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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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1. UNE IDENTITÉ HUMANISTE

Qu'est-ce qu'une identité humaniste ? Qu'est-ce qu'un humaniste ? Pour répondre à ces questions, nous devons prendre le temps de regarder si nous nous accordons sur la définition de l'humain ou sur la conception de l'homme, car dans le mot humaniste on y voit homme, humain. La question serait alors qu'est-ce que l'homme ? À cette question, Odile Hardy répond en disant qu'

En effet, la définition de l'homme n'a jamais été uniforme : cette définition n'appartient pas à une catégorie de penseurs ou à un champ exclusif de la recherche - même si certains en revendiquent parfois l'exclusivité. Aucune discipline ne fait le tour de la question de l'homme, mais avec l'hyperspécialisation des domaines aujourd'hui, certains prétendent à une vérité sur l'homme - au risque de réduire ce dernier à certaines caractéristiques.1225

En fait, chaque personne a une conception de l'homme et entretient une relation spécifique avec lui. Notre rapport avec l'être humain (l'homme) nous confère l'identité humaniste. À cet effet, un humaniste est une personne préoccupée par tout ce qui concerne l'homme. Il lutte pour que l'homme puisse s'épanouir dans toutes ses dimensions : physiques, affectives, intellectuelles et spirituelles. Dans le même ordre d'idée, Irina Bokava dit qu'

Être humaniste aujourd'hui, c'est adapter la force d'un message ancestral aux exigences du monde moderne. Repenser les conditions de compréhension mutuelle et de l'édification, de la paix. Repenser la protection de la dignité humaine, et les moyens de réaliser pleinement le potentiel de chaque individu.1226

Autrement dit, être humaniste, c'est se soucier de l'avenir de l'homme peu importe la couleur de sa peau, sa race et sa religion. De ces appréhensions, que pouvons-nous dire de l'identité humaniste en Francophonie ? Que représente l'homme chez Senghor ? Quelle relation Senghor entretient avec l'autre ?

1225 Odile HARDY, « Comment penser l'humain pour refonder un humanisme ? Regard sur la crise anthropologique contemporaine », Quel humanisme pour demain ? l'avenir de l'homme dans nos sociétés, Colloque 2015-2016, p. 3 .Disponible sur http://www.grep-mp.com/wp-content/uploads/2016/12/2015-Hardy-Colloque-Humanisme.pdf

1226 Irina BOKAVA, « Repenser l'humanisme au 21ème siècle », International Review of Education, volume 60, issue 3, 2014, p. 307

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Senghor a défini la Francophonie comme étant un Humanisme intégral. Cela sous-entend que la Francophonie se veut la solution des problèmes de l'humanité ou se soucie du devenir de l'homme. Ce qui signifie qu'il s'agit toujours de l'homme en Francophonie, et qu'elle mène ses actions et ses activités en faveur de l'homme, et toujours par référence à l'homme.1227 De ce fait, l'humaniste en Francophonie est celui qui pose de façon rationnelle les problèmes et recherche les solutions par référence à l'homme, et qui tend ou tente à le rendre plus vraiment humain. Selon Jacques Dufresne,

En utilisant l'expression humanisme intégral, Senghor rattache la francophonie à un humanisme chrétien aux contours bien dessinés, celui de Jacques Maritain, le philosophe catholique qui, au cours de la première moitié du XXème siècle, a réhabilité la tradition aristotélicienne et thomiste et contribué à la conversion de nouveaux intellectuels au catholicisme. Il a publié en 1936 un ouvrage, l'humanisme intégral. [...] Senghor fait toutefois figure de penseur solitaire. Le courant dominant va dans l'autre sens. Le mot humanisme, tel qu'il est généralement utilisé pour caractériser la francophonie, désigne un humanisme neutre dont les tenants sont avant tout soucieux d'éviter de marquer leur appartenance l'humanisme théocentrique ou l'humanisme anthrocentrique. L'humaniste est en ce sens celui qui tend à rendre l'homme plus vraiment humain1228.

