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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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Le pouvoir comme lieu vide

Il semble que l'idée libérale d'un auto-gouvernement libère le pouvoir de son lieu transcendant pour le réinscrire au coeur même de la société. L'indépendance ainsi conquise conduit à ne concevoir d'autres forces que celles du corps social et d'autre expression légitime que celle que ce corps prononce à son égard. Mais un danger semble s'attacher à cette immanence: l'indistinction d'un pouvoir qui, ne venant de nulle part et structurant le corps social de l'intérieur, risque, en retour, de se rendre invisible à ses acteurs qui, dès lors, se voient acquiescer à une contrainte qui, parce qu'indéterminée, ne se donne pas comme telle et apparaît comme l'effet d'une constitution naturelle de la société. L'indistinction que nous avons pu observer entre la sphère publique et la sphère privée, et la politisation du social, qui s'ensuit peut donc conduire à s'interroger sur la nature exacte de la configuration que la société se donne à elle-même. Car c'est une telle indistinction entre l'ordre du politique et du social qui constitue cette réalité terrifiante et absolument originale dans l'histoire des régimes politique: le totalitarisme. Or c'est sur le refus d'une telle séparation de l'homme et du citoyen que se fonde l'idée rousseauiste d'une action directe et immédiate du corps social sur lui- même. Rousseau nous apparaît donc comme une voie obligée pour la compréhension du phénomène d'un pouvoir immanent. Ce qui nous portera à constater l'importance de ce phénomène dans la structure du totalitarisme. Enfin, la démocratie libérale nous apparaîtra comme disposant de moyens institutionnels propres à éviter l'écueil à la fois d'une transcendance radicale du politique et d'autre part d'une action directe de la société sur ses membres.

Rousseau et la fondation immanente du corps social

Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau s'attache à découvrir la véritable nature de l'homme, que les effets ravageurs de la société et de l'estime publique, ont irrémédiablement séparée de nous. En faisant la description d'un homme sauvage isolé et bon, Rousseau cherche à découvrir les raisons qui ont pu conduire à une inversion totale du droit naturel. Ce dernier, anté-rationnel, repose en effet sur le double sentiment de l'amour de soi, correspondant au besoin de se conserver, et d'autre part la pitié naturelle, censée en atténuer les effets. Mais lorsque, par suites de causes

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contingentes, l'homme, pour survivre, s'est vu obligé de se rapprocher de ses semblables, une étrange odyssée commence, qui toujours va conduire l'homme naturel à distance de lui-même. Une faculté, essentielle, est à l'origine, non seulement des transformations subies dans

la nature humaine sous l'effet des circonstances extérieures, mais aussi des changements que cette nature est susceptible d'accomplir encore, pourvu que l'on sache l'orienter sur les principes de la justice. Cette faculté est ce que Rousseau appelle la perfectibilité. Grâce à elle, l'homme parvient à s'adapter aux changements extérieurs comme à une seconde nature et développe en conséquence des capacités qui lui permettent de s'inscrire dans l'ordre non- naturel de la sociabilité1. Ainsi, ce n'est pas la raison qui détermine l'évolution de l'homme, la raison n'est elle-même qu'une conséquence de cette évolution. Elle se développe en rapport avec les passions que font naître le contact de ses semblables, l'orgueil et l'amour-propre qui,

en dernier lieu, reposent dans la volonté de se distinguer2. De là naît une dépendance qui interdit à l'homme de pouvoir se passer du contact de ses semblables. Mais en même temps, l'inégalité croissante et les effets que cette inégalité engendre quant à la sécurité des propriétaires, oblige ces derniers à instituer, sous le prétexte de la protection des plus faibles, une association politique par laquelle commence l'aliénation de tous à la volonté arbitraire de quelques-uns, situation qui aboutit à l'inégalité la plus totale. Désormais, l'indépendance naturelle de l'homme sauvage est entièrement recouverte par l'artifice de la sociabilité qui le condamne dès lors aux " passions factices qui sont l'ouvrage de toutes ces nouvelles relations

et n'ont aucun vrai fondement dans la nature "3. L'homme sociable est un homme déchiré, qui

vit " toujours hors de lui, dans l'opinion des autres "4.

