Hannah Arendt et la victoire de l'animal laborans
Nous l'avons vu, c'est à partir d'une
redéfinition du statut de la nature et du rapport que l'homme
entretient avec elle que la société peut se donner comme
sphère autonome et naturelle. Mais qu'entraîne avec elle
cette conception d'une naturalité des rapports sociaux quant au
sens général de l'inscription humaine? Cette interrogation est
justifiée dans la mesure
où la démocratie libérale se pense
comme un mode de gouvernement universel et partant comme une
définition même de l'être de l'homme. Or ne peut-on penser
que cette définition
est " inventée " plutôt que découverte ou
garantie par le dispositif libéral? N'y aurait-il pas dans
l'agencement structurel des éléments qui composent la
réalité démocratique une compréhension
singulière de l'existence humaine qui permette de définir l'homme
d'un point
de vue générique? A ces questions, la
réflexion d'Hannah Arendt sur la vita activa peut
apporter un éclairage nouveau.
?La vita activa et la distinction privé/public
Hannah Arendt propose, dans son ouvrage Condition de
l'homme moderne, une
classification des trois activités humaines
fondamentales correspondant " aux conditions de base dans lesquelles la
vie sur terre est donnée à l'homme "1. Ces trois
activités correspondent
au travail, à l'oeuvre et à l'action. Le travail
assure le maintien des conditions physiologiques d'existence. Il correspond en
ce sens à la sphère des besoins naturels et de leur satisfaction.
L'oeuvre est l'activité non naturelle de production d'objets qui sont
appelés à demeurer dans le temps et ainsi à assurer la
permanence d'un monde en lequel l'homme pourra venir s'inscrire. Enfin l'action
correspond à la sphère proprement politique de liberté
où les hommes rentrent
en contact. C'est la sphère de la pluralité humaine
où la parole doit permettre de constituer le souvenir; à cette
condition seulement peut exister une Histoire2. Ainsi le travail
correspond au
1 Hannah Arendt, Condition de l'homme
moderne, p. 41.
2 Ibid., p. 43: " Le travail n'assure pas
seulement la survie de l'individu mais aussi celle de l'espèce. L'oeuvre
et ses produits - le décor humain - confère une certaine
permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et
au caractère fugace du temps humain. L'action, dans la mesure
où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes
politiques, crée les conditions du souvenir, c'est à dire de
l'Histoire ".
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domaine de l'universel et renvoie à l'espèce
humaine en tant que genre, l'oeuvre est particularisation d'un monde
humain en tant que culture1, l'action est le lieu de la
singularité.
Le travail est condition de l'oeuvre et l'oeuvre est condition de
l'action.
Mais seul ce troisième domaine, domaine
proprement politique, peut être considéré comme le
lieu de la liberté, ce lieu où les hommes font
l'expérience de leur irréductible
singularité2. Nous l'avons vu, en effet, pour les
Grecs, l'affirmation de la liberté ne peut se produire qu'à
l'écart de la sphère des besoins, loin de l'intimité du
foyer. La nature, en tant que sphère de la nécessité, doit
être dépassée pour que soit atteint le champ de la
liberté. Aussi la notion même d'économie politique n'a
aucun sens pour la compréhension grecque, puisque
l'économique, en tant que règlement du foyer, et le politique,
affirmation de la liberté sur la lumière de l'Agora, sont
contradictoires3. La conception moderne d'une liberté
seulement assumée dans la sphère de l'intimité
privée et la soumission de la liberté politique à
cette liberté privée est incompréhensible dans le cadre
des catégories politiques antiques4. Dans ce cadre,
l'apparition du domaine social, en tant qu'autonomie de cette
sphère privée devenue sphère publique, conduit à
effacer les frontières entre travail et action " parce que nous
imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des
familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude
d'une gigantesque administration ménagère "5.
Dès lors
la liberté se situe dans le domaine du social, la force ou
la violence devient le monopole du gouvernement.
