Le pouvoir comme lieu vide
Il semble que l'idée libérale d'un
auto-gouvernement libère le pouvoir de son lieu transcendant pour
le réinscrire au coeur même de la société.
L'indépendance ainsi conquise conduit à ne concevoir d'autres
forces que celles du corps social et d'autre expression légitime que
celle que ce corps prononce à son égard. Mais un danger
semble s'attacher à cette immanence: l'indistinction d'un pouvoir
qui, ne venant de nulle part et structurant le corps social de
l'intérieur, risque, en retour, de se rendre invisible à
ses acteurs qui, dès lors, se voient acquiescer à une
contrainte qui, parce qu'indéterminée, ne se donne pas comme
telle et apparaît comme l'effet d'une constitution naturelle de la
société. L'indistinction que nous avons pu observer entre la
sphère publique et la sphère privée, et la politisation du
social, qui s'ensuit peut donc conduire à s'interroger sur la
nature exacte de la configuration que la société se donne
à elle-même. Car c'est une telle indistinction entre l'ordre du
politique et du social qui constitue cette réalité terrifiante et
absolument originale dans l'histoire des régimes politique: le
totalitarisme. Or c'est sur le refus d'une telle séparation de l'homme
et du citoyen que se fonde l'idée rousseauiste d'une action
directe et immédiate du corps social sur lui- même.
Rousseau nous apparaît donc comme une voie obligée pour
la compréhension du phénomène d'un pouvoir immanent.
Ce qui nous portera à constater l'importance de ce
phénomène dans la structure du totalitarisme. Enfin, la
démocratie libérale nous apparaîtra comme disposant
de moyens institutionnels propres à éviter
l'écueil à la fois d'une transcendance radicale du
politique et d'autre part d'une action directe de la société
sur ses membres.
Rousseau et la fondation immanente du corps social
Dans le Discours sur l'origine et les fondements
de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau s'attache
à découvrir la véritable nature de l'homme, que les effets
ravageurs de la société et de l'estime publique, ont
irrémédiablement séparée de nous. En
faisant la description d'un homme sauvage isolé et bon, Rousseau
cherche à découvrir les raisons qui ont pu conduire à une
inversion totale du droit naturel. Ce dernier, anté-rationnel, repose en
effet sur le double sentiment de l'amour de soi, correspondant au besoin de se
conserver, et d'autre part la pitié naturelle, censée en
atténuer les effets. Mais lorsque, par suites de causes
79
contingentes, l'homme, pour survivre, s'est vu obligé de
se rapprocher de ses semblables, une étrange odyssée commence,
qui toujours va conduire l'homme naturel à distance de lui-même.
Une faculté, essentielle, est à l'origine, non seulement des
transformations subies dans
la nature humaine sous l'effet des circonstances
extérieures, mais aussi des changements que cette nature est
susceptible d'accomplir encore, pourvu que l'on sache l'orienter sur
les principes de la justice. Cette faculté est ce que Rousseau appelle
la perfectibilité. Grâce à elle, l'homme parvient
à s'adapter aux changements extérieurs comme à une
seconde nature et développe en conséquence des
capacités qui lui permettent de s'inscrire dans l'ordre non-
naturel de la sociabilité1. Ainsi, ce n'est pas la raison qui
détermine l'évolution de l'homme, la raison n'est elle-même
qu'une conséquence de cette évolution. Elle se développe
en rapport avec les passions que font naître le contact de ses
semblables, l'orgueil et l'amour-propre qui,
en dernier lieu, reposent dans la volonté de se
distinguer2. De là naît une dépendance
qui interdit à l'homme de pouvoir se passer du contact de ses
semblables. Mais en même temps, l'inégalité croissante et
les effets que cette inégalité engendre quant à
la sécurité des propriétaires, oblige ces derniers
à instituer, sous le prétexte de la protection des plus faibles,
une association politique par laquelle commence l'aliénation de tous
à la volonté arbitraire de quelques-uns, situation qui aboutit
à l'inégalité la plus totale. Désormais,
l'indépendance naturelle de l'homme sauvage est entièrement
recouverte par l'artifice de la sociabilité qui le condamne dès
lors aux " passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles
relations
et n'ont aucun vrai fondement dans la nature "3.