Le point le plus frappant de cette dénaturation consiste dans la manière dont l'homme parvient, en rapport avec les désirs nouveaux que la société fait naître, à instaurer des manières de vivre artificielles qui lui apparaissent comme une seconde nature5. Or s'il est vain

de vouloir rétablir l'homme dans son droit naturel, lui qui ne peut plus vivre sans le renfort de ses semblables, la raison, elle-même, peut permettre de concevoir un ordre juste par lequel l'égalité naturelle puisse être rétablie, en fonction de la proximité désormais fondamentale à laquelle la société conduit les hommes. Le principe de réinscription d'un ordre naturel au coeur

de la sociabilité artificielle va justement consister à utiliser les moyens que nous fournit celle-

ci pour refonder par l'art un ordre d'équité. Il va donc s'agir, non de reconduire l'homme à sa solitude primitive, mais de pousser à l'extrême le principe inverse de sociabilité. Il s'agit de dénaturer l'homme pour produire une nature artificielle relative à l'inscription sociale de l'homme6. L'unité produite ne sera dès lors pas tant celle d'un individu ancré en sa seule

1 J-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 210: " Ce fut par une providence très sage, que les facultés qu'il avait en puissance ne devaient se développer qu'avec les occasions de

les exercer, afin qu'elles ne lui fussent ni superflues et à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin.

Il avait dans le seul instinct tout ce qu'il fallait pour vivre dans l'état de nature, il n'a dans une raison cultivée que

ce qu'il lui faut pour vivre en société ".

2 Ibid. p. 235: " Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le mérité ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que qu'on était en effet. Etre et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste important, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège ".

3 Ibid., p. 255.

4 Ibid., p. 256.

5 Emile, Livre II, p. 193: " L'Auteur des choses ne pourvoit pas seulement aux besoins qu'il nous donne, mais encore à ceux que nous nous donnons nous-mêmes; et c'est pour nous mettre toujours le désir à côté du besoin, qu'il fait que nos goûts changent et s'altèrent avec nos manières de vivre. Plus nous nous éloignons de l'état de nature, plus nous perdons nos goûts naturels; ou plutôt l'habitude, nous fait une seconde nature que nous substitutions tellement à la première, que nul d'entre nous ne connaît plus celle-ci ".

6 Ibid., Livre I, p. 39: " Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune; en sorte

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volonté que celle du corps social, en laquelle chacun pourra reconnaître la volonté de l'ensemble comme la sienne propre. En ce sens, l'on peut dire que le contrat social " par lequel chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à lui-même "1 , est un art qui prend la relève de la nature2.

Par le procédé de l'aliénation mutuelle de la puissance individuelle à celle de l'ensemble, le corps politique se constitue en une unique volonté, incarnant (et non représentant) la volonté de chacun. Ainsi se crée-t-il une volonté immanente du sujet collectif, volonté qui porte sur l'ensemble de ce sujet. Nous sommes dans le cadre d'une relation immédiate du corps collectif à soi-même. Mais comment garantir le principe de la volonté générale. Comment s'assurer que les hommes, animés par la fureur de se distinguer, d'esclaves d'autrui qu'ils sont accepteront de devenir maître d'eux-mêmes? Comment assurer le triomphe

de la volonté générale sur la volonté de tous, comment obliger les hommes à reconnaître dans

la volonté générale la leur propre, comment les obliger à être libre? " Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécutera d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation"?