Mais étant donné que la sphère
sociale, issue du domaine privé, correspond au domaine de la
nécessité et que cette dernière constitue la loi
infrangible à laquelle tous se voient soumis, l'administration
rationnelle qui prend en charge la vie reconduit elle-même la
nécessité d'une organisation systémique où
chacun tient sa place. La division du travail se découvre comme
une loi naturelle. La liberté des commencements,
définition originelle de la liberté pour les Grecs, est
évacuée dans le cycle de reproduction des moyens de
conservation6. Avec l'avènement du social, c'est donc
l'humanité entendue comme genre biologique
qui pénètre le domaine public et fait du
processus vital le ressort de l'existence collective. C'est parce que
ce domaine est celui de l'unité générique de
l'espèce humaine qu'il peut apparaître comme le lieu de
définition de l'Homme. Cette définition est universelle, parce
que rien n'échappe à ce processus. Il est dès lors
possible de repousser toute particularité
1 Hannah Arendt, La crise de la
culture, p. 268-269: " La vie humaine comme telle requiert un
monde dans l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur
la terre pour la durée de son séjour ici (...) Cette
maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la
totalité des objets fabriqués est organisée
au point de résister au procès de consommation
nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi, de leur
survivre. C'est seulement là où une telle subsistance est
assurée que nous parlons de culture; c'est seulement là où
nous sommes confrontés à des choses qui existent
indépendamment de toute référence utilitaire et
fonctionnelle,
et dont la qualité demeure toujours semblable à
elle-même, que nous parlons d'oeuvre d'art ".
2 Ibid., p. 189: " Le champ où la
liberté a toujours été connue, non comme un
problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le
domaine politique ".
3 Condition de l'homme moderne, p.
66: " Nous appelons société un ensemble de familles
économiquement organisées en un fac-similé de familles
supra-humaine, dont la forme politique d'organisation se nomme nation. Nous
avons donc du mal à nous rendre compte que pour les Anciens le terme
même d'économie politique eût été une
contradiction dans les termes: tout ce qui était économique, tout
ce qui concernait la vie de l'individu et de l'espèce, était par
définition non politique, affaire de famille ".
4 La crise de la culture, p. 204: " Notre
tradition philosophique est presque unanime à soutenir que la
liberté commence là où les hommes ont quitté le
domaine de la vie politique habitée par le nombre, et qu'elle n'est
pas
expérimentée dans l'association avec les autres,
mais dans le rapport avec soi-même ".
5 Condition de l'homme moderne, p. 66.
6 Ibid., p. 79: " Comme nous
l'enseigne la forme la plus sociale du gouvernement, qui est la
bureaucratie, le gouvernement sans chef n'est pas nécessairement une
absence de gouvernement; en fait, il peut devenir, dans certaines
circonstances, tyrannique et cruel entre tous. L'essentiel est que la
société à tous les niveaux exclut la possibilité de
l'action, laquelle était jadis exclue du foyer. De chacun de ses
membres, elle exige au contraire un certain comportement, imposant
d'innombrables règles qui, toutes, tendent à normaliser ses
membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes
spontanés ou les exploits extraordinaires ".
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constitutive de l'action historique dans le domaine de
l'inessentiel et ainsi de définir un mode
de gouvernement unique1, mais un mode de
gouvernement bien particulier qui, comme nous l'avons vu, ne se définit
pas du point de vue politique. Il s'agit d'une administration rationnelle
visant à l'augmentation de la productivité censée assurer
le bonheur du plus grand nombre. L'accélération croissante de
la productivité n'est pas autre chose que ce processus vital
désigné comme fin de l'existence collective2.
En ce sens, toute manifestation de l'activité
sociale se ramène à une inscription naturelle de
l'humanité. L'égalité de droit est pensée
comme égalité de fait et ne laisse désormais plus
suffisamment de place à l'expression d'une particularité
significative. Le normal, notion médicale et physiologique
par son opposition au pathologique, devient une
catégorie sociale et finalement politique. Mais cette
catégorisation instituée, puisque historique, finit passer
elle-même pour naturelle. C'est ce que montre le
phénomène de l'antisémitisme qui interprète en
termes de différences naturelles le statut particulier que les juifs
reçurent dans le cadre de l'Etat-nation3.
L'on pourrait interroger encore la société moderne
sur l'inversion qu'elle produit entre
le travail et l'action et ainsi montrer quelles
conséquences cette inversion porte avec elle. Nous avons vu en
effet en quelle mesure la définition de l'Homme s'ancrait sur
une redéfinition des fins collectives en terme de reproduction des
moyens d'existence et donc sur
un processus naturel. Il nous reste à examiner
en quelle mesure cette requalification est porteuse d'une
expérience neuve de l'existence humaine, expérience qui
pourrait se rendre aveugle ses propres conditions historiques de
possibilité.
La victoire de l'animal laborans
Nous l'avons vu, l'idée d'économie
politique et la prédominance de la productivité comme fait
général du travail social apparaissent lorsque la sphère
des besoins privés prend une dimension publique. Dès lors les
autres catégories de la vita activa, l'oeuvre et l'action se
voient sinon évacuées, en tout cas redéfinies dans leur
rapport à la sphère du labeur. En effet, concernant la production
de l'oeuvre, celle-ci se voit à son tour entraînée dans le
cycle général
de la reproduction. Les objets qu'elle crée n'ont pas
la consistance suffisante pour assurer la permanence d'une culture, ils sont
immédiatement réinvestis dans le processus reproductif. Ils
deviennent objets de consommation. De la même façon que
la vie est le retour éternel du besoin, les objets servant
cette vie sont eux-mêmes immédiatement disparaissants. Seul
demeure le cycle4.
1 Ibid., p. 85: " Le domaine privé du
foyer familial était la sphère où se trouvaient prises en
charge et garanties
les nécessités de la vie, la conservation de
l'individu et la continuité de l'espèce. L'un des
caractères du privé, avant la découverte de l'intime,
était que l'homme n'existait pas dans cette sphère en tant
qu'être vraiment humain mais en tant que spécimen de
l'espèce animale appelée genre humain. L'apparition de la
société a modifié le jugement porté sur tout ce
domaine privé, mais elle n'en a guère transformé la
nature. Le caractère monolithique
de toute société, son conformisme n'autorisant
qu'un seul intérêt et qu'une seule opinion, s'enracine en
dernière analyse dans l'unité de l'espèce humaine ".
2 Ibid., p. 87.
3 Hannah Arendt, Sur l'antisémitisme,
p. 126: " Chaque fois que l'égalité devient un fait ordinaire,
sans possibilité
de mesure ou d'explication, il y a très peu de chances
pour qu'on la reconnaisse simplement comme le principe
de fonctionnement d'une organisation politique dans
laquelle des personnes par ailleurs inégales entre elles
jouissent de droits égaux. Il y a au contraire toutes les chances pour
qu'on y voie, à tort, une qualité innée de chaque
individu, que l'on appelle normal s'il est comme tout le monde et
anormal s'il est différent. Cette déviation du concept
d'égalité, transféré du plan politique au
plan social, est d'autant plus dangereuse si une société
ne laisse que peu de place à des groupes particuliers et
à des individus, car alors leurs différences deviennent
encore plus frappantes ".
4 Condition de l'homme moderne, p. 133: "
Bien différente de la productivité de l'oeuvre, qui ajoute de
nouveaux objets à l'artifice humain, la productivité de la
force de travail ne produit qu'incidemment des objets et se
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Pourtant l'on pourrait penser que l'accroissement de la
productivité et l'assurance donnée à une grande part de
l'humanité de subvenir largement aux nécessités vitales
pourrait laisser libres les hommes de pourvoir à
l'action, de la même façon que chez les Anciens,
l'oikodespotès possède le loisir (otium)
d'oeuvrer à sa réalisation d'homme libre. Mais il n'en
est rien, puisqu'en devenant publique, la sphère sociale
fait tomber les barrières qui séparaient
et protégeaient l'une de l'autre les catégories
de la vita activa. Aussi le temps du loisir doit lui- même
être réinvesti dans le processus de
reproduction-consommation1. Finalement, dans ce processus où
tout objet nouveau est réinvesti dans le cycle de la disparition et du
retour du besoin, la permanence du monde perd sa substance
nécessaire et c'est le monde que devait garantir l'oeuvre de l'homo
faber qui se confond avec le rythme du processus. Ainsi l'histoire des
hommes et de leur monde prend elle-même la figure du processus vital. Le
temps ouvert
de l'action et la mémoire historique sont
remplacés par l'idée de processus mono-centré
reculant indéfiniment les bornes d'un avenir au goût
étrangement familier. L'Histoire, en tant que champ de la
pluralité humaine et de l'action, est évacuée au profit de
l'évolution graduelle des sciences et des techniques qui n'ont de
sens que par rapport à ce processus vital2. Le
risque est que dans ce processus de réinvestissement perpétuel et
de reconduction de l'espèce disparaisse la possibilité de la
parole. Bien sûr, les hommes continuent de parler, mais leur langage
même n'est qu'un moyen de communication rentrant dans le cycle de
reproduction. Il
ne cherche pas à faire valoir la mémoire des
mortels au sein d'un monde institué. Il n'est que
le prolongement de l'activité vitale, alors que la
lexis est originellement l'agent révélateur de
l'identité personnelle unique qui apparaît dans le monde.
Cette fin du langage ne peut apparaître que dans la relation
à autrui et non dans l'indistinction générale du processus
social qui ne renvoie qu'à lui-même3.
préoccupe avant tout des moyens de se reproduire; comme
son énergie n'est pas épuisée lorsque sa reproduction
est assurée, on peut l'employer à la reproduction
de plus d'une vie, mais elle ne produit jamais que de la vie. (...)
Le point de vue social s'identifie à une
interprétation qui ne tient compte que d'une chose: le processus vital
de l'humanité; dans son système tout devient objet de
consommation. Dans une humanité complètement
socialisée, qui n'aurait d'autre but que d'entretenir le
processus vital, il ne resterait aucune distinction entre travail et oeuvre;
toute oeuvre serait devenue travail, toutes choses ayant un sens non plus de
par leur qualité objective de choses-
du-monde, mais en tant que résultats du travail vivant et
fonctions du processus vital.
1 Ibid., p. 184: " Les loisirs de
l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la
consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits
deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus
raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux
nécessités mais se concentre au contraire sur le
superflu: cela ne change pas la caractère de cette
société, mais implique la menace qu'éventuellement aucun
objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de
l'anéantissement par consommation. La désagréable
vérité, c'est que la victoire que le monde a
remporté sur la nécessité est due à
l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que
l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public, et que
cependant, tant qu'il en demeure propriétaire,
il ne peut y avoir de vrai domaine public, mais seulement des
activités privées étalées au grand jour ".
2 La crise de la culture, p. 83: " La
technologie, base sur laquelle les deux domaines de l'histoire et de la
nature
se sont rencontrés et interpénétrés
l'un l'autre à notre époque, renvoie à la connexion entre
les concepts de nature
et d'histoire tels qu'ils sont apparus avec la naissance
de l'époque moderne aux XVI et XVIIe siècles. La
connexion a son lieu dans le concept de processus: tous deux impliquent que
nous pensions et considérions tout
en termes de processus et ne nous occupions plus des
étants singuliers ou des événements particuliers et de
leurs causes spéciales et séparées ".
3 Condition de l'homme moderne, p.
234: " Sans l'accompagnement du langage, l'action ne perdrait pas
seulement son caractère révélatoire, elle perdrait aussi
son sujet, pour ainsi dire; il n'y aurait pas d'hommes mais des robots
exécutant des actes qui, humainement parlant, resteraient
incompréhensibles ". La réification du langage et le point
aveugle qu'elle engendre sur ses propres conditions de
possibilité sont aussi un point important de la critique de la
modernité menée par l'Ecole de Francfort. L'on peut se rapporter
notamment à l'ouvrage de Adorno et Horkeimer, La dialectique de la
raison, p. 14 : " Lorsque la vie publique a atteint un stade où la
pensée se transforme inéluctablement en une marchandise et
où le langage n'est qu'un moyen de promouvoir cette marchandise, la
tentative de mettre à nu une telle dépravation doit
refuser d'obéir aux exigences linguistiques et théoriques
actuelles avant que leurs conséquences historiques rendent une
telle tentative totalement impossible".
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Ainsi la naturalité à l'oeuvre dans les rapports
sociaux peut bien apparaître comme telle puisqu'elle est directement
issue de la sphère de la nécessité vitale. Lorsque
cette sphère, émancipée, devient publique, l'on peut
dire que nous sommes dans un rapport naturel à la
réalité sociale. Par-là même se fait jour la
possibilité pour la société de définir
l'Homme puisqu'elle seule constitue le lien où d'affirmation du genre
universel. La configuration de la démocratie libérale peut
apparaître comme naturelle car elle met en place les structures
grâces auxquelles l'homme ne se voit plus défini par son
inscription dans une culture oeuvrée, mais intégré dans un
processus vital anonyme et collectif. Si la démocratie libérale
peut se donner comme une évidence, c'est qu'elle ôte la
possibilité d'apercevoir sa propre inscription historique,
étant donné qu'elle requalifie l'histoire à partir du
processus naturel immédiat.
Nous avons ainsi vu avec Tocqueville comment la démocratie
libérale engendrait un pouvoir non-politique, comment, chez Hannah
Arendt ce pouvoir social s'ancrait sur la notion
de vie et de nature et comment il pouvait dès lors
qualifier l'Homme en tant que genre. Il nous reste à envisager la
manifestation de ce pouvoir, ce qui devrait enfin nous permettre de
comprendre comment et en quelle mesure ce pouvoir se donne pour
non-contraignant et n'apparaît pas aux yeux de ses acteurs.
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