Dire à une personne d'être humain signifierait que cette personne ait de l'amour, de la dilection et de la commisération à l'égard de l'autre. Les humanistes veulent que l'on ait un sentiment souciant de la condition humaine de l'autre. Être humaniste, avoir une identité humaniste, c'est éprouver, apprécier en chaque individu la valeur de l'humain, la rareté sans prix de ce qui existe d'unique en chacun et qui, à ce titre, est digne d'un infini respect.1229 Être humaniste est une manière d'être qui associe la dignité, la sociabilité et l'empathie. Dans cette logique, Jean-Jacques Rousseau nous exhorte à demeurer humains :

Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états,

pour tous les âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l'humanité ?1230

Nous voulons également faire remarquer qu'il y a un abus de langage, lorsque nous disons à une personne d'être, en fait, humain, car, avant tout, cette personne est déjà humaine. Cependant, l'expression être humain est utilisée pour désigner l'attitude de l'homme à l'égard de l'autre. Il faut comprendre l'identité humaniste en ce sens, puisqu'elle reflète un individu

1227 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 136 et p. 139 1228 Jacques DUFRESNE, « Un humanisme à définir ». Disponible sur http://www.agora-2.org/francophonie.nsf/Documents/Humanisme--Un_humanisme_a_definir_par_Jacques_Dufresne 1229 Odile HARDY, « Comment penser l'humain pour refonder un humanisme ? Regard sur la crise anthropologique contemporaine », op. cit., p. 39

1230 Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou De l'éducation, Paris, Garnier, 1762, p. 429

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épris d'une dilection pour son prochain. À présent, abordons les poèmes senghoriens pour appréhender l'attitude de Senghor à l'égard de l'autre afin de déterminer l'identité humaniste.

Pour la première superposition, nous allons faire appel à huit poèmes. Ce sont « In memoriam », « Neige sur Paris », « Le retour de l'enfant prodigue » (Chants d'ombre), « Camp 1940/Au Guélowar », « Lettre à un prisonnier » (Hosties noires), « Chaka », « Épitres à la princesse » (Éthiopiques) et « Élégie des alizés » (Élégies majeurs)

(In memoriam)

J'ai peur de la foule de mes semblables au visage de pierre. [...1

Que de ma tour dangereusement sûre, je descende dans la rue Avec mes frères aux yeux bleus

Aux mains dures. (Po : 7-8)

(Neige sur Paris)

Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches

sans neige

À cause aussi des mains de rosée, le soir, le long de mes

joues brûlantes. (Po : 20-21)

(Le retour de l'enfant prodigue)

Que j'ai rêvé d'un monde de soleil dans la fraternité de mes

frères aux yeux bleus. (Po : 48)

(Camp 1948/Au Guélowar)

Dans l'égalité des peuples fraternels. Et nous nous répondons : « Présents, ô Guélowar ! » (Po : 71)

(Lettre à un prisonnier)

Je ne reconnais plus les hommes blancs, mes frères Comme ce soir au cinéma, perdus qu'ils étaient au-delà du vide fait autour de ma peau. (Po : 81)

(Chaka)

CHAKA

[...1

Je dis qu'il n'est pas de paix armée, de paix sous l'oppression

De fraternité sans égalité. J'ai voulu tous les hommes frères. (Po : 123)

(Épitres à la princesse)

Tu m'ouvres le visage de mes frères les hommes blancs

Car ton visage est un chef-d'oeuvre, ton corps un paysage. (Po : 137)

(Élégie des alizés)

O mes frères dans la jubilation de la joie

O que vous chantiez avec moi, ô que nous dansions la gloire des athlètes des amants. (O. Po : 270)

Lorsque nous observons les extraits ci-dessus, nous constatons que le thème abordé par Senghor est la fraternité. Ce qui signifie qu'il est conscient de la présence de ce thème. Admettons que « toutes les répétitions thématiques que l'on peut constater dans une oeuvre ne sont pas