L'homme sociable est un homme déchiré, qui
vit " toujours hors de lui, dans l'opinion des autres
"4.
Le point le plus frappant de cette dénaturation
consiste dans la manière dont l'homme parvient, en rapport avec les
désirs nouveaux que la société fait naître,
à instaurer des manières de vivre artificielles qui lui
apparaissent comme une seconde nature5. Or s'il est vain
de vouloir rétablir l'homme dans son droit naturel, lui
qui ne peut plus vivre sans le renfort de ses semblables, la raison,
elle-même, peut permettre de concevoir un ordre juste par lequel
l'égalité naturelle puisse être rétablie, en
fonction de la proximité désormais fondamentale à laquelle
la société conduit les hommes. Le principe de
réinscription d'un ordre naturel au coeur
de la sociabilité artificielle va justement consister
à utiliser les moyens que nous fournit celle-
ci pour refonder par l'art un ordre d'équité. Il
va donc s'agir, non de reconduire l'homme à sa solitude primitive, mais
de pousser à l'extrême le principe inverse de sociabilité.
Il s'agit de dénaturer l'homme pour produire une nature
artificielle relative à l'inscription sociale de
l'homme6. L'unité produite ne sera dès lors pas
tant celle d'un individu ancré en sa seule
1 J-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 210: " Ce fut
par une providence très sage, que les facultés qu'il avait en
puissance ne devaient se développer qu'avec les occasions de
les exercer, afin qu'elles ne lui fussent ni superflues et
à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin.
Il avait dans le seul instinct tout ce qu'il fallait pour vivre
dans l'état de nature, il n'a dans une raison cultivée que
ce qu'il lui faut pour vivre en société ".
2 Ibid. p. 235: " Voilà toutes les
qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme
établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de
servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse,
sur le mérité ou les talents, et ces qualités étant
les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut
bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer
autre que qu'on était en effet. Etre et paraître devinrent deux
choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent
le faste important, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le
cortège ".
3 Ibid., p. 255.
4 Ibid., p. 256.
5 Emile, Livre II, p. 193: " L'Auteur des
choses ne pourvoit pas seulement aux besoins qu'il nous donne, mais encore
à ceux que nous nous donnons nous-mêmes; et c'est pour nous mettre
toujours le désir à côté du besoin, qu'il fait que
nos goûts changent et s'altèrent avec nos manières de
vivre. Plus nous nous éloignons de l'état de nature, plus nous
perdons nos goûts naturels; ou plutôt l'habitude, nous fait
une seconde nature que nous substitutions tellement à la
première, que nul d'entre nous ne connaît plus celle-ci ".
6 Ibid., Livre I, p. 39: " Les bonnes
institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme,
lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et
transporter le moi dans l'unité commune; en sorte
80
volonté que celle du corps social, en laquelle
chacun pourra reconnaître la volonté de l'ensemble comme la
sienne propre. En ce sens, l'on peut dire que le contrat social " par lequel
chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à
lui-même "1 , est un art qui prend la relève de la
nature2.
Par le procédé de l'aliénation
mutuelle de la puissance individuelle à celle de l'ensemble, le
corps politique se constitue en une unique volonté,
incarnant (et non représentant) la volonté de chacun. Ainsi
se crée-t-il une volonté immanente du sujet collectif,
volonté qui porte sur l'ensemble de ce sujet. Nous sommes dans
le cadre d'une relation immédiate du corps collectif à
soi-même. Mais comment garantir le principe de la volonté
générale. Comment s'assurer que les hommes, animés par la
fureur de se distinguer, d'esclaves d'autrui qu'ils sont accepteront de devenir
maître d'eux-mêmes? Comment assurer le triomphe
de la volonté générale sur la volonté
de tous, comment obliger les hommes à reconnaître dans
la volonté générale la leur propre,
comment les obliger à être libre? " Comment une multitude aveugle
qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce
qui lui est bon, exécutera d'elle-même une entreprise
aussi grande, aussi difficile qu'un système de
législation"?
La réponse apportée par Rousseau à
ce problème de la constitution effective d'une volonté
collective autonome est tout à fait originale car elle fait
appel à un principe de détermination immanent et partant non
extérieur à la communication directe qui unit le corps social
à lui-même et lui permet de se considérer comme un
organisme autorégulateur3. Il s'agit
de modifier la relation de l'individu au tout pour faire de la
volonté particulière une volonté bonne tournée vers
l'intérêt du général. Or, pour produire un tel
changement, Rousseau fait intervenir la figure du grand
Législateur4. Ce dernier, étranger au peuple qu'il
doit former, ne peut employer à son égard " ni la force, ni le
raisonnement; c'est une nécessité qu'il recoure à une
autorité d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et
persuader sans contraindre
"5. Il doit composer avec la nature de ce peuple,
c'est-à-dire la nature que ce peuple a acquise par sa configuration
particulière. Nous retrouvons ici l'idée de Montesquieu selon
laquelle il existe une multitude de déterminations qui commandent aux
hommes. Et, parmi celles-ci, les moeurs sont sans doute la plus efficace car
celles-ci ne se réduisent pas à une simple contrainte
extérieure comme la loi civile. En effet, " la loi n'agit qu'en dehors
et ne règle que les actions;
les moeurs seules pénètrent
intérieurement et dirigent les volontés "6.
Aussi, avant que la législation de la volonté
générale ne trouve une efficace naturelle chez les
particuliers, le législateur doit faire entrer l'amour et le
respect de celle-ci au coeur même de la volonté
individuelle. C'est donc en composant avec la force de l'opinion
reçue que le législateur, adaptant ces principes à
l'esprit du peuple qui les reçoit, pourra parvenir à
conjoindre l'efficace extérieure de la loi et la contrainte
interne des moeurs7. Ainsi comme dans la
Lacédémone antique, le citoyen et l'homme ne seront plus
distingués. Chacun n'aura à coeur que la prospérité
générale.
que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de
l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout ".
1 Contrat social, op. cit., I, 6, p. 182.
2 V. Goldschmidt, Anthropologie
politique, p. 585: " L'art venant au secours de la nature n'abolit pas
celle-ci; le droit, dans l'histoire du genre humain, à l'oeuvre
dès le début du Second Discours, n'est pas pour autant
abrogée. Seulement, la raison (l'art) établit les règles
du droit naturel sur d'autres fondements ".
3 Discours sur l'économie politique,
p. 66: " Le corps politique pris individuellement, peut être
considéré comme
un corps organisé, vivant, et semblable à celui de
l'homme ".
4 Contrat social, II, 7, p. 203.
5 Ibid., p. 205.
6 Fragments politiques, XVI, 6, p. 377.
7 Lettre à D'Alembert, p. 142: "
(Il s'agit) d'approprier tellement ce code au peuple pour lequel il est fait,
et aux choses sur lesquelles on y statue, que son exécution
s'ensuive du seul concours de ces convenances; c'est d'imposer au peuple
à l'exemple de Solon, moins les meilleures lois en elles-mêmes que
les meilleurs qu'il puisse comporter dans la situation donnée ".
81
Nous voyons donc que la force des moeurs, qui structure
l'opinion, constitue un mode
de contrainte non-violent, naturel et immanent au corps
social, par lequel la volonté générale peut
acquérir une réalité positive, en tant que les
citoyens, éduqués dans son amour et son respect, la
suivront comme une seconde nature. Le consentement au pouvoir ne consiste donc
pas en la contrainte d'une autorité étrangère, mais
en l'inscription immédiate de la volonté
particulière dans la volonté de l'ensemble. C'est cette
inscription que réalise, ou qu'a déjà toujours
déjà réalisée, la force des moeurs qui, en tant
qu'opinion collective, jouissent d'une antécédence sur la
volonté particulière des particuliers, naturellement
portés à la regarder comme une évidence, ou
plutôt à ne pas l'apercevoir et à partant à
considérer son action comme l'effet de leur volonté propre. La
réforme des moeurs et de l'opinion doit donc précéder
celle de la législation car celle-ci est tributaire de celle-là.
Mais comment changer les moeurs? Par l'opinion même.
C'est-à-dire qu'il faut diriger l'objet de leur estime. C'est
ce que peut produire l'éducation 1, ou la religion
2.
Ainsi se découvre chez Rousseau, avec l'idée d'une
universalité du rapport du peuple à
soi-même, une maîtrise immanente du corps social par
lui-même. Le peuple est à la fois sujet
et objet de la relation politique. En dehors de toute
médiation étrangère à la volonté du
peuple
à l'égard de lui-même, nous
découvrons une politisation totale du social. C'est ce qui permet
à l'homme d'effacer la césure qui, en lui, distingue l'homme et
le citoyen. Mais, comme nous l'avons vu, pour qu'un tel dispositif se
mette en place, un pouvoir immanent et invisible, agissant sans violence
sur l'intériorité des particuliers, doit les orienter vers la
reconnaissance
de la volonté générale. En ce sens, un
pouvoir particulier, et autrement plus efficace que celui des lois, se met en
place par lequel les individus consentent au pouvoir avant même que
celui-
ci ne leur apparaisse comme étranger. C'est le principe
d'une action non sur le pouvoir et la liberté du particulier, mais
celui d'une action sur la réalité par laquelle ce
particulier se rapporte à sa liberté et juge de son
pouvoir3. Il faut d'abord maîtriser
l'intériorité pour que les lois extérieures trouvent une
véritable efficace.
Or cette idée d'un indistinction entre privé et
public, entre intérieur et extérieur est bien
au coeur du système totalitaire tel que nous
l'a laissé connaître le XXe siècle, et sans nous
éloigner de notre sujet, l'étude de cette structure de
pouvoir très particulière devrait nous permettre de mettre
en lumière le remède que la démocratie
libérale promeut face à la pathologie totalitaire.
?Le système totalitaire
Pour parvenir à mettre au jour l'essence intime du
pouvoir totalitaire, nous suivrons l'analyse que Hannah Arendt a conduite
dans la troisième partie des Origines du totalitarisme. Hannah
Arendt ouvre son analyse du phénomène totalitaire par une
description du
sujet sur lequel s'est édifié ou qu'a
dû créé le pouvoir totalitaire: la masse. Celle-ci,
plus encore que l'ancien concept de multitude, consiste non en une
agrégation de volontés
1 Discours sur l'économie politique,
p. 81: " La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la
liberté sans la vertu,
ni la vertu sans les citoyens; vous aurez tout si vous formez
des citoyens; sans cela vous n'aurez que de méchants esclaves, à
commencer par les chefs de l'Etat. Or former des citoyens n'est pas l'affaire
d'un jour; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants ".
2 Contrat social, IV,7, p. 290: " Il y a
donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain
de fixer les articles, non pas précisément comme
dogmes de Religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels
il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle ".
3 Koselleck, Le règne de la
critique, p. 137-138: " La totalité rationnelle du collectif et de
sa volonté générale impose une perpétuelle
correction de la réalité des individus qui ne sont pas encore
intégrés au collectif (...). Les Lumières ayant
supprimé toute différence entre l'intérieur et
l'extérieur et révélé toutes les arcanes,
l'opinion publique devient idéologie. La conviction règne
par le fait qu'on la fabrique. Rousseau a étatisé la
censure morale, le censeur public devient idéologue en chef ".
82
hétérogènes mais en la co-existence
d'individus désocialisés et individualisés à
l'extrême1. En
ce sens, la masse s'oppose à la classe qui se
reconnaît une identité d'intérêt par son inscription
sociale, et se présente comme étrangère au lien social
inscrit dans les formes de l'Etat-nation.
La masse se caractérise par une "uniformité
complètement hétérogène "2. Elle
consiste en un rejet des identifications politiques et sociales
traditionnelles s'achevant dans un désir d'anonymat et de
soumission à la fatalité. C'est cette masse que le système
totalitaire organise
en la pénétrant totalement et en créant, non
une communauté d'intérêt mais une " communauté
de destin "3.
Car là se situe l'originalité du pouvoir
totalitaire. Il n'est pas seulement un mode de domination politique
hétérogène et violent, il utilise l'idéologie pour
pénétrer l'intérieur des volontés4. Le
Chef lui-même, pilier fondamental de l'édifice totalitaire,
acquiert la suprématie non pas tant comme despote individuel et
extérieur que par la fonction organisatrice qu'il détient
et par son rôle de vecteur dans la communication du pouvoir
totalitaire 5. Ainsi se produit-il un effacement de la
distance entre gouvernants et gouvernés qui produit une
affirmation simple et indivise du pouvoir. C'est à partir de
l'effacement de la distinction entre sphère privée et
sphère publique que le pouvoir totalitaire peut justement s'affirmer
comme total6. Il cherche à convaincre par la propagande, dans
le cadre du fonctionnement normal de l'espace public, uniquement dans
l'attente de la prise de pouvoir. A ce moment-là,
l'endoctrinement remplace la propagande et il s'agit désormais
moins de convaincre le jugement que d'ôter tout moyen de jugement
indépendant7.
Mais la réalité que cherche à promouvoir le
système totalitaire ne se rapporte pas tant
à une conception particulière de la
vérité qu'il s'agirait de révéler au monde que dans
le fait que seule la volonté du chef définit la
réalité objective. C'est parce que l'organisation entière
s'identifie au Chef, et parce que ce dernier occupe la fonction de
principe dynamique, que l'autorité remise en cause du Chef
conduirait à la cessation du mouvement, essentiel à la
conservation de l'organisation 8. Le pouvoir du
système est répandu à l'intérieur de toute
1 H. Arendt, Le système
totalitaire, p. 39: " L'atomisation sociale et l'individualisation
extrême précédèrent les mouvements de masse, qui
attirèrent les gens complètement inorganisés, les
individualistes acharnés qui avaient toujours refusé de
reconnaître les attaches et les obligations sociales, beaucoup plus
facilement et plus vite que
les membres, sociables et non individualistes, des partis
traditionnels ".
2 Ibid., p. 46.
3 Ibid., p. 54.
4 Ibid., p. 48: " Le totalitarisme ne se
satisfait jamais de gouverner par les moyens extérieurs, c'est à
dire par l'intermédiaire de l'Etat et d'une machinerie de violence;
grâce à son idéologie particulière et au rôle
assigné à celle-ci dans l'appareil de contrainte, le
totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de terroriser les
êtres humaines de l'intérieur ".
5 Ibid., p. 49: " Le chef
totalitaire n'est, en substance, ni plus ni moins que le
fonctionnaire des masses qu'il conduit; ce n'est pas un despote individuel
assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté
tyrannique et arbitraire. Etant un simple fonctionnaire, il peut
être remplacé à tout moment, et il dépend
tout autant de la volonté des masses qu'il incarne, que ces masses
dépendent de lui ".
6 Ibid., p. 62: " En rapport
étroit avec l'attrait qu'exerçaient sur l'élite la
franchise de la populace et le désintéressement des
masses, les mouvements totalitaires avaient une séduction
également irrésistible; ils se targuaient d'avoir aboli la
distinction entre vie privée et vie publique, et d'avoir rendu à
l'homme une plénitude mystérieuse et irrationnelle ".
7 Ibid., p. 67: " Partout où le
totalitarisme a le contrôle absolu, il remplace la propagande par
l'endoctrinement, et
il utilise la violence moins pour effrayer les gens (ce qu'il ne
fait qu'au début, lorsque subsiste une opposition politique) que pour
réaliser constamment ses doctrines idéologiques et ses mensonges
pratiques ". Cf. aussi p.
215: " Celui-ci a introduit dans les affaires
publiques un principe entièrement nouveau qui se passe
complètement de la volonté humaine d'agir et en
appelle au besoin insatiable de pénétrer la loi du mouvement
selon laquelle opère la terreur et dont, par conséquent,
dépendent touts les destinées particulières ".
8 Ibid., p. 116: " Il est dans la
nature du mouvement qu'une fois que le Chef a assumé sa
charge, toute l'organisation s'identifie si absolument à lui que tout
aveu d'une faute, ou tout changement de titulaire, dissiperait
le charme d'infaillibilité qui entoure la charge
du Chef et signifierait la perte de tous ceux qui sont liés
au mouvement. Le fondement de la structure n'est pas la véracité
des paroles du Chef, mais l'infaillibilité de ses actes. Sans celle-ci,
et dans l'échauffement d'une discussion qui sous-entend la
faillibilité, tout l'univers fictif du
83
l'organisation. Chaque organe du pouvoir incarne la
volonté du Chef, chacun s'en fait le relais
et le point de naissance. Mais dans son organisation
même, le pouvoir effectif n'occupe jamais une place définie. Il
s'agit d'un pouvoir décentré qui occupe sans cesse une
nouvelle place sans que ne soit jamais révélé son lieu
effectif1. De là cette conséquence orwellienne que
plus
le pouvoir se fait omniprésent, plus il devient
invisible2. En investissant tous les liens de
sociabilité, en les détruisant et en les recomposant, il
parvient à créer une réalité sociale neuve,
entièrement conquise et constituée par le pouvoir de
l'organisation. C'est de sa dimension collective que ce pouvoir se nourrit
et non pas de la seule force confisquée par une autorité
supérieure au corps social. Comme un fluide mortel, il s'injecte dans
toutes les veines
du corps social pour les faire mouvoir en vue de
lui-même. A partir de là, la société est
entièrement identifiée avec l'appareil du pouvoir3.
N'existe même plus la distance suffisante à
la loi qui garantit une transcendance minimale du
pouvoir puisque le totalitarisme évacue toute idée de
légalité, c'est-à-dire l'antécédence de la
loi sur les actions qu'elle norme. " Au lieu de former le cadre stable
où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place,
la loi devient l'expression du mouvement lui-même "4. La
distinction entre volonté et action est supprimée pour faire du
mouvement et de la perpétuation de la puissance l'unique moyen et
l'unique fin de l'action de la société5. Ainsi
s'instaure un régime de pouvoir parfaitement immédiat et
immanent au corps social. Alors que la loi positive consiste en
l'articulation des libertés et donc permet d'aménager un espace
entre les individus, par lequel une communication puisse être rendue
possible, le système totalitaire supprime cet espace et conduit à
une indistinction absolue entre les individus6.
Nous voyons donc qu'en effaçant la distinction entre
domaine privé et domaine public,
le système totalitaire réalise une
économie du pouvoir politique sur un mode totalement immanent
dans laquelle les individus n'apparaissent pas tant comme sujets passifs que
comme rouages essentiels dans la transmission de ce pouvoir. Par
là-même, ce pouvoir perd sa référence visible et
devient omniprésent.
En cherchant les points de similitude entre l'idée
rousseauiste de la volonté générale et
les principes de domination totalitaire, nous ne voulions en
aucune mesure faire du citoyen de
totalitarisme s'effondre, immédiatement
écrasé par l'objectivité du monde réel, que
seule pouvait esquiver le mouvement dirigé par la main infaillible du
Chef ".
1 Ibid., p. 129: " En termes techniques,
le mouvement à l'intérieur de l'appareil de domination
totalitaire, tire sa mobilité du fait que la direction ne cesse
de déplacer le centre effectif du pouvoir, à d'autres
organisations, souvent, sans dissoudre, ni même révéler
publiquement les groupes qui ont été ainsi privés de leur
pouvoir ".
2 Ibid., p. 133: " La seule
règle sûre, dans un Etat totalitaire, est que plus les
organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont
investis est grand; que moins est connue l'existence d'une institution, plus
celle-ci finira par s'avérer puissante ".
3 Ibid., p. 173: " La domination totale,
qui s'efforce d'organiser la pluralité et la différenciation
infinies des êtres humains comme si l'humanité entière ne
formait qu'un seul individu, n'est possible que si tout le monde sans
exception peut être réduit à une identité immuable
de réactions: ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut
à volonté être changé pour n'importe
quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui n'existe pas:
à savoir une sorte d'espèce humaine qui ressemble aux autres
espèces animales et dont la seule liberté consisterait
à conserver l'espèce ".
4 Ibid., p. 209.
5 Ibid., p. 207: " Dans
l'interprétation totalitaire, toutes les lois sont devenues des lois de
mouvement. Que les nazis parlent de la loi de la Nature ou que les bolcheviks
parlent de celle de l'Histoire, ni la Nature ni l'Histoire
ne sont plus la source d'autorité qui donne
stabilité aux actions des mortels; elles sont en
elles-mêmes des
mouvements ".
6 Ibid. p. 212: " En écrasant les
hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l'espace
entre eux. En comparaison de ce qui se passe à l'intérieur de son
cercle de fer; même le désert de la tyrannie dans la mesure
où
il est encore une sorte d'espace, apparaît comme
une garantie de liberté. Le régime totalitaire ne fait
pas
qu'amputer les liberté, ou qu'abolir des
liberté essentielles; il ne réussit pas non plus à
extirper du coeur des hommes l'amour de la liberté. Il
détruit la seule condition préalable essentielle à toute
liberté: tout simplement la faculté de se mouvoir qui ne peut
exister sans espace ".
84
Genève un précurseur des idéologies
du XXe siècle. Néanmoins ce parallèle permet de
montrer en quelle mesure l'immanence du pouvoir au corps social
engendre un mode de contrainte non-politique par lequel ce sont les agents
sociaux qui véhiculent le pouvoir de la société sans que
ce dernier ne leur apparaisse comme tel. C'est contre cet effet pervers d'un
foyer de pouvoir politique immanent à la société que la
démocratie libérale met en place un lieu de pouvoir vide.
Le lieu vide du pouvoir
Nous avons vu que, dans le système totalitaire, la
distinction entre pouvoir et société
s'effaçait totalement pour laisser place à
l'affirmation d'un pouvoir omniprésent et constitutif
du rapport des individus à la réalité. En
ce sens, l'on peut dire avec Claude Lefort que " le processus d'identification
entre le pouvoir et la société, le processus
d'homogénéisation de l'espace social, le processus de
clôture de la société et du pouvoir s'enchaînent pour
constituer
le système totalitaire. Avec celui-ci est bien
rétablie la représentation d'un ordre naturel mais
cet ordre est supposé social-rationnel et ne
tolère ni division, ni hiérarchies apparentes "1. Le
pouvoir est immanent à la société, c'est dire que
structurellement il constitue la substance des rapports inter-sociaux, mais
c'est aussi dire que, du point de vue de la société conçue
comme sphère privée d'indépendance par rapport
au pouvoir politique, les sujets eux-mêmes acquiescent
nécessairement à un pouvoir qui structure de l'intérieur
leur jugement2.
Or nous avons vu que la constitution
démocratique, en tant que fondée sur l'articulation
des droits de chacun, inscrit la souveraineté dans le peuple
en même temps qu'elle empêche ce peuple, via la
représentation politique, d'exercer directement le pouvoir. Dans ce
cadre, les sujets politiques n'ont de pouvoir que
délégués, et leur représentants n'ont
de pouvoir que consentis. En ce sens, nous avions
remarqué que le rejet du mandat impératif conduisait à
une représentation des intérêts au sein de la
nation plus qu'à une maîtrise effective du pouvoir par les
individus, qu'ils soient représentants ou représentés.
Alors nous
est apparu que la société agissait sur
elle-même via l'instrumentalisation du politique. Or cette configuration
conduit justement à empêcher la société de
jouir immédiatement du pouvoir politique et interdit au pouvoir de se
retourner contre la société3. Ainsi, selon
l'expression de Claude Lefort, l'on peut dire que " le lieu du
pouvoir se trouve ainsi tacitement reconnu comme lieu vide, par
définition inoccupable, un lieu symbolique, non un lieu réel
"4.
Ainsi la démocratie navigue entre deux
écueils, et c'est de cette tension constitutive qu'elle se nourrit.
D'une part, il faut éviter que cette place du pouvoir
apparaisse comme réellement vide, sans quoi les
représentants du peuple n'apparaissent plus que comme des
spoliateurs à la charge d'intérêts privés. D'autre
part, cette place ne doit pas se voir réellement occuper. En effet, dans
ce cas, un parti qui s'identifierait au peuple ruinerait la nécessaire
mise
1 C. Lefort, L'invention
démocratique, p. 104.
2 Ibid., p. 345: " Le discours du pouvoir,
dès lors que celui-ci devient omniprésent, cherche à
effacer son origine;
il cesse d'être ce discours sur le social qui, dans la
démocratie bourgeoise, exhibait la position de ceux qui le parlaient
pour s'immerger dans le social. Ainsi se constitue-t-il un pouvoir du discours
comme tel, qui se soumet ses agents, passe à travers eux
plutôt qu'il ne se fait en eux, les imprime dans un savoir
impersonnel qui les soustrait à l'expérience des autres et des
choses ".
3 Ibid., p. 156: " La notion d'une
émanation de la volonté populaire, celle d'une incarnation de la
souveraineté, lorsqu'on veut s'y arrêter, empêchent de
repérer la logique de la négation mise en oeuvre dans
la démocratie: négation d'une réalité
substantielle de la société, par la production d'atomes
politiques, d'individus dépouillés de toute autre qualité
que celle du citoyen; négation d'une réalité substantielle
du pouvoir, par l'impossibilité où sont mis ceux qui
l'exercent de paraître se confondre avec lui. D'où
s'ensuit que l'idée d'une consubstantialité du pouvoir et de
la société est écartée ".
4 Ibid., p. 125.
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à distance du pouvoir politique1. Aussi lorsque
nous parlions d'une autonomie de la société et
de la fin de la transcendance du pouvoir, nous
n'entendions pas la fin du politique et son extériorité
par rapport au corps social. Nous voulions mettre en avant un
déplacement de sens opéré quant à l'idée de
pouvoir qui, de formation par en haut, s'est peu à peu modifié
jusqu'à correspondre à la médiation active de la
société à elle-même. C'est justement
grâce à la distance du politique que le droit peut
être opposé au pouvoir2. Comme nous avions pu
le remarquer l'espace public s'inscrit entre ces deux ordres, la
société et l'Etat, pour assurer la communication d'un plan
à un autre.
Or comment comprendre alors que nous ayons pu parler d'une
immanence du pouvoir
à la société et d'une autonomie de celle-ci?
En fait, la relation de médiation qui s'instaure dans
le cadre de la démocratie constitutionnelle est
une relation purement politique. Mais la question que nous aimerions
poser consiste à savoir s'il n'existe pas d'autres formes de
pouvoir qui seraient, eux, parfaitement immanents à la
société. Or ces pouvoirs, nous les avons identifiés:
il s'agit du processus naturel d'échanges économiques et
d'autre part du pouvoir de l'opinion publique, en tant que mode de contrainte
non-violent. Ne serait-ce pas sur ce double terrain que se met en place une
relation immédiate de la société à elle-même,
relation porteuse de pouvoir et d'effets de pouvoir non
politique, mais qui, par une configuration propre, apparaîtrait
comme pouvoir naturel et autorégulateur? C'est cette question qui
nous conduit à nous interroger sur le pouvoir immanent
dégagé par la société dans le cadre de la
démocratie libérale. Nous approcherons alors d'une
réponse à notre interrogation de départ: pourquoi et
comment la démocratie libérale se donne-t-elle pour un
gouvernement naturel et universel, conforme à l'essence de l' homme?
1 Ibid., p. 95: " La démocratie allie
ces deux principes apparemment contradictoires: l'un, que le pouvoir
émane
du peuple; l'autre, qu'il n'est le pouvoir de personne. Or
elle vit de cette contradiction. Pour peu que celle-ci risque d'être
tranchée ou le soit, la voilà près de se défaire ou
déjà détruite. Si le lieu du pouvoir apparaît, non
plus comme symboliquement, mais comme réellement vide, alors ceux qui
l'exercent ne sont plus perçus que comme des individus quelconques,
comme composant une faction au service d'intérêts privés,
et du même coup,
la légitimité s'affaisse dans toute
l'étendue du social; la privatisation des groupements, des individus, de
chaque secteur d'activité s'accroît: chacun veut faire
prévaloir son intérêt individuel ou corporatiste. A la
limite il n'y a plus de société civile. Mais si l'image du peuple
s'actualise, si un parti prétend s'identifier avec lui et
s'approprier
le pouvoir sous le couvert de cette identification, cette fois,
c'est le principe même de la distinction Etat-société,
le principe de la différence des normes qui
régissent les divers types de rapports entre les hommes, mais aussi des
modes de vie, de croyances, d'opinions qui se trouve nié et, plus
profondément, c'est le principe même d'une distinction entre ce
qui relève de l'ordre du pouvoir, de l'ordre de la loi et de l'ordre de
la connaissance. Il s'opère alors une sorte d'imbrication dans la
politique de l'économique, du juridique, du culturel.
Phénomène qui est justement caractéristique du
totalitarisme ".
2 Ibid., p. 74: " La manière dont est
récusée la légalité au cours des manifestations
signale la contestation d'une légitimité établie; elle
tend à faire apparaître un pôle du droit dont le pouvoir
risque d'être dissocié ".
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