La réponse apportée par Rousseau à ce problème de la constitution effective d'une volonté collective autonome est tout à fait originale car elle fait appel à un principe de détermination immanent et partant non extérieur à la communication directe qui unit le corps social à lui-même et lui permet de se considérer comme un organisme autorégulateur3. Il s'agit

de modifier la relation de l'individu au tout pour faire de la volonté particulière une volonté bonne tournée vers l'intérêt du général. Or, pour produire un tel changement, Rousseau fait intervenir la figure du grand Législateur4. Ce dernier, étranger au peuple qu'il doit former, ne peut employer à son égard " ni la force, ni le raisonnement; c'est une nécessité qu'il recoure à une autorité d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans contraindre

"5. Il doit composer avec la nature de ce peuple, c'est-à-dire la nature que ce peuple a acquise par sa configuration particulière. Nous retrouvons ici l'idée de Montesquieu selon laquelle il existe une multitude de déterminations qui commandent aux hommes. Et, parmi celles-ci, les moeurs sont sans doute la plus efficace car celles-ci ne se réduisent pas à une simple contrainte extérieure comme la loi civile. En effet, " la loi n'agit qu'en dehors et ne règle que les actions;

les moeurs seules pénètrent intérieurement et dirigent les volontés "6. Aussi, avant que la législation de la volonté générale ne trouve une efficace naturelle chez les particuliers, le législateur doit faire entrer l'amour et le respect de celle-ci au coeur même de la volonté individuelle. C'est donc en composant avec la force de l'opinion reçue que le législateur, adaptant ces principes à l'esprit du peuple qui les reçoit, pourra parvenir à conjoindre l'efficace extérieure de la loi et la contrainte interne des moeurs7. Ainsi comme dans la Lacédémone antique, le citoyen et l'homme ne seront plus distingués. Chacun n'aura à coeur que la prospérité générale.

que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout ".

1 Contrat social, op. cit., I, 6, p. 182.

2 V. Goldschmidt, Anthropologie politique, p. 585: " L'art venant au secours de la nature n'abolit pas celle-ci; le droit, dans l'histoire du genre humain, à l'oeuvre dès le début du Second Discours, n'est pas pour autant abrogée. Seulement, la raison (l'art) établit les règles du droit naturel sur d'autres fondements ".

3 Discours sur l'économie politique, p. 66: " Le corps politique pris individuellement, peut être considéré comme

un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l'homme ".

4 Contrat social, II, 7, p. 203.

5 Ibid., p. 205.

6 Fragments politiques, XVI, 6, p. 377.

7 Lettre à D'Alembert, p. 142: " (Il s'agit) d'approprier tellement ce code au peuple pour lequel il est fait, et aux choses sur lesquelles on y statue, que son exécution s'ensuive du seul concours de ces convenances; c'est d'imposer au peuple à l'exemple de Solon, moins les meilleures lois en elles-mêmes que les meilleurs qu'il puisse comporter dans la situation donnée ".

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Nous voyons donc que la force des moeurs, qui structure l'opinion, constitue un mode

de contrainte non-violent, naturel et immanent au corps social, par lequel la volonté générale peut acquérir une réalité positive, en tant que les citoyens, éduqués dans son amour et son respect, la suivront comme une seconde nature. Le consentement au pouvoir ne consiste donc pas en la contrainte d'une autorité étrangère, mais en l'inscription immédiate de la volonté particulière dans la volonté de l'ensemble. C'est cette inscription que réalise, ou qu'a déjà toujours déjà réalisée, la force des moeurs qui, en tant qu'opinion collective, jouissent d'une antécédence sur la volonté particulière des particuliers, naturellement portés à la regarder comme une évidence, ou plutôt à ne pas l'apercevoir et à partant à considérer son action comme l'effet de leur volonté propre. La réforme des moeurs et de l'opinion doit donc précéder celle de la législation car celle-ci est tributaire de celle-là. Mais comment changer les moeurs? Par l'opinion même. C'est-à-dire qu'il faut diriger l'objet de leur estime. C'est ce que peut produire l'éducation 1, ou la religion 2.