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inconscientes. »1231 Ce qui semble vouloir dire que Senghor, de façon consciente, s'inscrit dans son énoncé pour se définir. Par des faits énonciatifs, il présente une image de lui-même.1232 Il ne dit pas ce qu'il est au juste, car cela doit découler de l'interprétation du thème abordé par lui. Cependant, la remarque faite est que Senghor, en abordant le thème de fraternité, ne songeait pas à une parenté utérine ou consanguine, ou bien à l'image d'un humaniste. En effet, de façon inconsciente, il se révèle comme un humaniste ou comme le frère utérin ou consanguin de tous les hommes. Il considère chaque homme comme membre d'une même famille biologique. On comprend, dès lors, sa thèse de sangs mêlés, élucidée dans le premier chapitre de cette troisième partie.

Pour Senghor, l'homme, qu'importe sa race ou sa religion, est un frère : « J'ai voulu tous les hommes frères »1233, nous dit-il dans Chaka. Autrement dit, « Que vous soyez musulman, chrétien, juif n'a pas d'importance. Si vous croyez en Dieu, vous devriez penser que chaque être humain fait partie d'une seule et même famille. »1234 Un tel propos peut corroborer la conception senghorienne de l'homme. Il suffit de jeter un regard sur le réseau associatif, issu de la superposition des extraits, ci-dessous, pour saisir la portée :

- La fraternité : mes semblables au visage de pierre, mes frères aux yeux bleus, à mes frères aux mains blanches, la fraternité de mes frères aux yeux bleus, l'égalité des peuples fraternels, les hommes blancs mes frères, de fraternité sans égalité, tous les hommes frères, le visage de mes frères les hommes blancs, mes frères...

Ce réseau offre des termes de parenté, qui, selon Catherine Kerbrat-Orecchioni, sont des termes

relationnels.1235 Lorsqu'on dit frère, cela suppose un lien consanguin ou utérin avec celui qui est appelé frère, car le terme frère signifie nécessairement mon frère. C'est-à-dire quand il est employé sans prédétermination, frère renvoie toujours au frère d'une tierce personne. C'est de façon inconsciente, selon Catherine Kerbrat-Orecchioni, que l'on dit mon frère ou mes frères. Cela relève d'un abus de langage, fait inconsciemment. Ce processus d'inconscient implique le degré de parenté ou le degré relationnel que l'on veut avoir avec celui qu'on appelle frère, et ce degré sera accentué par une prédétermination de possession, comme l'illustre le réseau associatif.

1231 Charles MAURON, Des métaphores obsédantes aux mythes personnels, op. cit., p. 211

1232 Les faits énonciatifs, selon Catherine Kerbrat-Orecchioni, sont les traces linguistiques de la présence du locuteur au sein de son discours, les lieux d'inscription et les modalités d'existence. (L'énonciation : De la subjectivité dans le langage, p. 31)

1233 Léopold Sédar SENGHOR, Éthiopiques, loc. cit., p. 123

1234 Ce propos est de Mohammed Ali, un boxeur Afro-Américain, selon le Parisien. Disponible sur http://www.citation-celebre.leparisien.fr/citation/etre-humain

1235 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, L'énonciation : De la subjectivité dans le langage, p. 54

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Senghor considère tous les hommes comme des frères d'une même maison, d'une même famille, qui est, selon Henri Lopès, la Francophonie.1236 Cette idée sous-entend, chez Senghor, qu'

Il s'agit [...] de faire communier l'homme avec des hommes, tous les hommes

avec toutes les forces de la nature, de renforcer les liens, qui, soutenant et sustentant l'homme, le font plus libre en lui permettant de se réaliser.1237

Cette idée est également le postulat de sa pensée poétique ainsi que de sa conception de la Francophonie, comme nous le disent Adama Samaké et Kouamé Kouamé, « le postulat de la pensée de Senghor est la fraternité ».1238 Senghor rêve d'un monde où tous les hommes se sentiront des frères, où « les Blancs et les Noirs [se considéreront] tous les fils de la même Terre-Mère »1239, comme le souhaite Voltaire : « Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères »1240. À ce stade, il faut reconnaître que l'humanisme senghorien est influencé par la philosophie des Lumières.

Le philosophe de Lumières est un homme de Lettres avec une fonction sociale qui exerce sa raison dans tous les domaines pour guider les hommes, prôner des valeurs et militer dans les problèmes d'actualité. Il est un humaniste qui ne se dissocie pas de l'homme ; il vit l'autre, il se l'approprie, car il aime l'homme. Nous sommes loin de portraiturer Senghor ; il suffit de faire un saut dans sa vie pour se rendre compte qu'il a été poète (homme de Lettres), enseignant et politicien (une fonction sociale), et que toute sa vie, il a lutté pour la réalisation de l'homme.

La seconde superposition des textes de Senghor permet de mettre à nu l'amour qu'il a pour l'autre. Pour ce faire, nous avons à superposer sept poèmes, à savoir « Que m'accompagnent koras et balafong » (Chants d'ombre), « Poème liminaire », Aux Tirailleurs sénégalais morts pour la France », « Luxembourg 1939 » (Hosties noires), « Élégie pour Aymina Fall » (Nocturnes), « Élégie pour Jean-Marie » et « Élégie pour Georges Pompidou » (Élégies majeurs).

(Que m'accompagnent koras et balafong)

Mes agneaux, vous ma dilection avec ces yeux qui ne verrons pas ma vieillesse (Po : 29)

1236 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 91

1237 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., p. 185

1238 Adama SAMAKÉ et Kouamé KOUAMÉ, « Léopold Sédar Senghor, théoricien du roman : l'exemple du

roman africain », Éthiopiques, n°91, 2è semestre, 2013, p. 65

1239 Léopold Sédar SENGHOR, Élégies Majeurs, loc. cit., p. 302

1240 VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, Bibebook, Paris, 1763, p. 117

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(Poème liminaire)

Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France - je ne suis pas la France, je le sais - (Po : 54)

(Aux Tirailleurs sénégalais morts pour la France)

Ah ! puissé-je un jour d'une voix couleur de brousse, puissé-je

chanter

L'amitié des camarades fervente comme des entrailles et

délicate, forte comme des tendons. (Po : 63)

(Luxembourg 1939)

Vaincus mes rêves désespérément mes camarades, se peut-il ? (Po :63)

(Élégie pour Aymina Fall)

TOUS ENSEMBLE

Nous voici tous unis, comme les dix doigts de la main. (Po : 213)

(Élégie pour Jean-Marie)

Voilà Paul voilà Léopold, deux compagnons deux frères deux vases communiants dans la communion de la même foi

Du même appel de la même réponse - mais si petite ma part dans la Communion des saints ! (O. Po : 281)

(Élégie pour Georges Pompidou)

Si je te chante ami, c'est pour bercer mon enfant blanc dans

son savoir et sa puissance

Sa solitude élyséenne. Il a besoin d'un camarade, qui lui

tienne compagnie

[...1

J'ai rêvé d'un ciel d'amour, où l'on vit deux fois en une seule,

éternelle

Où l'on vit d'aimer pour aimer. N'est-ce pas qu'ils iront au

Paradis

[...1

Ainsi qu'à ceux qui aimèrent leur terre : leur peuple

Et tous les peuples, toutes les terres de la terre dans un

amour oecuménique

[...1

Qui suis un pécheur d'avoir tant aimé : amabam amare. (O. Po : 316-319)

Senghor est reconnu pour être un humaniste. On a même consacré des études sur l'humanisme senghorien. Ainsi la première étape du travail de la psychocritique telle que la conçoit Charles Mauron - la superposition des textes et la recherche des éléments obsédants - a déjà été franchie en ce qui concerne Senghor par des critiques. Pour plus de crédibilité, nous allons répéter le processus de la psychocritique mot à mot afin qu'on puisse saisir aisément ce qui caractérise l'identité humaniste chez Senghor. Avec la nouvelle superposition, nous avons l'altruiste (ma dilection, Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France, un ciel d'amour, où l'on vit d'aimer pour aimer, aimèrent leur terre : leur peuple, un amour oecuménique, avoir tant aimé, amabam amare...), et l'unité/la solidarité (l'amitié des camarades, fervente comme des entrailles, délicates, fortes comme des tendons, mes camarades, nous voici tous unis, comme les dix doigts

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de la main, deux compagnons, deux frères, deux vases communiants, la communion de la même foi, du même appel de la même réponse, la Communion des saints, ami, il a besoin d'un camarade, qui lui tienne compagnie, tous les peuples, toutes les terres de la terre...) comme réseaux associatifs.

De ces différents réseaux associatifs, nous pouvons dire que, ce qui caractérise l'identité humaniste, chez Senghor, est l'amour, l'unité et la solidarité. Ces réseaux mettent à nu l'image d'un altruiste solidaire, soucieux du devenir et du bien-être de l'autre : « Il a besoin d'un camarade, qui lui tienne compagnie ». En effet, Senghor se définit comme une personne qui aime tant son peuple, tous les peuples et toutes les terres de la Terre d'un amour oecuménique, et comme une personne qui rêve d'un monde où l'on vit d'aimer pour aimer sous un ciel d'amour. En d'autres mots, il se définit comme un humaniste intégral et universel, car son amour pour l'homme n'a pas de borne. Là où est l'homme, le coeur de Senghor palpite pour le bien-être de celui, car « l'homme reste [son] dernier souci ; il constitue [sa] mesure. »1241 Il a une foi aveugle en l'homme. L'homme, quelle que soit son origine, est un frère à qui on offre l'hospitalité, à qui on vient en aide lorsqu'il est dans le besoin. Ce n'est pas un hasard s'il fut surnommé l'humaniste africain par le roi Hassan II du Maroc. Plus on lit Senghor, plus on découvre qu'il existe plusieurs aspects de sa personnalité. C'est la raison pour laquelle Abdoul Diouf affirme que « Senghor était un être ambigu, un humaniste, un universaliste. »1242 Cependant, l'aspect de sa personnalité le plus appréhendé dans sa poésie est ce Senghor humaniste. Certes, certains de ses poèmes présentent un Senghor rempli de haine, de rancoeur et de révolte, accusant la race blanche de tyrannie et d'inhumaine. Mais, il a aussitôt refoulé cette haine qui brûle le coeur : « Seigneur, je ne sortirai pas ma réserve de haine »1243, pour emprunter la voie de l'entente, de la paix, du pardon, de l'amour, de la solidarité et de la fraternité de tous les peuples : « Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige »1244. L'identité humaniste est l'un des postulats de l'identité francophone.

La Francophonie doit, dans ce sens, réaliser l'homme en se fondant sur l'homme.1245 Il s'agit pour Senghor d'une Francophonie dont la fin est l'homme intégral, communiant avec ses frères, les autres, dont les valeurs, partout, seront les valeurs de la Négritude intégrées dans les apports fécondants des autres continents, et d'abord, les sciences et les techniques de

1241 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 4, Paris, Seuil, 1983, p. 270 1242 Abdoul DIOUF, Patchwork : des fragments de vie, op. cit., p. 16 1243 Cf. « Neige sur Paris », Chants d'ombre, op. cit., p. 20

1244 Idem., p. 20

1245 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 4, op. cit., p. 17

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l'Europe1246, et tendent essentiellement à rendre plus vraiment l'homme humain.1247 Cela sous-entend qu'il faudra prendre en considération les études littéraires, l'art, la technique et la science dans la conception de la Francophonie comme humanisme, car ils sont dignes de rendre l'homme plus humain. Le Francophone, selon Senghor, est l'homme intégral et universel qui prône l'unité, la solidarité et l'amour du prochain. En d'autres mots, le Francophone prône un humanisme teinté de social, d'altruisme et de fraternité. De ce fait, l'humanisme intégral dont il est question en Francophonie est pour Senghor une condition spirituelle d'un monde nouveau qui se veut la solution idoine à l'humanité de l'homme, à l'unité de l'humanité, à la place et à la finitude de l'homme, c'est-à-dire à la réalisation de l'être humain. Être Francophone, chez Senghor, signifie être un humaniste intégral et universel, car « la Francophonie, c'est cet Humanisme intégral qui se tisse autour de la terre »1248, écrivit-il poétiquement. Autrement dit, un humaniste, selon lui, est cette personne qui met une graine de l'humanité dans le coeur des hommes afin de compenser ce que la société a enlevé en eux comme humain et dignité.

L'étude des poèmes senghoriens révèle que Senghor se définit comme un humaniste intégral et universel. Avec lui, la fraternité, l'amour, l'unité, la solidarité, le don de soi à l'autre et l'acceptation de l'autre sont à valoir pour un devenir de l'homme pleinement humain. « En définitive, il s'agit de retrouver le goût de l'autre »1249 pour vivre l'autre et avec l'autre. En réalité, l'identité humaniste est une forteresse avec une brèche derrière laquelle s'abrite un moi, un je qui accepte l'autre et les autres comme frères, des frères. Elle est une réponse à la difficulté à accueillir l'autre, au déni de l'altérité, à la peur de l'autre ou à la peur de vivre avec l'autre. En d'autres termes, elle est une réponse à « l'allophobie ».1250 L'identité humaniste est une sorte d'allocentrisme.

L'homme est au centre de toutes les préoccupations, mais celles-ci relèvent plutôt de l'inquiétude, parce que nous sommes dans un temps de crise, dont la cause est le refus d'accepter la diversité, accrue par le sentiment de dominer l'autre. On n'a pas besoin de violence pour que l'homme soit révélé à lui-même comme être capable de compassion et d'humanité.

1246 Idem., p. 90

1247 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., pp. 29-30

1248 Léopold Sédar SENGHOR, « Lz français, langue de culture », loc.cit., p. 844

1249 Odile HARDY, « Comment penser l'humain pour refonder un humanisme ? Regard sur la crise anthropologique contemporaine », op. cit.

1250 Nous désignons par allophobie, toutes les tendances qui conduisent à la peur de l'autre ou à la peur de vivre avec l'autre. Mieux, c'est une aversion envers l'altérité ou un comportement hostile à l'égard des personnes appartenant à une autre culture ou une religion. À ne pas confondre avec la phobie sociale qui est une pathologie psychologique.

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Être humaniste, c'est vouloir rendre plus humain l'homme en commençant par accepter sa différence au niveau de la religion, de la race, de l'ethnie, de la politique et du sexe. L'humaniste admet la différence dans une coexistence pacifique, parfois hostile, et l'enrichir dans la fraternité, la solidarité, l'amour, la tolérance et la patience. Il accepte également, comme l'affirme le Pape François, de « regarder l'étranger, le migrant, celui qui appartient à une autre culture comme un sujet à écouter, considérer et apprécier »1251, comme un frère. La Francophonie doit aider à découvrir que l'autre est un frère. Elle demeure un programme à réaliser, exigeant, difficile et complexe.

La Francophonie est née d'un désir irrépressible d'une urgente nécessité de repenser et de refonder la condition humaine de l'homme et du monde.1252 Il ne s'agit pas de limiter la Francophonie au partage d'une langue, mais de rappeler que, ce qui en fait le ciment de la Francophonie, est les droits de l'Homme, la liberté, l'égalité, la solidarité, la fraternité, et le souci d'affirmer l'unité dans la diversité. En d'autres termes, ce qui fait le socle de la Francophonie est son humanisme. Il incombe, dorénavant, au Francophone de refuser la haine et la violence afin de maintenir son humanisme universel au service de l'acceptation de l'autre, de la paix et du vivre ensemble dans le respect des différences. La Francophonie est un projet permettant de façonner l'homme, car elle doit accorder la première place, dans ses actions, au devenir de l'homme. Elle est, pour ce 21ème siècle, l'une des solutions de préservation de la dignité humaine, puisque son humanisme intégral renvoie à l'amour général de l'humanité, et l'un des défis à relever pour définir l'Humanisme intégral et universel.

La poésie senghorienne est « la manifestation de l'amour pour l'humanité ».1253 Ce qui signifie que la poésie senghorienne est l'expression de l'humanisme et de l'identité francophones. En fait, sa poésie exprime les valeurs intrinsèques de l'humanisme, qui, à partir de 1765, désignait déjà l'amour général pour l'humanité. Elle est la manifestation de l'humanisme intégral et universel, car elle met en évidence deux humanismes qui résultent des valeurs de la Négritude et de la Francité. Les valeurs de la Négritude sont l'hospitalité, la solidarité, la sociabilité, la communauté, l'entraide et la fraternité. Quant aux valeurs de la Francité, elles sont la liberté, l'égalité et la fraternité.

Senghor, au travers de sa poésie, s'est livré en tant qu'un humaniste intégral et universel qui veut que la France vit en parfaite fraternité avec ses ex-colonies. Sa poésie est un livre

1251 Pape François, « Je rêve d'un nouvel humanisme européen ». Disponible sur

http://www.lacroix.com/Religion/Pape/Pape-Francois-Je-reve-nouvel-humanisme-europeen-2016-05-06-1200758310

1252 Michaëlle JEAN, Le nouvel humanisme se dit en français, op. cit.

1253 Sana CAMARA, « Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor face à l'historicité nègre », op. cit., p. 186

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ouvert sur sa propre personnalité afin de mieux appréhender l'autre. Jacqueline Sorel argue, à cet effet, que

Dans un entretien datant de 1976, année de ses soixante-dix ans, Léopold Sédar Senghor confiait à un autre poète, Édouard Maunick, les secrets de son inspiration : « dans mes poèmes, j'ai chanté ma vie ». On y découvre ainsi la toile de fond de sa poésie. [...] la poésie est et demeure son jardin secret1254.

Des propos de Jacqueline Sorel, nous comprenons que la toile de fond de la poésie senghorienne est Senghor lui-même : « rien n'est plus vrai. Senghor s'est habillé de poésie, il en a fait sa raison d'être. Il a écrit toute sa vie sans jamais remettre en question son emprise sur sa vie »1255, affirme Véronique Tadjo. En parlant de lui-même, Senghor se fait proche de chacun, et à travers lui, on peut atteindre l'autre. Son lyrisme renvoie l'autre à ses propres expériences. Son je est un autre, comme la théorie rimbaldienne. Ce je est la conscience de soi en tant qu'une personne qui vit les valeurs de la Négritude et de la Francité pour soi, pour les autres et pour les faire vivre par les autres tout en les actualisant et les fécondant au besoin avec l'apport de tout un chacun. Senghor est habité, à proprement parler, de culture.

Cependant, il y a une caractéristique identitaire non négligeable à prendre en compte dans l'appréhension de l'identité francophone. Selon Senghor, la véritable raison de la naissance de la Francophonie est d'ordre culturel. Ce qui signifie qu'il existe une identité culturelle en Francophonie. Dès lors, nous pouvons nous demander comment Senghor appréhende ou se définit son identité culturelle. La réponse à cette question partielle est l'objet de réflexion au point suivant.

1254 Jacqueline SOREL, « Esquisse d'un portrait du poète », Mémoire Senghor : 50 écrits en hommage aux 100 ans du poète-président, Paris, Éditions UNESCO, 2006, pp. 165-167

1255 Véronique TADJO, « Senghor ou la force de croire », Mémoire Senghor : 50 écrits en hommage aux 100 ans du poète-président, Paris, Éditions UNESCO, 2006, p. 170

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci