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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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Immanence

Nous avons vu, du point de vue politique, se mettre en place un triple dispositif permettant d'éviter l'aliénation politique à une volonté hétérogène. Ces trois principes consistent en la mise à distance institutionnelle du pouvoir (principe de représentativité) par laquelle la généralité de la loi est garantie contre l'arbitraire de la majorité, l'instrumentalisation du pouvoir politique (principe de gouvernementalité) et enfin le pouvoir comme lieu vide. C'est la combinaison de ces trois principes qui assure d'une part l'effectivité

de la souveraineté populaire. Le peuple est à la fois l'origine et la fin du pouvoir. Mais d'autre part, ces principes permettent d'éviter une identification dramatique entre le pouvoir coercitif

et le savoir de la société. C'est grâce à l'artifice d'un vis-à-vis du pouvoir conçu comme essentiellement séparé de la société que les sujets jouissent d'un espace suffisant de contestation à l'égard de ce pouvoir et possèdent la latitude suffisante pour éclairer le pouvoir sur ses fins. En ce sens, l'institution de l'espace public n'est pas simplement une réponse technique à la séparation de la société et de l'Etat, mais se constitue au contraire comme le lieu privilégié de convergence du savoir que la société possède de ses besoins, c'est-à-dire les

revendications des sociétaires, et du pouvoir que l'Etat met à sa disposition.

Du point de vue politique donc, la démocratie libérale apparaît comme un mode de gouvernement médiatisé par lequel la société se rapporte à elle-même. Dès lors, l'unité synthétique du pouvoir et du savoir, de la sphère publique et de la sphère privée, correspond à l'unité analytique d'un sujet collectif agissant sur lui-même. Le pouvoir politique protège la société contre lui-même. L'écueil rousseauiste d'une politisation totale du social est évité. C'est la victoire du principe libéral.

Mais notre interrogation ne peut s'arrêter ici. En effet, le problème politique est réglé dès le moment où se met en place l'idée d'une antécédence de l'homme sur le citoyen. Dès le départ, cette primauté entraîne la soumission de l'Etat à la société. Le pouvoir politique n'est que la coque protectrice des relations non-politiques inscrites au sein du corps social. Or ces relations, étant donné qu'elles supposent l'existence d'un lien substantiel unissant ses membres, représentent elles aussi un pouvoir unificateur supposant au moins l'homogénéité des partenaires sociaux. C'est sur l'idée que les acteurs sociaux sont naturellement égaux que leurs échanges en tant que monades de droit peuvent s'avérer naturels. C'est pourquoi les sociétés hiérarchiques, inégalitaires par définition, présentent principalement des liens politiques de sujétions et sont par conséquent basées sur l'artifice. Au contraire, le pouvoir dégagé par les interactions entre acteurs sociaux naturellement libres et indépendants apparaît

lui-même comme naturel. Mais parce que ce pouvoir est essentiellement non-politique, le risque se fait jour que les dispositifs institutionnels mis en place par la démocratie libérale pour éviter une collusion du pouvoir politique et du savoir social soient inefficaces à répondre

au problème que pourrait poser ce pouvoir social. En ce cas, la phénoménologie du pouvoir des moeurs, lien non-politique intra-social, que met en place Rousseau en vue du dispositif politique de la volonté générale, et que déjoue la démocratie libérale contre le système totalitaire, pourrait en revanche se révéler opératoire quant à l'analyse du pouvoir social investi immédiatement dans le corps social. Une lecture non-politique de la communication

du corps social à lui-même se révélerait féconde en ce sens qu'elle mettrait en lumière des effets de pouvoir produits sur un mode parfaitement immanent. Or c'est en cela, nous semble-

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t-il, que l'analyse de Tocqueville sur le phénomène démocratique constitue le point de référence d'une analyse du pouvoir social non-politique.

Tocqueville et le pouvoir social

L'originalité du propos tocquevillien tient dans le fait qu'il analyse les caractéristiques

et les effets de la démocratie non pas simplement du point de vue politique, mais avant tout social. Car la démocratie, avant de signifier un régime politique particulier, la souveraineté populaire, désigne en premier lieu un état social et emporte avec elle une nouvelle expérience

de l'humanité de l'homme. Ce n'est que secondairement que cet état social entraîne une redéfinition du pouvoir politique, même si une modification dans l'art de gouverner est à la base du changement de conditions. C'est ce que montre l'étude sur l'Ancien régime et la Révolution. Rappelons-nous l'interrogation de Foucault à propos du nouvel art de gouverner: avec le déploiement d'un nouvel art de gouverner, quelle forme de souveraineté adopter? Or Tocqueville montre que les changements opérés dans les structures d'Ancien Régime ont conduit à la centralisation politique par laquelle le pouvoir politique cesse de constituer la substance artificielle et hiérarchique des rapports inter-individuels. L'organisation du pouvoir centralisateur et l'uniformité de législation qui s'ensuit a porté les esprits à reconsidérer les anciens liens de dépendance1. En ce sens, la Révolution n'a fait que proclamer politiquement

ce que l'organisation du pouvoir en place avait déjà accompli dans ses conséquences:

l'égalisation des conditions2.

?L'égalité des conditions et la souveraineté du peuple

Cette égalité des conditions définit donc avant tout un état social, non un régime politique. La souveraineté politique n'est qu'une conséquence de ce fait générateur. C'est parce qu'il se sait avant toutes choses semblable à tous les autres que l'individu démocratique ne peut accepter les liens politiques de sujétions artificielles qui, dans les sociétés hiérarchiques, instaurent une dissemblance irréductible entre les hommes de conditions différentes3. La souveraineté populaire ne fait que transposer cette idée sur le plan des décisions collectives.

En ce sens, " le dogme de la souveraineté du peuple n'est point une doctrine isolée qui ne tienne ni aux habitudes, ni à l'ensemble des idées dominantes; on peut, au contraire l'envisager comme le dernier anneau d'une chaîne d'opinions "4.

1 A. Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, p. 154: " A mesure que l'on descend le cours du 18e siècle,

on voit s'accroître le nombre des édits, déclarations du roi, arrêts du conseil, qui appliquent les mêmes règles, de

la même manière, dans toutes les parties de l'empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les gouvernés, qui conçoivent l'idée d'une législation si générale et si uniforme, partout la même, la même pour tous; cette idée se montre dans tous les projets de réforme qui se succèdent pendant trente ans avant que la révolution n'éclate ".

2 Ibid., p. 81: " La révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue ".

3 Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, p. 37: " La définition aristocratique est immédiatement

politique, puisque c'est comme citoyen romain que tel se sent et se veut libre; être libre et appartenir au corps politique particulier appelé Rome, c'est tout un à ses yeux. En revanche, la définition démocratique de la liberté

n'a rien de spécifiquement politique: elle n'invoque que l'homme et la nature, et par nature chacun a un droit absolu sur soi-même ". Le ch. 5 de la troisième partie du second tome de la Démocratie, sur les rapports du maître et du serviteur, est en ce sens instructive de la dissemblance aristocratique qui instaure artificiellement les différences se donnant pour naturelles dans la suite des temps. La perception démocratique de l'égalité empêche

de considérer les différences de statut autrement que sous un rapport contractuel engagé entre deux individus égaux et libres (De la démocratie en Amérique, II, Deuxième partie, Ch. IV, p. 251).

