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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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Hannah Arendt et la victoire de l'animal laborans

Nous l'avons vu, c'est à partir d'une redéfinition du statut de la nature et du rapport que l'homme entretient avec elle que la société peut se donner comme sphère autonome et naturelle. Mais qu'entraîne avec elle cette conception d'une naturalité des rapports sociaux quant au sens général de l'inscription humaine? Cette interrogation est justifiée dans la mesure

où la démocratie libérale se pense comme un mode de gouvernement universel et partant comme une définition même de l'être de l'homme. Or ne peut-on penser que cette définition

est " inventée " plutôt que découverte ou garantie par le dispositif libéral? N'y aurait-il pas dans l'agencement structurel des éléments qui composent la réalité démocratique une compréhension singulière de l'existence humaine qui permette de définir l'homme d'un point

de vue générique? A ces questions, la réflexion d'Hannah Arendt sur la vita activa peut apporter un éclairage nouveau.

?La vita activa et la distinction privé/public

Hannah Arendt propose, dans son ouvrage Condition de l'homme moderne, une

classification des trois activités humaines fondamentales correspondant " aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l'homme "1. Ces trois activités correspondent

au travail, à l'oeuvre et à l'action. Le travail assure le maintien des conditions physiologiques d'existence. Il correspond en ce sens à la sphère des besoins naturels et de leur satisfaction. L'oeuvre est l'activité non naturelle de production d'objets qui sont appelés à demeurer dans le temps et ainsi à assurer la permanence d'un monde en lequel l'homme pourra venir s'inscrire. Enfin l'action correspond à la sphère proprement politique de liberté où les hommes rentrent

en contact. C'est la sphère de la pluralité humaine où la parole doit permettre de constituer le souvenir; à cette condition seulement peut exister une Histoire2. Ainsi le travail correspond au

1 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 41.

2 Ibid., p. 43: " Le travail n'assure pas seulement la survie de l'individu mais aussi celle de l'espèce. L'oeuvre et ses produits - le décor humain - confère une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L'action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée les conditions du souvenir, c'est à dire de l'Histoire ".

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domaine de l'universel et renvoie à l'espèce humaine en tant que genre, l'oeuvre est particularisation d'un monde humain en tant que culture1, l'action est le lieu de la singularité.

Le travail est condition de l'oeuvre et l'oeuvre est condition de l'action.

Mais seul ce troisième domaine, domaine proprement politique, peut être considéré comme le lieu de la liberté, ce lieu où les hommes font l'expérience de leur irréductible singularité2. Nous l'avons vu, en effet, pour les Grecs, l'affirmation de la liberté ne peut se produire qu'à l'écart de la sphère des besoins, loin de l'intimité du foyer. La nature, en tant que sphère de la nécessité, doit être dépassée pour que soit atteint le champ de la liberté. Aussi la notion même d'économie politique n'a aucun sens pour la compréhension grecque, puisque l'économique, en tant que règlement du foyer, et le politique, affirmation de la liberté sur la lumière de l'Agora, sont contradictoires3. La conception moderne d'une liberté seulement assumée dans la sphère de l'intimité privée et la soumission de la liberté politique à cette liberté privée est incompréhensible dans le cadre des catégories politiques antiques4. Dans ce cadre, l'apparition du domaine social, en tant qu'autonomie de cette sphère privée devenue sphère publique, conduit à effacer les frontières entre travail et action " parce que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d'une gigantesque administration ménagère "5. Dès lors

la liberté se situe dans le domaine du social, la force ou la violence devient le monopole du gouvernement.

Mais étant donné que la sphère sociale, issue du domaine privé, correspond au domaine de la nécessité et que cette dernière constitue la loi infrangible à laquelle tous se voient soumis, l'administration rationnelle qui prend en charge la vie reconduit elle-même la nécessité d'une organisation systémique où chacun tient sa place. La division du travail se découvre comme une loi naturelle. La liberté des commencements, définition originelle de la liberté pour les Grecs, est évacuée dans le cycle de reproduction des moyens de conservation6. Avec l'avènement du social, c'est donc l'humanité entendue comme genre biologique

qui pénètre le domaine public et fait du processus vital le ressort de l'existence collective. C'est parce que ce domaine est celui de l'unité générique de l'espèce humaine qu'il peut apparaître comme le lieu de définition de l'Homme. Cette définition est universelle, parce que rien n'échappe à ce processus. Il est dès lors possible de repousser toute particularité

1 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 268-269: " La vie humaine comme telle requiert un monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son séjour ici (...) Cette maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée

au point de résister au procès de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur survivre. C'est seulement là où une telle subsistance est assurée que nous parlons de culture; c'est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle,

et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d'oeuvre d'art ".

2 Ibid., p. 189: " Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique ".

3 Condition de l'homme moderne, p. 66: " Nous appelons société un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de familles supra-humaine, dont la forme politique d'organisation se nomme nation. Nous avons donc du mal à nous rendre compte que pour les Anciens le terme même d'économie politique eût été une contradiction dans les termes: tout ce qui était économique, tout ce qui concernait la vie de l'individu et de l'espèce, était par définition non politique, affaire de famille ".

4 La crise de la culture, p. 204: " Notre tradition philosophique est presque unanime à soutenir que la liberté commence là où les hommes ont quitté le domaine de la vie politique habitée par le nombre, et qu'elle n'est pas

expérimentée dans l'association avec les autres, mais dans le rapport avec soi-même ".

5 Condition de l'homme moderne, p. 66.

6 Ibid., p. 79: " Comme nous l'enseigne la forme la plus sociale du gouvernement, qui est la bureaucratie, le gouvernement sans chef n'est pas nécessairement une absence de gouvernement; en fait, il peut devenir, dans certaines circonstances, tyrannique et cruel entre tous. L'essentiel est que la société à tous les niveaux exclut la possibilité de l'action, laquelle était jadis exclue du foyer. De chacun de ses membres, elle exige au contraire un certain comportement, imposant d'innombrables règles qui, toutes, tendent à normaliser ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires ".

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constitutive de l'action historique dans le domaine de l'inessentiel et ainsi de définir un mode

de gouvernement unique1, mais un mode de gouvernement bien particulier qui, comme nous l'avons vu, ne se définit pas du point de vue politique. Il s'agit d'une administration rationnelle visant à l'augmentation de la productivité censée assurer le bonheur du plus grand nombre. L'accélération croissante de la productivité n'est pas autre chose que ce processus vital désigné comme fin de l'existence collective2.

En ce sens, toute manifestation de l'activité sociale se ramène à une inscription naturelle de l'humanité. L'égalité de droit est pensée comme égalité de fait et ne laisse désormais plus suffisamment de place à l'expression d'une particularité significative. Le normal, notion médicale et physiologique par son opposition au pathologique, devient une catégorie sociale et finalement politique. Mais cette catégorisation instituée, puisque historique, finit passer elle-même pour naturelle. C'est ce que montre le phénomène de l'antisémitisme qui interprète en termes de différences naturelles le statut particulier que les juifs reçurent dans le cadre de l'Etat-nation3.

L'on pourrait interroger encore la société moderne sur l'inversion qu'elle produit entre

le travail et l'action et ainsi montrer quelles conséquences cette inversion porte avec elle. Nous avons vu en effet en quelle mesure la définition de l'Homme s'ancrait sur une redéfinition des fins collectives en terme de reproduction des moyens d'existence et donc sur

un processus naturel. Il nous reste à examiner en quelle mesure cette requalification est porteuse d'une expérience neuve de l'existence humaine, expérience qui pourrait se rendre aveugle ses propres conditions historiques de possibilité.

La victoire de l'animal laborans

Nous l'avons vu, l'idée d'économie politique et la prédominance de la productivité comme fait général du travail social apparaissent lorsque la sphère des besoins privés prend une dimension publique. Dès lors les autres catégories de la vita activa, l'oeuvre et l'action se voient sinon évacuées, en tout cas redéfinies dans leur rapport à la sphère du labeur. En effet, concernant la production de l'oeuvre, celle-ci se voit à son tour entraînée dans le cycle général

de la reproduction. Les objets qu'elle crée n'ont pas la consistance suffisante pour assurer la permanence d'une culture, ils sont immédiatement réinvestis dans le processus reproductif. Ils deviennent objets de consommation. De la même façon que la vie est le retour éternel du besoin, les objets servant cette vie sont eux-mêmes immédiatement disparaissants. Seul demeure le cycle4.