Ainsi se découvre chez Rousseau, avec l'idée d'une universalité du rapport du peuple à

soi-même, une maîtrise immanente du corps social par lui-même. Le peuple est à la fois sujet

et objet de la relation politique. En dehors de toute médiation étrangère à la volonté du peuple

à l'égard de lui-même, nous découvrons une politisation totale du social. C'est ce qui permet à l'homme d'effacer la césure qui, en lui, distingue l'homme et le citoyen. Mais, comme nous l'avons vu, pour qu'un tel dispositif se mette en place, un pouvoir immanent et invisible, agissant sans violence sur l'intériorité des particuliers, doit les orienter vers la reconnaissance

de la volonté générale. En ce sens, un pouvoir particulier, et autrement plus efficace que celui des lois, se met en place par lequel les individus consentent au pouvoir avant même que celui-

ci ne leur apparaisse comme étranger. C'est le principe d'une action non sur le pouvoir et la liberté du particulier, mais celui d'une action sur la réalité par laquelle ce particulier se rapporte à sa liberté et juge de son pouvoir3. Il faut d'abord maîtriser l'intériorité pour que les lois extérieures trouvent une véritable efficace.

Or cette idée d'un indistinction entre privé et public, entre intérieur et extérieur est bien

au coeur du système totalitaire tel que nous l'a laissé connaître le XXe siècle, et sans nous éloigner de notre sujet, l'étude de cette structure de pouvoir très particulière devrait nous permettre de mettre en lumière le remède que la démocratie libérale promeut face à la pathologie totalitaire.

?Le système totalitaire

Pour parvenir à mettre au jour l'essence intime du pouvoir totalitaire, nous suivrons l'analyse que Hannah Arendt a conduite dans la troisième partie des Origines du totalitarisme. Hannah Arendt ouvre son analyse du phénomène totalitaire par une description du

sujet sur lequel s'est édifié ou qu'a dû créé le pouvoir totalitaire: la masse. Celle-ci, plus encore que l'ancien concept de multitude, consiste non en une agrégation de volontés

1 Discours sur l'économie politique, p. 81: " La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu,

ni la vertu sans les citoyens; vous aurez tout si vous formez des citoyens; sans cela vous n'aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l'Etat. Or former des citoyens n'est pas l'affaire d'un jour; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants ".

2 Contrat social, IV,7, p. 290: " Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain

de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle ".

3 Koselleck, Le règne de la critique, p. 137-138: " La totalité rationnelle du collectif et de sa volonté générale impose une perpétuelle correction de la réalité des individus qui ne sont pas encore intégrés au collectif (...). Les Lumières ayant supprimé toute différence entre l'intérieur et l'extérieur et révélé toutes les arcanes, l'opinion publique devient idéologie. La conviction règne par le fait qu'on la fabrique. Rousseau a étatisé la censure morale, le censeur public devient idéologue en chef ".

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hétérogènes mais en la co-existence d'individus désocialisés et individualisés à l'extrême1. En

ce sens, la masse s'oppose à la classe qui se reconnaît une identité d'intérêt par son inscription sociale, et se présente comme étrangère au lien social inscrit dans les formes de l'Etat-nation.

La masse se caractérise par une "uniformité complètement hétérogène "2. Elle consiste en un rejet des identifications politiques et sociales traditionnelles s'achevant dans un désir d'anonymat et de soumission à la fatalité. C'est cette masse que le système totalitaire organise

en la pénétrant totalement et en créant, non une communauté d'intérêt mais une " communauté

de destin "3.

Car là se situe l'originalité du pouvoir totalitaire. Il n'est pas seulement un mode de domination politique hétérogène et violent, il utilise l'idéologie pour pénétrer l'intérieur des volontés4. Le Chef lui-même, pilier fondamental de l'édifice totalitaire, acquiert la suprématie non pas tant comme despote individuel et extérieur que par la fonction organisatrice qu'il détient et par son rôle de vecteur dans la communication du pouvoir totalitaire 5. Ainsi se produit-il un effacement de la distance entre gouvernants et gouvernés qui produit une affirmation simple et indivise du pouvoir. C'est à partir de l'effacement de la distinction entre sphère privée et sphère publique que le pouvoir totalitaire peut justement s'affirmer comme total6. Il cherche à convaincre par la propagande, dans le cadre du fonctionnement normal de l'espace public, uniquement dans l'attente de la prise de pouvoir. A ce moment-là, l'endoctrinement remplace la propagande et il s'agit désormais moins de convaincre le jugement que d'ôter tout moyen de jugement indépendant7.

Mais la réalité que cherche à promouvoir le système totalitaire ne se rapporte pas tant

à une conception particulière de la vérité qu'il s'agirait de révéler au monde que dans le fait que seule la volonté du chef définit la réalité objective. C'est parce que l'organisation entière s'identifie au Chef, et parce que ce dernier occupe la fonction de principe dynamique, que l'autorité remise en cause du Chef conduirait à la cessation du mouvement, essentiel à la conservation de l'organisation 8. Le pouvoir du système est répandu à l'intérieur de toute

1 H. Arendt, Le système totalitaire, p. 39: " L'atomisation sociale et l'individualisation extrême précédèrent les mouvements de masse, qui attirèrent les gens complètement inorganisés, les individualistes acharnés qui avaient toujours refusé de reconnaître les attaches et les obligations sociales, beaucoup plus facilement et plus vite que

les membres, sociables et non individualistes, des partis traditionnels ".

2 Ibid., p. 46.

3 Ibid., p. 54.

4 Ibid., p. 48: " Le totalitarisme ne se satisfait jamais de gouverner par les moyens extérieurs, c'est à dire par l'intermédiaire de l'Etat et d'une machinerie de violence; grâce à son idéologie particulière et au rôle assigné à celle-ci dans l'appareil de contrainte, le totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de terroriser les êtres humaines de l'intérieur ".

5 Ibid., p. 49: " Le chef totalitaire n'est, en substance, ni plus ni moins que le fonctionnaire des masses qu'il conduit; ce n'est pas un despote individuel assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté tyrannique et arbitraire. Etant un simple fonctionnaire, il peut être remplacé à tout moment, et il dépend tout autant de la volonté des masses qu'il incarne, que ces masses dépendent de lui ".

6 Ibid., p. 62: " En rapport étroit avec l'attrait qu'exerçaient sur l'élite la franchise de la populace et le désintéressement des masses, les mouvements totalitaires avaient une séduction également irrésistible; ils se targuaient d'avoir aboli la distinction entre vie privée et vie publique, et d'avoir rendu à l'homme une plénitude mystérieuse et irrationnelle ".

7 Ibid., p. 67: " Partout où le totalitarisme a le contrôle absolu, il remplace la propagande par l'endoctrinement, et

il utilise la violence moins pour effrayer les gens (ce qu'il ne fait qu'au début, lorsque subsiste une opposition politique) que pour réaliser constamment ses doctrines idéologiques et ses mensonges pratiques ". Cf. aussi p.

215: " Celui-ci a introduit dans les affaires publiques un principe entièrement nouveau qui se passe

complètement de la volonté humaine d'agir et en appelle au besoin insatiable de pénétrer la loi du mouvement selon laquelle opère la terreur et dont, par conséquent, dépendent touts les destinées particulières ".

8 Ibid., p. 116: " Il est dans la nature du mouvement qu'une fois que le Chef a assumé sa charge, toute l'organisation s'identifie si absolument à lui que tout aveu d'une faute, ou tout changement de titulaire, dissiperait

le charme d'infaillibilité qui entoure la charge du Chef et signifierait la perte de tous ceux qui sont liés au mouvement. Le fondement de la structure n'est pas la véracité des paroles du Chef, mais l'infaillibilité de ses actes. Sans celle-ci, et dans l'échauffement d'une discussion qui sous-entend la faillibilité, tout l'univers fictif du