4 A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome I, Deuxième partie, Ch. X, p. 576.

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C'est l'opinion que les hommes ont de leur nature qui structure leur rapport à la réalité

et qui donc les conduit à se donner les institutions conformes à cette opinion. Or cette opinion doit être distinguée de l'opinion publique telle que nous l'avons décrite plus haut. Cette dernière est bien plutôt la conséquence de cette opinion fondamentale qui, plus qu'une simple opinion fluctuante, se présente surtout comme la grille à travers laquelle seront lus les faits sur lesquels l'opinion publique pourra venir éventuellement se prononcer. Si l'espace public constitue le lieu où les opinions réfléchies d'êtres rationnels acquièrent droit de cité, le sentiment de l'égalité des conditions est quant à lui une opinion spontanée qui fonde la possibilité d'un tel lieu1.

Or de ce qu'aucun ne peut accepter de se soumettre à son semblable, il s'ensuit que ce n'est pas à autrui que l'on obéit, mais à soi par l'intermédiaire de la nation. La différence entre gouvernés et gouvernants tend à s'amoindrir dans un état où la perception d'une supériorité de quelque nature qu'elle fut est vécue comme un outrage. L'individu accepte d'obéir non en raison d'une quelconque supériorité du gouvernant mais parce que cela lui est utile et renforce son indépendance2. De là cette conséquence que le principe de la majorité est adopté comme pierre angulaire du système politique. Tous étant naturellement semblables et tous recherchant leur intérêt particulier, c'est nécessairement de la majorité que doit émerger l'intérêt de tous. Ainsi c'est la société, représentée dans sa configuration propre, qui s'offre à sa propre maîtrise par l'intermédiaire de la majorité3. Dès lors, c'est l'autorité de la société à laquelle tous concourent de leur force et de leur volonté qui est regardée comme le lieu effectif du pouvoir.

Ce dernier y est divisé et répandu à ce point qu'il finit par ne plus s'apercevoir4.

Or, la voix de la majorité, issue de la conjonction de l'indépendance individuelle et de l'évidente ressemblance de tous, en tant qu'elle constitue le point de rencontre des intérêts du plus grand nombre, dégage une force inertiale propre à lui assurer le critère d'infaillibilité en même temps que celui d'évidence5. Ce principe garantit la société contre l'arbitraire des gouvernants. Ceux-ci, essentiellement semblables aux représentés, trouvent dans l'intérêt de la majorité le leur propre et ne chercheront pas à s'en éloigner6. Mais le risque ne vient pas d'un

1 De la démocratie en Amérique, T. I, Partie II, Ch. X: " Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même gouvernement, c'est bien moins la volonté raisonné de demeurer unis que l'accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments ".

2 Ibid., Partie I, Ch. V, p. 118: " Il obéit à la société, non point parce qu'il est inférieur à ceux qui la dirigent, ou moins capable qu'un autre homme de se gouverner lui-même, il obéit à la société, parce l'union avec ses

semblables lui paraît utile et qu'il sait que cette union ne peut exister sans un pouvoir régulateur. Dans tout ce qui

concerne les devoirs des citoyens entre eux, il est donc devenu sujet. Dans tout ce qui ne regarde que lui-même,

il est resté maître: il est libre et ne doit compte de ses actions qu'à Dieu. De là cette maxime, que l'individu est le meilleur comme le seul juge de son intérêt particulier et que la société n'a le droit de diriger ses actions que quand elle se sent lésée par son fait, ou lorsqu'elle a besoin de son secours ". L'on retrouve ici formulé le principe libéral de la compétence sociale et de l'intérêt bien entendu.

3 Ibid., Partie I, Ch. IV, p. 109: " Il y a des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps social, agit sur

lui et le force de marcher dans une certaine voie. Il y en a d'autres où la force est divisée, étant tout à la fois placée dans la société et hors d'elle. Rien de semblable ne se voit aux Etats-Unis; la société y a agit par elle- même et sur elle-même. Il n'existe de puissance que dans son sein ". Ainsi, malgré le détour par la représentation politique, la société est bien autonome.

4 Ibid., I, V, p. 127: " Le pouvoir administratif aux Etats-Unis n'offre dans sa constitution rien de central ni de hiérarchique; c'est ce qui fait qu'on ne l'aperçoit point. Le pouvoir existe, mais on ne se sait où trouver son représentant ".

5 Ibid., II, 7, p. 371: " Les Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que le roi ne pouvait jamais faillir; et quant il lui arrivait de faire mal, ils pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci facilitait

merveilleusement l'obéissance. On pouvait murmurer contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le

législateur. Les Américains ont la même opinion de la majorité. (...) L'empire moral de la majorité se fonde encore sur ce principe, que les intérêts du plus grand nombre doivent être préférés à ceux du petit ".

6 Ibid., II, 6, p. 351: " Ceux qu'on charge, aux Etats-Unis de diriger les affaires du public, sont souvent inférieurs

en capacité et en moralité aux hommes que l'aristocratie porterait au pouvoir; mais leur intérêt se confond et s'identifie avec celui de la majorité de leurs concitoyens ".

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intérêt politique divergeant de celui du plus grand nombre. Le danger que recèle la démocratie consiste surtout dans la foi aveugle en la légitimité de la volonté majoritaire. Le dogme de la souveraineté populaire peut se renverser en une véritable tyrannie de la majorité. Or, le point fondamental est ici que la majorité n'illustre pas le principe d'une domination despotique et violente, cherchant, comme le prince hobbesien, à faire taire toute opinion divergente pour s'assurer de l'unité de son pouvoir. Elle ne contraint pas les corps une fois son arrêt prononcé, elle intime à chacun, du fait de l'horreur de la dissemblance, à volontairement la suivre1.

Ce n'est finalement pas tant au niveau politique que la tyrannie de la majorité s'avère

la plus redoutable puisque son action intervient sur la formation de la décision plus encore que comme sanction d'une opinion minoritaire. C'est au niveau des moeurs que l'opinion générale sur l'égalité des conditions conduit à envisager a priori la voix du plus grand nombre comme l'unique voix légitime. La tyrannie de la majorité est l'effet immanent au corps social

du principe social de l'égalité de nature. C'est pourquoi l'opinion de la majorité peut laisser le corps et aller directement à l'âme2; parce qu'elle se fonde dans l'évidence première qui constitue le monde démocratique. Car les moeurs, comme l'ont vu Rousseau et Burke3, structurent notre rapport avec la réalité sur laquelle peut être ensuite porté un jugement ou envisagée une action. Dès lors ce pouvoir de l'opinion ne se laisse pas apercevoir. C'est un pouvoir invisible qui traverse la société en tant qu'il la constitue et non une volonté hétérogène qui chercherait à informer le corps social comme à partir d'une matière rebelle.

Afin de circonscrire la nature de ce pouvoir social, il nous faut donc nous éloigner du terrain politique et nous porter à l'étude de ses manifestations sociales.

Le pouvoir social

C'est sur le terrain proprement social que l'égalité des conditions prépare la voie à l'uniformité de la pensée. Cette uniformité se retrouve ensuite sur le terrain politique où les hommes d'Etat doivent moins briller par leurs qualités personnelles que par leur conformité à

la volonté majoritaire4. Le principe d'égalité des conditions rend en effet odieux la supériorité d'un individu qui par nature est égal à chacun. L'individu se considère en ce sens aussi indépendant dans le domaine de la pensée que dans le domaine politique d'où est rejetée toute relation hiérarchique. Mais dans la mesure où tous se savent semblables, et puisque chacun se sait doué de suffisamment de raison pour garantir son intérêt, le principe d'agrégation des

1 Ibid. II, 7, p. 381: " Il n'y a pas de monarque si absolu qui puisse réunir dans sa main toutes les forces de la société et vaincre les résistances, comme peut le faire une majorité revêtue du droit de faire des lois et de les exécuter. Un roi d'ailleurs n'a qu'une puissance matérielle qui agit sur les actions et ne saurait atteindre les volontés; mais la majorité est revêtue d'une force tout à la fois matérielle et morale, qui agit sur la volonté autant que sur les actions, et qui empêche en même temps le fait et le désir de faire ".

2 Ibid., II, 7, p. 382: " Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus de lui;mais dans les républiques démocratiques, ce n'est point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit à l'âme ".

3 Sur l'influence du préjugé collectif dans le rapport des individus à la société, Cf. E. Burke, Réflexions sur la

Révolution de France. Ce préjugé, inscrit dans le sentiment, et donc dans l'intériorité, contribue à donner à la rationalité de la loi un motif supérieur et suffisant d'obéissance. Cf. p. 98: " Les affections publiques, combinée avec les moeurs, sont nécessaires à la loi - quelquefois comme complément, quelquefois comme correctif, mais toujours comme auxiliaire "; p. 110: " Un préjugé donne à la raison qu'il contient le motif qui fait sa force agissante et l'attrait qui assure sa permanence (...). Le préjugé fait de la vertu une habitude et non une suite d'actions isolées ".

4 De la démocratie en Amérique, T. I, II, 7, p. 385: " Parmi la foule immense qui, aux Etats-Unis, se presse dans

la carrière politique, j'ai vu bien peu d'hommes qui montrassent cette virile candeur, cette mâle indépendance de

la pensée, qui a souvent distingué les Américains dans les temps antérieurs, et qui, partout où on la trouve, forme comme le trait saillant des grands caractères. On dirait, au premier abord, qu'en Amérique les esprits ont tous été formés sur le même modèle, tant ils suivent exactement la même voie ".

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volontés dans la majorité conduit chacun à considérer non seulement cette voix comme la sienne, mais le poids du nombre y rajoute le coefficient de vérité suffisant à en assurer la caution1.

C'est donc en fonction de l'intérêt du plus grand nombre qu'adviendront les changements dans la compréhension et l'appréhension des événements et des faits intéressant

le corps social. La structure de sens par laquelle les individus se rapportent au monde est déjà constitué par l'opinion générale. Ainsi la langue et les idées que les mots représentent et par lesquels s'établit un commerce rationnel avec le monde sont déterminées par les intérêts propres à l'opinion générale. Ce qui en retour dispense ou plutôt ne permet pas à l'individu de faire retour sur le sens donné à la réalité sociale à laquelle il se confronte puisque les moyens d'examen de cette réalité sont dès l'abord élaborés par le pouvoir social2.

Si l'on interroge néanmoins la majorité sur la légitimité de ses vues, l'on se rend compte que celle-ci ne se tire pas de son acuité intellectuelle mais de ce qu'elle est fondée en l'état social. Ainsi c'est le principe d'institution de la société démocratique qui se légitime lui- même dans les effets que produit le pouvoir social. Nous sommes face à un cercle. Le pouvoir social se nourrit de ce qui l'engendre et reconduit son fondement. L'égalité des conditions engendre un pouvoir social qui conduit à l'uniformité de pensée, mais cette uniformité est elle-même la condition de maintien de l'état social. Dès lors ce qui légitime l'opinion de la majorité se dérobe à la vue des tenants de cette opinion, les laissant libres de croire à l'originalité de leur point de vue, alors qu'ils se font les courroies de transmission de ce pouvoir social3. Ainsi un nouveau despotisme s'insinue d'autant plus sûrement qu'il se fait plus doux et insaisissable4.

1 De la démocratie en Amérique, T. II, I, 2, p. 22: " A mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe, diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle

a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité les

hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre ".

2 Ibid., I, 16, p. 96: " Le génie des peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand nombre

de nouveaux mots qu'ils mettent en usage, mais encore dans la nature des idées que ces mots nouveaux représentent. Chez ces peuples, c'est la majorité qui fait la loi en matière de langue, ainsi qu'en tout le reste. Son esprit se révèle là comme ailleurs. Or, la majorité est plus occupée d'affaires que d'études, d'intérêts politiques

et commerciaux que de spéculations philosophiques ou de belles-lettres. La plupart des mots créés ou admis par elle porteront l'empreinte de ces nobles habitudes ; ils serviront principalement à exprimer les besoins de l'industrie, les passions des partis ou les détails de l'administration publique. C'est de ce côté-là que la langue s'étendra sans cesse, tandis qu'au contraire elle abandonnera peu à peu le terrain de la métaphysique et de la théologie ".

C'est contre ce danger d'une vérité qui sous l'effet de l'habitude est adoptée comme une évidence que John

Stuart Mill nous met en garde dans son ouvrage sur La liberté. Ainsi note-t-il que " les règles qui ont cours dans

les différents pays sont si évidentes pour leurs habitants qu'elles semblent naturelles. Cette illusion universelle

est un exemple de l'influence magique de l'habitude qui devient non seulement une seconde nature mais se confond constamment avec la première ". Dès lors " ce furent les préférences et les aversions de la société qui, grâce à la sanction de la loi et de l'opinion, déterminèrent dans la pratique les règles à observer par tous " (p. 68-

70).

3 Tocqueville et la nature de la démocratie, op. cit., p. 66: " C'est l'absence de liberté intellectuelle qui manifeste l'ampleur incomparable du pouvoir social qui s'exerce dans les démocraties. On voit que ce pouvoir social est détenu par tous et par personne, et qu'il s'exerce sur tous. Chaque individu quelconque lui obéit mais, lui obéissant, il n'obéit pour ainsi dire qu'à lui-même, à lui-même comme membre de cette masse, de ce conglomérat

de semblables, source de toute autorité ".

42 De la démocratie en Amérique, T. II, op. cit., IV, 6, p.434: " C'est ainsi que tous les jours (un despotisme démocratique) rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

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L'on voit donc qu'à la différence du totalitarisme qui demeure un mode politique de domination du corps social, le pouvoir social naît de manière immanente à ce corps. Il n'est pas le fait d'une volonté étrangère. Il est constitué par les volontés de ses membres. Mais en même temps, ces derniers voient leur schèmes de réalité constitués par ce pouvoir. Ils sont libres, ils agissent librement et pourtant ils s'en remettent à la force du préjugé collectif1. Or c'est parce que ce dernier s'est constitué à l'écart du politique, dans l'intimité de la conscience

et dans le sein de la société civile, qu'il ne peut faire retour sur ses propres conditions de possibilités: la constitution d'une société autonome. Cette société civile était le lieu des moeurs, l'ancien lieu de la religion, elle est à présent le lieu de l'opinion publique. Or de même que les moeurs forment, au sens fort du terme, l'appréhension de la réalité donnée qui se révèle alors comme naturelle et évidente, l'opinion publique possède une force de pénétration de l'intériorité égale à celle des moeurs ou des principes de la religion. Mais comme le savoir véhiculé par cette opinion publique n'est plus un ensemble de valeurs anciennes sédimentées, mais se montre comme le résultat d'un choix réfléchi, sa consistance emporte avec elle, en plus du critère de l'évidence, celui d'être un fait de liberté2.

Or du fait que ce pouvoir ne se donne pas pour un vis-à-vis tangible, mais pénètre l'intériorité même des sujets se produit comme un écrasement du domaine public et du domaine privé. Désormais la nuit du foyer ne protège plus l'intériorité de l'homme contre les abus du pouvoir public. Le public ayant glissé de sa fonction de sphère de pouvoir exclusive pour devenir le lieu de constitution du sens commun, la sphère privée devient elle-même le relais et le renfort du pouvoir social, puisque le jugement raisonnable que devait permettre l'indépendance de la sphère privée est dés l'abord structuré par l'opinion fondamentale qui traverse le public3.

Ainsi donc l'idée libérale consiste, nous l'avons vu, à reconnaître l'humanité de l'homme dans ses rapports non-politiques. L'homme a des droits avant l'existence de l'Etat. En dehors des liens artificiels de sujétion, l'homme se découvre comme un être libre et égal à ses semblables. La société est le lieu des échanges naturels entre acteurs libres et indépendants.

Mais en même temps, la société se rapportant à elle-même engendre un pouvoir structurant le rapport des individus à la réalité sociale. Ce qui se donne comme une évidence,

la naturalité des rapports sociaux, est en fait un a priori constitutif de la possibilité de ces rapports. Si la société civile est le lieu de rencontre de l'Homme, c'est que la définition

(...) il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ".

1 Il ne s'agit pas d'un préjugé de même nature que celui que vantait Burke. Ici le préjugé ne tire pas sa force de son ancienneté et du rôle qu'il peut jouer dans la communication des vertus. Il s'agit d'un préjugé formel qui

consiste à voir dans l'opinion de la majorité le principe de légitimité de cette opinion. Mais un point important

doit être pris en compte. Ce préjugé est formel, en ce sens qu'il regarde à la légitimité de l'opinion collective en tant que telle et non l'objet sur lequel cette opinion se prononce.

2 Tocqueville et la nature de la démocratie, p. 71: " Le présupposé ultime de l'idée majoritaire est que le plus juste est dans le plus fort: ce même par quoi les homme démocratiques de ressemblent de plus en plus, ce même

à travers quoi ils pensent et se perçoivent, ce même qui leur est plus intime et plus cher qu'eux-mêmes, n'est rien d'humain. Ils ne peuvent le penser et se le représenter qu'en le posant hors d'eux-mêmes, force irrésistible qui les pousse et les appelle, pouvoir d'autant plus pénétrant qu'ils l'aiment comme leur propre pouvoir, nécessité de l'histoire, pouvoir sans limite de la masse, étreinte irrésistible de la société ".

3 R. Legros, L'Idée d'humanité, p. 172- " Pouvoir social car pouvoir exercé par toute la société sur elle-même, à

la fois en se diffusant en elle sous la forme de l'opinion commune et en se concentrant à son sommet sous la figure d'un gouvernement qui est censé représenter le peuple tout entier "; p. 177- " Vie privée et vie sociale ne s'opposent pas l'une à l'autre mais se renforcent naturellement: le retrait dans le privé ne protège pas contre la socialisation mais la rend plus puissante ".

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universelle de l'homme ne pouvait s'accomplir que sur le terrain de la nature. Comme la société civile se donne pour naturelle, elle seule peut accueillir l'Homme.

Or la société civile, en tant que non-politique, instaure des liens substantiels entre ses membres. Ces liens constituent les moeurs, autrefois la religion. Avec l'avènement de l'Homme et le rejet de la tradition, l'on a pu penser qu'un commerce rationnel entre les individus se substituerait aux anciens liens sociaux. Mais ce que Tocqueville nous a permis d'apercevoir, c'est que la définition même de l'Homme démocratique est venu prendre la place des anciens dogmes constitutifs du rapport au monde. Cette définition neuve peut donc se prévaloir de la même efficace sur la constitution de l'expérience que possédait la tradition ou

la religion. Or comme cette définition suppose la structuration historique particulière qui a permis l'avènement du libéralisme, c'est en dernier lieu la configuration de la société démocratique qui se donne comme une évidence. Nous laissons à plus tard la question de la légitimité de cette évidence. Mais nous intéresse surtout pour l'instant le sens des pratiques que la société démocratique moderne déploie dans sa requalification générale du sens de l'existence. C'est pourquoi nous nous portons à présent à l'étude du sens de la naturalité dans

la société démocratique, naturalité qu'il nous faut élucider pour parvenir à une compréhension plus claire du statut du pouvoir démocratique.

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