Immanence
Nous avons vu, du point de vue politique, se mettre
en place un triple dispositif permettant d'éviter
l'aliénation politique à une volonté
hétérogène. Ces trois principes consistent en la mise
à distance institutionnelle du pouvoir (principe de
représentativité) par laquelle la généralité
de la loi est garantie contre l'arbitraire de la majorité,
l'instrumentalisation du pouvoir politique (principe de
gouvernementalité) et enfin le pouvoir comme lieu vide. C'est la
combinaison de ces trois principes qui assure d'une part
l'effectivité
de la souveraineté populaire. Le peuple est à la
fois l'origine et la fin du pouvoir. Mais d'autre part, ces principes
permettent d'éviter une identification dramatique entre le pouvoir
coercitif
et le savoir de la société. C'est
grâce à l'artifice d'un vis-à-vis du pouvoir
conçu comme essentiellement séparé de la
société que les sujets jouissent d'un espace suffisant
de contestation à l'égard de ce pouvoir et possèdent la
latitude suffisante pour éclairer le pouvoir sur ses fins. En ce
sens, l'institution de l'espace public n'est pas simplement une
réponse technique à la séparation de la
société et de l'Etat, mais se constitue au contraire comme le
lieu privilégié de convergence du savoir que la
société possède de ses besoins, c'est-à-dire les
revendications des sociétaires, et du pouvoir que l'Etat
met à sa disposition.
Du point de vue politique donc, la démocratie
libérale apparaît comme un mode de gouvernement
médiatisé par lequel la société se rapporte
à elle-même. Dès lors, l'unité
synthétique du pouvoir et du savoir, de la sphère publique et de
la sphère privée, correspond à l'unité analytique
d'un sujet collectif agissant sur lui-même. Le pouvoir politique
protège la société contre lui-même.
L'écueil rousseauiste d'une politisation totale du social est
évité. C'est la victoire du principe libéral.
Mais notre interrogation ne peut s'arrêter ici. En
effet, le problème politique est réglé dès le
moment où se met en place l'idée d'une antécédence
de l'homme sur le citoyen. Dès le départ, cette primauté
entraîne la soumission de l'Etat à la société. Le
pouvoir politique n'est que la coque protectrice des relations non-politiques
inscrites au sein du corps social. Or ces relations, étant
donné qu'elles supposent l'existence d'un lien substantiel
unissant ses membres, représentent elles aussi un pouvoir
unificateur supposant au moins l'homogénéité des
partenaires sociaux. C'est sur l'idée que les acteurs sociaux sont
naturellement égaux que leurs échanges en tant que monades
de droit peuvent s'avérer naturels. C'est pourquoi les
sociétés hiérarchiques, inégalitaires par
définition, présentent principalement des liens
politiques de sujétions et sont par conséquent basées
sur l'artifice. Au contraire, le pouvoir dégagé par les
interactions entre acteurs sociaux naturellement libres et indépendants
apparaît
lui-même comme naturel. Mais parce que ce pouvoir
est essentiellement non-politique, le risque se fait jour que les
dispositifs institutionnels mis en place par la démocratie
libérale pour éviter une collusion du pouvoir politique et du
savoir social soient inefficaces à répondre
au problème que pourrait poser ce pouvoir social. En ce
cas, la phénoménologie du pouvoir des moeurs, lien
non-politique intra-social, que met en place Rousseau en vue du
dispositif politique de la volonté générale, et que
déjoue la démocratie libérale contre le
système totalitaire, pourrait en revanche se révéler
opératoire quant à l'analyse du pouvoir social investi
immédiatement dans le corps social. Une lecture non-politique de la
communication
du corps social à lui-même se
révélerait féconde en ce sens qu'elle mettrait en
lumière des effets de pouvoir produits sur un mode parfaitement
immanent. Or c'est en cela, nous semble-
87
t-il, que l'analyse de Tocqueville sur le
phénomène démocratique constitue le point de
référence d'une analyse du pouvoir social non-politique.
Tocqueville et le pouvoir social
L'originalité du propos tocquevillien tient dans le fait
qu'il analyse les caractéristiques
et les effets de la démocratie non pas simplement du
point de vue politique, mais avant tout social. Car la démocratie, avant
de signifier un régime politique particulier, la souveraineté
populaire, désigne en premier lieu un état social et emporte avec
elle une nouvelle expérience
de l'humanité de l'homme. Ce n'est que
secondairement que cet état social entraîne une
redéfinition du pouvoir politique, même si une modification dans
l'art de gouverner est à la base du changement de conditions. C'est
ce que montre l'étude sur l'Ancien régime et la
Révolution. Rappelons-nous l'interrogation de Foucault à
propos du nouvel art de gouverner: avec le déploiement d'un nouvel art
de gouverner, quelle forme de souveraineté adopter? Or Tocqueville
montre que les changements opérés dans les structures
d'Ancien Régime ont conduit à la centralisation politique
par laquelle le pouvoir politique cesse de constituer la substance
artificielle et hiérarchique des rapports inter-individuels.
L'organisation du pouvoir centralisateur et l'uniformité de
législation qui s'ensuit a porté les esprits à
reconsidérer les anciens liens de dépendance1. En ce
sens, la Révolution n'a fait que proclamer politiquement
ce que l'organisation du pouvoir en place avait
déjà accompli dans ses conséquences:
l'égalisation des conditions2.
?L'égalité des conditions et la
souveraineté du peuple
Cette égalité des conditions définit
donc avant tout un état social, non un régime politique.
La souveraineté politique n'est qu'une conséquence de ce fait
générateur. C'est parce qu'il se sait avant toutes choses
semblable à tous les autres que l'individu démocratique
ne peut accepter les liens politiques de sujétions artificielles qui,
dans les sociétés hiérarchiques, instaurent une
dissemblance irréductible entre les hommes de conditions
différentes3. La souveraineté populaire ne fait que
transposer cette idée sur le plan des décisions collectives.
En ce sens, " le dogme de la souveraineté du
peuple n'est point une doctrine isolée qui ne tienne ni aux
habitudes, ni à l'ensemble des idées dominantes; on peut, au
contraire l'envisager comme le dernier anneau d'une chaîne d'opinions
"4.
1 A. Tocqueville, L'Ancien Régime et la
Révolution, p. 154: " A mesure que l'on descend le cours du
18e siècle,
on voit s'accroître le nombre des édits,
déclarations du roi, arrêts du conseil, qui appliquent les
mêmes règles, de
la même manière, dans toutes les parties
de l'empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les
gouvernés, qui conçoivent l'idée d'une législation
si générale et si uniforme, partout la même, la même
pour tous; cette idée se montre dans tous les projets de réforme
qui se succèdent pendant trente ans avant que la révolution
n'éclate ".
2 Ibid., p. 81: " La révolution a
achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans
transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait
achevé peu à peu de soi-même à la longue ".
3 Manent, Tocqueville et la nature de la
démocratie, p. 37: " La définition aristocratique est
immédiatement
politique, puisque c'est comme citoyen romain que tel se sent et
se veut libre; être libre et appartenir au corps politique particulier
appelé Rome, c'est tout un à ses yeux. En revanche, la
définition démocratique de la liberté
n'a rien de spécifiquement politique: elle n'invoque
que l'homme et la nature, et par nature chacun a un droit absolu sur
soi-même ". Le ch. 5 de la troisième partie du second tome de la
Démocratie, sur les rapports du maître et du serviteur,
est en ce sens instructive de la dissemblance aristocratique qui instaure
artificiellement les différences se donnant pour naturelles dans la
suite des temps. La perception démocratique de l'égalité
empêche
de considérer les différences de statut autrement
que sous un rapport contractuel engagé entre deux individus égaux
et libres (De la démocratie en Amérique, II,
Deuxième partie, Ch. IV, p. 251).
4 A. Tocqueville, De la démocratie en
Amérique, Tome I, Deuxième partie, Ch. X, p. 576.
88
C'est l'opinion que les hommes ont de leur nature qui structure
leur rapport à la réalité
et qui donc les conduit à se donner les institutions
conformes à cette opinion. Or cette opinion doit être
distinguée de l'opinion publique telle que nous l'avons
décrite plus haut. Cette dernière est bien plutôt la
conséquence de cette opinion fondamentale qui, plus qu'une simple
opinion fluctuante, se présente surtout comme la grille à travers
laquelle seront lus les faits sur lesquels l'opinion publique pourra venir
éventuellement se prononcer. Si l'espace public constitue le lieu
où les opinions réfléchies d'êtres rationnels
acquièrent droit de cité, le sentiment de
l'égalité des conditions est quant à lui une
opinion spontanée qui fonde la possibilité d'un tel
lieu1.
Or de ce qu'aucun ne peut accepter de se soumettre à
son semblable, il s'ensuit que ce n'est pas à autrui que l'on
obéit, mais à soi par l'intermédiaire de la nation. La
différence entre gouvernés et gouvernants tend à
s'amoindrir dans un état où la perception d'une
supériorité de quelque nature qu'elle fut est vécue
comme un outrage. L'individu accepte d'obéir non en raison d'une
quelconque supériorité du gouvernant mais parce que cela lui est
utile et renforce son indépendance2. De là cette
conséquence que le principe de la majorité est adopté
comme pierre angulaire du système politique. Tous étant
naturellement semblables et tous recherchant leur intérêt
particulier, c'est nécessairement de la majorité que doit
émerger l'intérêt de tous. Ainsi c'est la
société, représentée dans sa configuration propre,
qui s'offre à sa propre maîtrise par l'intermédiaire de
la majorité3. Dès lors, c'est l'autorité
de la société à laquelle tous concourent de leur
force et de leur volonté qui est regardée comme le lieu effectif
du pouvoir.
Ce dernier y est divisé et répandu à ce
point qu'il finit par ne plus s'apercevoir4.
Or, la voix de la majorité, issue de la conjonction de
l'indépendance individuelle et de l'évidente ressemblance de
tous, en tant qu'elle constitue le point de rencontre des intérêts
du plus grand nombre, dégage une force inertiale propre à lui
assurer le critère d'infaillibilité en même temps que
celui d'évidence5. Ce principe garantit la
société contre l'arbitraire des gouvernants. Ceux-ci,
essentiellement semblables aux représentés, trouvent dans
l'intérêt de la majorité le leur propre et ne chercheront
pas à s'en éloigner6. Mais le risque ne vient pas
d'un
1 De la démocratie en
Amérique, T. I, Partie II, Ch. X: " Ce qui maintient un grand
nombre de citoyens sous le même gouvernement, c'est bien moins la
volonté raisonné de demeurer unis que l'accord instinctif et en
quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments
".
2 Ibid., Partie I, Ch. V, p. 118: " Il
obéit à la société, non point parce qu'il est
inférieur à ceux qui la dirigent, ou moins capable qu'un autre
homme de se gouverner lui-même, il obéit à la
société, parce l'union avec ses
semblables lui paraît utile et qu'il sait que cette union
ne peut exister sans un pouvoir régulateur. Dans tout ce qui
concerne les devoirs des citoyens entre eux, il est donc devenu
sujet. Dans tout ce qui ne regarde que lui-même,
il est resté maître: il est libre et ne doit
compte de ses actions qu'à Dieu. De là cette maxime, que
l'individu est le meilleur comme le seul juge de son intérêt
particulier et que la société n'a le droit de diriger ses
actions que quand elle se sent lésée par son fait, ou lorsqu'elle
a besoin de son secours ". L'on retrouve ici formulé le principe
libéral de la compétence sociale et de l'intérêt
bien entendu.
3 Ibid., Partie I, Ch. IV, p. 109: " Il y a
des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps
social, agit sur
lui et le force de marcher dans une certaine voie. Il y en a
d'autres où la force est divisée, étant tout à la
fois placée dans la société et hors d'elle. Rien de
semblable ne se voit aux Etats-Unis; la société y a agit par
elle- même et sur elle-même. Il n'existe de puissance que dans son
sein ". Ainsi, malgré le détour par la représentation
politique, la société est bien autonome.
4 Ibid., I, V, p. 127: " Le pouvoir
administratif aux Etats-Unis n'offre dans sa constitution rien de central ni de
hiérarchique; c'est ce qui fait qu'on ne l'aperçoit
point. Le pouvoir existe, mais on ne se sait où trouver son
représentant ".
5 Ibid., II, 7, p. 371: " Les
Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que
le roi ne pouvait jamais faillir; et quant il lui arrivait de faire mal, ils
pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci
facilitait
merveilleusement l'obéissance. On pouvait murmurer
contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le
législateur. Les Américains ont la même
opinion de la majorité. (...) L'empire moral de la
majorité se fonde encore sur ce principe, que les
intérêts du plus grand nombre doivent être
préférés à ceux du petit ".
6 Ibid., II, 6, p. 351: " Ceux qu'on charge,
aux Etats-Unis de diriger les affaires du public, sont souvent
inférieurs
en capacité et en moralité aux hommes que
l'aristocratie porterait au pouvoir; mais leur intérêt se
confond et s'identifie avec celui de la majorité de leurs concitoyens
".
89
intérêt politique divergeant de celui du plus
grand nombre. Le danger que recèle la démocratie consiste surtout
dans la foi aveugle en la légitimité de la volonté
majoritaire. Le dogme de la souveraineté populaire peut se renverser en
une véritable tyrannie de la majorité. Or, le point fondamental
est ici que la majorité n'illustre pas le principe d'une domination
despotique et violente, cherchant, comme le prince hobbesien, à
faire taire toute opinion divergente pour s'assurer de l'unité de son
pouvoir. Elle ne contraint pas les corps une fois son arrêt
prononcé, elle intime à chacun, du fait de l'horreur de la
dissemblance, à volontairement la suivre1.
Ce n'est finalement pas tant au niveau politique que la tyrannie
de la majorité s'avère
la plus redoutable puisque son action intervient sur la
formation de la décision plus encore que comme sanction d'une
opinion minoritaire. C'est au niveau des moeurs que l'opinion
générale sur l'égalité des conditions conduit
à envisager a priori la voix du plus grand nombre comme
l'unique voix légitime. La tyrannie de la majorité est l'effet
immanent au corps social
du principe social de l'égalité de nature. C'est
pourquoi l'opinion de la majorité peut laisser le corps et aller
directement à l'âme2; parce qu'elle se fonde
dans l'évidence première qui constitue le monde
démocratique. Car les moeurs, comme l'ont vu Rousseau et
Burke3, structurent notre rapport avec la réalité
sur laquelle peut être ensuite porté un jugement ou
envisagée une action. Dès lors ce pouvoir de l'opinion ne se
laisse pas apercevoir. C'est un pouvoir invisible qui traverse la
société en tant qu'il la constitue et non une
volonté hétérogène qui chercherait à
informer le corps social comme à partir d'une matière rebelle.
Afin de circonscrire la nature de ce pouvoir social, il
nous faut donc nous éloigner du terrain politique et nous porter
à l'étude de ses manifestations sociales.
Le pouvoir social
C'est sur le terrain proprement social que
l'égalité des conditions prépare la voie à
l'uniformité de la pensée. Cette uniformité se retrouve
ensuite sur le terrain politique où les hommes d'Etat doivent moins
briller par leurs qualités personnelles que par leur conformité
à
la volonté majoritaire4. Le principe
d'égalité des conditions rend en effet odieux la
supériorité d'un individu qui par nature est égal
à chacun. L'individu se considère en ce sens aussi
indépendant dans le domaine de la pensée que dans le domaine
politique d'où est rejetée toute relation hiérarchique.
Mais dans la mesure où tous se savent semblables, et puisque chacun se
sait doué de suffisamment de raison pour garantir son
intérêt, le principe d'agrégation des
1 Ibid. II, 7, p. 381: " Il n'y a pas de
monarque si absolu qui puisse réunir dans sa main toutes les forces de
la société et vaincre les résistances, comme peut le faire
une majorité revêtue du droit de faire des lois et de les
exécuter. Un roi d'ailleurs n'a qu'une puissance
matérielle qui agit sur les actions et ne saurait atteindre
les volontés; mais la majorité est revêtue d'une force tout
à la fois matérielle et morale, qui agit sur la volonté
autant que sur les actions, et qui empêche en même temps le fait et
le désir de faire ".
2 Ibid., II, 7, p. 382: " Sous le
gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à
l'âme, frappait grossièrement le corps; et l'âme,
échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus
de lui;mais dans les républiques démocratiques, ce n'est
point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit
à l'âme ".
3 Sur l'influence du préjugé collectif
dans le rapport des individus à la société, Cf. E. Burke,
Réflexions sur la
Révolution de France. Ce
préjugé, inscrit dans le sentiment, et donc dans
l'intériorité, contribue à donner à la
rationalité de la loi un motif supérieur et suffisant
d'obéissance. Cf. p. 98: " Les affections publiques, combinée
avec les moeurs, sont nécessaires à la loi - quelquefois comme
complément, quelquefois comme correctif, mais toujours comme
auxiliaire "; p. 110: " Un préjugé donne à la
raison qu'il contient le motif qui fait sa force agissante et
l'attrait qui assure sa permanence (...). Le préjugé fait
de la vertu une habitude et non une suite d'actions isolées
".
4 De la démocratie en Amérique,
T. I, II, 7, p. 385: " Parmi la foule immense qui, aux Etats-Unis, se
presse dans
la carrière politique, j'ai vu bien peu d'hommes qui
montrassent cette virile candeur, cette mâle indépendance de
la pensée, qui a souvent distingué les
Américains dans les temps antérieurs, et qui, partout où
on la trouve, forme comme le trait saillant des grands caractères. On
dirait, au premier abord, qu'en Amérique les esprits ont tous
été formés sur le même modèle, tant ils
suivent exactement la même voie ".
90
volontés dans la majorité conduit chacun
à considérer non seulement cette voix comme la sienne,
mais le poids du nombre y rajoute le coefficient de
vérité suffisant à en assurer la
caution1.
C'est donc en fonction de l'intérêt du
plus grand nombre qu'adviendront les changements dans la
compréhension et l'appréhension des événements et
des faits intéressant
le corps social. La structure de sens par laquelle les
individus se rapportent au monde est déjà constitué par
l'opinion générale. Ainsi la langue et les idées que les
mots représentent et par lesquels s'établit un commerce
rationnel avec le monde sont déterminées par les
intérêts propres à l'opinion générale. Ce qui
en retour dispense ou plutôt ne permet pas à l'individu de faire
retour sur le sens donné à la réalité sociale
à laquelle il se confronte puisque les moyens d'examen de cette
réalité sont dès l'abord élaborés par le
pouvoir social2.
Si l'on interroge néanmoins la majorité
sur la légitimité de ses vues, l'on se rend compte que
celle-ci ne se tire pas de son acuité intellectuelle mais de ce qu'elle
est fondée en l'état social. Ainsi c'est le principe
d'institution de la société démocratique qui se
légitime lui- même dans les effets que produit le pouvoir social.
Nous sommes face à un cercle. Le pouvoir social se nourrit de ce
qui l'engendre et reconduit son fondement. L'égalité des
conditions engendre un pouvoir social qui conduit à
l'uniformité de pensée, mais cette uniformité est
elle-même la condition de maintien de l'état social. Dès
lors ce qui légitime l'opinion de la majorité se dérobe
à la vue des tenants de cette opinion, les laissant libres de
croire à l'originalité de leur point de vue, alors
qu'ils se font les courroies de transmission de ce pouvoir
social3. Ainsi un nouveau despotisme s'insinue d'autant plus
sûrement qu'il se fait plus doux et insaisissable4.
1 De la démocratie en
Amérique, T. II, I, 2, p. 22: " A mesure que les citoyens
deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à
croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe, diminue. La
disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus
l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul
guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples
démocratiques ; mais elle
a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande
que chez nul autre. Dans les temps d'égalité les
hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à
cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une
confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il
ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières
pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du
plus grand nombre ".
2 Ibid., I, 16, p. 96: " Le génie des
peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand
nombre
de nouveaux mots qu'ils mettent en usage, mais encore
dans la nature des idées que ces mots nouveaux
représentent. Chez ces peuples, c'est la majorité qui fait la loi
en matière de langue, ainsi qu'en tout le reste. Son esprit se
révèle là comme ailleurs. Or, la majorité est plus
occupée d'affaires que d'études, d'intérêts
politiques
et commerciaux que de spéculations philosophiques ou de
belles-lettres. La plupart des mots créés ou admis par elle
porteront l'empreinte de ces nobles habitudes ; ils serviront
principalement à exprimer les besoins de l'industrie, les passions
des partis ou les détails de l'administration publique. C'est de ce
côté-là que la langue s'étendra sans cesse, tandis
qu'au contraire elle abandonnera peu à peu le terrain de la
métaphysique et de la théologie ".
C'est contre ce danger d'une vérité qui sous
l'effet de l'habitude est adoptée comme une évidence que
John
Stuart Mill nous met en garde dans son ouvrage sur La
liberté. Ainsi note-t-il que " les règles qui ont cours
dans
les différents pays sont si évidentes pour leurs
habitants qu'elles semblent naturelles. Cette illusion universelle
est un exemple de l'influence magique de l'habitude
qui devient non seulement une seconde nature mais se confond
constamment avec la première ". Dès lors " ce furent les
préférences et les aversions de la société qui,
grâce à la sanction de la loi et de l'opinion,
déterminèrent dans la pratique les règles à
observer par tous " (p. 68-
70).
3 Tocqueville et la nature de la
démocratie, op. cit., p. 66: " C'est l'absence de liberté
intellectuelle qui manifeste l'ampleur incomparable du pouvoir social qui
s'exerce dans les démocraties. On voit que ce pouvoir social est
détenu par tous et par personne, et qu'il s'exerce sur tous.
Chaque individu quelconque lui obéit mais, lui obéissant,
il n'obéit pour ainsi dire qu'à lui-même, à
lui-même comme membre de cette masse, de ce conglomérat
de semblables, source de toute autorité ".
42 De la démocratie en
Amérique, T. II, op. cit., IV, 6, p.434: " C'est ainsi que tous les
jours (un despotisme démocratique) rend moins utile et plus rare
l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un
plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen
jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a
préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a
disposés à les souffrir et souvent même à les
regarder comme un bienfait.
91
L'on voit donc qu'à la différence du
totalitarisme qui demeure un mode politique de domination du corps social, le
pouvoir social naît de manière immanente à ce corps. Il
n'est pas le fait d'une volonté étrangère. Il est
constitué par les volontés de ses membres. Mais en même
temps, ces derniers voient leur schèmes de réalité
constitués par ce pouvoir. Ils sont libres, ils agissent librement et
pourtant ils s'en remettent à la force du préjugé
collectif1. Or c'est parce que ce dernier s'est constitué
à l'écart du politique, dans l'intimité de la
conscience
et dans le sein de la société civile,
qu'il ne peut faire retour sur ses propres conditions de
possibilités: la constitution d'une société autonome.
Cette société civile était le lieu des moeurs,
l'ancien lieu de la religion, elle est à présent le lieu de
l'opinion publique. Or de même que les moeurs forment, au sens fort du
terme, l'appréhension de la réalité donnée qui se
révèle alors comme naturelle et évidente, l'opinion
publique possède une force de pénétration de
l'intériorité égale à celle des moeurs ou
des principes de la religion. Mais comme le savoir
véhiculé par cette opinion publique n'est plus un ensemble de
valeurs anciennes sédimentées, mais se montre comme le
résultat d'un choix réfléchi, sa consistance emporte
avec elle, en plus du critère de l'évidence, celui d'être
un fait de liberté2.
Or du fait que ce pouvoir ne se donne pas pour un
vis-à-vis tangible, mais pénètre
l'intériorité même des sujets se produit comme un
écrasement du domaine public et du domaine privé.
Désormais la nuit du foyer ne protège plus
l'intériorité de l'homme contre les abus du pouvoir public. Le
public ayant glissé de sa fonction de sphère de pouvoir exclusive
pour devenir le lieu de constitution du sens commun, la sphère
privée devient elle-même le relais et le renfort du pouvoir
social, puisque le jugement raisonnable que devait permettre
l'indépendance de la sphère privée est dés
l'abord structuré par l'opinion fondamentale qui traverse le
public3.
Ainsi donc l'idée libérale consiste, nous
l'avons vu, à reconnaître l'humanité de l'homme dans
ses rapports non-politiques. L'homme a des droits avant l'existence de l'Etat.
En dehors des liens artificiels de sujétion, l'homme se découvre
comme un être libre et égal à ses semblables. La
société est le lieu des échanges naturels entre acteurs
libres et indépendants.
Mais en même temps, la société se
rapportant à elle-même engendre un pouvoir structurant le
rapport des individus à la réalité sociale. Ce qui se
donne comme une évidence,
la naturalité des rapports sociaux, est en fait un
a priori constitutif de la possibilité de ces rapports.
Si la société civile est le lieu de rencontre de
l'Homme, c'est que la définition
(...) il ne brise pas les volontés, mais il les
amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose
sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il
empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il
comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et
il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un
troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le
berger ".
1 Il ne s'agit pas d'un préjugé de
même nature que celui que vantait Burke. Ici le préjugé ne
tire pas sa force de son ancienneté et du rôle qu'il peut jouer
dans la communication des vertus. Il s'agit d'un préjugé formel
qui
consiste à voir dans l'opinion de la majorité le
principe de légitimité de cette opinion. Mais un point
important
doit être pris en compte. Ce préjugé est
formel, en ce sens qu'il regarde à la légitimité de
l'opinion collective en tant que telle et non l'objet sur lequel cette opinion
se prononce.
2 Tocqueville et la nature de la
démocratie, p. 71: " Le présupposé ultime de
l'idée majoritaire est que le plus juste est dans le plus fort: ce
même par quoi les homme démocratiques de ressemblent de plus en
plus, ce même
à travers quoi ils pensent et se perçoivent, ce
même qui leur est plus intime et plus cher qu'eux-mêmes, n'est rien
d'humain. Ils ne peuvent le penser et se le représenter qu'en le posant
hors d'eux-mêmes, force irrésistible qui les pousse et les
appelle, pouvoir d'autant plus pénétrant qu'ils l'aiment
comme leur propre pouvoir, nécessité de l'histoire, pouvoir
sans limite de la masse, étreinte irrésistible de la
société ".
3 R. Legros, L'Idée
d'humanité, p. 172- " Pouvoir social car pouvoir exercé par
toute la société sur elle-même, à
la fois en se diffusant en elle sous la forme de l'opinion
commune et en se concentrant à son sommet sous la figure d'un
gouvernement qui est censé représenter le peuple tout entier ";
p. 177- " Vie privée et vie sociale ne s'opposent pas l'une à
l'autre mais se renforcent naturellement: le retrait dans le privé ne
protège pas contre la socialisation mais la rend plus puissante ".
92
universelle de l'homme ne pouvait s'accomplir que sur le
terrain de la nature. Comme la société civile se donne pour
naturelle, elle seule peut accueillir l'Homme.
Or la société civile, en tant que non-politique,
instaure des liens substantiels entre ses membres. Ces liens constituent
les moeurs, autrefois la religion. Avec l'avènement de l'Homme
et le rejet de la tradition, l'on a pu penser qu'un commerce
rationnel entre les individus se substituerait aux anciens liens sociaux.
Mais ce que Tocqueville nous a permis d'apercevoir, c'est que la
définition même de l'Homme démocratique est venu prendre la
place des anciens dogmes constitutifs du rapport au monde. Cette
définition neuve peut donc se prévaloir de la même
efficace sur la constitution de l'expérience que possédait la
tradition ou
la religion. Or comme cette définition suppose
la structuration historique particulière qui a permis
l'avènement du libéralisme, c'est en dernier lieu la
configuration de la société démocratique qui se donne
comme une évidence. Nous laissons à plus tard la question de la
légitimité de cette évidence. Mais nous intéresse
surtout pour l'instant le sens des pratiques que la société
démocratique moderne déploie dans sa requalification
générale du sens de l'existence. C'est pourquoi nous nous
portons à présent à l'étude du sens de la
naturalité dans
la société démocratique, naturalité
qu'il nous faut élucider pour parvenir à une compréhension
plus claire du statut du pouvoir démocratique.
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