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l'organisation. Chaque organe du pouvoir incarne la volonté du Chef, chacun s'en fait le relais

et le point de naissance. Mais dans son organisation même, le pouvoir effectif n'occupe jamais une place définie. Il s'agit d'un pouvoir décentré qui occupe sans cesse une nouvelle place sans que ne soit jamais révélé son lieu effectif1. De là cette conséquence orwellienne que plus

le pouvoir se fait omniprésent, plus il devient invisible2. En investissant tous les liens de sociabilité, en les détruisant et en les recomposant, il parvient à créer une réalité sociale neuve, entièrement conquise et constituée par le pouvoir de l'organisation. C'est de sa dimension collective que ce pouvoir se nourrit et non pas de la seule force confisquée par une autorité supérieure au corps social. Comme un fluide mortel, il s'injecte dans toutes les veines

du corps social pour les faire mouvoir en vue de lui-même. A partir de là, la société est entièrement identifiée avec l'appareil du pouvoir3. N'existe même plus la distance suffisante à

la loi qui garantit une transcendance minimale du pouvoir puisque le totalitarisme évacue toute idée de légalité, c'est-à-dire l'antécédence de la loi sur les actions qu'elle norme. " Au lieu de former le cadre stable où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place, la loi devient l'expression du mouvement lui-même "4. La distinction entre volonté et action est supprimée pour faire du mouvement et de la perpétuation de la puissance l'unique moyen et l'unique fin de l'action de la société5. Ainsi s'instaure un régime de pouvoir parfaitement immédiat et immanent au corps social. Alors que la loi positive consiste en l'articulation des libertés et donc permet d'aménager un espace entre les individus, par lequel une communication puisse être rendue possible, le système totalitaire supprime cet espace et conduit à une indistinction absolue entre les individus6.

Nous voyons donc qu'en effaçant la distinction entre domaine privé et domaine public,

le système totalitaire réalise une économie du pouvoir politique sur un mode totalement immanent dans laquelle les individus n'apparaissent pas tant comme sujets passifs que comme rouages essentiels dans la transmission de ce pouvoir. Par là-même, ce pouvoir perd sa référence visible et devient omniprésent.

En cherchant les points de similitude entre l'idée rousseauiste de la volonté générale et

les principes de domination totalitaire, nous ne voulions en aucune mesure faire du citoyen de

totalitarisme s'effondre, immédiatement écrasé par l'objectivité du monde réel, que seule pouvait esquiver le mouvement dirigé par la main infaillible du Chef ".

1 Ibid., p. 129: " En termes techniques, le mouvement à l'intérieur de l'appareil de domination totalitaire, tire sa mobilité du fait que la direction ne cesse de déplacer le centre effectif du pouvoir, à d'autres organisations, souvent, sans dissoudre, ni même révéler publiquement les groupes qui ont été ainsi privés de leur pouvoir ".

2 Ibid., p. 133: " La seule règle sûre, dans un Etat totalitaire, est que plus les organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont investis est grand; que moins est connue l'existence d'une institution, plus

celle-ci finira par s'avérer puissante ".

3 Ibid., p. 173: " La domination totale, qui s'efforce d'organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l'humanité entière ne formait qu'un seul individu, n'est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions: ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut

à volonté être changé pour n'importe quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui n'existe pas: à savoir une sorte d'espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule liberté consisterait

à conserver l'espèce ".

4 Ibid., p. 209.

5 Ibid., p. 207: " Dans l'interprétation totalitaire, toutes les lois sont devenues des lois de mouvement. Que les nazis parlent de la loi de la Nature ou que les bolcheviks parlent de celle de l'Histoire, ni la Nature ni l'Histoire

ne sont plus la source d'autorité qui donne stabilité aux actions des mortels; elles sont en elles-mêmes des

mouvements ".

6 Ibid. p. 212: " En écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totale détruit l'espace entre eux. En comparaison de ce qui se passe à l'intérieur de son cercle de fer; même le désert de la tyrannie dans la mesure où

il est encore une sorte d'espace, apparaît comme une garantie de liberté. Le régime totalitaire ne fait pas

qu'amputer les liberté, ou qu'abolir des liberté essentielles; il ne réussit pas non plus à extirper du coeur des hommes l'amour de la liberté. Il détruit la seule condition préalable essentielle à toute liberté: tout simplement la faculté de se mouvoir qui ne peut exister sans espace ".

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Genève un précurseur des idéologies du XXe siècle. Néanmoins ce parallèle permet de montrer en quelle mesure l'immanence du pouvoir au corps social engendre un mode de contrainte non-politique par lequel ce sont les agents sociaux qui véhiculent le pouvoir de la société sans que ce dernier ne leur apparaisse comme tel. C'est contre cet effet pervers d'un foyer de pouvoir politique immanent à la société que la démocratie libérale met en place un lieu de pouvoir vide.

Le lieu vide du pouvoir

Nous avons vu que, dans le système totalitaire, la distinction entre pouvoir et société

s'effaçait totalement pour laisser place à l'affirmation d'un pouvoir omniprésent et constitutif

du rapport des individus à la réalité. En ce sens, l'on peut dire avec Claude Lefort que " le processus d'identification entre le pouvoir et la société, le processus d'homogénéisation de l'espace social, le processus de clôture de la société et du pouvoir s'enchaînent pour constituer

le système totalitaire. Avec celui-ci est bien rétablie la représentation d'un ordre naturel mais

cet ordre est supposé social-rationnel et ne tolère ni division, ni hiérarchies apparentes "1. Le pouvoir est immanent à la société, c'est dire que structurellement il constitue la substance des rapports inter-sociaux, mais c'est aussi dire que, du point de vue de la société conçue comme sphère privée d'indépendance par rapport au pouvoir politique, les sujets eux-mêmes acquiescent nécessairement à un pouvoir qui structure de l'intérieur leur jugement2.

Or nous avons vu que la constitution démocratique, en tant que fondée sur l'articulation des droits de chacun, inscrit la souveraineté dans le peuple en même temps qu'elle empêche ce peuple, via la représentation politique, d'exercer directement le pouvoir. Dans ce cadre, les sujets politiques n'ont de pouvoir que délégués, et leur représentants n'ont

de pouvoir que consentis. En ce sens, nous avions remarqué que le rejet du mandat impératif conduisait à une représentation des intérêts au sein de la nation plus qu'à une maîtrise effective du pouvoir par les individus, qu'ils soient représentants ou représentés. Alors nous

est apparu que la société agissait sur elle-même via l'instrumentalisation du politique. Or cette configuration conduit justement à empêcher la société de jouir immédiatement du pouvoir politique et interdit au pouvoir de se retourner contre la société3. Ainsi, selon l'expression de Claude Lefort, l'on peut dire que " le lieu du pouvoir se trouve ainsi tacitement reconnu comme lieu vide, par définition inoccupable, un lieu symbolique, non un lieu réel "4.

Ainsi la démocratie navigue entre deux écueils, et c'est de cette tension constitutive qu'elle se nourrit. D'une part, il faut éviter que cette place du pouvoir apparaisse comme réellement vide, sans quoi les représentants du peuple n'apparaissent plus que comme des spoliateurs à la charge d'intérêts privés. D'autre part, cette place ne doit pas se voir réellement occuper. En effet, dans ce cas, un parti qui s'identifierait au peuple ruinerait la nécessaire mise

1 C. Lefort, L'invention démocratique, p. 104.

2 Ibid., p. 345: " Le discours du pouvoir, dès lors que celui-ci devient omniprésent, cherche à effacer son origine;

il cesse d'être ce discours sur le social qui, dans la démocratie bourgeoise, exhibait la position de ceux qui le parlaient pour s'immerger dans le social. Ainsi se constitue-t-il un pouvoir du discours comme tel, qui se soumet ses agents, passe à travers eux plutôt qu'il ne se fait en eux, les imprime dans un savoir impersonnel qui les soustrait à l'expérience des autres et des choses ".

3 Ibid., p. 156: " La notion d'une émanation de la volonté populaire, celle d'une incarnation de la souveraineté, lorsqu'on veut s'y arrêter, empêchent de repérer la logique de la négation mise en oeuvre dans la démocratie: négation d'une réalité substantielle de la société, par la production d'atomes politiques, d'individus dépouillés de toute autre qualité que celle du citoyen; négation d'une réalité substantielle du pouvoir, par l'impossibilité où sont mis ceux qui l'exercent de paraître se confondre avec lui. D'où s'ensuit que l'idée d'une consubstantialité du pouvoir et de la société est écartée ".

4 Ibid., p. 125.

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à distance du pouvoir politique1. Aussi lorsque nous parlions d'une autonomie de la société et

de la fin de la transcendance du pouvoir, nous n'entendions pas la fin du politique et son extériorité par rapport au corps social. Nous voulions mettre en avant un déplacement de sens opéré quant à l'idée de pouvoir qui, de formation par en haut, s'est peu à peu modifié jusqu'à correspondre à la médiation active de la société à elle-même. C'est justement grâce à la distance du politique que le droit peut être opposé au pouvoir2. Comme nous avions pu le remarquer l'espace public s'inscrit entre ces deux ordres, la société et l'Etat, pour assurer la communication d'un plan à un autre.

Or comment comprendre alors que nous ayons pu parler d'une immanence du pouvoir

à la société et d'une autonomie de celle-ci? En fait, la relation de médiation qui s'instaure dans

le cadre de la démocratie constitutionnelle est une relation purement politique. Mais la question que nous aimerions poser consiste à savoir s'il n'existe pas d'autres formes de pouvoir qui seraient, eux, parfaitement immanents à la société. Or ces pouvoirs, nous les avons identifiés: il s'agit du processus naturel d'échanges économiques et d'autre part du pouvoir de l'opinion publique, en tant que mode de contrainte non-violent. Ne serait-ce pas sur ce double terrain que se met en place une relation immédiate de la société à elle-même, relation porteuse de pouvoir et d'effets de pouvoir non politique, mais qui, par une configuration propre, apparaîtrait comme pouvoir naturel et autorégulateur? C'est cette question qui nous conduit à nous interroger sur le pouvoir immanent dégagé par la société dans le cadre de la démocratie libérale. Nous approcherons alors d'une réponse à notre interrogation de départ: pourquoi et comment la démocratie libérale se donne-t-elle pour un gouvernement naturel et universel, conforme à l'essence de l' homme?

1 Ibid., p. 95: " La démocratie allie ces deux principes apparemment contradictoires: l'un, que le pouvoir émane

du peuple; l'autre, qu'il n'est le pouvoir de personne. Or elle vit de cette contradiction. Pour peu que celle-ci risque d'être tranchée ou le soit, la voilà près de se défaire ou déjà détruite. Si le lieu du pouvoir apparaît, non plus comme symboliquement, mais comme réellement vide, alors ceux qui l'exercent ne sont plus perçus que comme des individus quelconques, comme composant une faction au service d'intérêts privés, et du même coup,

la légitimité s'affaisse dans toute l'étendue du social; la privatisation des groupements, des individus, de chaque secteur d'activité s'accroît: chacun veut faire prévaloir son intérêt individuel ou corporatiste. A la limite il n'y a plus de société civile. Mais si l'image du peuple s'actualise, si un parti prétend s'identifier avec lui et s'approprier

le pouvoir sous le couvert de cette identification, cette fois, c'est le principe même de la distinction Etat-société,

le principe de la différence des normes qui régissent les divers types de rapports entre les hommes, mais aussi des modes de vie, de croyances, d'opinions qui se trouve nié et, plus profondément, c'est le principe même d'une distinction entre ce qui relève de l'ordre du pouvoir, de l'ordre de la loi et de l'ordre de la connaissance. Il s'opère alors une sorte d'imbrication dans la politique de l'économique, du juridique, du culturel. Phénomène qui est justement caractéristique du totalitarisme ".

2 Ibid., p. 74: " La manière dont est récusée la légalité au cours des manifestations signale la contestation d'une légitimité établie; elle tend à faire apparaître un pôle du droit dont le pouvoir risque d'être dissocié ".

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard