chacun2. Par là-même le
pouvoir
se fait omniprésent mais, tout en se faisant moins
pesant, invisible3. Investi au sein même des relations
sociales qu'il constitue, il ne s'offre pas comme un vis-à-vis,
mais se contente d'appliquer les mécanismes d'encadrement
correspondant à la définition de la norme
constitutive du rapport des individus au corps social.
L'on voit bien que l'originalité de la
société disciplinaire consiste à exercer un contrôle
immanent sur ses membres. A la différence de la pénalité
judiciaire qui a pour fonction de se référer à un corpus
de lois établies et de juger les actes d'après ces
catégories générales, les dispositifs disciplinaires ont
sécrété une " pénalité de la norme
"4. Il ne s'agit pas de qualifier
un acte après-coup mais de " comparer,
différencier, hiérarchiser, homogénéiser " les
individus responsables de ces actes. Il faut les normaliser,
c'est-à-dire utiliser un savoir scientifique pour définir
les types de comportements utiles ou rétifs à la
société. La norme fonctionne préalablement aux individus
qu'elle permet de juger. Elle objective les individus,
en ce sens qu'elle permet au pouvoir de constituer les
individualités dont il a besoin, de là l'invisibilité
de ce pouvoir social.
Mais quelle est la fin de ce pouvoir? Doit-il
être compris comme l'organisation capitaliste de la production qui
ferait jouer à son profit les forces même qui composent le tissu
social? Nous avons vu que la problématique marxienne de
l'idéologie de classe ne permettait pas d'apprécier correctement
les rapports du pouvoir et du savoir, mais peut-elle nous éclairer sur
la nature exacte de ce pouvoir? C'est en dépassant le système de
la société disciplinaire pour nous porter à
l'étude de la bio-politique que nous pourrons juger de la
pertinence de l'analyse marxiste en termes de lutte de classes.
1 Ibid. p. 208: " Le pouvoir disciplinaire,
grâce à elle (la surveillance hiérarchisée), devient
un système intégré,
lié de l'intérieur à
l'économie et aux fins du dispositif où il s'exerce. Il
s'organise aussi comme un pouvoir multiple, automatique et anonyme;
car s'il est vrai que la surveillance repose sur des
individus, son fonctionnement est celui d'un réseau de relations de
haut en bas, mais aussi jusqu'à un certain point de bas en haut et
latéralement; ce réseau fait tenir l'ensemble, et le traverse
intégralement d'effets de pouvoir qui prennent appui les uns sur les
autres: surveillants perpétuellement surveillés. Le pouvoir dans
la surveillance hiérarchisée des disciplines ne se
détient pas comme une chose, ne se transfère pas comme
une propriété; il fonctionne comme une machinerie. Et s'il est
vrai que son organisation pyramidale lui donne un chef, c'est l'appareil tout
entier qui produit du pouvoir et distribue les individus dans ce champ
permanent et discontinu ".
2 Le panoptique de Bentham consiste ainsi en un
aménagement de l'espace où le pouvoir peut tout voir, sans
être
lui-même vu. Le principe du panoptique consiste à
induire un mécanisme d'autocontrôle du fait que l'on ne sait
jamais si l'on est surveillé ou pas. Cf. Surveiller et punir,
p. 234: " De là, l'effet majeur du Panoptique: induire chez le
détenu un état conscient et permanent de visibilité qui
assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit
permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action;
que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile
l'actualité de son exercice; que cet appareil architectural soit une
machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir
indépendant de celui qui l'exerce; bref que les détenus soient
pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs
". Cf. aussi p. 236: " Celui qui est soumis
à un champ de visibilité, et qui le
sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir; il les
fait jouer spontanément sur lui-même; il inscrit en soi le
rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux
rôles; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait
même le pouvoir externe, lui, peut alléger ses pesanteurs
physiques; il tend à l'incorporel; et plus il se rapproche de cette
limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes,
incessamment reconduits: perpétuelle victoire qui évite tout
affrontement physique et qui est toujours jouée d'avance ".
3 Ibid., p. 220: " Le pouvoir
disciplinaire s'exerce en se rendant invisible; en revanche il impose
à ceux qu'il soumet un principe de visibilité obligatoire. Dans
la discipline, ce sont les sujets qui ont à être vu. Leur
éclairage assure l'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C'est le
fait d'être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu, qui
maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire ".
4 Ibid., p. 215.
103
Bio-politique et bio-pouvoir
Nous avons donc vu qu'entre l'ancien dispositif de
souveraineté et le système de la société
disciplinaire apparaissait une nouvelle modalité du pouvoir qui,
plus que sur les choses (la terre et les produits de la terre),
prenait comme point d'appui les corps ; des corps à discipliner
pour accroître leur productivité en accroissant
l'efficacité du pouvoir qui s'exerce sur eux: rendre les corps plus
dociles en minimisant les effets visibles du pouvoir1. C'est donc
au corps social lui-même et non pas tant à un
individu possesseur du pouvoir que se ramène la
fin de la productivité disciplinaire. Est-ce à dire
que le capitalisme, en tant qu'idéologie de classe, a remplacé
l'ancien système hiérarchique basé sur l'exploitation de
la terre et a produit
les individus dont il avait besoin dans le processus
d'accumulation du capital, aliénant la force
de travail des prolétaires en prélevant directement
l'énergie de leur corps2 ?
En fait, il semble que l'organisation disciplinaire
réponde bien au souci capitaliste d'augmentation de la production
par une administration plus rationnelle, mais en même temps
la possibilité du capitalisme est liée à
l'organisation à grande échelle d'un contrôle des forces
individuelles. En ce sens, ce n'est pas tant l'organisation capitaliste qui est
cause de la société disciplinaire que l'existence de
cette société qui est condition du
développement du capitalisme3. L'on devrait plutôt
considérer le développement du capital et la lutte des classes
qui s'ensuit comme une solidification des rapports de force en place au sein de
la société. En
ce sens, la figure de l'ouvrier exploité par le
capitaliste bourgeois ne serait que dérivée par rapport à
un phénomène plus global de déplacement d'investissement
du pouvoir devant être regardé comme l'origine de
l'économie marchande.
Où situer l'émergence de cet investissement nouveau
du pouvoir ? Dans le passage de
la souveraineté à la société
disciplinaire, le pouvoir prend en charge le rythme des corps visant
un accroissement de la productivité. Mais à quelle fin ?
Pour servir quel intérêt, pourrait-on demander d'un point de
vue marxien ? Là non plus il ne semble pas opportun de faire
intervenir une volonté identifiable de domination. Il
serait plus juste d'y voir l'investissement par le pouvoir d'un nouvel
objet qui ne serait plus le corps, puisque le corps docile doit servir
à cette nouvelle finalité du pouvoir. Ainsi à
côté, où plutôt sur une autre échelle que
la discipline apparaît une nouvelle technique du pouvoir.
Cette nouvelle technologie apparaît selon Foucault au XVIIIe
siècle avec l'essor des statistiques sur la population et ses
régularités observables. " Ce à quoi s'applique cette
nouvelle technologie de pouvoir non disciplinaire, c'est la vie des
hommes, ou encore, elle s'adresse non pas à l'homme-corps, mais
à l'homme vivant, à l'homme être vivant ; à
la limite à l'homme- espèce »4. Avec cette
nouvelle technologie du pouvoir, c'est l'homme dans sa dimension
d'espèce biologique qui se voit investi par le dispositif du
pouvoir/savoir. Il s'agit d'un
1 Il faut défendre la
société, p. 32 : " Cette nouvelle mécanique de
pouvoir porte d'abord sur les corps et sur ce qu'ils font, plus que sur la
terre et son produit. (...) C'est un type de pouvoir qui suppose un quadrillage
serré de coercitions matérielles plutôt que l'existence
physique d'un souverain, et définit une nouvelle économie
de pouvoir dont le principe est que l'on doit à la fois faire
croître les forces assujetties et la force et l'efficacité de ce
qui les assujettis ".
2 K. Marx, Le Capital, L. I, Ch. IX, p. 167
: " Je nomme temps de travail nécessaire, la partie de la journée
où la reproduction s'accomplit, et travail nécessaire le travail
dépensé pendant ce temps nécessaire pour le travailleur
;
parce qu'il est indépendant de la forme sociale de son
travail ; nécessaire pour le capital et le monde capitaliste,
parce que ce monde a pour base l'existence du travailleur. La
période d'activité qui dépasse les bornes du travail
nécessaire coûte, il est vrai, du travail à l'ouvrier, une
dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui. Elle forme une
plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d'une création ex
nihilo. Je nomme cette partie de la journée de travail temps extra et le
travail dépensé en elle, sur-travail (...) Le taux de la
plus-value
est l'expression exacte du degré d'exploitation de
la force de travail par le capital ou du travailleur par le
capitaliste ".
3 Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault, p.
198 : " Sans l'insertion, dans l'appareil de production, d'individus
disciplinés et réglés, les nouvelles exigences du
capitalisme n'auraient jamais pu être satisfaites.
Parallèlement,
le capitalisme n'aurait pas été possible sans la
fixation, le contrôle et la répartition rationnelle des
populations ".
104
pouvoir non répressif qui ne cherche pas tant à
dresser les corps individuels qu'à réguler les flux
intrinsèques à la population1. Ce pouvoir qui prend en
charge la vie, c'est ce que Foucault appelle le bio-pouvoir.
Or ce bio-pouvoir consiste en deux pôles essentiels,
distingués encore jusqu'au XIXe siècle mais qui, depuis, n'ont
cessé de se confondre : d'une part, la gestion régularisatrice
de
la population, d'autre part, le dressage des corps que nous avons
mis se mettre en place avec
la société disciplinaire2. Mais
comment ce pouvoir en est-il arrivé à qualifier
l'existence biologique même de l'Homme ?
Dans le dispositif classique de souveraineté, le souverain
avait, en tant que rempart de
la conservation de chacun, droit de vie et de mort sur les
ennemis extérieurs et intérieurs. Les hommes qui s'était
assemblés en corps pour constituer le souverain avaient en vue la
défense
de leur vie et par conséquent le souverain recevait avec
le pouvoir du glaive le droit de châtier
les individus menaçant son pouvoir. En même temps,
ce pouvoir s'exerçait avant tout comme
" instance de prélèvement, mécanisme
de soustraction, droit de s'approprier une part des richesses,
extorsion de produits, de biens, de services, de travail et de sang,
imposée aux sujets. Le pouvoir y était avant tout droit
de prise : sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie
; il culminait dans le privilège de s'en emparer pour la
supprimer "3. La définition la plus large que l'on puisse
donner de ce pouvoir est celle d'un pouvoir de « faire mourir ou de
laisser vivre ». Or au XVIIIe siècle, ce «
prélèvement » va tendre à n'être plus qu'une
forme parmi d'autres de l'exercice de ce pouvoir dans le cadre d'une discipline
sociale visant à la « majoration et à l'organisation des
forces qu'il soumet »4. Le pouvoir, de négatif qu'il
était dans sa charge de répression, devient positif en ce sens
qu'il incite, qu'il est destiné
à faire croître les forces. Le droit de mort ne
devient dès lors que l'envers « du droit pour le corps social
d'assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer
»5. Nous assistons ici au déplacement du sens de
l'exercice politique déjà relevé par Hannah Arendt.
La vie et la reproduction des moyens d'existence deviennent l'objet et la
fin du pouvoir6.
Or quels sont les moyens dont use le pouvoir pour ainsi
prendre comme objet la vie ? Avec le développement du bio-pouvoir, le
système juridique de la loi perd de son efficace, c'est ce que nous
avions vu avec l'essor de la société disciplinaire. C'est
la norme en tant qu'ensemble de jugements
médico-scientifiques qui permet de qualifier a priori l'individu et
ainsi de réguler son comportement. De la même façon,
du point de vue de la population à réguler, c'est la norme
qui doit fournir la règle permettant de qualifier ce qui
accroît ou affecte le rendement vital7. La norme permet
d'articuler le jugement de l'expert sur ce qui doit
4 Il faut défendre la
société, p. 216 : " La discipline essaie de régir la
multiplicité des hommes en tant que cette multiplicité peut et
doit se résoudre en corps individuels à surveiller, à
dresser, à utiliser, éventuellement à punir.
Et puis la nouvelle technologie qui se met en place s'adresse
à la multiplicité des hommes, mais non pas en tant
qu'ils se résument en des corps, mais en tant
qu'elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de
processus d'ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont
des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie,
etc... "
1 Ibid. p. 220.
2 La volonté de savoir, p. 183 :
" La mise en place au cours de l'âge classique de cette grande
technologie à double face - anatomique et biologique, individualisante
et spécifiante, tournée vers les performances du corps
et regardant vers les processus de la vie - caractérise
un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être
plus de tuer mais d'investir la vie de part en part ".
3 Volonté de savoir, p. 178.
4 Ibid., p. 179.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 188 : " L'homme, pendant des
millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un
animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne
est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en
question ".
7 Il faut défendre la
société, p. 225 : " On peut dire que
l'élément qui va circuler du disciplinaire au
régularisateur, qui va s'appliquer, de la même façon au
corps et à la population, qui permet à la fois de contrôler
l'ordre disciplinaire du corps et les événements
aléatoires d'une multiplicité biologique, cet
élément qui circule
105
favoriser l'expansion du processus vital et d'autre part le
comportement de chacun à l'égard
de ce processus. En tant qu'objet de savoir, elle
n'apparaît pas comme directement liée à l'exercice
effectif d'un pouvoir, mais pénètre la représentation que
les individus ont de leur inscription dans le champ social. Le malade doit se
faire soigner. Cela va de soi et ne semble engager aucun mécanisme de
pouvoir. Et pourtant le jugement du médecin appartient lui-
même au complexe pouvoir/savoir1. La norme doit
opérer le partage entre les individus en même temps que
définir un comportement normal.
Ainsi voit-on que l'analyse marxiste en terme
d'intérêts de classe ne se révèle pas apte
à comprendre la prédominance du processus de
production. En définissant le travail comme essence de l'homme,
essence aliénée dans le système de la plus-value,
le marxisme est incapable de faire retour sur les conditions de
possibilité de son propre discours. En faisant du travail, l'essence
concrète de l'homme, il reconduit plus tôt l'analyse dans les
termes où l'on circonscrit la configuration bio-politique. Pour que le
travail se représente comme l'essence
de l'homme, il faut avant tout que ce soit la
reproduction des moyens d'existence qui se donne pour primordiale, et
cela ne se peut qu'au sein d'une société qui qualifie
la vie biologique et générique de l'Homme comme
référent du discours politique2. En faisant de la
nature humaine et de son émancipation le sujet de l'histoire,
le marxisme témoigne d'une intelligibilité circulaire du
phénomène moderne de pouvoir. L'idée même de nature
humaine
ne peut apparaître que lorsque l'existence biologique
devient le centre de préoccupation du pouvoir et cette requalification
du sens de l'expérience collective n'est elle-même possible, comme
nous l'avons vu avec Hannah Arendt, que lorsque la sphère privée
des besoins prend
le pas sur la sphère politique de l'action. Ainsi
se découvre un fondement commun à la possibilité du
discours libéral et marxiste. Tous deux parlent de l'Homme parce que
tout deux
en parlent en un lieu où l'Homme est, historiquement,
né3.
Demeure cependant une interrogation. A partir du moment
où l'objet du pouvoir devient la vie, comment comprendre que ce
bio-pouvoir puisse s'articuler avec les frontières juridiques et
artificielles de l'Etat-nation. Et s'il ne le peut, mais nécessairement
le dépasse, comment concevoir que l'entité nationale demeure un
réquisit nécessaire du pouvoir social ?
L'Etat et l'Empire
Dans le processus classique de souveraineté nous
est apparu que l'unité de volonté produite par la
représentation était une unité artificielle. Le peuple, en
ce sens, n'a d'existence positive que par la médiation politique,
médiation qui relève de l'art. Or, dans la mesure, où le
pouvoir prend pour objet la vie, comment parvenir à articuler
l'idée de peuple, artificiellement engendrée, et la population
effective qui constitue l'objet du bio-pouvoir? La nation a des
de l'un à l'autre c'est la norme. La norme, c'est
ce qui peut aussi bien s'appliquer à un corps que l'on veut
discipliner, qu'à une population que l'on veut régulariser ".
1 Ibid., p. 225 : " La médecine,
c'est un savoir-pouvoir qui porte à la fois sur les corps et sur la
population, sur
l'organisme et sur les processus biologiques, et qui va
donc avoir des effets disciplinaires et des effets
régularisateurs ".
2 " La vérité et les formes
juridiques ", in Dits et Ecrits I, p. 1489 : " Pour que les hommes
soient effectivement placés dans le travail, liés au travail, il
faut une opération ou une série d'opérations complexes par
lesquelles les hommes se trouvent effectivement - d'une manière non pas
analytique mais synthétique - liés à l'appareil de
production pour lequel ils travaillent. Il faut l'opération ou la
synthèse opérée par un pouvoir politique pour que
l'essence de l'homme puisse apparaître comme étant le travail
".
3 Perret et Roustang, L'économie
contre la société, p. 23 : " Le marxisme et le
libéralisme philosophique partagent la visée utopique d'une
société entièrement fondée sur l'économique
(identification de l'individu social
au producteur), dans laquelle le politique serait aboli
en tant qu'ordre séparé de régulation des
conduites
humaines ".
106
frontières, mais la vie n'en a pas. Comment la
puissance de la nation, dont Rousseau montre qu'elle est d'autant plus une
à l'intérieur qu'elle est plus forte à
l'extérieur, peut-elle promouvoir la vie si elle est avant tout
principe d'opposition aux autres nations?
C'est en fait au carrefour de ces deux aspects de la question, la
nation et la vie, que naît
le racisme1. En effet, en faisant de la population
dans son existence physique et biologique le point central de son application,
le gouvernement bio-politique finit par identifier la nation en tant qu'organe
politique et le caractère naturel du peuple qui la constitue. Dès
lors, la guerre à l'extérieur correspond à
l'impératif de conservation à l'intérieur2.
C'est pourquoi les guerres menées autour de la notion de
vital sont des guerres d'anéantissement total et non
pas les règles conventionnelles du jus in bello.
Mais ce sont là principes d'Etats. Or, comme nous
l'avons vu, dans le dispositif de la démocratie libérale, la
notion de pouvoir comme lieu vide permet de garantir le corps social contre
l'arbitraire des gouvernants. Dans la mesure où l'Etat se voit
instrumentalisé par la société civile, les risques
politiques du bio-pouvoir sont désamorcés. L'Etat-nation se
voit dépassé et absorbé par le processus d'autonomie de
la société civile et les flux économiques qui la
traversent et la constituent. Avec l'antécédence du gouvernement
sur la forme solidifiée qu'est l'Etat3, la
souveraineté nationale décroît en proportion du
renforcement du pouvoir social. Ainsi, le développement des
échanges économiques à l'échelle transnationale
ne conduit pas un impérialisme centré sur la force
étatique mais à un déplacement du foyer de pouvoir
par-delà la souveraineté. Au " crépuscule de la
souveraineté moderne ", nous assistons au passage à ce que
Negri et Hardt nomment l'Empire4.
Il s'agit " d'un appareil décentralisé et
déterritorialisé de gouvernement, qui intègre
progressivement l'espace du monde entier à l'intérieur de
ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion "5
. En effet, en tant qu'il est un mode de gouvernement irréductible
à une nation particulière, la dynamique de l'Empire le pousse
au-delà des frontières étatiques pour mettre en
communication le lieu proprement humain de la reproduction des
moyens d'existence. Parce qu'il s'ancre dans les flux dégagés
par la société civile, sphère des besoins naturels,
l'Empire dépasse, en même temps que les frontières
géographiques, la temporalité historique et non naturelle des
affaires politiques. De plus, parce qu'il tire son origine du pouvoir
social, l'Empire reconduit les mécanismes bio-politiques
ancrés dans le sein de la société et fait de la
régulation de la vie son point d'application. Transnational,
anhistorique, naturel, voilà les caractéristiques du bio-pouvoir
impérial6.
1 Il faut défendre la
société, p. 227: " Ce qui a inscrit le racisme
dans les mécanismes de l'Etat, c'est bien l'émergence de ce
bio-pouvoir. C'est à ce moment-là que le racisme s'est inscrit
comme mécanisme fondamental
du pouvoir, tel qu'il s'exerce dans les Etats modernes, et qui
fait qu'il n'y a guère de fonctionnement moderne de l'Etat qui, à
un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions,
ne passe par le racisme ".
2 Volonté de savoir, p. 180: " C'est
comme gestionnaire de la vie et de la survie, des corps et de la race que
tant
de régimes ont pu mener tant de guerres, en
faisant tuer tant d'hommes. (...) Le principe: pouvoir tuer pour
pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu principe de
stratégie entre Etats; mais l'existence
en question n'est plus celle, juridique, de la
souveraineté, c'est celle, biologique, d'une population ".
3 Foucault, p. 83: " Ce que Foucault
exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport à l'Etat,
si l'on entend par gouvernement le pouvoir d'affecter sous tous ses aspects
(gouverner des enfants, des âmes, des malades, une famille...)".
4 Hardt et Negri, Empire, p. 17.
5 Ibid. p. 17.
6 Ibid. p. 19: " Le concept
d'Empire est caractérisé fondamentalement par une absence
de frontières: le gouvernement de l'Empire n'a pas de limites. Avant
toute chose, donc, le concept d'Empire pose en principe un régime qui
englobe la totalité de l'espace ou qui dirige effectivement le monde
civilisé dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne
son règne. Deuxièmement, le concept d'Empire se présente
lui-même non comme
un régime historique tirant son origine d'une
conquête mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le
cours de l'histoire et fixe par-là même l'état
présent des affaires pour l'éternité. Selon le point de
vue de l'Empire,
c'est la façon dont les choses seront toujours et la
façon dont elles étaient pensées de toute
éternité. En d'autres
termes, l'Empire présente son pouvoir non comme un moment
transitoire dans le flux de l'histoire, mais comme
107
En outre-passant les limites territoriales de l'Etat-nation,
le pouvoir de l'Empire peut ainsi se développer sur un mode
parfaitement immanent et coextensif à la naturalité des
interactions sociales. Ainsi dépasse-t-on la logique de la
société disciplinaire qui jouait encore
de manière médiate par le biais des institutions
sociales chargées de structurer le rapport des individus à leur
propre pratique. En dépassant la sphère nationale, le pouvoir
social aménage
un réseau souple et modulable qui s'investit
directement dans l'immanence du champ social, à présent
élargi à l'ensemble de la planète en tant que site
biologique de l'existence humaine. L'on passe de la
société disciplinaire à la
société de contrôle3. Le principe
de création des subjectivités en place à
l'intérieur de la société disciplinaire se produit
sur un mode moins contraignant et plus autonome de la part de l'acteur qui
s'en fait le relais. Ne se laissant pas apercevoir, puisque prenant pied
directement dans l'activité vitale, l'administration des rythmes
bio-politiques passe pour une évidence au yeux des
subjectivités ainsi façonnées. Ainsi, le
développement des réseaux de communication, essentiel
à la production bio- politique, en tant qu'il instaure une
médiation parfaitement immanente au champ social permet
d'intégrer le langage lui-même dans la diffusion du pouvoir
social. Par là-même, ce pouvoir se rend invisible aux yeux des
subjectivités qu'il traverse et façonne et par conséquent
produit une justification immanente4.
Mais en ce cas, si ce pouvoir social se rend
parfaitement immanent et naturel, comment se fait-il que la forme
étatique soit elle-même reconduite dans le développement
de
la production bio-politique? C'est que la possibilité
même d'une administration du processus vital n'est possible qu'à
partir du moment où la régulation de la vie naturelle devient un
enjeu public. Or cela n'est possible qu'avec l'avènement de la
société autonome. Cette société, lieu
de reproduction des moyens d'existence, ne peut advenir qu'avec
la structuration particulière
de l'Etat-nation. Pour que cette sphère se donne pour une
évidence et par-là même comme lieu
de qualification de l'Homme, il a fallu que qu'elle se constitue
elle-même en public, ce qui n'a
pu advenir qu'historiquement.
Mais en ce cas, pourquoi se considère-t-elle comme
naturelle? Parce qu'elle engendre
un pouvoir non-politique, pouvoir social structurant et
conditionnant le rapport des individus
à la réalité sociale, et agit ainsi
sur un mode immanent, invisible aux yeux de ses acteurs.
L'évidence démocratique repose ici: dans le fait qu'une
structuration particulière du politique
un régime sans frontières temporelles, donc en
ce sens hors de l'histoire ou à la fin de celle-ci.
Troisièmement, le pouvoir de l'Empire fonctionne à tous les
niveaux de l'ordre social, en descendant jusqu'aux profondeurs du
monde social. Non seulement l'Empire gère un territoire et une
population, mais il crée aussi le monde réel qu'il habite. Non
content de réguler les interactions humaines, il cherche aussi
à réguler directement la nature humaine. L'objet de son
pouvoir est la vie social dans son intégralité, de sorte que
l'Empire représente en fait la forme paradigmatique du bio-pouvoir
".
3 Ibid., p. 48-49: " On doit comprendre la
société de contrôle comme la société qui se
développe à l'extrême fin
de la modernité et ouvre sur le postmoderne, et dans
laquelle les mécanismes de maîtrise sont toujours plus "
démocratiques ", toujours plus immanents au champ social,
diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens (...)
La société de contrôle pourrait ainsi
être caractérisé par une intensification et une
généralisation des appareils normalisants de la
disciplinarité qui animent de l'intérieur nos pratiques
communes et quotidiennes; mais au contraire de la discipline, ce
contrôle s'étend bien au-delà des sites structurés
des institutions sociales, par le biais
de réseaux souples, modulables et fluctuants ".
4 Ibid. p. 59: " C'est la raison pour
laquelle les industries de communication ont pris une position aussi centrale:
non seulement elles organisent la production à une nouvelle
échelle et imposent une nouvelle structure, appropriée
à l'espace mondial, mais elles en rendent aussi la justification
immanente. Le pouvoir organise en tant que producteur; organisateur, il parle
et s'exprime en tant qu'autorité. Le langage, en tant que communicateur,
produit des marchandises mais il crée de surcroît des
subjectivités qu'il met en relation et qu'il hiérarchise. Les
industries de communication intègrent l'imaginaire et le
symbolique dans la structure bio-politique, non seulement en les
mettant au service du pouvoir, mais en les intégrant
réellement et de fait dans son fonctionnement même (...) La
légitimation de la machine impériale est née des
industries de communication, c'est à dire de la transformation du
nouveau mode de production en une machine. C'est une forme de
légitimation qui ne repose sur rien d'extérieur à
elle-même et qui est reformulée sans cesse par
développement de son propre
langage d'autovalidation ".
108
libère un lieu où une qualification de l'existence
générique de l'homme est possible. Mais cette qualification est
elle-même déterminée par ses propres conditions de
possibilité: l'avènement
de la société civile. Or cette avènement
résulte d'une longue histoire dont nous avons tenté jusqu'ici
d'identifier quelques points singuliers, cette histoire est celle d'une
culture et non celle de l'Homme.
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