1 Ibid., p. 85: " Le domaine privé du foyer familial était la sphère où se trouvaient prises en charge et garanties

les nécessités de la vie, la conservation de l'individu et la continuité de l'espèce. L'un des caractères du privé, avant la découverte de l'intime, était que l'homme n'existait pas dans cette sphère en tant qu'être vraiment humain mais en tant que spécimen de l'espèce animale appelée genre humain. L'apparition de la société a modifié le jugement porté sur tout ce domaine privé, mais elle n'en a guère transformé la nature. Le caractère monolithique

de toute société, son conformisme n'autorisant qu'un seul intérêt et qu'une seule opinion, s'enracine en dernière analyse dans l'unité de l'espèce humaine ".

2 Ibid., p. 87.

3 Hannah Arendt, Sur l'antisémitisme, p. 126: " Chaque fois que l'égalité devient un fait ordinaire, sans possibilité

de mesure ou d'explication, il y a très peu de chances pour qu'on la reconnaisse simplement comme le principe

de fonctionnement d'une organisation politique dans laquelle des personnes par ailleurs inégales entre elles jouissent de droits égaux. Il y a au contraire toutes les chances pour qu'on y voie, à tort, une qualité innée de chaque individu, que l'on appelle normal s'il est comme tout le monde et anormal s'il est différent. Cette déviation du concept d'égalité, transféré du plan politique au plan social, est d'autant plus dangereuse si une société ne laisse que peu de place à des groupes particuliers et à des individus, car alors leurs différences deviennent encore plus frappantes ".

4 Condition de l'homme moderne, p. 133: " Bien différente de la productivité de l'oeuvre, qui ajoute de nouveaux objets à l'artifice humain, la productivité de la force de travail ne produit qu'incidemment des objets et se

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Pourtant l'on pourrait penser que l'accroissement de la productivité et l'assurance donnée à une grande part de l'humanité de subvenir largement aux nécessités vitales pourrait laisser libres les hommes de pourvoir à l'action, de la même façon que chez les Anciens, l'oikodespotès possède le loisir (otium) d'oeuvrer à sa réalisation d'homme libre. Mais il n'en

est rien, puisqu'en devenant publique, la sphère sociale fait tomber les barrières qui séparaient

et protégeaient l'une de l'autre les catégories de la vita activa. Aussi le temps du loisir doit lui- même être réinvesti dans le processus de reproduction-consommation1. Finalement, dans ce processus où tout objet nouveau est réinvesti dans le cycle de la disparition et du retour du besoin, la permanence du monde perd sa substance nécessaire et c'est le monde que devait garantir l'oeuvre de l'homo faber qui se confond avec le rythme du processus. Ainsi l'histoire des hommes et de leur monde prend elle-même la figure du processus vital. Le temps ouvert

de l'action et la mémoire historique sont remplacés par l'idée de processus mono-centré reculant indéfiniment les bornes d'un avenir au goût étrangement familier. L'Histoire, en tant que champ de la pluralité humaine et de l'action, est évacuée au profit de l'évolution graduelle des sciences et des techniques qui n'ont de sens que par rapport à ce processus vital2. Le risque est que dans ce processus de réinvestissement perpétuel et de reconduction de l'espèce disparaisse la possibilité de la parole. Bien sûr, les hommes continuent de parler, mais leur langage même n'est qu'un moyen de communication rentrant dans le cycle de reproduction. Il

ne cherche pas à faire valoir la mémoire des mortels au sein d'un monde institué. Il n'est que

le prolongement de l'activité vitale, alors que la lexis est originellement l'agent révélateur de l'identité personnelle unique qui apparaît dans le monde. Cette fin du langage ne peut apparaître que dans la relation à autrui et non dans l'indistinction générale du processus social qui ne renvoie qu'à lui-même3.

préoccupe avant tout des moyens de se reproduire; comme son énergie n'est pas épuisée lorsque sa reproduction

est assurée, on peut l'employer à la reproduction de plus d'une vie, mais elle ne produit jamais que de la vie. (...)

Le point de vue social s'identifie à une interprétation qui ne tient compte que d'une chose: le processus vital de l'humanité; dans son système tout devient objet de consommation. Dans une humanité complètement socialisée, qui n'aurait d'autre but que d'entretenir le processus vital, il ne resterait aucune distinction entre travail et oeuvre; toute oeuvre serait devenue travail, toutes choses ayant un sens non plus de par leur qualité objective de choses-

du-monde, mais en tant que résultats du travail vivant et fonctions du processus vital.

1 Ibid., p. 184: " Les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu: cela ne change pas la caractère de cette société, mais implique la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par consommation. La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde a remporté sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public, et que cependant, tant qu'il en demeure propriétaire,

il ne peut y avoir de vrai domaine public, mais seulement des activités privées étalées au grand jour ".

2 La crise de la culture, p. 83: " La technologie, base sur laquelle les deux domaines de l'histoire et de la nature

se sont rencontrés et interpénétrés l'un l'autre à notre époque, renvoie à la connexion entre les concepts de nature

et d'histoire tels qu'ils sont apparus avec la naissance de l'époque moderne aux XVI et XVIIe siècles. La connexion a son lieu dans le concept de processus: tous deux impliquent que nous pensions et considérions tout

en termes de processus et ne nous occupions plus des étants singuliers ou des événements particuliers et de leurs causes spéciales et séparées ".

3 Condition de l'homme moderne, p. 234: " Sans l'accompagnement du langage, l'action ne perdrait pas seulement son caractère révélatoire, elle perdrait aussi son sujet, pour ainsi dire; il n'y aurait pas d'hommes mais des robots exécutant des actes qui, humainement parlant, resteraient incompréhensibles ". La réification du langage et le point aveugle qu'elle engendre sur ses propres conditions de possibilité sont aussi un point important de la critique de la modernité menée par l'Ecole de Francfort. L'on peut se rapporter notamment à l'ouvrage de Adorno et Horkeimer, La dialectique de la raison, p. 14 : " Lorsque la vie publique a atteint un stade où la pensée se transforme inéluctablement en une marchandise et où le langage n'est qu'un moyen de promouvoir cette marchandise, la tentative de mettre à nu une telle dépravation doit refuser d'obéir aux exigences linguistiques et théoriques actuelles avant que leurs conséquences historiques rendent une telle tentative totalement impossible".

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Ainsi la naturalité à l'oeuvre dans les rapports sociaux peut bien apparaître comme telle puisqu'elle est directement issue de la sphère de la nécessité vitale. Lorsque cette sphère, émancipée, devient publique, l'on peut dire que nous sommes dans un rapport naturel à la réalité sociale. Par-là même se fait jour la possibilité pour la société de définir l'Homme puisqu'elle seule constitue le lien où d'affirmation du genre universel. La configuration de la démocratie libérale peut apparaître comme naturelle car elle met en place les structures grâces auxquelles l'homme ne se voit plus défini par son inscription dans une culture oeuvrée, mais intégré dans un processus vital anonyme et collectif. Si la démocratie libérale peut se donner comme une évidence, c'est qu'elle ôte la possibilité d'apercevoir sa propre inscription historique, étant donné qu'elle requalifie l'histoire à partir du processus naturel immédiat.

Nous avons ainsi vu avec Tocqueville comment la démocratie libérale engendrait un pouvoir non-politique, comment, chez Hannah Arendt ce pouvoir social s'ancrait sur la notion

de vie et de nature et comment il pouvait dès lors qualifier l'Homme en tant que genre. Il nous reste à envisager la manifestation de ce pouvoir, ce qui devrait enfin nous permettre de comprendre comment et en quelle mesure ce pouvoir se donne pour non-contraignant et n'apparaît pas aux yeux de ses acteurs.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo