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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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PARTIE I :

LA FRANCOPHONIE, UN CONCEPT SAUVÉ DE SES

CENDRES

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Deux noms sont à retenir dans l'histoire de la Francophonie, celui d'Onésime Reclus et celui de Léopold Sédar Senghor. Le premier est un géographe français, et le second un homme de lettre et un homme politique africain. Le premier à avoir employé le terme de Francophonie est, bien sûr, Onésime Reclus, dans son oeuvre France, Algérie et colonies. Avec Onésime Reclus, nous sommes dans un contexte colonial comme l'affirme Luc Pinhas : « Le premier auteur à les employer (Francophone/Francophonie) semble être le géographe Onésime Reclus (1837-1916), frère méconnu d'Élisée Reclus, dans une oeuvre largement consacrée à une réflexion sur le développement du Second Empire colonial français et sur les moyens pour la France de retrouver une grandeur menacée après la défaite de Sedan et la perte de l'Alsace-Lorraine »108. C'est pourquoi, ajoute-t-il, « La Francophonie est fille de la doctrine coloniale »109. À en croire Jean-Jacques Konadjé, « Onésime Reclus a toujours prôné l'expansion coloniale française tournée vers l'Afrique »110. En effet, il est « [...j un fervent défenseur de l'expansion coloniale française. Le destin de la France le préoccupe, son déclin l'inquiète »111. La solution qu'il propose est un projet d'expansion coloniale à visée impérialiste de la France vers l'Afrique, car « l'Afrique, elle, a ces avantages : elle est proche, immense, riche en hommes et en matières premières et ?elle ouvre à la France un champ sans limite? »112. L'idée de l'expansion coloniale est indissociable de la Francophonie d'Onésime Reclus. Le titre de son autre livre est révélateur et justificatif : Lâchons l'Asie, prenons l'Afrique.113

La troisième République française est fragilisée : capture de Napoléon, capitulation de Paris, perte de l'Alsace-Lorraine en 1871, Waterloo et Sédan un mauvais souvenir, une défaite face à la Chine en Indochine, la chute du gouvernement de Jules Ferry le 30 mars 1885 ; la France a du mal à se retrouver. Ce n'est plus la prestigieuse France, elle perd également son rayonnement, et sa langue recule dans le monde laissant la place à l'Anglais114. Face à ce déclin, que pouvait faire la France ? Sur quoi devrait-elle miser pour préserver son image et son rayonnement ? Et dans le souci d'une taxinomie des populations par les langues les plus parlées dans le monde, Onésime Reclus constate que, par le biais de la langue, les pays peuvent se

108 Luc PINHAS, « Aux origines du discours francophone », Communication et langage, p. 69, disponible sur http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500è2004_num_140_1_3270

109 Idem, p. 72

110 Jean-Jacques KONADJÉ, « La Francophonie : un néologisme inventée par Onésime Reclus », disponible sur http://afriessence.canalblog.com/archives/2006/12/07/3368831.html

111 Abdillahi AOULED, « Francophonie : un mot, une histoire... », La Nation, 1er Quotidien Djibboutien, op. cit.

112 Idem

113 Onésime RECLUS, Lâchons l'Asie, prenons l'Afrique, Paris, Librairie Universelle, 1904, 304 p.

114 Nous y reviendrons au chapitre I de cette partie, à la p. 46

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maintenir et survivre115. Ainsi, il propose à la France d'user de sa langue pour retrouver son rang, son rayonnement dans le monde116, parce que le français « est une langue policée »117. La vraie raison est donnée par Luc Pinhas. Selon lui,

la persistance du rayonnement de la langue française, lyrique de la raison et langue de l'?universel?, en dépend car les idiomes trop peu parlés céderont demain le terrain aux langues ?utiles?, estime-t-il, tant il est persuadé de l'importance du facteur démographique dans le devenir des équilibres géopolitiques et linguistiques. C'est dans ce contexte et dans ce dessein que Reclus forge le terme de ?francophonie? et se lance durant près de quarante ans dans une comptabilisation infatigable des ?francophones?, et non avec une véritable volonté d'établir grâce au français un dialogue des cultures, comme certains le laissent aujourd'hui à penser.118

L'expansion coloniale a, sans doute, donné naissance à la première Francophonie, celle d'Onésime Reclus. N'était-il pas dans le souci de pérenniser la langue française qu'Onésime Reclus forgea le terme de Francophonie ?119

« Apparu en 1880 sous la plume du géographe Onésime Reclus pour décrire la communauté linguistique et culturelle que la France constituait avec ses colonies, la Francophonie s'est aujourd'hui affranchie de cette connotation coloniale [...] »120 grâce à Léopold Sédar Senghor. La Francophonie d'Onésime Reclus s'est plongée dans l'oubli avant d'être ressuscitée dans les années 1960, marquée par la décolonisation et l'émancipation de plusieurs nations africaines. Et, dans ce contexte qu'une autre Francophonie voit le jour. En effet, « si le terme lui-même de francophonie (avec une initiale minuscule) a été inventé en 1880 par le géographe français Onésime Reclus et fut plus tard oublié (il n'est réapparu [...] qu'en 1962) [...] Il appartient à Léopold Sédar Senghor, poète et homme d'État [...] »121 d'être le réinventeur d'une nouvelle Francophonie (à la fois avec une initiale minuscule et majuscule, selon le sens ou le contexte que l'on l'emploie). Ce fut, surtout, dans la revue Esprit à laquelle ont participé Camille Bourniquel, Jean-Marie Domenach, Jean-Marc Léger et Léopold Sédar

115 « C'est à travers notre langue que nous existons dans le monde autrement qu'un pays parmi d'autres », Georges Pompidou, cité par Xavier DENIAU, op. cit. p. 22

116 À ce propos, Xavier DENIAU affirme que « La langue française, [...], est le bien commun de tous ceux qui la parlent et nous aurions tort d'enfermer sa défense et son illustration dans les limites de la France. », (Il a repris les propos de Valéry Giscard d'Estaing.), Idem., p.22

117 Onésime RECLUS, France, Algérie et colonies, p. 422

118 Luc PINHAS, op. cit. pp. 81-82

119 Virginie MARIE affirme : « La Francophonie nait donc de l'idée d'une classification des habitants de la planète en tenant compte d'une variable déterminante, celle de la langue parlée au sein de la famille ou dans un cercle plus élargi aux relations sociales », « De la Francophonie ?centripète? à une francophonie périphérique », Alternative francophone, vol. 1, p. 58

120 Béatrice MAJZA, « La Francophonie, acteur des relations internationales », Afri, volume VI, 2005, p. 539

121 Vihelmina VITKAUSKIENÈ, « La Francophonie à la portée de tous : Méthode de Francophonie », Vilnus, 2011, p. 20

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Senghor que le terme de Francophonie a refait surface122. « Le terme de francophonie, employé par Onésime Reclus à une époque de colonialisme, restera latent jusqu'à ce qu'il ressurgisse à l'époque de la décolonisation. La revue Esprit (...) et son numéro spécial de 1962 intitulé ?Le français dans le monde? est ici capitale, dans l'histoire de la notion. Dans ce numéro paraît l'article de Senghor qui introduit le concept de Francophonie [...] »123. En effet, « [...] nous ne pouvons pas non plus séparer le nom de Senghor de la Francophonie tant il avait fait corps avec l'idée de Francophonie en le défendant avec ferveur et avec foi »124. Cependant, l'on nous fait croire que la Francophonie actuelle serait l'apanage des chefs d'État originaires d'ex-colonies françaises125 : « Cette notion qui a été initiée par le général De Gaulle doit son existence actuelle à cinq grandes personnalités que sont : le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Tunisien Habib Bourguiba, le Nigérien Hamani Diori, le Cambodgien Norodom Sihanouk et le Libanais Charles Hélou, tous originaires d'ex-colonies françaises »126. À vrai dire, cette Francophonie dont il s'agit est la Francophonie institutionnelle appelée autrement Organisation Internationale de la Francophonie (OIF)127. Néanmoins, nous constatons que la Francophonie actuelle, qu'elle soit institutionnelle ou concept (celle de la revue Esprit) est indissociable de Léopold Sédar Senghor128, et « [f]orce est de constater [aussi] que le terme ?francophonie? est souvent associé, à tort, à ces réalités institutionnelles et politiques »129. Il faut replacer la

122 « Ce sont quelques intellectuels tels que Jean Pellerin, Marc Léger, Norodom Sihanouk et L. S. Senghor qui le remettent au goût du jour en 1962 dans un numéro spécial de la revue Esprit d'octobre-novembre 1962 consacré au français dans le monde », selon J. Tschinisunguwa TSHISUNGU dans « la conception

senghorienne de la Francophonie », Éthiopiques, volume 5 n° 3-4, 1988

123 Béatrice TURPIN, op. cit.

124 René GNALÉGA, « Senghor et la Francophonie », Éthiopiques, n°69 (Voir aussi son oeuvre Senghor et la Civilisation de l'Universel, L'Harmattan, 2013, p. 113).

125 Claire TRÉAN, selon elle, « ce n'est pas, en effet, par la France qu'a été conçu le projet de structurer l'ensemble des pays francophones, mais par un groupe de personnalités dont beaucoup avaient en commun d'avoir été, justement de grandes figures du mouvement des indépendances dans les années cinquante et soixante. Ils s'appelaient Léopold Sédar, Habib Bourguiba, Hamani Diori, Norodom Sihanouk, notamment. », La Francophonie, Le Cavalier Bleu, 2006, pp. 19-20

126 J. Tshusunguwa TSHISUNGU, op.cit. (voir note 14)

127 Véronique Le MARCHAND confirme notre propos en disant que « Le terme ? francophonie?, imaginé par un géographe français au XIX e siècle, s'est enrichi au fil du temps de significations nouvelles. Sa naissance institutionnelle, la franophonie la doit à des hommes d'États africains comme Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba ou Hamani Diori. », La Francophonie, Les essentiels de Milan, Toulouse, 1999, p. 3

128 Selon Philippe LAVODRAMA : « À l'étranger, on tient Senghor pour le véritable père de la Francophonie moderne », op. cit., p. 210 (Voir note 4 de l'introduction générale) ou selon Ibrahim DIOP : « En effet, le nom de Senghor est quasi indissociable de celui de la Francophonie à cause de son engagement pour ce concept, qui sous-tendu par son amour pour la langue française », op. cit. , ou encore, comme le dit Cécile B.

VIGOUROUX : « Whereas Reclus has been credited with coining the term, the very idea of la Francophonie has been attributed to Léopold Sédar Senghor » (Bien que Reclus ait inventé le mot, l'idée de la Francophonie est attribuée à Léopold Sédar Senghor), Review in Advance, 2003 :42, p. 381.

129 La Maison de la Francité, « la Francité ». Disponible sur http://www.maisondelafrancite.be/fr/?ID=9, consulté le 6 mai 2016

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Francophonie dans son contexte130. Elle est née dans un contexte colonial sous la plume d'Onésime Reclus, et sauvée de ses cendres, comme l'oiseau mythique, le phoenix, par la revue Esprit, et mise en exergue par Léopold Sédar Senghor après les indépendances des ex-colonies françaises. N'est-ce pas pour cette raison que Cécile B. Vigouroux dira « La Francophonie is not a new excuse for perpetuating French political influence on its formers exploitation colonies of Africa, especially »131. Cependant, nombreux sont ceux, comme Bégong-Bodoli Betina, qui ne sont pas convaincus de cela. Pour eux, la Francophonie actuelle est néocoloniale : « [a]u regard de tout ce que nous venons de soulever comme questionnement, il est évident que la Francophonie telle que celle que nous pratiquons aujourd'hui est une francophonie néocoloniale »132.

Pour y voir clair, il faut interroger l'oeuvre d'Onésime Reclus, la revue Esprit et Léopold Sédar Senghor : Pourquoi Onésime Reclus a-t-il proposé la Francophonie ? Pour quel intérêt Onésime Reclus, a-t-il forgé le terme ? Pourquoi la revue Esprit l'a-t-elle fait resurgir de ses cendres ? Pourquoi Léopold Sédar Senghor, a-t-il défendu cette Francophonie avec tant de ferveurs ? Quelle est la particularité de la Francophonie d'Onésime Reclus et celle de Léopold Sédar Senghor ? De la Francophonie d'Onésime Reclus à la Francophonie de Léopold Sédar Senghor en passant par la revue Esprit, quelles en sont les divergences et les convergences ? Que recouvre donc le concept de Francophonie ? Nous répondons à ces questions en étudiant, en premier lieu, la Francophonie d'Onésime Reclus à la revue Esprit. Nous estimons que la Francophonie d'Onésime est une solution au déclin de la langue française. Quant à la revue Esprit, la Francophonie est présentée comme une communauté naissante. En deuxième lieu, nous mettons en exergue Léopold Sédar Senghor et la Francophonie. Ce qui permet de voir la conception senghorienne de la Francophonie, et surtout de savoir que la Francophonie senghorienne est le renouvèlement de sa Négritude. En dernier lieu, il s'agit du débat que suscite

130 Nous présentons ici les grandes dates ou périodes dans l'histoire de la Francophonie. Selon nous, il y a quatre périodes marquant l'histoire de la Francophonie. Ce sont :

- 1880-1889 : La Francophonie reclusienne (d'Onésime Reclus),

- 1958-1962 : La Francophonie de la revue Esprit,

- 1962-2000 : La Francophonie senghorienne (de Léopold Sédar Senghor),

- 1970 à nos jours : La Francophonie institutionnelle (20 mars 1970 : ACCT ; 1995 : le poste de

secrétaire général ; 1999 : AIF ; le 23 novembre 2005 : OIF).

131 Cécile B. VIGOUROUX, « Francophonie », op. cit., p. 380 (La Francophonie n'est pas une nouvelle excuse pour perpétuer l'influence politique française dans l'exploitation de ses anciennes colonies, spécialement de l'Afrique). Il s'agit de notre propre traduction.

132 Bégong-Bodoli BETINA, « De la Francophonie à la ?francofratrie? : un défi de la Francophonie du XXIème siècle », en ligne], Disponible sur http://gellugb.over-blog.com/2014/07/de-la-francophonie-a-la-francofratrie-un-defi-de-la-francophonie-du-xxieme-siele-par-begong-bodoli-betina.html; Consulté le 06 mai 2016, op. cit.

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le concept de Francophonie. Il est question de savoir si la Francophonie est, réellement, un concept d'enracinement et d'ouverture ou simplement une notion de dialogue des cultures.

Nous sommes conscient que « [la] Francophonie n'a pas toujours bonne presse dans l'hexagone où quelques idées reçues empêchent d'en percevoir la réalité moderne et dynamique »133. Les avis sont partagés autour du concept de Francophonie, lorsqu'il s'agit d'un contexte politique, surtout au niveau des intellectuels africains, comme le souligne Bégong-Bodoli Betina : « Bon nombre d'intellectuels africains francophones pensent que la Francophonie n'est rien d'autre que le projet de la Communauté française, sous l'angle de la langue. D'autres, par contre, estiment que la Francophonie représente bien un outil de promotion et d'intégration des peuples francophones »134. Cependant, il y a aussi les Français qui ne s'enorgueillissent pas de la Francophonie. En d'autres mots, beaucoup d'Africains, en général et de Français, en particulier, ignorent la vraie nature de la Francophonie. « En effet, pour les Français, la Francophonie représente les autres parlant français »135 ou « [...] la Francophonie appartient aux autres »136. Mieux, « Les Français donnent souvent l'impression d'ignorer qu'ils sont francophones ou, pis, de mépriser la Francophonie »137. Autrement dit, « In France, the term Francophonie refers in fact to everybody who speaks french except the French people themselves138 Nous voyons bel et bien que « La Francophonie est parfois contestée car, pour plusieurs, elle représente encore un vestige du colonialisme »139. « Il demeure que la francophonie est vue aujourd'hui comme la continuation de la politique étrangère de la France par un moyen détourné. »140, et qu'elle « a une histoire complexe et équivoque. Dans ses nouveaux atouts à la fois officiels et militants, elle apparaît aujourd'hui à beaucoup comme difficilement saisissable. Comme un kaléidoscope déroutant, comme une aspiration lyrique pour ne pas dire fumeuse, comme une utopie, rien qu'une utopie. »141 C'est tout à fait normal qu'elle suscite des débats si elle reste encore un sujet vaste et complexe, et un champ d'interprétations diverses comme le dit Jean-Marc Léger : « Le mot francophonie

133 Bernard WALLON, Après demain, n°480-481-482, Janvier-Février-Mars 2006 (éditorial) ; p. 3

134 Idem, p. 3

135 Jean-Nicolas DE SURMONT, « Pour une généalogie de la Francophonie institutionnelle : Quelques éclaircissements », Lenguas Modernas, p. 61

136 Tanella BONI, La francophonie :espace et temps de partage ?. Disponible sur http://www.tanellaboni.net/?p=75; op. cit.

137 Jean-Pierre HOSS, « Les Français aussi doivent y croire », Après Demain, p. 25

138 Cécile B. VIGOUROUX, op. cit., p. 380 (En France, le terme de Francophonie se réfère, en effet, aux personnes qui parlent français, excepté les Français eux-mêmes.)

139 Jean-Nicolas DE SURMONT, op. cit., p. 112

140 Alain MABANCKOU dans une interview que lui ont accordée Laure GRACIA et Claire JULLIARD le 14 juillet 2007, « La « littérature-monde» en français : un bien commun en danger », Figaro, 14 juillet 2007 (interview accordée à Alain Mabanckou et Daniel Picouly)

141 Jean-Marie BORZEIX, « Notre nouvelle frontière », Après Demain, p. 15

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évoque aujourd'hui des notions fort diverses et parfois contradictoires, aussi bien que des images variées, souvent confuses ou contrastées. Selon les uns, entreprise utile mais mineure au regard des problèmes et des mutations de l'époque, efforts parfaitement vains et dérisoires pour certains qui veulent y voir un combat d'arrière-garde, utopie somptueuse, enfin, pour d'autres qui y trouvent prétexte à considérations nobles et mélancoliques. [...]. Bref, la diversité des motivations, des interprétations, des objectifs témoigne de l'ampleur de la confusion à son endroit. »142 Nous ne nous invitons pas dans ce débat de savoir si elle est néocoloniale ou pas, car d'autres l'ont déjà fait, en particulier Bégong-Bodoli Betina et Patrick Sultan143. Ce que nous savons, c'est que « la résurgence foudroyante du mot ?Francophonie? dans les années 1960 obéit en fait à une convergence de trois grands phénomènes historiques : les progrès des moyens de transport et de transmission, la décolonisation qui donne naissance à une vingtaine de pays africains indépendants choisissant le français comme langue officielle, l'affirmation politique des identités culturelles »144. Depuis cette revitalisation des années 1960 jusqu'à nos jours, le mot « Francophonie » a été marqué par une polysémie qui fait de ce mot un incompris de tous.

Notre analyse consiste, tout simplement, à montrer que la Francophonie est un concept qui a été repris et débarrassé de ses objectifs premiers. Faisant fi de sa connotation coloniale ou néocoloniale, nous essayons de définir la Francophonie d'Onésime Reclus, bien qu'il eût donné une définition, et celle de Léopold Sédar Senghor, au-delà de ses nombreuses définitions qu'il a eu à donner. Nous partons de la définition d'Onésime Reclus pour arriver au débat que suscite ce concept.

142 Jean-Marc LÉGER, La Francophonie : grand dessein, grand ambiguïté, op.cit., Paris, Nathan, 1978, p. 27

143 Patrick SULTAN : « La Francophonie, relayée par un réseau d'organisations gouvernementales ou associatives, est un instrument économico-politique au service de la politique de la France à l'étranger, et l'on peut la concevoir comme un auxiliaire précieux ou contestable (selon le point de vue) dans la guerre que se livrent les États au moyen des langues », op. cit.

144 Stélio FARANDJIS, « Repères dans l'histoire de la Francophonie », op. cit., p. 50

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CHAPITRE I : LA FRANCOPHONIE, D'ONÉSIME RECLUS À LA REVUE ESPRIT

On ne cessera de dire que la Francophonie a vu le jour sous la plume d'Onésime Reclus en 1880 dans son oeuvre France, Algérie et Colonies. À vrai dire, Onésime Reclus est le véritable père de la Francophonie. Les raisons et le contexte qui marquent la naissance du terme « Francophonie » restent encore flous. Onésime Reclus, à propos de la Francophonie, affirme que « nous acceptons comme ?francophones? tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participant de notre langue [...] Toutefois nous n'englobons pas tous les Belges dans la ?francophonie?, bien que l'avenir des Flamingants soit vraisemblablement d'être un jour des Franquillons. »145 Selon la définition d'Onésime Reclus, la Francophonie est l'ensemble de toutes les personnes qui parlent français à l'exception des Français et quelques Belges : « La Francophonie désigne donc à l'origine tous les pays francophones à l'exception de la France. »146 Dans un autre ouvrage Onésime Reclus ajoute que « cette oeuvre consiste à assimiler nos Africains, de quelque race qu'ils soient, en un peuple ayant notre langue pour langue commune. Car l'unité du langage entraine peu à peu l'union des volontés. »147 Onésime Reclus sait aussi que la langue française est une langue métissée, qu'elle est « née d'une mère romaine (latine) et d'un père grec, [qu'] elle est fortement structurée, précise, exacte. Qu'elle participe de la rigueur latine et subtilité athénienne. Qu'elle possède une variété syntaxique qui permet de traduire toutes les nuances de la pensée. [Qu'] elle ne devient floue ou indécise que si elle a été mal enseignée à celui qui l'emploie car même l'incertitude en français se traduit avec netteté »148 et qu'elle a fait des emprunts à l'arabe, à l'espagnol, à l'italien, à l'anglais, à l'allemand...

Nous voici situé sur la Francophonie d'Onésime Reclus. Pour lui, la France fait oeuvre civilisatrice de sa langue, c'est-à-dire elle donne gratuitement sa langue aux autres ; ce sont ceux-ci qui forment la Francophonie. Une lecture minutieuse de ses oeuvres montre que cet

145 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, pp. 405-406 (selon la pagination du fichier PDF).

146 La Maison de la Francité, « la francité », op. cit.

147 Onésime RECLUS, Un grand destin commence, Paris, La renaissance du livre, 1917, p. 95

148 Maurice DRUON, « La Francophonie, ce nouveau nom de l'espérance », Éthiopiques, numéro 50-51, Nouvelle série, 2ème et 3ème trimestre 1988, volume 5, n°3-4

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auteur-géographe use des pays ou anciennes colonies pour redorer le blason de la langue française en péril.

Cependant, le concept de Francophonie d'Onésime Reclus passe inaperçu et méconnu. Il disparaît avec son concept, comme le souligne Abdillahi Aouled, « après la mort de son inventeur, le terme tombe en désuétude. C'est seulement en 1930 que l'adjectif ?francophone? apparaît dans les dictionnaires »149. Il faut attendre jusqu'en 1962 pour voir réapparaître le terme Francophonie dans la revue Esprit avec son numéro spécial intitulé Le français dans le monde. 1962, « cette date, celle de la publication du numéro intitulé le français, langue vivante de la revue Esprit, est en effet, présentée comme la véritable naissance de la véritable francophonie »150.

Les titres des articles de la revue Esprit de 1962 ou de son numéro spécial sont révélateurs. En effet, la Francophonie de la revue Esprit est formulée pour l'éloge de la langue française. Dans cette revue, on note que « le français peut être l'expression de cultures autres que françaises »151, autrement dit « la nation française perd l'exclusivité de la maîtrise et de l'attachement à sa langue, tandis que la langue française devient susceptible d'exprimer d'autres expériences nationales »152. Mieux, « [le] français appartient à tous ceux qui le parlent, en ont hérité, l'ont choisi ou plus simplement l'aiment sans pour autant le maîtriser. Il est le bien commun de tous ceux qui l'enrichissent de leurs apports sur les cinq continents. »153 Tout ceci signifie que la langue française n'est plus la propriété exclusive de la France ; et pour sa pérennisation et pour sa richesse, elle doit accepter les apports des pays autres que la France. Ce qui implique aussi l'idée d'une communauté naissante qui, avec la France, partagerait les mêmes réalités de la langue française154. À bien voir, il n'y a pas de différence entre la Francophonie d'Onésime Reclus et celle de la revue Esprit, car toutes deux prônent une communauté qui aura en commun avec la France la langue française. Cependant, la Francophonie d'Onésime Reclus exclut la France, tandis que celle de la revue Esprit implique

149 Abdillahi AOULED, op. cit.

150 Alice GOHENEIX, « Les élites africaines et la langue française : une appropriation controversée », Documents pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 40/41 | 2008, mis en ligne le 17 décembre 2010,consulté le 24 avril 2016. URL : http://dhfles.revues.org/117; op. cit.

151 Paul DUMONT, « Francophonie, francophonies », Langue française, n°85, 1990, pp.35-47 http://www.perse.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1990_num_85_1_6176, p. 46

152 Alice GOHENEIX, op. cit.

153 Bernard WALLON, Après demain, op. cit., p. 3

154 C'est en ce sens que nous comprenons Emmanuel Macron lorsqu'il dit que la francophonie ne doit plus être une annexe de la France mais une «une sphère dont la France n'est qu'une partie, agissante mais consciente de ne pas porter seule le destin du français ». (son discours du 20 mars 2018 à l'occasion de la journée Internationale de la Francophonie).

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la France155 et l'étend au-delà de sa culture et de sa politique, car « [...] la Francophonie sans la France n'avait pas de sens. »156 C'est pourquoi Luc Pinhas dira que « le fait francophone, dans son discours originel, comme dans son histoire proprement dite, a donc partie liée, quoi qu'on en ait, non seulement avec le fait colonial, mais aussi avec ses conséquences politiques, linguistiques et surtout culturelles qui n'en finissent pas d'être actives d'une manière ou d'une autre au jour d'aujourd'hui. »157

Dans la revue Esprit, l'article de Léopold Sédar Senghor, « Le Français, langue de culture », considéré comme le manifeste de la Francophonie, est une véritable défense de la langue française158. Avec cet article, senghor donne une définition, pour la première fois, de la Francophonie en ces termes : « La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des ?énergies dormantes? de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire »159 . À la suite de cette définition, il donne les raisons du choix de la Francophonie. En effet, pour lui le choix de la francophonie est d'ordre culturel : « cependant, la principale raison [...] de la naissance d'une Francophonie est d'ordre culturel »160 et aussi « il est question d'exprimer notre authenticité de métis culturels, d'hommes du XXe siècle. »161 Au-delà de la revue Esprit, Léopold Sédar Senghor se fera le défenseur acharné de la Francophonie. Il multipliera les définitions, pour ainsi dire, de la Francophonie, sans oublier de se justifier de son acharnement :

Qu'est-ce que la Francophonie ? Ce n'est pas, comme d'aucuns le croient, une machine de guerre montée par l'impérialisme français. [...] c'est un mode de pensée et d'action : une certaine manière de poser les problèmes et d'en chercher les solutions. Encore une fois, c'est une communauté spirituelle : une noosphère autour de la terre. Bref, la Francophonie, c'est, par-delà la langue, la civilisation française, plus précisément l'esprit de cette civilisation, c'est-à-dire la culture française. Que j'appellerai la francité.162

Léopold Sédar Senghor refuse l'idée selon laquelle « la Francophonie a longtemps été prise pour une idéologie de domination, comme cheval de Troie de l'ancien empire français afin de

155 Maurice DRUON dit : « Senghor, qui n'avait aucun complexe d'ancien colonisé, estima que la francophonie sans la France n'avait pas de sens, et il renonça avec tristesse mais sans découragement. Il savait que l'avenir, par la force des choses, lui donnerait raison. », op. cit.

156 Idem.

157 Luc PINHAS, op. cit., pp. 69-70

158 « L'ancien président sénégalais [...] avait défendu cette thèse dans un numéro de la revue Esprit de novembre 1962, qui date dans l'histoire de la Francophonie parce qu'il est une sorte de manifeste spontané en sa faveur. », affirme Claire TRÉAN, op. cit., p. 20

159 Léopold Sédar SENGHOR, Esprit, n°311, op. cit., p. 844

160 Idem., p. 838

161 Ibidem., pp. 843-844

162 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », Études littéraires, vol. 1, n° 1, 1968, p. 131 (p. 131-140.) URI: http://id.erudit.org/iderudit/500008ar

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perpétuer le colonialisme »163, mais défend « l'idée selon laquelle, la langue française est un appel, une invitation à la Civilisation de l'Universel, à une communication interculturelle et transnationale, au rendez-vous du donner et du recevoir »164. Si nous parlons de Léopold Sédar Senghor dans ce chapitre, c'est que nous ne pouvons pas parler de la Francophonie de la revue Esprit et ignorer le nom de Léopold Sédar Senghor. Cependant, pour être plus objectif, nous pouvons dire qu'il y a quatre types de Francophonie165 : la Francophonie d'Onésime Reclus, la Francophonie de la revue Esprit incluant l'article de Léopold Sédar Senghor, la Francophonie de Léopold Sédar Senghor166 et la Francophonie institutionnelle (OIF) développée à partir des nombreuses définitions de Léopold Sédar Senghor et ses amis167. C'est pourquoi, « s'appuyant sur le fait que la Francophonie est en définitive très peu usitée en 1880 et 1960, les défenseurs de la francophonie considèrent 1962 comme la naissance de la véritable francophonie. Cette renaissance, qui est effectivement à l'origine d'une francophonie institutionnelle multilatérale, conforte donc les observateurs de la Francophonie dans l'idée que l'accusation d'impérialisme ou de néocolonialisme est une vue de l'esprit, une idée reçue, pour reprendre le titre de l'ouvrage de Claire Tréan. »168 Les autres co-auteurs de la revue ont donc employé des synonymes et des paraphrases pour parler de la Francophonie et la définir.169

Nous mettons en relief, dans cette partie, donc, la Francophonie d'Onésime Reclus et celle de la revue Esprit. Nous allons voir qu'Onésime Reclus est soucieux de l'avenir de la langue française, et que ce souci est dû au culte qu'il voue à cette langue qu'il dit être une langue de grâce, de clarté, d'éloquence et d'harmonie170 ; qui selon lui, est l'une des raisons pour la pérenniser. Quant à la revue Esprit, il s'agit, en fait, d'une exhortation des pays parlant français à former une communauté ou à se mettre ensemble pour la défense de cette langue qu'ils ont en commun ou en partage sans oublier de se partager les valeurs et les possibilités qu'offre la langue française.

163 Ébénézer NJOH-MOUELLE, Léopold Sédar Senghor et le thème du métissage culturel, Disponible sur http://www.njohmouelle.org

164 Ibrahim DIOP, op. cit., p. 11

165 Nous estimons que la Francophonie reclusienne est une communauté linguistique ; celle de la revue Esprit, une communauté linguistique, culturelle et politique (ce n'était qu'un projet). Quant à la Francophonie senghorienne, elle est un concept et une communauté culturels. S'agissant de l'OIF, ce n'est pas seulement une communauté politique, mais elle est aussi économique.

166 La Francophonie de Léopold Sédar Senghor fera l'objet d'étude du chapitre suivant.

167 Allusion à Hamani Diori, Habib Bourguiba, Norodom Sihanouk et Charles Hélou.

168 Alice GOHENEIX, op. cit.

169 Paola PUCCINI, « Le seul locuteur qui manifeste l'?auctoritas? de nommer dont parle Bourdieu est le Président Senghor. Il n'y a que sa définition dans le discours. Jean Marc Léger et les autres préfèrent se servir de synonymes et de paraphrases [...j. », op. cit., p. 10

170 Cela sera plus détaillé ou approfondi dans ce chapitre.

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1. LA FRANCOPHONIE D'ONÉSIME RECLUS, UNE SOLUTION AU DÉCLIN DE LA LANGUE FRANÇAISE

Nous écartons de notre réflexion l'idée de colonialisme171 de la Francophonie d'Onésime Reclus, car cette idée n'est plus d'actualité. En plus, à force de rattacher cette idée à la Francophonie d'Onésime Reclus, on s'éloigne du sens réel qu'Onésime Reclus lui a accordé, ou on se refuse de comprendre qu'est-ce que la Francophonie selon Onésime Reclus. Longtemps, le contexte historique de la naissance de la Francophonie a éconduit de nombreux chercheurs dans leurs études. Certains, plus bornés et subjectifs, cherchant à ternir l'image de la Francophonie, l'ont criblée de colonialisme ou de néo-colonialisme. Peut-être avaient-ils raison ? D'autres, par contre, plus objectifs et sérieux, ont essayé de voir le bon côté de la Francophonie en rejetant la thèse de la colonisation. Ils avaient, eux-aussi, leur raison. Nous ne pouvons pas ignorer que la Francophonie reclusienne est née dans un contexte colonial. Cependant, notre lecture de France, Algérie et Colonies nous apprend que la Francophonie reclusienne est une solution au déclin de la langue française, et comme le dit Luc Pinhas, un moyen d'assimilation.

La seule solution qui, à la fin du siècle dernier, semble désormais s'offrir, aux yeux notamment d'Onésime Reclus, est celle de l'assimilation des peuples conquis et de la diffusion de la langue française, bien mieux de l'assimilation par la diffusion de la langue française172.

Dans les propos de Luc Pinhas, les idées que nous partageons, nous retenons deux choses : la diffusion de la langue française et l'assimilation des peuples conquis173.

Assimiler une personne, c'est faire de cette personne son semblable. Une personne assimilée prend alors les caractères sociaux de celui qui fait l'assimilation. Lorsqu'Onésime

171 Selon Alice GOHENEIX, le Colonialisme est un présupposé : « Quant au racisme, il faut lire les écrits de Reclus pour se convaincre que la hiérarchisation des peuples et de leur(s) langue(s) constituait bien un des présupposés de la ?nécessaire? expansion française », op. cit.

172 Luc PINHAS, op. cit., p. 74

173 Selon Alice GOHENEIX, « L'argumentation de Reclus est en réalité triple. D'une part elle s'appuie sur une obsession de la décadence française (essentiellement pour des raisons démographiques) ; ensuite sur la guerre coloniale que se livrent les puissances européennes ; enfin sur l'idée que certains peuples seront plus perméables à la pensée française. Dans l'esprit de Reclus, il s'agit bien de convertir les peuples colonisés à l'esprit français. De créer de l'identique, du ?même? pour assurer la pérennité de la nation et du génie français. », op. cit.

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Reclus songe à l'assimilation des peuples conquis, dans son entendement, c'est rendre ces peuples semblables aux Français. Pour lui, les peuples conquis sont des Français au même titre que les Français, pour ainsi dire, les Français de France. Car, les Français sont

Nés de mélanges infinis, dix fois plus croisés qu'ils ne l'imaginent, ayant des

ancêtres blancs, des ancêtres jaunes et même des ancêtres noirs, les Français ne se ressemblent pas tous174.

Et aussi, parce qu' « [...] il n'y a ni taille française, ni crâne français, ni cheveux français, ni yeux français ni types français. [...] Il n'y a pas de race française... »175, mais la langue française ; et cette langue doit être diffusée afin d'être pérennisée. Et toutes les personnes ou tous les pays qui parlent français ou qui participent à son rayonnement, où qu'elles soient, sont dans la Francophonie. Ce sont des francophones :

Nous acceptons comme « francophones » tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participant de notre langue. [...] Toutefois nous n'englobons pas tous les Belges dans la « francophonie », bien que l'avenir des Flamingants soit vraisemblablement d'être un jour des Franquillons176.

Chez Onésime Reclus, les Francophones désignent les peuples conquis et assimilés par la France en leur imposant sa langue. En effet, la diffusion de la langue française a pour effet immédiat l'assimilation des peuples conquis177, ou dans un autre sens, en assimilant les peuples conquis, l'on aurait plus de chance à diffuser la langue française. Ce que l'on n'arrive pas à comprendre, chez Onésime Reclus, est cette obsession de bien vouloir pérenniser la langue française hors de la France. Il est obstiné du fait que la langue française ne doit pas perdre la place qu'elle avait auparavant :

Le français jouit encore de la prépondérance que lui firent, il y a deux cents ans, la splendeur de la cour du Grand Roi, il y a cent ans, l'esprit de ses écrivains, mais cette royauté touche visiblement à sa fin : l'anglais passe au premier rang, et derrière l'anglais s'avancent le russe, l'espagnol, et même le portugais grâce au Brésil178.

174 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 406

175 Idem, p. 406

176 Ibidem, p. 422

177 À ce propos, Luc PINHAS affirme que « Pour Onésime Reclus, la langue est bel et bien le fer de lance de l'assimilation recherchée, le ciment d'une communauté de pensée, le creuset qui ?amalgame à la langue en une vaste nation francisante, les peuples inféodés? règle les pensées et les activités, fusionne les éléments divers en une civilisation commune. », op. cit., p. 79

178 Onésime Reclus, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 419

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Il est très soucieux de l'avenir de la langue française. Cette langue a longtemps été défendue par les écrivains en général, et par les poètes de la pléiade en particulier ; et ce, depuis le Moyen-Âge, pour être plus juste, dirons-nous, depuis le XVIè siècle.179 Ceci est attesté par l'ordonnance de Villers-Cotterêts 188 du Roi de France François I d'août 1539. D'ailleurs, ses articles 110 et 111 concernant la langue française n'ont jamais été abrogés180. La seule question que l'on peut vouloir se poser est de savoir pourquoi tant d'engouement de la part des Français pour la langue française. Onésime Reclus semble donner la réponse à la question. Pour lui,

Le français rachète son indigence, présente par sa grâce et par sa clarté. Il se plie à la poésie, et nomme avec orgueil des poètes que nul ne surpasse, mais là n'est pas son meilleur domaine : il est fait pour la prose, le récit limpide, l'histoire, la science, le discours ; l'éloquence est aussi son fait, surtout celle qui a son principe dans l'esprit, la netteté, la bonne grâce : en tout cela c'est bien l'idiome supérieur, digne de sa réputation de langage le plus vif et le plus civilisé de l'Europe181.

À en croire Onésime Reclus, le français est une langue supérieure, civilisée, éloquente, claire, gracieuse et nette, parce que

Dans le français l'harmonie abonde, harmonie discrète. Pas de rythme accentué, nulle clarisonance, mais aussi pas de gutturales, de blaisements, de lettres zézayantes, point de consonnes amoncelées et heurtées, pas d'excès de sifflantes, rien de la cantilène méridionale, de la redondance espagnole ou des gloussements de l'anglais182.

La langue française est fine, selon Onésime Reclus, et pour cette raison il faut la défendre et l'illustrer comme jadis l'ont fait les poètes de la Pléiade, surtout Joachim Du Bellay. D'ailleurs, à propos de Joachim Du Bellay, Robert Sabatier dit

Joachim Du Bellay doit faire l'apologie de la langue française contre ceux qui s'en

servent mais la servent mal ce qui les conduit à la juger inférieure aux langues anciennes qu'ils vénèrent et croient plus dignes de leurs arts183.

179 Nous vous citons quelques auteurs qui ont défendu la langue française. Ce sont François Rabelais, Robert Estienne (Humanisme), Alain Chartier, Jean Lemaire de Belges, Mellin de Saint-Gelais, Giles du Wes, Etienne Dolet, Théodore de Bèze, Louis Meigret, Guillaume Des Autels, Geoffroy Tory, Joachim Du Bellay, Pierre de Ronsard (16ème siècle/la Pléiade), Voltaire (17ème siècle), Malherbe, Victor Hugo (19ème siècle), etc.

180 Elle est surtout connue pour être l'acte fondateur de la primauté et de l'exclusivité du français dans les documents relatifs à la vie publique du royaume de France. Le Français devient ainsi la langue officielle de la France.

181 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 418

182 Idem., p. 418

183 Robert SABATIER, Histoire de la poésie française : la poésie du seizième siècle, Alain Michel, Paris, 1975, p. 133

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Comme Joachim Du Bellay, Onésime Reclus refuse l'idée selon laquelle la langue française est une langue inférieure. Et, tous ceux qui défendent la langue français refusent qu'elle soit reléguée en second plan, car pour eux « [l]e français est capable de porter des pensées fortes. En ne le sacrifiant plus, en le fortifiant, en le perfectionnant, on le mettra en mesure d'assumer l'avenir »184. Or pour Onésime Reclus, certes le français est capable de porter des pensées fortes, mais il faut penser à sa survie. Cela dépend de sa diffusion hors de la France. Elle se fera au Canada, et surtout, en Afrique, parce qu' « [e]n Afrique, au contraire, il a des racines puissantes qui, chaque jour s'enfoncent et s'étendent. »185

Bien avant Onésime Reclus, en 1549, les poètes186 de la Pléiade ont été plus soucieux du sort du français et de son illustration, et ce, depuis que François 1er ait signé l'ordonnance à Villers-Cotterêts exigeant que tous les Français parlent la langue française qui est la langue d'État187, l'identité française. C'est à la suite de cette ordonnance, sans doute, pouvons-nous le dire, que les poètes de la Pléiade ont conseillé d'inventer des mots nouveaux pour enrichir la langue française soit par emprunt, soit par construction de mots composés, soit par ajout de suffixes ou de préfixes, soit par nominalisation des verbes à l'infinitif. Jean Pruvost dira que le souci de ces poètes de la Pléiade était seulement d'enrichir la langue française : « [l]'attitude des écrivains de la Pléiade vis-à-vis de la langue française témoigne du sentiment général de tous ceux qui écrivent alors : il faut enrichir la langue française. »188

Nous pouvons dire qu'Onésime Reclus est de ceux qui estiment qu'il faut enrichir la langue française. Cependant, pour Onésime Reclus, il s'agissait aussi de la sauver, car elle n'est plus la langue, qui, au XIIIè siècle, jouissait « d'un grand prestige en Europe »189. Elle n'est plus utilisée par les lettrés anglais, italiens, allemands ou néerlandais. Face à cela, Onésime Reclus dira : « [...] La France crut périr, et sa langue fut profondément blessée. »190 Qu'est-ce qui provoque ou a provoqué le recul de la langue française en Europe ? Et qu'est-ce qui explique le fait qu'en France le français est peu parlé ?

Ce qui provoque le recul ou le déclin de la langue française, ce sont les guerres, les défaites et surtout le nombre insignifiant des locuteurs. Cependant, avant Onésime Reclus, les

184 Idem, p. 133

185 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op.cit., p. 424

186 Onésime RECLUS dira : « Quand on pose la première pierre de notre Dame de Paris, en 1163, le français est tout à fait lui-même, les poètes l'embelliront ; les grammairiens l'appauvriront ; l'Orient, l'Italie ; l'Espagne, l'Allemagne, l'Angleterre lui donneront des mots, beaucoup, moins qu'il ne leur en fournira, mais il a déjà en véritable trésor ses noms et ces verbes vitaux, son espoir, son allure et son caractère. », Idem. p. 416

187 Jean PRUVOST, « La langue française : une longue histoire riche d'emprunts », Disponible sur http://www.canalacademie.com/IMG/pdf/Microsoift_Word

188 Idem

189 Ibidem

190 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 417

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auteurs de la Pléiade ont exalté la langue française dans le même contexte de guerre ou de crise, comme le souligne Robert Sabatier :

Tandis que les guerres, les impôts, les persécutions ruinent la vie paysannes, que le calvinisme s'organise, que se fait la lente montée vers la crise de 1560 et la tragédie religieuse de 1584, une génération de jeunes nobles d'avant-garde, venus d'autres milieux qu'un Marot ou même qu'un Scève, aura le temps de faire entendre sa voix, une voix soucieuse d'exalter le caractère national et monarchique en exaltant la langue française191.

Pour ainsi dire que les défenseurs de la langue française se soucient du sort de cette langue au moment des troubles ; la France, en 1880, est fragilisée. Elle perd l'Alsace-Lorraine. Dans cette contrée, comme dans le petit archipel anglo-normand, le français n'est plus la langue officielle ni la langue nationale. C'est plutôt l'allemand qui est parlé en Alsace-Lorraine, et l'anglais dans le petit archipel anglo-normand. Le français recule au profit des autres langues, voire des dialectes : « Dans le petit archipel anglo-normand, [...] C'est le français qui recule [...] où beaucoup de personnes parlent anglais192 À ce fait s'ajoute la bataille de Waterloo.

11 ans, c'est l'âge de la 3è République en 1886. Même si celle-ci se consolide, la France reste traumatisée par ce terrible coup de massue : capture de Napoléon, capitulation de Paris, perte de l'Alsace-Lorraine en 1871. Waterloo était une caresse, Sedan, voilà la gifle193.

Et en Asie, le français n'a pas l'espoir de survivre et de se répandre, à cause de la défaite de la France face à la Chine.

La France s'en souviendra. Autre défaite en Indochine face à la Chine : ? le

désastre de Lang Son? met les Parisiens en émoi. Sur les murs de la ville, on placarde des affiches ?Vive la France, à bas Ferry, le lâche !?194

Et Onésime Reclus de dire « [...], le français n'a point de racine dans la plus vaste des cinq parties du monde. »195 La défaite de la France face à la Chine provoqua donc la chute de Jules Ferry et son gouvernement.

La crise provoque la chute du gouvernement de Jules Ferry, le 30 mars 1885.

Défaites militaires, déclin démographique, une industrie assez lente à décoller : la

191 Robert SABATIER, op. cit., pp. 132-133

192 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 415

193 Abdillahi AOULED, op. cit.

194 Idem

195 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 424

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France se trouve dans un mauvais pas. Conséquence : sa langue recule dans le monde.196

Tous ces événements ont participé au recul de la langue française, voire à son déclin en Europe au profit de l'anglais, et ce, « [d]epuis le 19ème siècle [que] le français recule en Europe, l'anglais avance en France »197, comme le fait remarquer Abdillahi Aouled. Pour laver cet affront, « Reclus [...], héritier de Jules Duval, Prévost Paradol ou Chasseloup-Laubat, les pères de la mission civilisatrice ferryste »198 , propose l'Afrique ou l'assimilation de l'Afrique comme solution idoine au recul ou au déclin du français.

Comme la France est inféconde, que la Belgique et la Suisse n'ont plus de place pour les nouveaux venus, nous ne pouvons attendre un rang d'accroissement meilleur que de deux pays plus jeunes que le nôtre, l'Afrique du nord, âgée de cinquante ans, et le Canada, qui n'a pas encore trois siècles199.

Mieux, car, « [en] Afrique, au contraire, il (le français) a des racines puissantes qui, chaque jour s'enfoncent et s'étendent. »200 Ou encore, comme le dit Abdillahi Aouled,

À ce déclin, Reclus propose un remède : la conquête de l'Afrique, [parce que]

l'Afrique, elle, a ces avantages : elle est proche, immense, riche en hommes et en matières premières et « elle ouvre à la France un champ sans limite201.

Tout est clair : l'Afrique du nord, voire toute l'Afrique, le Canada, et les colonies de la France et tous ceux qui accepteront la langue française comme langue nationale ou langue officielle, mieux qui participeront à son rayonnement dans le monde forment la Francophonie reclusienne. Cette Francophonie, pouvons-nous dire, est une sorte de communauté sans la France qui, selon Onésime Reclus, permettra à la France de pérenniser sa langue. Dans cette Francophonie, « il n'y a pas de race française »202 puisque « les soi-disant races [continuent et] continueront à se mêler en tout lieu »203 et parce que les Français ont « des ancêtres blancs, des ancêtres jaunes et même des ancêtres noirs »204 et qu'ils « ne se ressemblent pas tous »205, il serait bon de ne pas parler de nationalité mais de la langue qui les unit aux autres peuples.

196 Abdillahi AOULED, op. cit.

197 Idem.

198 Alice GOHENEIX, op. cit.

199 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., pp. 428-129

200 Idem, p. 419

201 Abdillahi AOULED, op. cit.

202 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 406

203 Idem., p. 407

204 Ibidem., p. 406

205 Ibid., p. 406

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Par ce projet206, la France doit être alors « [...] prête à modeler l'Afrique »207 en son image par sa langue208. C'est la raison pour laquelle, Luc Pinhas affirmera

Pour Onésime Reclus, la langue est bel et bien le fer de lance de l'assimilation recherchée, le ciment d'une communauté de pensées, le creuset qui « amalgame à la langue, en une vaste nation francisante, les peuples inféodés », règle les pensées et les activités, fusionne les éléments divers en une civilisation commune209.

Ou comme le fait remarquer Alice Goheneix,

Dans l'esprit de Reclus, il s'agit bien de convertir les peuples colonisés à l'esprit

français. De créer de l'identique, du ?même? pour assurer la pérennité de la nation et du génie français210.

Avec la Francophonie reclusienne, la France doit s'investir dans tous les domaines d'activité humaine afin de vulgariser sa langue pour qu'elle soit la langue la plus parlée au monde.

Au français revint donc la formidable puissance qu'à la parole officielle quand elle n'est pas seulement l'organe de la force par les décrets, les lois, les jugements, les actes ; lorsqu'elle est aussi la voix de la persuasion par les livres, les théâtres, les chansons, les salons, la science, le commerce et les arts211.

Parce que l'on accordera de l'importance aux langues les plus parlées au monde, alors,

Il serait bon que la Francophonie doublât ou triplât pendant que décupleront certaines hétéroglotties : car l'humanité qui vient se souciera peu des beaux idiomes, des littératures superbes, des droits historiques ; elle n'aura d'attention que pour les langues très parlées, et pour cela même très utiles212.

Le voeu d'Onésime Reclus avec son projet de Francophonie est de redorer le blason de la langue française à travers un grand nombre de locuteurs. Dans ce projet, la langue française cesse d'appartenir à la France mais à « tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir

206 Onésime Reclus pense que les multiples contacts humains, religieux ou commerciaux, etc., au cours de l'histoire, ont favorisé un métissage en France, donc les Français ne doivent point s'enorgueillir d'être purs Français ou de la nationalité française. Ils sont tous des métis, pour cela, la France doit accepter que sa langue soit parlée par d'autres peuples appelés à être un jour Français.

207 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, ib, p. 443

208 Luc PINHAS, à ce propos, dira « Or, c'est au nom de ces valeurs universelles et du progrès qu'elle justifiera à ses yeux, et à ceux du monde, la colonisation et l'imposition de sa langue, elle-même ?universelle? », Communication et Langages, n°140, 2ème trimestre 2004, p. 75

209 Luc PINHAS, op. cit. (loc.cit.), p. 79

210 Alice GOHENEIX, op. cit. (loc.cit.)

211 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 418

212 Idem., p. 429

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participants de »213 la langue française, et bien entendu, y compris la France elle-même. C'est pourquoi, Jacques Chevrier dira

Mais il est également intéressant de remarquer qu'Onésime Reclus était féru d'idée républicaine et que, dans son esprit, la France se devait d'être, par le biais de sa langue, le porte-drapeau des idéaux de liberté et de fraternité issus de la Révolution de 1789. On voit donc que, dès l'origine, le concept de francophonie s'est chargé d'une double connotation, linguistique et géographique d'abord, mais également idéologique214.

L'idéologie qui se dégage de la Francophonie reclusienne est de fraterniser avec les peuples colonisés en vue d'avoir un grand nombre de locuteurs français. Sa Francophonie semble traduire les idéaux de la troisième république française : liberté, égalité et fraternité. Cependant, elle invite les locuteurs français à apprendre aussi d'autres langues pour être universels. « Par conséquent, n'est francophone que celui qui parle le français à côté d'au moins une autre langue. »215

Dans quelques siècles on ne parlera sans doute que l'anglais, le russe, l'espagnol, le portugais, le français, l'hindoustani, le chinois, peut-être l'arabe216. [Cependant], [t]ous les hommes instruits de la Terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre ; nous, dans notre petit coin, nous ne lisons que nos livres et ce qu'on veut bien nous traduire. C'est pourquoi nous sommes en dehors du monde et de plus en plus dédaignés par lui217.

Chez Onésime Reclus, la France fait oeuvre civilisatrice de sa langue afin de sauver cette langue raffinée, la langue des dieux selon Onésime Reclus. Aussi, doit-elle apprendre d'autres langues au lieu de s'enfermer ou d'être autarcie d'une langue qui risque de s'éteindre. La Francophonie reclusienne invite la France et les Français à l'ouverture sur le monde extérieur par le biais de sa langue sans oublier d'apprendre les autres langues qui pourraient être un jour des langues universelles. Ainsi, « en un mot, la France retrouvera son rang dans le monde grâce au rayonnement de sa langue et au raffinement de sa culture »218avec le concours des autres.

Quand le français aura cessé d'être le lien social, la langue politique, la voix

générale, nous apprendrons les idiomes devenus à leur tour « universels », car sans

213 Ibidem (loc. cit), p. 422

214 Jacques CHEVRIER « Senghor militant de la francophonie », Les actes du colloques 2002 du cercle Richelieu-Senghor, Disponible sur http://www.cercle-richelieu-senghor.org/component/content/article.html?id=52, consulté le 06 mai 2016

215 Katia HADDAH, « Désespérante francophonie », Pourquoi la Francophonie, Louise Beaudoin et Stéphane Paquin (dir), p. 186

216 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 484

217 Idem, pp. 429-130

218 Abdillahi AOULED, op. cit.

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doute il y en aura plusieurs, et nous y gagnerons de la science, de l'étendue d'esprit et plus d'amour pour notre français.

Comme nous espérons que l'idiome élégant dont nous avons hérité vivra longtemps un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l'Afrique et grâce au Canada, devant les grandes langues qui se partagent le monde, nos arrière-petits-fils auront pour devise : « Aimer les autres, adorer la sienne ! »219.

La Francophonie reclusienne est un concept d'enracinement et d'ouverture dans la mesure où les Français doivent être eux-mêmes (demeurer eux-mêmes) pour être universels. C'est ce que, sans doute, nous comprenons ou retenons de la devise « Aimer les autres, adorer la sienne ! », c'est-à-dire pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi. En effet, Onésime Reclus exhorte à ne pas rejeter la langue française brutalement, au profit des autres langues, en particulier de l'anglais, mais à la faire cohabiter avec les autres langues en mettant l'accent sur la promotion de la langue française, « l'idiome élégant dont nous avons hérité ». Ainsi, le français ne déclinera pas. Mieux, la Francophonie est l'enracinement dans les valeurs républicaines que lui présente l'ouverture (l'assimilation) comme une oeuvre civilisatrice et comme un projet assurant la puissance et l'universalité de la langue française.

Nostalgique du passé glorieux de la langue française, soucieux de son avenir, Onésime Reclus forge un terme « la Francophonie » qui renferme l'idée d'une communauté. Ce mot forgé traduit son projet de sauvetage de la langue française en péril, qui se fait du côté de l'Afrique et du Canada, parce que ces deux continents ont un bon nombre de locuteurs fertiles à la langue française. Aux yeux d'Onésime Reclus, la Francophonie apparaît comme l'unité retrouvée entre les peuples ayant la langue française en commun. En d'autres mots, la Francophonie d'Onésime Reclus est la communauté des francophones (nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue) sur qui la France fonde ou devrait fonder son espoir pour pérenniser sa prestigieuse langue. Elle signifie aussi diffusion de la langue française, dans le monde, afin d'avoir un grand nombre de locuteurs francophones, car demain la langue qui intéressera les hommes est celle qui sera la plus parlée et la plus utile. La Francophonie d'Onésime Reclus est également l'exhortation à apprendre au moins une seconde langue afin que les francophones et les Français puissent se sentir ou puissent s'ouvrir au monde extérieur, qu'ils ne se sentent pas isolés du monde extérieur. En d'autres mots, elle est enracinement dans la culture française, appropriation de la langue française, et ouverture aux autres en apprenant la leur (leur langue).

219 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 429

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Peut-être, est-ce là le péché mignon d'Onésime Reclus qui lui a valu le lourd tribut de l'accusation colonialiste ? En effet, la Francophonie reclusienne est le fait d'assimiler (dans le sens de coloniser) les peuples fertiles à la langue française pour sauver la langue française. En faisant cela, la langue française a la chance de se maintenir et d'être parmi les langues, dites universelles, et de s'enrichir peut-être des mots des langues minoritaires qui risquent de s'éteindre.

La Francophonie d'Onésime Reclus est passée inaperçue, peut-être, parce qu'elle n'a pas été politisée ou n'a pas été assez médiatisée. Il fallut donc attendre quatre-vingt-deux ans pour la voir surgir « des décombres de la colonisation »220 par le biais de la revue Esprit. C'est-à-dire depuis 1880, c'est en 1962 dans la revue Esprit que l'on voit réapparaître les mots « francophone » et « francophonie » dont les auteurs ont encore du mal à définir sauf Léopold Sédar Senghor. Quelles sont les raisons de cette résurgence ? Quel sens donne-t-on à cette nouvelle Francophonie ? N'est-ce pas sur les cendres de la Francophonie reclusienne que la Francophonie de la revue Esprit voit le jour ? Si tel est le cas, alors les auteurs de la revue Esprit auraient-ils les mêmes ambitions ou intentions qu'Onésime Reclus ? Dans tous les cas, la revue Esprit de 1962 est considérée comme le véritable acte de naissance de la Francophonie. C'est la raison pour laquelle nous nous intéressons à cette revue. Nous osons croire que les auteurs de la revue Esprit de 1962 ont tous lu Onésime Reclus, et savaient bien ce que ce dernier voulait bien exprimer avec son concept ou le mot Francophonie. Pour ainsi dire qu'il n'y a point de doute que l'on retrouve quelques traces de la Francophonie reclusienne dans la Francophonie de la revue Esprit. Nous l'avons effleurée dans l'introduction de ce chapitre. Il nous convient donc de l'approfondir et de la justifier. Cependant, il faut avouer un fait, celui du caractère colonial qui sous-tend la Francophonie reclusienne, ce caractère que nous avons écarté de notre réflexion. Ce qui lui a fallu des éclairs et des foudres, et éconduit de nombreuses personnes dans l'appréhension de cette première Francophonie. Pourtant, Onésime Reclus avec la Francophonie voulait simplement, qu'au-delà des races noires, blanches et jaunes, qu'il y ait un peuple francisé pour le rayonnement et le sauvetage du français, pour l'intérêt de la langue française. Qu'en est-il donc de la revue Esprit ?

220 L'expression est de Léopold Sédar Senghor

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2. LA FRANCOPHONIE DE LA REVUE ESPRIT, UNE COMMUNAUTÉ NAISSANTE

Dans l'histoire de la Francophonie, la revue Esprit est la pierre angulaire de toutes les argumentations en sa faveur. Tous les défenseurs ne jurent que par elle et l'attestent comme l'acte véritable de sa naissance221. Paola Puccini nous dit que

Le numéro de la revue de novembre 1962 intitulé le français langue vivante est rentré dans l'histoire de la francophonie et, comme l'on sait, il a fait date. Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel signent ce numéro où le mot /francophonie/ fait son apparition222.

Mieux, selon Alice Goheneix,

Cette date, celle de la publication du numéro intitulé « le français, langue vivante »

de la revue Esprit, est en effet présentée comme la véritable naissance de la véritable francophonie223.

Puis, elle ajoute qu'en

S'appuyant sur le fait que la francophonie est en définitive très peu usité en 1880

et 1960, les défenseurs de la francophonie considèrent 1962 comme la naissance de la véritable francophonie224.

Selon ces auteurs, on ne peut pas ignorer la date 1962 et la revue Esprit intitulé le français, langue vivante dans l'histoire et dans l'étude de la Francophonie. Les personnes qui s'appuient sur la revue Esprit n°311 de 1962 veulent légitimer la Francophonie, comme le dit Alice Goheneix : « l'histoire consensuelle de la francophonie constitue donc clairement une entreprise de légitimation. »225 Pourtant, comme le souligne Paola Puccini226, la Francophonie

221 L'Organisation Internationale de la Francophonie doit son existence à la revue Esprit.

222 Paola PUCCINI, « Le fonctionnement du mot ?francophonie? dans la revue Esprit, novembre 1962 : à la recherche d'une définition », Document pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde, pp. 2-3[En ligne], 40/41|2008, mis en ligne le 17 décembre 2010, consulté le 17 mai 2016. URL : http://dhfles.revues.org/99

223 Alice GOHENEIX, op. cit.

224 Idem

225 Ibidem

226 Paola PUCCINI, op. cit. (Allusion au titre de son article.)

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de la revue Esprit de 1962 est en quête d'une définition, car, selon lui, Léopold Sédar Senghor est le seul à en avoir donné une :

Le président est le seul locuteur du corpus à accorder au mot la majuscule, le seul

à en donner une vraie définition. Chez les autres auteurs du numéro, on assiste plutôt à une quête de définition227.

Comment peut-on légitimer une notion ou un concept qui a du mal à se définir ? Même aujourd'hui, si elle (la Francophonie) est au centre des débats politiques, culturels, universitaires et intellectuels, c'est qu'elle est toujours en quête de définition, comme l'asserte une fois de plus Paola Puccini :

Quarante-cinq ans se sont écoulés depuis la sortie du numéro Esprit et la recherche

d'une définition du mot / francophonie/ continue, et cette quête, en réalité, ne s'est jamais arrêtée228.

Dans quel contexte, le mot Francophonie fut employé dans la revue Esprit ? Pourquoi, doit-on faire l'apologie de la langue française ? Quel objectif visaient les auteurs de la revue Esprit de 1962 ?

Le numéro de la revue Esprit est publié sous la direction de Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel.229 Et parmi les auteurs, à côté des intellectuels français qui ont imaginé et préparé le numéro, nous pouvons citer le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Canadien Jean-Marc Léger230. Le premier fait l'éloge de la langue française et propose une définition de la Francophonie ; le second soutient que la défense et l'illustration de cette langue est la responsabilité commune de tous les francophones du monde. Après les indépendances des colonies (ex-colonies) françaises, il fallait soit renoncer à la langue française ou la conserver. L'avenir et le sort de la langue française préoccupait, comme jadis, les intellectuels français,

227Paola PUCCINI ; loc. cit., pp. 5-6

228 Idem., p. 10

229 Le numéro de la revue est divisé en cinq parties : l'introduction, la première partie intitulée « Institutions, instruments et méthodes », la deuxième, « Persistances et renaissance », la troisième, « Le débat avec l'autre », la quatrième, « Recherche d'un langage », pour terminer sur les rubriques : « Des livres », « Notices biographiques », « Journal à plusieurs voix », « Librairie du mois ».

230 Voici les noms des auteurs de la revue Esprit de 1962, n°311 :

Camille Bourniquel, Trouillard Jean, Casamayor Louis, Audejean Christian, Goriély Benjamin, Tuñon de Lara Manuel, Puget Robert, Simon Alfred, Laude André, Thibaud Paul, Bellour Raymond, Casamayor Louis, Pascal René, Domenach Jean-Marie, Simon Pierre-Henri, Léopold Sédar Senghor, Goguel Anne-Marie, Monteil Vincent, André Yves, Blondel Anne-Marie, Decorsière Francis, Sugier Clémence, Lacouture Jean, Yacine Kateb, Abou Selim, Rader Cécile, Angles Auguste, Sihanouk Norodom, Clergerie Bernard, Manigley Georges, Pierre Henri, Pompilus Pradel, Pellerin Jean , Faletti Joseph, Mayer Jean, Secrétan Philibert, Lavenir Hervé du Buffon, Martinet André, Dupouey Michel, Delattre Pierre, Gougenheim G., Charpentrat Pierre, Léger Jean-Marc.

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les leaders indépendantistes des colonies françaises. Le français dans le monde se voyait menacé par la montée de l'anglais grâce à la puissance économique des États-Unis d'Amérique. Il fallait suborner les pays africains, fraîchement indépendants à conserver la langue française. C'est pourquoi, Senghor sera considéré comme un serviteur zélé du néo-colonialisme231, car il est le seul africain, à peau noire, en réalité, à défendre et à illustrer la langue française. La raison de la naissance de la Francophonie, pouvons-nous le dire ainsi, est que la langue française est « une responsabilité commune », pour reprendre le titre de l'article de Jean-Marc Léger232, de toutes les personnes qui la parlent, parce que,

Pendant longtemps, en fait jusqu'à la dernière guerre mondiale, le rayonnement de

la langue et de la culture française dans le monde était assuré pour l'essentiel par la France seule233.

Pour cela, les francophones (rappelons-nous de la définition d'Onésime Reclus) doivent s'imprégner de la situation de la langue française dans le monde, car, comme le dit Léopold Sédar Senghor, elle est un outil précieux trouvé dans les décombres du colonialisme pour les pays africains. Elle est également la langue d'héritage pour le Canada (le Canada était jadis un territoire français).

Il y a encore deux autres raisons qui justifient l'emploi du mot Francophonie dans la revue Esprit. Selon Léopold Sédar Senghor : « [...] la principale raison de l'expansion du français hors de l'hexagone, de la naissance d'une francophonie est d'ordre culturel »234. À travers cette raison avancée par Senghor, nous voyons très bien que le fait de conserver la langue française est un processus de long terme ancré dans l'esprit, dans la mentalité des ex-colonisés et des Canadiens. Cependant, cela semble être réfuté par le récit officiel de la Francophonie, nous affirme Alice Goheneix :

Le maintien de la langue française dans les anciennes colonies ne résulte pas d'une volonté politique `'ex nihilo», mais, bien de processus de longs termes ancrés dans la sociologie des élites africaines et dans les impératifs politico-économiques de leurs jeunes États. Or, dans le récit officiel de la francophonie, l'appropriation de la langue par les élites africaines repose sur une conception essentialiste de la langue française qui tend à la sacraliser235.

231 Senghor et la Francophonie sera l'objet de notre réflexion dans le chapitre deux de cette partie d'étude.

232 Jean-Marc LÉGER, « Une responsabilité commune », Esprit, 1962

233 Idem

234 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », Esprit, 1962, p. 838

235 Alice GOHENEIX, op. cit.

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Et dans un autre article, « La Francophonie comme culture », Senghor corroborera la thèse du récit officiel de la Francophonie en disant « si nous avons pris l'initiative de la Francophonie, ce n'était pas non plus pour des motifs économiques ou financiers. »236 Néanmoins, nous pouvons dès lors affirmer que « le français est [...] le lien de toute une communauté que l'on nomme la Francophonie. »237 La particularité de cette communauté, c'est qu'elle y implique la France. La dernière raison avancée, d'après Jean-Marc Léger, est que le français a failli ne pas être accepté à l'Organisation des Nations Unis (ONU) comme l'une de ses langues officielles :

Le choc brutal de la deuxième guerre, bien illustré dans le fait que le français ne fut accepté que de justesse comme l'une des langues officielles de l'ONU, a fait prendre conscience aux Français du besoin d'une liaison plus étroite avec les pays et les peuples qui partagent leur langue et leur culture ainsi que du besoin, dans cette ère nouvelle, d'une action organisée, systématique, de défense et de ?promotion? des valeurs culturelles françaises238.

La résurgence de la Francophonie dans la revue Esprit est justifiée, pouvons-nous l'affirmer, par trois raisons prolixes et perplexes, pour ainsi dire. Ce sont :

? Le français n'est plus pour les Français seuls mais pour toutes les personnes qui la parlent ;

? Le français est langue de culture ;

? L'acceptation accidentelle du français à l'ONU (la situation préoccupante et alarmante du français dans le monde).

Ces raisons sont valables aujourd'hui qu'hier. Selon Michaëlle Jean, ces raisons sont

d'actualité :

Les pays ayant le français en partage doivent s'unir toujours plus fermement pour continuer à être représentés au niveau international et à faire partie des pôles incontournables, pour plus de démocratie internationale, pour le plein respect de l'intégrité linguistique des peuples et celui de leur pleine participation aux processus décisionnels. La Francophonie dans sa défense du multilinguisme et avec son dynamisme, son apport, sa force de proposition et d'action, est un accélérateur d'insertion dans les circuits qui permettent de se faire entendre à l'international, que ce soit pour les États ou pour les populations que nous représentons , tout particulièrement pour des millions de jeunes et de femmes[...] Deuxième langue [...] de travail utilisée dans les organisations internationales, la langue française est l'un des instruments essentiels d'ouverture sur le monde239.

La Francophonie est employée plus ou moins trente-huit fois dans la revue Esprit avec quelques variances orthographiques : tantôt avec une initiale en majuscule, tantôt avec une

236 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », Études littéraires, vol.1, n°1, 1968, p. 131

237 Bruno BOURG-BROC in Journal officiel de l'Assemblée nationale française, 3è séance du 3 mai 1994 238Jean-Marc LÉGER, « Une responsabilité commune », op. cit.

239 Michaëlle JEAN, La Francophonie des solutions, Rapport de la Secrétaire de la Francophonie, 2016, p. 59

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initiale minuscule, tantôt entre guillemets, tantôt suivie d'un point d'interrogation, comme le confirme Paola Puccini :

En ce qui concerne la forme linguistique sous laquelle apparaît le mot /francophonie/ on remarque qu'elle peut se subdiviser en quatre variantes : le mot apparaît 25 fois sous sa forme de base, entre guillemets 9 fois, il est suivi 2 fois par le point d'interrogation et il se présente 2 fois avec la majuscule240.

Il y a une importance accordée au mot Francophonie par la revue Esprit. Que représente-t-elle ? Michel Dupouey donne une tentative de réponse en disant qu' « il y'a mille critères pour déterminer l'étendue de la Francophonie, ou si l'on préfère la diffusion de la langue française dans le monde. »241 Du point de vue de Michel Dupouey, la Francophonie est la diffusion de la langue française dans le monde. Cela est-il partagé par les autres auteurs ou participants de la revue Esprit ? Léopold Sédar Senghor, ne dit-il pas que « la Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des ?énergies dormantes? de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire »242 ? Pour éviter toute ambiguïté, il convient de faire un relevé non exhaustif des locutions par lesquelles les auteurs de la revue Esprit ont désigné la Francophonie. Nous avons à cet effet :

- Communauté culturelle française (p. 565)

- Liaison plus étroite avec les pays et les peuples qui partagent leur langue et leur

culture (p. 567)

- Action organisée systématique de défense et de « promotion »des valeurs culturelles

françaises (p. 567)

- Communauté des parlant français (p. 568)

- Cause commune (p. 568)

- Association (p. 569)

- Institutions placées sous le signe de la coopération entre « parlants français » (p. 569)

- Association internationale d'ingénieurs, de techniciens, d'architectes, etc., de la

fonction publique, de la langue française (p. 571)

- Confédération, à la fois instrument de coordination et expression souveraine de

l'immense communauté de parlants français (p. 571)

- OEuvre commune des peuples d'expression française (p. 649)

- Patrie culturelle où le français ne serait plus la langue de l'exil (p. 809)

- Périphérie (p. 835)

- Espace commun où le français est parlé (p. 836)

- Commonwealth linguistique français (p. 849)

- Espace qui a cessé d'être celui d'une nation, même d'un empire (p. 866)

240 Paola PUCCINI, op. cit., p. 3

241 Michel DUPOUEY, Esprit, n°311, 1962, p. 604

242 Léopold Sédar SENGHOR, Esprit, n°311, 1962, p. 844 (loc. cit.)

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- Communauté de verbe et d'esprit (p. 866).

Dans ce relevé, ce qui est frappant, c'est la communauté. Elle revient pas moins de cinq fois.

C'est aussi le sème qui se lit à partir de ce relevé. Ce relevé permet également de mettre en évidence ou de voir se dessiner trois sortes de Francophonie. Nous pouvons, en nous appuyant sur le présent relevé, dire que la revue Esprit met en relief trois sortes de Francophonie, à savoir243 :

1. La Francophonie : communauté des francophones (communauté linguistique)

- Liaison plus étroite avec les pays et les peuples qui partagent leur langue et leur

culture (p. 567)

- Communauté des parlants français (p. 568)

- Institutions placées sous le signe de la coopération entre « parlants-français » (p.

569)

- Association internationale d'ingénieurs, de techniciens, d'architectes, etc., de la

fonction publique, de la langue française (p. 571)

- Confédération, à la fois, instrument de coordination et expression souveraine de

l'immense communauté de parlants français (p. 571)

- OEuvre commune des peuples d'expression française (p. 649)

- Espace commun où le français est parlé (p. 836)

- Commonwealth linguistique français (p. 849)

- Communauté de verbe et d'esprit (p. 866).

2. La Francophonie : communauté culturelle

- Communauté culturelle française (p. 565)

- Liaison plus étroite avec les pays et les peuples qui partagent leur langue et leur

culture (p. 567)

- Action organisée systématique de la défense et de « promotion » des valeurs

culturelles françaises (p. 567)

- Patrie culturelle où le français ne serait plus la langue de l'exil (p. 809).

3. La Francophonie : communauté politique

- Liaison plus étroite avec les pays et les peuples qui partagent leur langue et leur

culture (p. 567)

- Action organisée systématique de défense et de « promotion » des valeurs culturelles

françaises (p. 567)

- Cause commune (p. 568)

- Association (p. 569)

- Institutions internationales d'ingénieurs, de techniciens, d'architectes, etc., de la

fonction publique, et de la langue française (p. 571)

- Confédération, à la fois instrument de coordination et expression souveraine de

l'immense communauté de parlants français (p. 571)

243 « Notre intention était seulement de prendre la mesure de la francophonie, sans l'enfermer dans une visée nationale, en faire quelque habile revanche d'impérialisme frustré, mais au contraire en la situant d'emblée dans son contexte mondial, aux frontières des religions, des cultures et des politiques. », affirment Jean-Marie DOMENACH et Camille BOURNIQUEL, Esprit, n°311, 1962

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- Périphérie (p. 835)

- Espace qui a cessé d'être celui d'une nation, même d'un empire (p. 866).

Les trois types de Francophonie qui s'appréhendent à travers la revue Esprit ont pour objectif

principal de rassembler tous ceux qui parlent français autour d'un projet commun, d'un concept, d'un fait réel, d'une réalité : La Francophonie, synonyme de défense et d'illustration de la langue française. C'est ce que nous dit Xavier Deniau :

Le français est ?pour nous un moyen précieux de communication? avec l'extérieur et de connaissance des autres comme de nous-mêmes. La francophonie est une volonté humaine sans cesse tendue vers une synthèse et toujours en dépassement d'elle-même pour mieux s'adapter à la situation d'un monde en perpétuel devenir244.

Ce propos est corroboré avec ce qui suit :

Rétrospectivement, l'importance de ce numéro (la revue Esprit) est plus manifeste peut-être qu'elle ne le fut au moment de la publication. 1962 ! En Afrique c'était l'époque des indépendances, au Québec celle de la révolution tranquille, en France celle des lendemains de l'empire. Il fallait que tous ceux qui, dans le monde, restaient attachés à la langue française, même si elle n'était pas la seule langue de leur pays, ni toujours une de ses langues officielles, puissent se soutenir mutuellement245.

Dans le souci de se soutenir mutuellement, culturellement et politiquement, les auteurs de la revue Esprit ont pensé que la résurgence de la Francophonie d'Onésime Reclus, de ses cendres, était la solution, sans doute, idoine. C'est une hypothèse. Peut-être, ne savaient-ils pas quel nom ou quelle dénomination fallait-il donner à la communauté qu'ils songeaient à créer ? Néanmoins, il fallait que tous ceux qui ont le français en partage dans le monde puissent se regrouper pour promotionner la langue qui était leur chose commune. Il fallait aussi donner un nom à cette communauté naissante. Et le nom trouvé pour désigner leur communauté à la fois linguistique, culturelle et politique est la Francophonie. Dans cette communauté, de part et d'autre, c'est-à-dire colonisé et colonisateur, chacun misait sur la langue française. C'est pourquoi Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel disent que la langue française est une « arme du colonisateur, puis arme des colonisés, [elle] est revendiqué[e] par la plupart d'entre eux comme un instrument de promotion. »246 Et Léopold Sédar Senghor de le confirmer en disant « l'ennemi d'hier est un complice, qui nous a enrichi en s'enrichissant à notre contact. »247 Mieux, selon Dominique Wolton,

244 Xavier DENIAU, La Francophonie, Que sais-je ?, Paris, PUF, 1983

245 Encyclopédie de le Francophonie sur http://www.agora-2.org/francophonie.nsf/Dossier/Esprit_revue

246 Jean-Marie DOMENACH, Camille BOURNIQUEL, « Liminaire », Esprit, 1962

247 Léopold Sédar Senghor, Esprit, 1962, op. cit.

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La francophonie est une somme de liens tissés entre différents peuples, librement

acceptés par tous, même si pour certains à l'origine, la langue qui les réunit désormais découle d'une colonisation ou de la mise en place d'un protectorat248.

Cependant, dans cette communauté, il existe aussi une sorte de dichotomie, de différence entre ceux qui la constituent. Il y a d'abord le colonisateur qui suppose que le colonisé est une sorte d'embryon de l'homme européen, à un stade primaire de développement, et que lorsqu'il pourra jouir des avantages de progrès et de la culture, il deviendra semblable à l'Européen. Alors, la France est dans l'obligation d'assimiler le colonisé à ce qu'il devienne Français pour le rayonnement de la langue française et pour le prestige de la France. Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel assertent que

C'est encore, grâce à la langue, la chance de participer dans les meilleures conditions à la confrontation mondiale. Le risque est à la mesure, et c'est assez dire qu'il nous lie. De tous ceux qui parlent notre langue dans le monde monte une exigence qui nous commande et qui, elle aussi, nous pousse vers l'avenir.249

Mieux, ajoutent-ils,

[...] dans la compétition des puissances, son originalité ne survivra que si les Français eux-mêmes y mettent leur foi, s'ils sont capables d'inventer encore de nouvelles formes et de donner des réponses humaines aux besoins du monde contemporain.250

Nous voici situé, la Francophonie est l'invention nouvelle des Français pour la défense et l'illustration de leur langue car « [elle] est [...] un problème qui, sans doute, intéresse la France »251. En effet, comme le disent Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel,

Le français a été d'abord, il est encore la langue des Français. Son importance au-

delà du foyer d'origine dépendra pour une bonne partie de ce que les Français auront à dire et de ce qu'ils voudront faire252.

C'est ainsi que les Français ont décidé de définir un nouvel espace linguistique pour regrouper des communautés différentes par la race, le climat, le niveau social et le régime politique, et

248 Dominique WOLTON, « L'identité francophone dans la mondialisation », Cellule de réflexion stratégique de la Francophonie, Décembre 2008, p. 22

249 Jean-Marie DOMENACH, Camille BOURNIQUEL, op. cit.

250 Idem

251 Esprit, n°311, p. 713

252 Jean-Marie DOMENACH, Camille BOURNIQUEL, op. cit.

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sous-prétexte d'un sentiment d'une solidarité et d'une responsabilité commune, ils font don de leur langue, parce que le français,

Langue de culture, chère aux élites traditionnelles, il doit être d'abord pour des peuples qui s'émancipent, langue d'expression populaire et d'apprentissage technique, langue vivante. [...] Véhicule par excellence de l'Europe classique, il est promu de nouveau au rôle de langue mondiale [...]253

Promouvoir le français au rôle de langue mondiale ou la troisième langue du monde est le souhait du Français, et c'est ce qui ressort du discours d'Emmanuel Macron le 20 mars 2018, lors de la journée internationale de la Francophonie. L'intention du colonisateur est de modeler le colonisé à son image linguistiquement, culturellement, politiquement et techniquement, parce qu'

Une langue correspond toujours et nécessairement à une vision du monde et à une

forme de vie sociale qui finissent par imposer une certaine structure mentale à ceux qui la parlent.254

En voulant que le français soit la langue d'expression et d'apprentissage technique pour le colonisé, c'est vouloir lui imposer une vision du monde, une forme de vie, en d'autres mots, c'est l'assimiler.

Pour le colonisé, le français permet d'assimiler le savoir qui n'est ni européen ni africain ni blanc ni noir ni jaune, mais universel, parce qu' « [il] n'est pas question de renier les langues africaines »255. Le colonisé se sert donc de la langue du colonisateur pour la revendication de sa culture, de sa personnalité, et pour réfuter l'accusation de peuple sans histoire, sans art, hors de l'histoire ou de la civilisation. Nous savons tous qu' « [u]n peuple sans histoire est un peuple sans âme, [sans identité] »256 ou bien qu' « [u]n peuple ne se développe pas, à notre avis, s'il n'a pas une certaine connaissance de son identité et de sa valeur transmises par la culture et l'histoire. »257 Pour le colonisé, il faut se servir de la langue française pour exprimer les valeurs socio-culturelles de l'Afrique car « [elle] ne peut et ne doit pas rester perpétuellement sous la dépendance des pensées et des formes d'expression de la France [...] »258. C'est à juste titre que Senghor dit,

253 Idem

254 Ahmed Sékou TOURÉ, L'Afrique et la révolution, Présence Africaine, Paris, p. 251

255 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p. 843

256 Générique de l'émission « Archive d'Afrique » de la Radio France Internationale (RFI).

257 Théâtres africains (Actes du colloque sur le théâtre africain, École Normale Supérieure, Bamako, 14-18 novembre 1988), « Théâtre, Développements et culture coloniale », (En commission), Paris, Éditions Silex, 1990

258 Ahmed Sékou TOURÉ, L'Afrique et la révolution, op. cit., p. 255

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Au moment que, par totalisation et socialisation, se construit la Civilisation de l'Universel, il est, d'un mot, question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime colonial. De cet outil qui est la langue française. [...] Nos valeurs font battre, maintenant les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l'Hexagone259.

Ce dont il s'agit dans les propos de Léopold Sédar Senghor peut se comprendre d'une autre manière, lorsque nous disons que :

La langue du colonisateur fut une arme de combat pour dénoncer les méfaits de la colonisation, pour revendiquer et affirmer l'identité Négro-africaine. Et aujourd'hui, il faut se servir de cette langue pour exprimer les aspirations des Africains à l'intention de l'opinion française et internationale ; les aspirations qui sont liberté, égalité et fraternité tant au niveau culturel qu'au niveau politique et économique260.

La Francophonie est aussi une manière pour le colonisé d'apporter sa modeste contribution au rayonnement de la langue française. En effet, le français n'est plus l'affaire seule de la France. C'est ce que nous pouvons retenir des propos de Jean-Marc Léger :

Les vieux pays francophones, si je puis employer cette expression [...] se considèrent désormais responsables, non pas certes dans la même mesure, mais au même titre que la France, de la préservation, et de la diffusion de la langue française, également ?propriétaires? de l'héritage spirituel commun et, d'autre part, ont, avec raison, conscience d'apporter désormais une contribution, modeste peut-être mais authentique, au trésor commun261.

Nous pouvons renforcer les propos de Jean-Marc Léger avec ceux de Félix Houphouët Boigny lors de la proclamation de l'indépendance de la Côte d'Ivoire :

Alors mes chers frères, il n'y a pas de honte à avoir été colonisés. Nous n'avons plus à nous attarder dans des complaintes inutiles. Nous devons aller de l'avant, car nous nous aussi, nous devons apporter de plus à ce monde notre contribution décisive.262

L'autre partie constituante de cette communauté dit « [...] à l'Europe que les Nègres n'étaient pas un ?peuple enfant? et qu'ils avaient une culture »263, qu'il faut adapter à la civilisation européenne. Une analyse de la dichotomie existante dans cette communauté révèle

259 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p. 844

260 Adou BOUATENIN, op.cit., p. 31

261 Jean-Marc LÉGER, « Une responsabilité commune », op. cit.

262 Félix Houphouët BOIGNY, discours prononcé lors de la proclamation de l'indépendance de la Côte d'Ivoire, in Fraternité Matin, hors-série, n°6, août 2010, p.7

263 Amadou KONÉ, Les Frasques d'Ébinto, CEDA/HATIER, 1980, pp. 38-39

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qu'il s'agit pour chaque partie de s'ouvrir à l'autre avec des arrières pensées pour lui apporter ce qu'on possède et lui emprunter ce qu'on n'a pas264. La France apporte sa langue au colonisé, et le colonisé se sert de la langue du colonisateur pour exprimer ses attentes. Nous comprenons dès lors Jean-Marc Léger lorsqu'il dit « apporter désormais une contribution », car il s'agit évidemment d'une contribution de part et d'autre, d'une « chaleur complémentaire » comme le souligne Léopold Sédar Senghor, mieux avec Jean Lacouture qui dit

[...] d'abord instrument de conquête, le français sera tour à tour ou simultanément instrument d'échange et d'unité, d'amitié, enfin de développement technique et création esthétique265.

Quant à la revue Esprit, en la lisant minutieusement, l'on se rend compte rapidement qu'on peut déceler le sème de l'espace et du temps. Ils sont, en fait, indissociables à la notion de Francophonie (de la communauté). En effet, les auteurs de la revue, dans leur tentative définitionnelle, ont employé des substantifs où apparaissent les sèmes de l'espace et du temps. Le sème de l'espace apparaît donc dans les substantifs mesure, étendue, frange, jalon, planétarisation, hors de France, d'une bonne partie du monde, la situer aux frontières, dans une visée nationale, de tous les continents. Ce sème montre non seulement que la Francophonie est un espace dont les auteurs de la revue cherchent géographiquement une délimitation mais qu'elle est une notion vaste et insaisissable. Comme nous parlons de communauté, nous pouvons dire que la Francophonie est une communauté vaste, géographiquement illimitable. Elle « est une communauté spirituelle »266 ou une « communauté d'esprit »267. Ce qui peut nous amener à dire que la Francophonie est un concept. Quant au sème temps, il apparaît dans les mots avenir, chance(s), dépendre, semble, tend à devenir. Ce sème fait allusion au futur, pour dire que la Francophonie n'est qu'un simple projet dans la revue Esprit. Les auteurs n'exprimaient pas le voeu de voir la Francophonie se réaliser ici et maintenant (hic et nunc), mais que cela se réalise dans le futur. C'est pourquoi Jean-Marie Domenach et Camille Bourniquel disent que la réalisation de la Francophonie dépend de la future génération268 ou peut-être des francophones.269 À ce stade de notre réflexion, nous pouvons dire, sans faux-fuyant, que la Francophonie est une communauté naissante ou une communauté en devenir.

264 L'idée est de Clément MBOM (« Léopold Sédar Senghor, une trajectoire à l'épreuve du temps », Présence Africaine, n°154, Dossier I : spécial Senghor, 2ème semestre 1996)

265 Jean LACOUTURE, « Ce défaut français », Esprit, n°311, 1962

266 Léopold Sédar SENGHOR, « la Francophonie comme culture », Études Littéraires, op. cit., p.131

267 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », Éthiopiques, numéro 50-51, 1988

268 Ils disent : « L'avenir détient seul les réponses et il ne nous appartient pas de décider à la place de ceux qui ont désormais en mains les commandes de leur destin. »Esprit, n° 311, 1962

269 Paola PUCCINI dit : « L'avenir de la francophonie dépend directement des francophones », op. cit., p.7

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Cependant, il faut admettre aussi le fait qu'elle est un concept assembleur, c'est-à-dire un terme pour désigner l'assemblée de tous ceux qui parlent la langue française.

« Le français, langue vivante » est le thème du numéro de novembre 1962 de la revue Esprit qui a amené des personnalités politiques, littéraires, culturelles et des diplomates à orienter leur réflexion autour d'un concept, d'une notion engendrée en 1880 par le géographe Onésime Reclus : la Francophonie. Dans le souci de montrer que la langue française a le mérite d'être défendue et illustrée, les auteurs de la revue Esprit de novembre 1962 ont ressuscité la Francophonie d'Onésime Reclus avec une grande méfiance et de doute. En effet, 1962, c'était l'époque des indépendances en Afrique, la révolution au Canada (Québec) et la fin de l'empire en France. Pour l'Afrique, accepter la langue de l'autre n'était-il pas se trahir, trahir la Négritude, le Consciencisme, l'Authenticité, etc. ? Pour le Canada, le choix fut difficile. Les Canadiens devraient-ils laisser le français pour l'anglais ou devraient-ils accepter les deux comme langues officielles ? Pour la France, elle avait peur d'être taxée de néo-colonialiste. Il fallait, avec précaution, présenter la Francophonie, et regrouper tous ceux qui, dans le monde, restaient attacher à la langue française comme l'ont fait tous ceux qui parlent l'anglais au sein du Commonwealth, surtout en mettant l'accent sur la culture que sur l'économie. La communauté des francophones qui, au départ, excluait la France, va l'impliquer dans la gestion de l'avenir de sa langue. Ces méfiances, ces doutes et ces hésitations feront de la Francophonie de la revue Esprit un simple projet difficilement définissable. Les auteurs ont bien du mal à donner une définition exacte au mot Francophonie qu'ils ont employé sauf Léopold Sédar Senghor. C'est à travers les synonymes et d'autres expressions que nous avons pu dire que la Francophonie est une communauté naissante.

Cependant, dans cette communauté, les visions sont opposées ; il y a une dichotomie d'idées qui induit à l'erreur et qui empêche de discerner ou de déceler l'objectif des auteurs de la revue Esprit de 1962. L'objectif de ces auteurs était de rassembler tous ceux qui parlent français dans le monde afin de se soutenir mutuellement pour affronter les grandes questions du moment et à venir. C'est aussi de prendre la responsabilité d'assumer la réalité des faits socio-culturels que l'histoire a engendrés : la langue française appartient à tous ceux qui la parlent ou qui l'utilisent comme langue officielle ou nationale. L'histoire a fait que la langue française soit la langue d'une communauté qu'on nomme ou qu'on appelle Francophonie. « La langue française n'appartient pas aux seuls Français, elle appartient à toutes celles et à tous ceux qui ont choisi de l'apprendre, de l'utiliser, de la féconder aux accents de leurs cultures,

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de leurs imaginaires, de leurs talents. »270 Mieux, « ce qui fait aujourd'hui la force de français, je dirais même son génie propre, c'est ce qu'il est une langue partagée par des nations différentes dont chacune l'a enrichie de son histoire, de ses mots, de ses oeuvres, de ses idées. »271 Qu'on le veuille ou pas, l'usage de la langue française est le seul principe incontestable sur lequel la Francophonie repose272. C'est autour de cette langue que les auteurs de la revue Esprit de 1962 ont bâti leurs argumentations et leurs réflexions. Le français est « le trésor commun », pour reprendre Jean-Marc Léger, de la communauté des francophones. Il est

appréhendable à la fois comme outil d'assimilation et outil de revendication. Néanmoins,
chaque partie ou chaque membre de la communauté est appelé(e) à défendre et à illustrer ce « trésor commun »273, ce « Soleil qui brille hors de l'Hexagone »274. Le français est donc, pour dire comme Jean-Marc Léger, une responsabilité commune de tous ceux qui la parlent ; pour cela, ils doivent s'unir, se soutenir pour le défendre et le promotionner (le valoriser). Nous comprenons dès lors les raisons qui ont amené les défenseurs de la Francophonie à considérer la revue Esprit de novembre 1962 comme l'acte de naissance de la Francophonie actuelle275.

Entre la Francophonie d'Onésime Reclus et celle de la revue Esprit de novembre 1962, il a eu quatre-vingt-deux années d'intervalle, or l'on constate que la Francophonie de la revue Esprit est influencée par celle d'Onésime Reclus. En effet, Onésime Reclus a voulu qu'une communauté de parlants français dispersés à travers les quatre coins du monde, en particulier en Afrique et au Canada, soit le porte-étendard du rayonnement et la suprématie de la langue française. Il exhortait la France à ne pas conserver sa langue mais plutôt à la dispenser aux autres, mieux à assimiler Africains et Canadiens par la langue, ainsi le français est certain d'être une langue universelle. Selon lui, un grand nombre de locuteurs est synonyme d'une langue vivante, donc universelle. Aussi, par la langue, c'est une culture qui est véhiculée et inculquée, ainsi les locuteurs de la langue française, appelés francophones, seront des Français, parce qu'il (pour la simple raison qu'il) n'y a pas de Français authentiques. La communauté qu'a voulue

270 Abdoul DIOUF, « La francophonie, une réalité oubliée », Le Monde 19.03.2007

271 Alain JUPPÉ, « Agir pour la francophonie », Pourquoi la Francophonie, Louise BEAUDOIN et Stéphane PAQUIN (dir), p. 166

272 « La langue française est la base, le lien, autour duquel s'est construite l'idée francophone. C'est la langue française qui a réuni aussi bien les fondateurs de la Francophonie que les populations des pays francophones. », nous dit Hervé BOUGES, « Pour une reconnaissance de la Francophonie », Rapport, Juin 2008, p. 13

273 Jean-Marc LÉGER, Esprit, op. cit.

274 Léopold Sédar SENGHOR, Esprit, op. cit., p. 844

275Allusion à l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).

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Onésime Reclus sera la voix des Français hors de France. Comme nous le savons tous, cette Francophonie disparaît avec son père géniteur. Tous deux sont restés dans le silence sépulcral.

Il faut attendre quatre-vingt-deux ans pour voir réapparaître la Francophonie dans la revue Esprit de novembre 1962. Dans cette revue, les auteurs ont du mal à définir la Francophonie. Pour certains, c'est le français hors de la France. Pour d'autres, c'est l'assemblée des potentiels locuteurs de la langue française dans le monde, y compris les Français eux-mêmes. Pour d'autres encore, le français est une propriété commune. Les auteurs ont entretenu une dichotomie d'idées, de sens, de sorte qu'il est difficile d'avoir une idée claire de ce qu'ils proposaient. Néanmoins, de cette dichotomie, une chose était évidente : les auteurs souhaitaient la création d'une communauté au sein de laquelle chaque francophone se sentirait responsable du devenir et du sort de la langue française, cette langue qui est prise comme outil d'assimilation pour certains et outil de revendication pour d'autres. La communauté voulue par les auteurs de la revue Esprit de novembre 1962 était donc une communauté, à la fois linguistique, culturelle et politique.

Léopold Sédar Senghor reprend ce terme à son propre compte sans lui attribuer toutefois le sens qu'ont essayé de donner Onésime Reclus et les autres auteurs de la revue Esprit. Il se démarque des auteurs de la revue ; et de façon téméraire, il donna une définition à la Francophonie. À la suite de son article, considéré comme le manifeste de la Francophonie, Senghor s'engagea, corps et âme, pour faire accepter le concept d'une communauté de francophones en vue d'une réalisation concrète. Pour faire accepter le concept, il va multiplier les définitions, souvent opposables ou complémentaires, de la Francophonie. Ces faits amènent les spécialistes à le considérer comme le véritable père de la Francophonie institutionnelle. Pour ces mêmes raisons, nous aussi, nous essayons également d'appréhender la Francophonie que Léopold Sédar Senghor a présentée au-delà de la définition donnée dans la revue Esprit. Nous voulons aussi, à travers les nombreuses définitions qu'il a eues à donner, saisir le véritable sens de la Francophonie et voir ce que cela implique au juste. Mieux, il est question, à partir des définitions de Léopold Sédar Senghor, d'avoir une idée claire de sa perception de la Francophonie ou de sa conception de la Francophonie.

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CHAPITRE II : LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR ET LA
FRANCOPHONIE

Séparer le nom de Léopold Sédar Senghor de la Francophonie comme de la Négritude est une insulte à l'humanité, à l'histoire littéraire et à la politique. C'est ce que nous dit René Gnaléga : « Senghor est l'un des pionniers de la Négritude. Mais nous ne pouvons pas non plus séparer le nom de Senghor de la Francophonie tant il avait fait corps avec l'idée de francophonie en la défendant avec ferveur et avec foi. »276 Toute sa vie, Léopold Sédar Senghor était au service de la Francophonie voire de la Négritude et de la Civilisation de l'Universel : « [Pour] les quelques années qui me restent à vivre, mon plan est simple [...] : je me consacrerai entièrement à mon action culturelle, en me mettant triplement au service de la Négritude, de la Francophonie et de la Civilisation de l'Universel. »277 C'est à partir de 1962 avec la revue Esprit que Léopold Sédar Senghor a viré de la Négritude à la Francophonie : « On s'étonnera, sans doute, que le militant de la Négritude, que j'ai été au Quartier latin, soit tombé, par la suite, dans la Francophonie »278, et se faisant ainsi l'apôtre des nations de la Francophonie. Alors certains critiques littéraires ont estimé que ses oeuvres sont marquées du sceau de la Francophonie279. Mamadou Bani Diallo affirme que « l'oeuvre et la pensée de Léopold Sédar Senghor semblent marquées par le sceau de la francophonie et de la Négritude [...] »280. Soutenu par Lavodrama Philippe qui dit qu'il « ne l'a pas seulement défendue, mais également illustrée, par son oeuvre littéraire et poétique [...]. »281 Ceci est corroboré par Ibrahim Diop : « Négritude, Francophonie [...] cristallisent la quintessence de son oeuvre littéraire et poétique. »282 Mieux, « la volonté de Senghor de s'approprier les valeurs et vertus d'autres peuples et cultures est nettement perceptible dans son oeuvre poétique et dans la série

276 René GNALÉGA, « Senghor et la Francophonie », op. cit., p. 113

277 Janet G. VAILLANT, Vie de Léopold Sédar Senghor. Noir, Français et Africain, Paris, Karthala, 2006, p. 437

278 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », loc. cit.

279 De ces critiques, nous en faisons partie. La suite de notre travail permettra de confirmer que ses oeuvres poétiques sont l'expression de la Francophonie (Le manifeste réel de la Francophonie).

280 Mamadou Bani DIALLO, loc. cit.

281 Philippe LAVODRAMA, loc. cit., p. 182

282 Ibrahim DIOP, loc. cit., p. 8

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de Liberté. »283 Il n'est pas question pour nous, ici, d'étudier la Francophonie dans ses oeuvres.284

Les articles, les conférences animées, les interviews en faveur de la Francophonie font « de lui la figure emblématique de la Francophonie [...] »285à telle enseigne que la Francophonie chez Senghor n'est plus la Francophonie définie dans la revue Esprit de novembre 1962. « Le terme de francophonie a des connotations tout à fait différentes depuis son emploi par Senghor qui est considéré comme le père de la francophonie, au point que beaucoup attribuent la création réelle de ce terme à ce dernier », nous dit Anna Judge286 ou comme l'affirme Bernard Pöll « Sous la plume du président sénégalais, Léopold Sédar Senghor, le concept s'enrichit sémantiquement- francophonie dépasse le cadre du simple terme linguistique, il sert à désigner une communauté de valeurs et de cultures. »287 Mieux, « sous sa plume, le terme "francophonie" va progressivement acquérir un caractère linguistique, géographique, culturel et économique auquel s'ajoute une dimension politique. »288 « Quoique qu'il (Senghor) décline l'honneur en déclarant : " je n'ai pas inventé la Francophonie, elle existait déjà", Senghor en est indiscutablement la figure de proue, le refondateur et pour ainsi dire le ré-inventeur. »289 Avec Léopold Sédar Senghor, la Francophonie revêtira une dimension poétique, parce qu'il est avant tout un poète. Dans une vision poétique, il élèvera la notion de Francophonie, parce que, tout simplement, la poésie est universelle. Pour dire que la Francophonie chez Senghor se veut universelle « [...] car la Francophonie a commencé par une fraternité de poètes [...] »290 En effet, « [Senghor] tente enfin de concrétiser dans sa politique les idées du poète qui veut conduire les hommes, noirs et blancs, vers de nouvelles relations fraternelles. »291 Nous estimons que, dans son combat pour redéfinir l'image de l'Afrique et les rapports de l'Africain avec l'autre, le poète du royaume d'enfance, Léopold Sédar Senghor, opte pour la Francophonie. Nous pensons aussi que « selon Senghor, la

283Idem, (op. cit.), p. 16

284 Nous étudierons la Francophonie dans les oeuvres poétiques de Senghor dans la seconde partie de notre travail.

285 Philippe LAVODRAMA, op. cit., p. 232

286Anna JUDGE, « La Francophonie : mythes, masques et réalités », Bridget Jone, Arnauld Miguet, Patrick Corcoran (dir), Francophonie : mythes, masques et réalités. Enjeux politiques et culturels, Paris, Publisud, 1996, p. 25

287 Bernard PÖLL, Francophonies périphériques, Histoire, statut et profit des principales variétés du français hors de France, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 19

288 Virginie MARIE, « De la Francophonie centripète à une Francophonie périphérique », Alternative francophone, p. 59

289 Philippe LAVODRAMA, op. cit., p. 202

290Daniel MAXIMIN, « L'originelle poésie francopolyphonique », Synergies Monde, n° 5, 2008, p. 151 (pp. 151-154)

291 Michel TÉTU, « les grandes figures de la Francophonie », les trois « Pères fondateurs », Dossier Thématique : La Francophonie, 35 ans après, AFI, 2006, p. 328

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Francophonie est la reconnaissance des autres cultures ; c'est intégrer ou faire coexister les valeurs culturelles et linguistiques africaines et celles de l'Europe ; une sorte de symbiose culturelle »292, mieux « chez lui, la Francophonie se veut une fraternité dans le respect mutuel et le dialogue des cultures. »293 Nous croyons également que la Francophonie chez Léopold Sédar Senghor est un concept englobant, un idéal à cultiver et à réaliser. Cependant, d'autres critiques littéraires estiment « que Senghor est pris dans le piège du concept que lui-même a fait renaître de ses cendres. »294 Dans cette optique, Ambroise Kom dit qu' « il en va pareillement de Senghor qui aura passé le plus clair de sa vie à défendre en tout temps et en tout lieu la Francophonie oubliant qu'il s'agit essentiellement d'instituer et de perpétuer la conquête sous couvert de partage linguistique. [...] Il a passé sa vie à parler de dialogue, de convergence, de symbiose, de Civilisation de l'Universel, oubliant la surdité du colonisateur face au discours du colonisé et à toute initiative émanant de ce dernier. »295 Pour cette raison, Ibrahim Diop affirme que « le concept de Francophonie traduit également l'intérêt et l'amour de Senghor pour la langue française pour laquelle il fut sévèrement critiqué. »296. Pour lui, Léopold Sédar Senghor fut critiqué pour l'intérêt et l'amour qu'il accordait à la langue française.

Il faut reconnaître que celui-ci n'a jamais rien inventé. Néanmoins, le terme Francité est son invention : « Plus généralement, les Québécois eux-mêmes reconnaissent en Senghor le parrain de la Francophonie et le père de la Francité »297 ou « c'est à Léopold Sédar Senghor qu'on attribue la paternité du néologisme "Francité" vers 1965. »298 Là encore, on reste perplexe, comme on le voit, à attribuer ce terme à Senghor.299 Dans tous les cas, c'est avec lui que les concepts, surtout le concept Francophonie, ont eu l'égard des critiques et des

292 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit. p. 62

293 Idem p. 107

294 Adou BOUATENIN, loc. cit. (Ibidem), p. 30

295Ambroise KOM, Les fondements identitaires d'une intelligentsia africaine d'après Amadou Hampâté Bâ, pp. 206-207

296 Ibrahim DIOP, op. cit., p. 11

297 Philippe LAVODRAMA, op. cit., p. 193

298 La Maison de La Francité, « la Francité » [en ligne],

Disponible sur http://www.maisondelafrancite.be/fr/?ID=9, consulté le 6 mai 2016

299José FONTAINE affirme qu' « on sait que le terme de Francité désigne depuis quelques années la spécificité de tout ce qui est français. La paternité du mot doit sans doute être attribuée au président Senghor. Mais, quelques années auparavant, francité apparaissait dans une étude de Roland Barthes. » (La frite et la Francité in Le Monde, 22 juillet 1980, p.2) ou comme le dit aussi G. André VACHON « "Francité" est un néologisme. Il apparaît vers 1963, presque simultanément, sous la plume de Jacques Berque, Paris, et de Jean-Marc Léger, à Montréal. Léopold Senghor l'a employé, à divers reprises, et on le retrouve aujourd'hui dans bon nombres de publications consacrées aux problèmes politiques, sociaux et culturels des anciennes colonies françaises. » (La "Francité" p. 117). Et Léopold Sédar Senghor de confirmer en disant que « Ce n'est pas hasard, si nous avons été les deux premiers, un Canadien et le Sénégalais que je suis, à lancer le néologisme de `' francité». » (De la Francophonie, op. cit.)

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observateurs ou ont acquis de l'importance et leurs lettres de noblesse dans la critique littéraire et politique. Sans méprendre, nous pouvons dire que la Francophonie, chez lui, est aussi la Francité, car il lui arrive de ne pas faire une différence entre ces deux termes. Chez lui, la Francophonie et la Francité ont la même connotation : « Bref, la Francophonie, c'est par-delà la langue, la civilisation ; plus précisément, l'esprit de cette civilisation, c'est-à-dire la culture française. Que j'appellerai la Francité. »300 Ou bien « Or donc, comme je le disais en commençant, la Francophonie, plus précisément la Francité - c'est une façon rationnelle de poser les problèmes et d'en rechercher les solutions, mais toujours, par référence à l'homme. »301 Nous voyons que la Francophonie et la Francité sont, certes, deux mots différents orthographiquement, mais sont des synonymes renvoyant chez Léopold Sédar Senghor à une seule réalité : la culture française. Se sentant critiqué de toute part, et incompris de ses compatriotes africains, il va, bien sûr, atténuer son discours sur la Francophonie et recadrer son projet. Alors, il y intégrera des valeurs que véhicule la Négritude. Désormais, la Francophonie serait une Francophonie teintée de la Francité et de la Négritude. C'est une Francophonie qui exalte la culture française et la culture négro-africaine pour aboutir à la Civilisation de l'Universel, semble-t-il. Peut-être, est-ce la raison pour laquelle il considère « la Francophonie comme culture » ?302 En effet, la Francité est la culture française, et la Négritude, l'exaltation de la culture négro-africaine. La rencontre de ces deux concepts, chez Senghor, a donné la Francophonie, qui se veut une culture, dite universelle. D'ailleurs, Léopold Sédar Senghor avoue son rêve de concilier Négritude et Francophonie : « J'ai toujours rêvé de concilier Francophonie et Négritude. Ce rêve est maintenant une réalité. »303

Dans la Francophonie senghorienne, admettons-le, il y a une part de Francité et, une autre part de Négritude. Cependant, dans ses tentatives de donner définitivement une définition à la Francophonie, Senghor nous apprend que la Francophonie serait née des cendres de la communauté française voulue par le Général De Gaulle : « C'est donc en janvier 1944, et par la volonté de Charles de Gaulle que naquit non seulement l'idée et la volonté, mais surtout la possibilité de la Francophonie [...] »304. Les propos de Senghor sont confirmés par Bégong-Bodoli Betina : « La Francophonie actuelle est née des cendres de la communauté française. L'une des raisons de la création de la Francophonie est la mort prématurée de la Communauté

300 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit. p. 131

301 Idem, p. 136

302 Allusion au titre de Léopold Sédar Senghor.

303Léopold Sédar SENGHOR, message envoyé à l'UNESCO qui lui rendait hommage pour son 90ème anniversaire

304 Léopold Sédar SENGHOR, Ce que je crois, Paris, Grasset et Fasquelle, 1988, p. 158

française. »305Qu'est-ce que la Francité ? Qu'est-ce que cela implique ? Qu'est-ce que la Négritude ? Qu'est-ce que la Communauté française ? Pourquoi Senghor a-t-il choisi la

Francophonie au profit de la Francité ? Qu'implique la Francophonie ? Pour mieux
appréhender la conception senghorienne de la Francophonie, il nous faut examiner au peigne fin les nombreuses définitions données par Léopold Sédar Senghor au mot Francophonie. De cet examen, nous allons voir que la Francophonie chez Léopold Sédar Senghor n'est rien d'autre qu'une combinaison de Francité et de Négritude et de la défunte Communauté française. C'est-à-dire la Francophonie chez lui se veut exaltation de la Négritude par la Francité. Nous pouvons dire également que la Francophonie senghorienne est un concept de résignation. Léopold Sédar Senghor se résigne en acceptant sa condition de colonisé, et invite les autres, c'est-à-dire ses frères africains, à le suivre dans cette résignation.306

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305 Betina BÉGONG-BODOLI, op. cit.

306 Cela sera plus explicité et mis en évidence dans la deuxième partie de notre thèse.

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1. LA CONCEPTION SENGHORIENNE DE LA FRANCOPHONIE

Pour saisir la Francophonie chez ou de Léopold Sédar Senghor, il faut remonter à la revue Esprit de novembre 1962 où il en a donné une définition. Depuis cette date, Senghor n'a fait que donner plusieurs définitions au mot Francophonie qui sont parfois confuses et contradictoires et qui empêchent les chercheurs travaillant sur ce thème d'être unanimes sur une définition exacte de Senghor de la Francophonie. L'appréhension de la Francophonie senghorienne n'est, à proprement parler, pas du tout aisée, semble dire J. Tshisunguwa Tshisungu :

En suivant une approche diachronique, on constate que Senghor donne plusieurs définitions du mot francophonie. Ce qui ne manque de surprendre. En effet, un concept polysémique est très peu opératoire sur le plan scientifique car il ne peut être généralisé, ni susceptible de renvoyer à un même signifié chez tous les chercheurs travaillant dans un domaine donné.307

C'est en cherchant à se justifier, du fait qu'il « soit tombé, par la suite, dans la Francophonie »308, qu'il définit la Francophonie. En 1962 dans la revue Esprit, il donna les raisons qui l'ont amené à la Francophonie. Selon lui, la principale raison est que la Francophonie est d'ordre culturel : « Cependant, la principale raison de l'expansion du français hors de l'hexagone, de la naissance d'une Francophonie est d'ordre culturel. »309 Comme d'habitude, Léopold Sédar Senghor, après avoir donné la raison de la naissance de la Francophonie, va se justifier en disant qu' « il est question d'exprimer notre authenticité de métis culturels, d'hommes du XXème siècle. »310 Cela n'est pas étonnant. Cette justification rejoint celle d'Onésime Reclus qui affirmait qu'il n'y avait pas de Français authentiques, mais des Français métis, et que ce qui compte c'est l'avenir de la langue française. Néanmoins, ce qui retient notre attention dans cette justification, c'est la syntaxe nominale « métis culturels »311.

307 J. Tshinuguwa TSHISUNGU, loc. cit.

308 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », loc. cit.

309 Léopold Sédar SENGHOR, « Le Français, langue de cultures », loc. cit., p. 838

310 Léopold Sédar SENGHOR, « Le Français, langue de cultures », p. 843

311 Nous y reviendrons dans la troisième partie de notre travail.

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Pour Senghor, cette justification doit venir corroborer la raison déjà avancée. Et en 1988, il confirme la raison donnée en 1962 en disant « f...] la culture reste le problème essentiel de la Francophonie. »312 Nous voilà situé. La Francophonie chez Senghor relève de la culture, c'est-à-dire la Francophonie est un fait culturel. Mieux, elle se préoccupe de la culture, comme le justifie Senghor :

Qu'est-ce que la Francophonie ? Ce n'est pas comme d'aucuns le croient, une « machine de guerre montée par l'impérialisme Français ». Si nous avons pris l'initiative de la Francophonie, c'était pas non plus pour des motifs économiques ou financiers. Si nous étions à acheter, il y aurait, sans doute, plus offrant que la France. Et si nous avons besoin de plus d'assistants techniques francophones de hautes qualifications, c'est qu'avant tout, pour nous, la Francophonie est culture.313

L'autre raison avancée et qui semble la plus importante chez lui, c'est l'amour inconditionné porté à la langue française. Cette langue qu'il découvrit à l'âge de sept ans.

Je me rappelle, quand je découvris le français, à sept ans, c'était, pour moi, musique et charme. La beauté du français, sa poésie, ne vient pas du pouvoir imaginant des mots, qui se sont dépouillés du concret de leur racine, elle vient de la musique des mots et des phrases, des vers et des versets : de leur rythme et de leur mélodie314.

Dans un entretien avec Armand Guibert, parlant de son apprentissage de la langue française, il revient encore sur l'âge de sept ans :

Le français n'est pas ma langue maternelle. J'ai commencé de l'apprendre à sept ans par des mots « confiture » et « chocolat ». Aujourd'hui, je pense naturellement en français et je comprends le français mieux qu'aucune autre langue. C'est que le français n'est plus pour moi un véhicule étranger, mais la forme d'expression naturelle de ma pensée315.

Dans la revue Esprit de novembre 1962, il énumère cinq éléments majeurs qui l'ont amené à aimer la langue française316. Son attachement au français s'appréhende en cinq points. Ce sont :

V' Les Africains parlent mieux le français que leur langue maternelle

V' La richesse du vocabulaire français

V' La syntaxe de la langue française

V' La stylistique française

312 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », Éthiopiques, n°50-51, 1988

313 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », loc. cit., p. 135

314 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », Idem, 1968, p. 135

315 Entretien rapporté par J. Tshisunguwa TSHISUNGU

316 Cf. article dans la revue Esprit de la page 839 à la page 840

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? L'humanisme français.

Il le reconfirme en 1968 avec un autre article intitulé « La Francophonie comme culture » :

C'est, tout d'abord pour deux raisons historiques : de fait. La première est que, ne voulant pas nous renier, nous ne voulons rien renier de notre histoire, fut-elle « coloniale », qui est devenue un élément de notre personnalité nationale. [...] Et puis, il y'a le français, qui est une langue internationale de communication. C'est notre deuxième raison de fait. Il y a d'autres raisons, plus profondes, qui tiennent aux qualités mêmes de la langue. Qu'il s'agisse de morphologie ou de syntaxe, le français nous offre, à la fois, clarté et richesse, précision et nuance317. [...] Pour dire que la langue française est culture, c'est-à-dire esprit de civilisation, fondement d'un humanisme qui ne fut jamais plus actuel qu'aujourd'hui318.

Après avoir longuement justifié son choix de la Francophonie, il peut alors conclure en disant « [...] le seul principe incontestable sur lequel elle (la Francophonie) repose est l'usage de la langue française. »319

Léopold Sédar Senghor est conscient que la France, c'est d'abord et avant tout la langue française, et que cette langue est aussi le symbole de la culture française. C'est la raison pour laquelle, François Provenzano affirme qu'

Autrement dit, la conception clé qui supporte cette définition de la francophonie

est bien l'universalité linguistico-culturelle française, telle que l'a exposée Rivarol dans son célèbre discours, dès la fin du XVIII siècle320.

Chez Senghor, cette culture française est appelée la Francité. Il l'a définie en ces termes : « Quant à la `'francité'Ç on peut la définir comme l'ensemble des valeurs de la langue et de la culture, partant de la civilisation française »321. Jacques Chevrier dit :

[Senghor] explique que ses motifs d'adhésion au concept (de Francophonie) ne

sont ni économiques ni financiers, mais essentiellement liés à l'esprit de la civilisation française, c'est-à-dire sa francité322.

Nous comprenons dès lors pourquoi Léopold Sédar Senghor n'arrive pas à différencier la Francophonie de la Francité. Pour parler de la Francophonie, il utilise souvent le terme de

317 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 132

318 Idem., p. 135

319 Ibidem (loc. cit.), p. 131

320 François PROVENZANO, « La `'Francophonie» : définitions et usages », In : Quaderni, n°62, Hiver 20062007. Le thanatopouvoir : politiques de la mort, p.96. Disponible sur http://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_2006_num_62_1_1707

321 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit.

322 Jacques CHEVRIER, « Senghor militant de la Francophonie », op. cit.

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Francité323 : « Or donc, je vais vous entretenir de la Francophonie, mais surtout de la Francité [...] la Francophonie, mais sous son aspect culturel de Francité »324. Pour comprendre quel sens Senghor donne à la Francophonie, il faut d'abord chercher à appréhender la Francité. Chez lui, la Francité est « une façon rationnelle de poser les problèmes, et d'en rechercher les solutions, mais toujours, par référence à l'homme. »325 Et quant à la Francophonie, il dit qu' « il s'agit toujours de l'homme : à sauver et à perfectionner, intellectuellement avec Descartes, moralement avec Pascal, intégralement avec Teillhard. »326 Comme on le voit, la Francité et la Francophonie renvoient à une seule réalité : l'homme. Cependant, la Francité est la valorisation de la culture française portée sur l'éducation, la tolérance, la liberté, l'égalité et la fraternité entre les hommes. Dans son entendement, il n'y a pas de différence entre les deux termes, (si,) du moment où, ils disent la même chose327.

La Francité comme la Francophonie est un humanisme. C'est cet humanisme qui l'amène à adhérer au concept de Francophonie. À partir de ce fait, nous pouvons enfin voir les définitions du mot Francophonie données par Senghor afin de saisir comment il la conçoit. En 1962, dans la revue Esprit de novembre, voici ce qu'il disait :

La francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre :

cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire328.

Et, selon Paola Puccini, cette définition révèle que la Francophonie est appréhendée comme un concept qui englobe, du fait que « les formes lexicales suivantes : Humanisme intégral, symbiose, chaleur complémentaire, nous parlent de Francophonie englobant »329 tous les hommes de la terre parlant français. Vraiment le principal objectif de la Francophonie, selon Léopold Sédar Senghor, est le devenir de l'homme. En 1968, il donna une autre définition de la Francophonie :

C'est un mode de pensée et d'action : une certaine manière de poser les problèmes

et d'en chercher les solutions. Encore une fois, c'est une communauté spirituelle : une

323 Selon la Maison de la Francité, « au fil du temps, la notion de ? francité ? évolue, en particulier avec l'apparition du concept de ?francophonie?, c'est deux termes ayant souvent été amalgamés. » C'est ce que fait Senghor.

324 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », loc. cit.

325 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », loc. cit., p. 136

326 Idem., p. 139

327 Aurélien YANNIC dira que « la francophonie n'est pas le calque de la francité [...] », in « La Francophonie et alliance des aires culturelles romanes », Pourquoi la Francophonie ?, sous la Direction de Louise BEAUDOIN et Stéphane PAQUIN, VLB Éditeur, Canada, 2008, p. 156

328 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », loc. cit., p. 844

329 Paola PUCCINI, loc. cit., p. 5

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noosphère autour de la terre. Bref, la Francophonie, c'est, par-delà la langue, la civilisation française, plus précisément l'esprit de cette civilisation, c'est-à-dire la culture française. Que j'appellerai la francité330.

Entre ces deux définitions, nous remarquons la répétition de la syntaxe nominale « autour de la terre », ce qui semble une obsession chez Senghor. Il a la ferme volonté d'englober tous les hommes dans une communauté pleinement humaine. la Francophonie est un concept poétiquement formulé qui tend à regrouper dans un même espace des consciences humaines et des pensées qu'elles ont pour former une communauté à la culture française, une sorte de noosphère. L'homme est l'un des piliers de cette communauté à culture française. C'est ce qui fait de la Francophonie chez Senghor un humanisme. En effet, comme le dit Yao Assogba,

L'humanisme senghorien admet que tous les peuples se sont influencés dans le passé et continuent de le faire. Il érige en philosophie le métissage de toutes les cultures qui débouchent sur une « Civilisation de l'Universel ». Et celle-ci n'aura de sens que si elle intègre la « francophonie, fille de la liberté, rassemblant autour de la langue française, les anciennes colonies française »331.

Dans le même sillon que Yao Assogba, nous pouvons affirmer que la Francophonie senghoriennne est un concept poétique qui invite les hommes de la terre autour de la langue française. L'on peut parler de l'humanisme dans la Francophonie senghorienne, si l'on tient compte de la place que Senghor accorde à l'homme dans son projet de rassembler les peuples autour de la langue française. C'est un humanisme français idéalisé, saisi spirituellement, défini poétiquement et bâti autour de la langue française.

En 1988 avec son article, « De la Francophonie », il donne une série de définitions, estimant, qu'un lecteur aujourd'hui peut se faire pour appréhender la notion de la Francophonie :

D'où il résulte qu'aujourd'hui, et pour les lecteurs francophones, la Francophonie peut signifier :

1- L'ensemble des États, des pays et des régions qui emploient le français comme langue nationale, langue de communication internationale, langue de travail ou langue de culture,

2- L'ensemble des personnes qui emploient le français dans les différentes fonctions que voilà,

3- La communauté d'esprit qui résulte de ces différents emplois.332

330 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 131

331 Yao ASSOGBA, « Une brève histoire de la Francophonie », Le Droit, publié le 02 décembre 2014 à 9 h 30 | Mis à jour le 04 février 2015 à 12 h 45 sur www.laaaapresse.ca

332 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit.

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Dans cette série de définitions, la troisième corrobore les autres définitions de Senghor données à la Francophonie. Durant son parcours politique ou au cours de sa vie de poète, Senghor a voulu une assemblée de tous les peuples de la terre où la langue française serait la propriété commune de tous, qui connecterait les uns et les autres ou les uns aux autres spirituellement. Dans ce même sens, J. Tshisunguwa Tshisungu aborde la Francophonie de Senghor en disant que « [la Francophonie] est un humanisme de symbiose de toutes les énergies spirituelles à la fois unies et diverses répandues sur toute la terre. »333 Mieux, « la Francophonie, c'est l'usage de la langue française comme instrument de symbiose, par-delà nos propres langues nationales pour le renforcement de notre coopération culturelle et technique, malgré nos différentes civilisations. »334 Senghor est sûr que son souhait de voir une assemblée de parlants français, c'est-à-dire la Francophonie, se réalisera dans une Civilisation de l'Universel : « Je crois, pour l'avenir, à la Francophonie, plus exactement à la Francité, intégrée dans un grand ensemble, et par-delà, dans une Civilisation de l'Universel »335.

Après avoir défini la Francophonie sans dire exactement ce qu'elle est, Léopold Sédar Senghor montre à nouveau ce que la Francophonie n'est pas au juste. Cela peut nous aider à mieux saisir la Francophonie et appréhender sa vision. En effet, la Francophonie, chez Senghor, n'est pas une machine impérialiste, « ce n'est pas comme d'aucuns le croient, une `'machine de guerre» montée par l'impérialisme français. »336Mieux,

La Francophonie n'est ni une soumission à un quelconque impérialisme français, ni une arme contre les autres mondes culturels. [...] La Francophonie n'est pas une idéologie, mais un idéal qui anime les peuples en marche vers une solidarité de l'esprit337.

Senghor refuse l'idée selon laquelle la Francophonie soit acceptée comme un moyen pris par la France pour avoir une mainmise sur les biens du colonisé ou pour contrôler toutes les possibilités d'émancipation qui existeraient dans la tête du colonisé. Il refuse aussi l'idée selon laquelle la Francophonie soit considérée comme un moyen de lutte pour s'opposer à la montée des autres cultures et langues, en occurrence l'anglais et la culture anglaise. C'est la raison pour laquelle, il affirme que « [...] la Francophonie ne suppose pas ; elle se pose, pour coopérer. »338 Alors, que veut Senghor avec la notion ou le concept de Francophonie ? Ce que veut Senghor,

333 J. Tshisunguwa TSHISUNGU, op. cit.

334 Léopold Sédar SENGHOR, (Discours prononcé lors de sa visite au siège de l'OIF).

335 Léopold Sédar SENGHOR, « Ce que je crois », op. cit., p. 158

336 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », loc. cit., p. 131

337 Propos de Léopold Sédar SENGHOR rapporté par Jacques CHEVRIER (Senghor militant de la Francophonie), op. cit.

338 Léopold Sédar SENGHOR, « la Francophonie comme culture », op. cit., p. 131

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c'est que la langue française soit le lien de toutes les personnes qui la parlent, mieux, que les personnes qui parlent français se reconnaissent en cette langue. La langue française est donc un élément identitaire ou un facteur commun de toutes les personnes qui parlent français dans le monde.

Cependant, le fait d'accepter la langue française est une résignation, une chose qu'il faut faire avec, un fait qu'il faut assumer, parce que l'histoire en a voulu ainsi. L'histoire a voulu que la langue française soit aussi la chose culturelle des colonisés et des Français. Pour Senghor, la langue française est un apport positif chez les deux, car elle a permis un contact enrichissant :

Je ne veux retenir, ici que l'apport positif de la colonisation, qui apparaît à l'aube

de l'indépendance. L'ennemi d'hier est un complice, qui nous a enrichis en s'enrichissant à notre contact.339

En plus, parce que les Noirs s'expriment mieux en français que dans leurs langues maternelles. C'est ce que nous dit Begong-Bodoli Betina : « Les Africains francophones ont épousé la langue française à telle enseigne qu'ils s'y identifient comme si c'était la langue de leurs vrais ancêtres »340. Léopold Sédar Senghor ne cache pas cette réalité. Il l'avoue et l'expose : « En répondant, je répondrai l'argument de fait. Je pense en français ; je m'exprime mieux en français que dans ma langue maternelle »341. De ce fait, Senghor pense qu'il est souhaitable de se rassembler, de s'unir pour mieux exprimer les attentes du monde en devenir et de s'adapter à la situation actuelle d'un monde en perpétuel devenir :

La Francophonie est une volonté humaine sans cesse tendue vers une synthèse et

toujours en dépassement d'elle-même pour mieux s'adapter à la situation d'un monde en perpétuel devenir.342

Ce qui permettra de s'unir, de se rassembler est, bien sûr, la Francophonie, car il s'agit de

faire de la Francophonie le modèle et le moteur de la Civilisation de l'Universel,

de favoriser les échanges d'idées en respectant la personnalité originaire et originale de chaque nation343.

Pour cette raison,

339 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », Esprit, p. 841

340 Bégong-Bodoli BETINA, op. cit.

341 Léopold Sédar SENGHOR, « Le Français, langue de culture », op. cit., p. 841

342 Propos de Léopold Sédar SENGHOR, cité par J. Tshisunguwa TSHISUNGU, op. cit.

343 Léopold Sédar SENGHOR, « Ce que je crois », op. cit., p. 158

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La Francophonie ne sera pas, ne sera plus enfermée dans les limites de l'Hexagone. Car nous ne sommes plus des « colonisés » : des filles mineures qui réclament une part de l'Héritage. Nous sommes devenus des États indépendants, des personnes majeures qui exigent leur part de responsabilités : pour fortifier la Communauté en l'agrandissant.344

Léopold Sédar Senghor est convaincu que la Francophonie est le moyen idéal pour exprimer les valeurs humanistes dont le monde a besoin au travers de la langue française.

Ainsi Senghor, en concluant son argumentation par l'association « naturelle » de la langue et de l'humanisme français, participe d'une glorification de la langue française, en laissant penser que ne peuvent se transmettre et se dire dans cette langue que les seules valeurs humanistes345.

La Francophonie est un fait de la colonisation, et un choix délibérément personnel, proposé à un ensemble de personnes, victimes elles-aussi de la réalité coloniale. En effet, la langue française, pour le Noir, est une réalité coloniale. Qu'on veuille ou pas, la langue française s'impose au Noir, et il doit faire avec cela. Léopold Sédar Senghor, s'exprimant mieux en français que dans sa langue maternelle, ne peut que se résigner à l'acceptation de la langue française. Pensant ne pas être le seul dans ce cas, il propose aux autres la Francophonie, car elle reflète mieux leur situation ou leur identité culturelle et linguistique. La Francophonie apparaît alors comme l'unité retrouvée entre les peuples ayant la langue française en commun ou en partage. Et chez Léopold Sédar Senghor, elle est un concept rassembleur, englobant dont la langue française est l'élément qui rassemble.

Cependant, Bégong-Bodoli Betina estime que la Francophonie a été réanimée par Léopold Sédar Senghor suite à l'échec de la mise en place de la Communauté française.

La Francophonie actuelle est née des cendres de la Communauté française. L'une

des raisons de la création de la Francophonie est la mort prématurée de la Communauté française346.

Les dires de Bégong-Bodoli Betina seront corroborés par Toba Misuzu qui, quant à lui, affirme que

Senghor cherche quelque chose qui succèderait à l'Union française (fondée en 1946) et à la Communauté française (fondée en 1958) qui perdaient leur substantialité. C'est lorsque, dans le gouvernement d'Edgar Faure, il était chargé de la révision de l'article VIII de la constitution, relatif aux départements, aux territoires d'outre-mer et aux protectorats, comme secrétaire d'État, que certaines idées de la francophonie

344 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 140

345 Alice GOHENEIX, op. cit.

346Bégong-Bodoli BETINA, op. cit.

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lui sont venues. Il a eu alors de s'en entretenir avec Habib Bourguiba, et il s'est lié d'amitié avec lui afin de travailler ensemble à l'élaboration d'un « Commonwealth à la française ».347

Cela suppose donc que la Communauté française a influencé Léopold Sédar Senghor dans l'élaboration du concept de Francophonie. Qu'est-ce que la Communauté française ? Comment de la Communauté française l'on est-il arrivé à la Francophonie ? Y'a-t-il les stigmates de la Communauté française dans la Francophonie senghorienne ?

La Communauté française est l'association politique voulue par le général De Gaulle entre la France et les États de son empire colonial, alors en voie de décolonisation, présidée par le président de la République française, dirigée par un conseil exécutif rassemblant les chefs des États membres et disposant d'un Senat composé de délégués des parlements nationaux. De Gaulle, un officier hanté par la grandeur de la France, voulut à travers cette Communauté avoir le contrôle total sur les colonies françaises qui manifestaient déjà le désir de l'émancipation, et préserver la grandeur de la France jadis. Toba Misuzu ne dit pas le contraire :

Après la deuxième guerre mondiale, conscient de la pensée indépendantiste qui secoue le monde, le général de Gaulle, qui, inéluctablement l'entrée des pays africains dans la danse, pour ne pas tout perdre, leur propose la Communauté, en gardant la haute main non seulement sur la monnaie, ainsi que les biens et services rentables348.

Pour maintenir sa souveraineté totale sur ses colonies et ne pas leur octroyer l'indépendance immédiate, la France devrait alors repenser sa politique d'assimilation dans les colonies. C'est dans ce sens que s'inscrit la conférence de Brazzaville du 30 janvier au 8 février 1944.349 Et Frédéric Turpin de dire qu'

Ils (De Gaulle et son groupe) comprennent que si la métropole veut maintenir sa souveraineté sur ses colonies, elle doit présenter un nouveau visage des rapports entre colonisés et colonisateurs. C'est donc toute la politique coloniale de la France qui doit être repensée de manière à être plus respectueuse des nouveaux équilibres qui se mettent en place [...]350.

347Toba MISUZU, « La pensée culturelle de Senghor : la symbiose des langues et des cultures », Revue japonaise de didactique du français, vol. 4, n°2, Études françaises et francophones, octobre 2009, p. 110

348 Idem.

349 Selon Laurent GBAGBO, le but de la conférence de Brazzaville ne fut point de décoloniser l'Afrique mais de souscrire à une tradition hexagonale qui veut qu'à chaque crise grave dont la France est victime corresponde un effort particulier de ses colonies pour son redressement. (Réflexions sur la Conférence de Brazzaville, Yaoundé, Édition Cle, 1978, 79 p./ réédition Sénégal, Édition Cle/NENA, 2015, 139 p.)

350 Frédéric TURPIN, « 1958, la Communauté franco-africaine : un projet de puissance entre héritage de la IV e République et conception gaulliennes », Outre-mers, tome 95, n°358-359, 1er semestre 2008. 1958 et l'outre-mer français, p. 46, Disponible sur http://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438-2008_num_95_358_4316

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La France ne savait pas ce qu'elle devrait proposer à ses colonies pour les maintenir toujours sous sa tutelle : l'assimilation ou l'association. La vision du général De Gaulle était autre que l'assimilation et l'association, mais la suprématie et la grandeur de la France à tout prix, estime Frédéric Turpin :

L'assimilation et l'association posent certes des questions philosophiques et morales sur les meilleurs moyens d'assurer le progrès et l'égalité entre tous les hommes. Elles posent surtout le problème crucial de la meilleure méthode à appliquer pour sauvegarder la souveraineté de la France sur les territoires d'outre-mer et leurs populations. [...] La peur de créer un ou plusieurs précédents l'emporte car il ne faut pas offrir à tous les peuples d'outre-mer, jugé très diversement « évolués » par la métropole, une possibilité d'évolution statutaire - même théorique - qui, à terme, pourrait aboutir à l'indépendance pure et simple [des colonies]. [...] Tout au long de la IVe République, le général de Gaulle et ses compagnons [exprimaient] une vision de la puissance française qui se [fondait] encore sur l'empire351.

Le général De Gaulle avait donc trouvé la solution en proposant l'Union française. En dehors de cette Union, point de réelle indépendance pour les colonies, c'est-à-dire en dehors de l'Union, les colonies ne seront jamais indépendantes, comme l'atteste également Frédéric Turpin :

Point donc de réelle indépendance pour les territoires coloniaux sans appartenir à un vaste ensemble qui en assurait la protection et le développement. Aux yeux du Général et ses compagnons, l'Union française constitue non seulement une nécessité pour la France, mais aussi une « chance » pour les populations qui sont associées352.

Avec une tentative de l'Union française qui a échoué, il fallut donc proposer une autre chose. Ainsi, en 1958, avec la modification de la Constitution française, l'on formula l'idée de la Communauté. Léopold Sédar Senghor, en ce temps-là, préconisait une communauté « française confédérée », dit René de Lacharrière :

Dans une interview à l'hebdomadaire Gavroche, il avait préconisé, toujours fidèle

à la Négritude, l'accession à l'indépendance dans le cadre d'une communauté « française confédérale »353.

La Communauté voulue par Senghor ne sera pas celle envisagée par le général De Gaulle, car il y a une contradiction réelle ou apparente entre les deux idées ou principes de base de la Communauté, comme le souligne aussi René Lacharrière :

351 Idem., p. 48

352 Ibidem., p. 49

353 Christian VALANTIN, « Léopold Sédar Senghor : le poète, l'écrivain et le politique, ou Senghor l'Africain », Disponible sur http://www.cercle-richelieu-senghor.org/26-les-colloques-954890/senghor-et-la-francophonie/141-leopold-sedar-senghor-le-poete-lecrivain-et-le-politique-ou-senghor-lafricain-91825623.html

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L'édifice ancien n'est pas détruit mais il est abandonné et la nouvelle construction qui la remplace fait appel à un principe antinomique, avec des chances de succès liées d'ailleurs à un changement aussi complet dans les habitudes d'esprit, les tendances et les procédés de la politique métropolitaine354.

La Communauté du général De Gaulle, en remplacement de l'Union française, voit ainsi le jour avec la Ve République française.

Au moment de la proclamation de la Ve République, l'Union française (succédant à l'Empire colonial français en 1946) se transforme en Communauté française. C'est une fédération présidée par la France (le Président de la République) groupant les anciennes colonies et les protectorats355.

La Communauté française, fille de l'Union française, a hérité d'elle les conceptions du général De Gaulle. En effet,

[...] La France demeure bien évidemment le chef d'orchestre incontesté et unique

de cet ensemble qui a à sa tête le général de Gaulle dont aucun chef d'État ou de Gouvernement africain membre ne viendra contester l'autorité356.

Ceci n'était pas accepté de ou par tous. Il y avait des dissidences au niveau des chefs d'état africains, en particulier entre Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët Boigny dans la manière d'appréhender la Communauté. L'un était pour la confédération, et l'autre pour la fédération. L'un était pour des indépendances lentes et progressives, et l'autre pour des indépendances immédiates. Et avec le non de la Guinée au referendum de 1958 qui accède à l'indépendance, la Communauté prend un coup de massue et se fragilise. Il fallait sauver cette Communauté en péril : « Une troisième sorte de Communauté, sans la dénomination, garderait encore sa chance après l'échec des deux tentatives politiques ci-dessus décrites »357.

La troisième sorte de Communauté à laquelle l'on faisait à l'illusion était celle proposée par Léopold Sédar Senghor en 1962 à Bangui, c'est-à-dire un Commonwealth à la française358. Mais cette Communauté se diffère des autres de par son approche et de par ses idéaux, surtout du Commonwealth (anglais). En effet, le Commonwealth (anglais) est une communauté de

354 René de LACHARRIÈRE, « L'évolution de la communauté franco-africaine », Annuaire Français de droit international, volume 6, 1960, pp. 11-12. Disponible sur http://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1960_num_6_1_894

355 « De la communauté française à la Francophonie », sur www.malraux.org

356 Frédéric TURPIN , « 1958, la Communauté franco-africaine : un projet de puissance entre héritage de la IV e République et conception gaulliennes », op. cit., p. 57

357 René de LACHARRIÈRE, « L'évolution de la communauté franco-africaine », op. cit., p. 40

358 René GNALÉGA, « Senghor et la Francophonie », op. cit., p. 1&5

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richesses regroupant les pays de langue anglaise. En plus, tous les pays du Commonwealth reconnaissent la reine Élisabeth II comme chef du Commonwealth, même si seulement une partie d'entre eux l'ont comme souveraine. Elle est représentée sur place par un gouverneur au pouvoir purement symbolique. La reine est présente à tous les sommets du Commonwealth, mais ne participe pas aux réunions. Les pays membres du Commonwealth sont unis par des intérêts communs, mais sont autonomes, car le Commonwealth n'est pas une union politique mais économique. Ils ne sont liés par aucun traité et peuvent rester neutres lorsqu'un conflit engage l'un ou plusieurs d'entre eux. La communauté voulue par Senghor se veut non seulement culturelle, mais aussi politique et économique, basée sur l'entraide et l'égalité de partage des ressources culturelles et économiques.

Sous cet angle, la Communauté va au-delà des solutions purement pragmatiques

du Commonwealth mais sans rejoindre tout à fait les règles qui caractérisent les pactes de défense359.

Avec les risques et les confusions que cela pouvait entrainer, il fallait être bien situé sur la question avant de s'engager. Et l'on pense que le projet de Senghor de remplacer la Communauté française par le Commonwealth à la française a pris par la suite des événements la dénomination de Francophonie (Aujourd'hui un protocole d'accord est signé entre la Francophonie et le Commonwealth du fait que les deux organismes ont des centres d'intérêt commun dans le domaine culturel, social et économique, et que plusieurs pays sont membres des deux organisations.)360 :

Il y a tout lieu de penser que les premières institutions de ce qui sera appelé plus tard la Francophonie succèdent spontanément à la Communauté (du moins du côté africain) malgré les fortes réticences du général de Gaulle et de la France. En effet, l'idée et les projets étaient dus à l'initiative de chefs d'État du sud, tel Léopold Sédar Senghor [...] Il ne s'agit plus alors d'entretenir des liens politiques commandés par la France, mais de participer à une communauté culturelle, voire spirituelle dont l'élément fédérateur est la pratique du français361.

Le Commonwealth à la française voulu par Senghor entre 1962 et 1980 en était la préfiguration de la Francophonie. Cependant, Senghor faisait une nette distinction entre le Commonwealth à la française (la Francophonie) et le Commonwealth à l'anglaise. Paul Sabourin dit que

359 René de LACHARRIÈRE, op. cit., p. 25

360 Voir Annexe V, VI, VII (annexe 5, 6, 7), pp. 480-484

361 « De la communauté française à la Francophonie », op. cit.

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La francophonie selon Senghor, c'est à la fois une organisation, une population, mais surtout une culture. C'est ainsi que Senghor oppose la francophonie, fondée sur la langue, au Commonwealth, sur la richesse. [...] La francophonie qu'il décrit dans le plus grand détail, c'est l'ensemble des valeurs exprimées par la langue française, par la civilisation française au premier rang, mais aussi des autres civilisations de langue française. C'est grâce à la francophonie que la négritude devient un humanisme négro-africain.362

Aussi, Léopold Sédar Senghor reconnaît avoir été inspiré par les idéaux du général De Gaulle, en ces termes :

C'est donc en janvier 1944, et par la volonté de Charles de Gaulle que naquit non

seulement l'idée et la volonté, mais surtout la possibilité de la Francophonie [...] C'est ainsi du moins que l'avions compris Habib Bourguiba, Hamani Diori et moi.363

À la suite de cet aveu, il va récapituler les étapes qui, depuis le discours de Brazzaville364, marquent la marche de la France avec les anciens peuples colonisés vers la Francophonie :

Ce fut, d'abord, l'Union française, en 1946, à laquelle succéda la Communauté, en 1958. Puis, au début de la décennie des indépendances, en 1961, fut créée, entre États africains, l'Union africaine et malgache (UAM), à laquelle succéda l'Organisation commune africaine et malgache (OCAM). C'est ici que, parmi d'autres étapes vers la Francophonie,...365

La Francophonie senghorienne est devenue une réalité suite à l'échec de plusieurs Communautés voulues entre la France et ses ex-colonies. Cependant, le général De Gaulle affichait une réticence à l'endroit de la Francophonie. Notons que ses réticences à l'endroit de la Francophonie proposée par Léopold Sédar Senghor et ses amis étaient dues en fait que les idéologies contrevenaient clairement à son dessein. C'est ce qui ressort des propos de Claude Morin :

Sous de Gaulle comme par la suite, la France a d'ailleurs longtemps nourri des

réticences sérieuses envers le projet francophone, précisément parce qu'elle

362 Paul SABOURIN, « Senghor, parlementaire français », Senghor et la francophonie, Cercle Richelieu Senghor de Paris, Disponible sur http://www.cercle-richelieu-senghor.org/26-les-colloques-954890/senghor-et-la-francophonie/77-senghor-parlementaire-francais.html

363 Léopold Sédar SENGHOR, « Ce que je crois », op. cit., p. 158

364 Ici, Léopold Sédar Senghor fait allusion à la Conférence de Brazzaville. Cependant, Laurent Gbagbo estime que cette conférence avait « pour buts non seulement de résoudre les problèmes immédiats du ravitaillement de la Métropole, mais aussi le devoir de préparer la restauration économique française de l'après-guerre », in Réflexions sur la conférence de Brazzaville, Édition CLE/NENA, Sénégal, 2015,139 p. (réédition) ; Édition CLE, 1978, 79 p.

365 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit.

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pressentait fort bien que d'aucuns y verraient poindre Dieu sait quelle tentative d'impérialisme culturel.366

Ainsi, la France et lui pouvaient se targuer de ne pas être les initiateurs de la nouvelle Communauté, et se défendre contre les accusations de néocolonialisme et d'impérialisme français culturel et linguistique367. Ce que l'on oublie est que la Francophonie senghorienne n'est rien d'autre que l'avatar de la Communauté française, chère au général De Gaulle, reprise et réchauffée sous l'angle de la langue française, alimentée par les valeurs culturelles de la Négritude, et qui prétend faire la promotion de l'intégration des cultures africaines368 tout en se référant aux idéaux culturels et humanistes de la Francité. Autrement dit, elle est une synthèse de la Francité et de la Négritude, expression de deux humanismes.

Léopold Sédar Senghor, à propos de la Francophonie, dit que son existence est un fait culturel. Cependant, l'analyse des définitions données ou de ses nombreux discours en faveur de la Francophonie ont révélé qu'il n'arrivait pas à dissocier la Francité de la Francophonie. D'un fait culturel, certes, mais, la Francophonie chez Senghor est aussi l'amour inconditionné pour la langue française. Ce qui a poussé Senghor à la Francophonie, bien qu'il ait dit la culture, est la langue française. L'on ne saurait parler de culture et ignorer la langue, car la langue fait partie de la culture. La langue est un élément incontestable de la culture. En disant que l'on est arrivé à la Francophonie du fait de la culture, cela suppose qu'on est arrivé à la Francophonie du fait de la langue, or Senghor fait une nette distinction entre ces deux. Il est arrivé à la Francophonie du fait, en premier lieu, de la culture, et en deuxième lieu, de la langue française. Nous estimons que Senghor a été charmé par la culture française ; une culture qui se préoccupe de l'homme. Une relecture de ses discours et de ses définitions révèlerait que la Francophonie est aussi une affaire personnelle. Parce qu'amoureux de la langue française et charmé par l'humanisme français, Léopold Sédar Senghor se voit donc dans l'obligation de tisser des liens culturels avec la France en invitant les peuples des ex-colonies de la France à se joindre à cette nouvelle relation baptisée Commonwealth à la française qui prendra plus tard la dénomination de Francophonie. Sans le vouloir, peut-être, Léopold Sédar Senghor venait de réveiller les idéaux du général de Gaulle enfouis dans la tombe de la Communauté française. Cette Francophonie qui naît des cendres de la Communauté française se débarrasse des scléroses

366 Claude MORIN, « Jean-Marc Léger, la francophonie : grand dessein, grande ambiguïté », Recherches sociographies, vol.29, n°2-3, 1988, pp.473-475 (compte rendu)

367 Ce n'est qu'en 1990 que la France y est logiquement intégrée.

368 Cela sera l'objet d'étude dans le second point de ce chapitre.

impériales pour revêtir les vêtements de fraternité et d'égalité au service d'une langue commune : le français.

La Francophonie, chez Senghor, comme l'on veut nous faire croire, n'est pas une affaire de bons colonisés nostalgiques du passé ni un projet revanchard hégémonique d'une ancienne puissance colonisatrice, mais elle est un concept qui veut rassembler les peuples parlants français et désireux de travailler ensemble pour une vie meilleure. Elle est aussi l'expression de ce que sont les Africains et de ce qu'ils voudront être afin de participer aux échanges internationaux. C'est ce que nous pouvons retenir de la Francophonie senghorienne. Mieux, la Francophonie, chez Léopold Sédar Senghor, est l'expression du modèle culturel que l'Afrique veut tisser avec les autres cultures en se servant de la langue française comme l'outil de cette expression. Il est importe de savoir que la Francophonie n'est pas le fruit d'un hasard. Elle est le fruit de la Francité et de la Communauté française, et comme voulant que l'Afrique s'exprime culturellement, Léopold Sédar Senghor va s'appuyer sur la conception de sa Négritude pour redéfinir la Francophonie. Désormais, « pour Senghor, les composantes culturelles de la Francophonie seraient la francité, l'africanité (« symbiose complémentaire des valeurs de la négritude et des valeurs de l'arabité »), [...J »369 La Francophonie senghorienne est également l'exaltation de la Négritude.

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369 Yao ASSOGBA, « Une brève histoire de la Francophonie », op. cit.

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2. LA FRANCOPHONIE SENGHORIENNE, L'EXALTATION DE LA NÉGRITUDE

Avant d'entamer notre analyse, il est important de rappeler qu'il ne s'agit pas de faire une étude sur la Négritude. Nous l'avons étudié antérieurement370 et d'autres personnes, avant nous, l'ont fait aussi. Il est question, ici, de montrer l'existence de la Négritude dans la conception senghorienne de la Francophonie. En effet, la Négritude est un mot forgé par Aimé Césaire en 1935. C'est dans son article « Conscience raciale et révolution sociale », publié dans L'Étudiant noir, du numéro trois, de mai-juin 1935 qu'Aimé Césaire a employé, pour la première fois, le mot « Négritude ». Cet article est considéré comme le manifeste de la Négritude. Cependant, l'oeuvre poétique inaugurale de ce concept est Pigments de Léon-Gontran Damas, en 1937. Léopold Sédar Senghor a toujours reconnu la paternité de la Négritude à Aimé Césaire.

Il faut rendre à Césaire ce qui est à Césaire. Car c'est lui qui a inventé le mot dans

les années 1932-1934. [...] Césaire s'est contenté d'ajouter le suffixe-itude à la racine negr-[...]371.

Ou

Au lieu de Négritude, on pourrait dire, aussi bien de Négrité [...] mais Césaire a bien fait de choisir Négritude, car le suffixe -itude introduit une nuance de concret, qui convient bien à ce peuple concret qu'est le peuple noir [...]372

Aimé Césaire employa de nouveau dans son oeuvre Cahier d'un retour au pays natal en 1939. Avec lui, la Négritude est, certes un mot, mais aussi un concept de revendication culturelle et identitaire face à une Francité perçue comme oppressante, et instrument colonial français. Pour lui, la Négritude est l'expression de rejet de l'assimilation culturelle, et d'une certaine image du Noir paisible et incapable de se construire une civilisation. Selon lui, le culturel doit l'emporter sur le politique.

370 Cf. Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie dans deux poèmes de Senghor : « Que m'accompagnent Koras et Balafong » et « Chaka », op. cit.

371 Léopold Sédar Senghor selon Jean-René BOURREL. (La négritude ou « le soleil de l'âme », disponible sur http://www.fafich.ufmg.br/~luarnaut/Burrel-La negritude.pdf ).

372 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, Paris, Seuil, 1977, p. 97

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Le mot « Négritude » sera utilisé plus tard par Léopold Sédar Senghor dans son recueil poétique Chants d'ombre en 1945, puis dans Hosties noires en 1948 et enfin Éthiopiques en 1956 sans oublier Nocturnes en 1961 et Lettres d'hivernage en 1972. Nous constatons que la notion de Négritude traverse presque toute l'oeuvre de Léopold Sédar Senghor. Il ne s'arrête pas à ses oeuvres seulement. Il consacra toute sa vie à défendre et à illustrer la notion forgée par Aimé Césaire en écrivant des articles et en animant des conférences à travers le monde, et devenant ainsi la figure emblématique de la Négritude. Pour lui, la Négritude est un fait culturel, car elle est l'ensemble des valeurs culturelles de l'Afrique. En d'autres mots, pour Senghor, la Négritude est une culture permettant à la communauté noire de se créer une identité, d'affirmer sa personnalité et d'exprimer l'authenticité de sa civilisation. Et le voici, lui, Senghor, grand défenseur de la Négritude, faire l'éloge de la Francophonie, de la langue française avec sa voix de Dyâli. Que se passe-t-il ? On n'a pas fini de cerner tous les contours de la Négritude qu'il nous propose un autre concept. Que veut-il encore nous prouver ? Et des questions et des critiques, la conception senghorienne de la Francophonie est passée inaperçue.

Il faut noter que la Négritude a favorisé la réinvention de la Francophonie chez Senghor. En fait, « c'est en s'appuyant sur la Négritude que Senghor a jeté les bases ou les fondements de la Francophonie. »373 Jean-Nicolas de Surmont, quant à lui, soutient que « [...] la Négritude fait pour ainsi dire émerger un mouvement institutionnel et culturel d'abord, celui de la Francophonie. »374 Ces différents propos peut être justifiés du fait que, dans la poésie senghorienne, se mêlent, s'entremêlent et se démêlent deux cultures en apparence de natures inconciliables, conciliées par la magie des mots et de l'écriture dans la langue française. N'est-ce pas aussi ce constat qui fait dire Michel Hausser que « loin d'éprouver de la haine pour le français, la négritude lui manifeste, au plus, un attachement passionnel, au moins, une acceptation résignée » 375 ( ?) Cependant, Jacques Chevrier pense qu'au contraire c'est « l'humanisme français qui, par son caractère d'universalité, rencontre l'un des postulats de la Négritude »376. Dans la conclusion de notre mémoire, nous avons dit que la Francophonie est l'autre face cachée de la Négritude senghorienne, car elle en est l'exaltation véridique des valeurs culturelles chantées par la Négritude. Léopold Sédar Senghor confirme notre affirmation, lorsqu'il affirme :

373 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit. (loc. cit.), p. 99

374 Jean-Nicolas SURMONT, « Pour une généalogie de la Francophonie institutionnelle : Quelques éclaircissements », Languas Modernas, op. cit., p. 96

375 Michel HAUSSER, Pour une poétique de la négritude, tome 2, Édition Nouvelles du sud, 1991, p. 412

376 Jacques CHEVRIER, op.cit.

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C'est que nous étions déjà, pour le métissage culturel, l'essentiel étant qu'il fallait d'abord s'enraciner dans les valeurs de la Négritude avant de s'ouvrir aux apports fécondants des autres civilisations, singulièrement de la civilisation française[...] Précisément, parce qu'il en avait été ainsi et je gardais intacte, au fond de mon âme, ma passion pour la Négritude, j'apportai une nouvelle ardeur, avec de nouveaux arguments, à l'autre combat, pour la Francophonie377.

Pour Léopold Sédar Senghor, il n'était pas question d'abandonner la Négritude, mais de la parfaire dans un accord harmonieux avec la Francité au sein de la Francophonie.

La Francophonie senghorienne se veut une symbiose des cultures, car il est question pour chaque peuple, chaque nation, chaque locuteur du français d'apporter sa culture, sa contribution à l'édifice. Les langues africaines, au lieu d'être reniées, se verront revaloriser parce qu' « il n'est pas question de renier les langues africaines. »378Senghor insiste sur le fait que la Francophonie est un instrument de symbiose culturelle. Mieux, la Francophonie est la somme des cultures et des civilisations. Selon J. Tshisunguwa Tshisungu,

La Francophonie est l'usage de la langue française comme instrument de

symbiose, par-delà nos propres langues nationales pour le renforcement de notre coopération culturelle et technique, malgré nos différences civilisations379.

Autrement dit,

Il s'agit pour chaque continent, pour chaque peuple de s'enraciner profondément dans les valeurs de sa civilisation propre pour s'ouvrir aux valeurs fécondantes de la civilisation française, mais aussi des autres civilisations, complémentaires, de la Francophonie380.

Il est question de complémentarité des cultures dans la Francophonie, puisque « L. S. Senghor parlait même de symbiose, expression la plus synthétique du dialogue des cultures »381. En effet, dans un autre sens, la Francophonie de Senghor se présente comme un effort de récupérer dans l'univers africain des expressions culturelles pour l'enrichissement de la culture française afin de construire la Civilisation de l'Universel, car « [...] le monde aura toujours besoin des valeurs de la Négritude [...] »382. D'ailleurs, dans la Francophonie senghorienne, la Négritude profitera de la richesse de la Francité, et la Francité bénéficiera à son tour des apports nombreux de la Négritude.

377 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit.

378 Léopold Sédar SENGHOR, « le français, langue de culture », op. cit. p. 843

379 J.Tshisunguwa TSHISUNGU, op. cit.

380 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit.

381 Paul DUMONT, « Francophonie, francophonies », Langue française, op. cit., p. 43

382 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, p. 549

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La Francophonie est la somme de deux humanismes. L'humanisme nègre qui va à la rencontre de l'humanisme français. Elle est le fait d'exprimer l'âme noire, la culture africaine, voire l'humanisme de la Négritude dans la langue française, comme le souligne Jean-Nicolas de Surmont :

Il ne faudrait rappeler que ce sens humaniste de la Francophonie provient avant

d'africanistes et constitue pour ainsi dire un prolongement du mouvement de la négritude383.

Senghor affirme que la langue française a permis à la Négritude de s'exprimer et de s'affirmer, d'après les dires de Jean-Nicolas de Surmont :

Mais je suis francophone et je reviens à mes baobabs. C'est une vérité que la langue française devrait d'abord aider à l'éclosion de la négritude en français, [...] nous avons voulu répondre à l'appel de l'homme pour une exigence de dignité et de justice. D'autant que la culture française a enseigné aux peuples du monde les idéaux de liberté, qu'elle incarne depuis la révolution de 1789.384

Dans cette Francophonie, estime Jean-René Bourrel,

La Négritude s'identifie à un corpus de valeurs repères auquel l'homme noir doit

toujours se référer pour construire son identité propre et sa relation avec les autres et le monde385.

Ainsi, aux dires d'Aïssata S. Kindo,

[...] la Négritude de demain fera la synthèse de cette civilisation ancestrale et des

apports étrangers, particulièrement scientifiques et techniques, qui permettront à l'Afrique de s'adapter au monde moderne386.

La Francophonie, envisagée par Senghor, doit favoriser et permettre une cohabitation fructueuse et enrichissante entre la langue française et celle des autochtones387, « car pour demeurer nous-mêmes, nous devons conserver les vertus de l'humanisme nègre dont nos langues sont dépositaires ».388

383 Jean-Nicolas de SURMONT, op. cit., p. 95

384 Idem, p. 183-194

385 Jean-René BOURREL, « la négritude ou ?le soleil de l'âme? » ; disponible sur www.fafich.Ufmg.br/~luarnaut/Burrel-La negritude.pdf

386 Aïssata S. KINDO, Éthiopique, op. cit., p. 4

387 Ibrahim DIOP, « Senghor entre Francophonie et dialogue interculturel », p. 11, Disponible sur http://www.grelif.fr/?p=893

388 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, p. 183

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La Négritude était proposée au moment où l'on niait une culture, une civilisation et une identité au Noir, et la Francophonie, au moment où l'on a pris conscience que le Noir est un être métissé culturellement et linguistiquement. Pour sauver cette nouvelle identité culturelle du Noir, il fallait trouver un moyen efficace, car la Négritude, dit debout, se cadavérisait aux assauts interminables des critiques hostiles. Léopold Sédar Senghor propose ainsi la Francophonie, qui, selon lui, exalte mieux les valeurs culturelles africaines chantées par la Négritude dans un échange fructueux entre les cultures. Ibrahim Diop dit qu'

Après le combat pour l'affirmation et la glorification des valeurs de la négritude,

Senghor sentit la nécessité de réaliser un dialogue, un échange fructueux entre les peuples et les cultures389.

Alors, selon Jean-René Bourrel,

[...] dès la fin des années 1960, en effet, Senghor pense et projette la négritude en

étroite relation avec « la Civilisation de l'Universel390 [réalisable dans la Francophonie].

De tout ce qui précède, nous ne pouvons dire, comme Alioune Sène, qu'« en conclusion, on doit retenir que c'est la Négritude qui l'aura conduit à être l'un des penseurs et fondateurs f...] de la Francophonie. »391 Sabourin Paul s'oppose à Alioune Sène en disant que « c'est grâce à la francophonie que la négritude devient un humanisme négro-africain. »392 Quelles que soient les spéculations, on aboutira au même résultat : la Négritude est inhérente à la Francophonie senghorienne. Avec le concept de Francophonie, Senghor ne voulait pas perdre de vue les valeurs, la richesse des langues et cultures négro-africaines. La Francophonie n'exclut nullement les valeurs linguistiques et culturelles, bien que la langue soit le fait d'assumer une culture. La langue française, qui exprime la culture française, la Francité, doit être capable de cohabiter avec les langues africaines, la Négritude, estime Mangoné Seck :

[Senghor] a constamment préconisé une francophonie qui se définisse comme dialogue du français avec les langues d'Afrique Noire. [Car] la défense de la francophonie n'est pas forcément en contradiction avec l'idée de Négritude et d'enracinement dans les sources de la culture négro-africaine393.

389 Ibrahim DIOP, op. cit.

390 Jean-René BOURREL, op. cit. (Complété par nous).

391 Alioune SÈNE, « Au rythme de l'histoire », Présence Africaine, n°154, 2e semestre 1996, Dossier I : spécial Senghor, p. 55

392 Paul SABOURIN, « Senghor, parlementaire français », Senghor et la francophonie, Cercle Richelieu Senghor de Paris, op. cit.

393 Mangoné SECK, « Léopold Sédar Senghor, Dyali immortel de la Francophonie ou éloge d'une certaine idée de la langue française », Éthiopique, n° 83, 2ème semestre 2009

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Léopold Sédar Senghor défend la langue française ainsi que l'idée d'intégrer la Négritude à la Francophonie à tel point que l'on se demande les raisons d'un tel acharnement. Mangoné Seck nous donne les raisons en quatre points :

- Un sentiment d'amour qui s'est transmuté en connaissance approfondie de l'Autre et de sa langue,

- La volonté et l'incoercible désir de faire connaître et de faire entendre l'Afrique dans le monde entier en refusant l'idée inventée par les savants racistes et les idéologues de l'européocentrisme triomphant depuis de longs siècles,

- La quête de l'ouverture et du métissage culturel,

- Combattre le colonialisme sur son propre terrain, celui de la langue du colonisateur/ défendre et illustrer les valeurs de la Négritude en français (utiliser la langue coloniale d'une autre façon que le colonialisme.)

Ce que nous retenons des raisons avancées par Mangoné Seck, c'est que la Francophonie

senghorienne est le résultant des rapports entre le français et les langues négro-africaines, qui permettra donc d'exalter les valeurs de la Négritude. Dans ce même sens, Jacques Chevrier dit :

Il lui (Senghor) faut à la fois conserver les vertus de l'humanisme nègre et s'ouvrir

à la modernité par le biais de la langue [française] considérée comme une arme précieuse et efficace394.

C'est-à-dire

Senghor a choisi de vivre l'occident en Africain et d'interroger l'Afrique à la

lumière de l'Occident. Cette complémentarité culturelle le conduit vers la formulation d'une exigence fondamentale : celle du métissage395 [celle de la Francophonie].

Si nous tenons compte des deux extraits ci-dessus, nous pouvons affirmer que Léopold Sédar Senghor pense ou est convaincu que la langue française est l'outil idéal pour exprimer l'âme noire, la culture africaine, la Négritude, car « la langue française, loin de tuer l'identité africaine du Nègre, peut (...) l'exprimer (...). Elle permet de révéler l'âme nègre au monde, aidant ainsi au dialogue nécessaire des cultures »396 ou bien « la défense de la Francophonie n'est pas forcément en contradiction avec l'idée de Négritude et d'enracinement dans les sources de la culture négro-africaine »397. Chez Senghor, la Négritude et la Francophonie ne sont pas opposées mais utiles l'une et ou à l'autre ; l'une doit se réaliser dans l'autre ; l'une doit

394Jacques CHEVRIER, op. cit.

395 Note sur Senghor sur http://www.image.68.xooimage.com/file/3/0/a/exposeslss-2ffa3cl.pdf

396 Léon NADJO, « La langue française et l'identité culturelle », Actes IV, Moncton, 1977, p. 189

397 Mangoné SECK, loc. cit.

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confirmer l'autre, et vice-versa. En fait, « la Francophonie, telle que la conçoit L. S. Senghor, c'est cette vraie coopération dans le domaine linguistique. »398 Cela dit que des mots africains doivent se greffer sur la langue française, mieux la langue française doit s'accommoder à être disposée, suivant des arrangements syntaxiques inhabituels, avec des mots africains : « Pour nous, la langue française n'est rien de moins qu'une langue d'emprunt. C'est à elle de se soumettre aux exigences du génie négro-africain »399. En d'autres termes,

Les Africains, ayant adopté le français, doivent l'adapter et le changer pour s'y

trouver à l'aise, ils y introduiront des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveau, [un rythme nègre]400.

En ce sens, la Francophonie est une invitation à une communication interculturelle et linguistique riche des apports de la Francité et de la Négritude dont la langue française est le vecteur d'une culture de l'universel. Pour Senghor, la Négritude est « la symbiose culturelle », la Francophonie, « le métissage culturel ». Un simple jeu de mots pour dire que la Négritude égale à la Francophonie. Au fait, selon Aïssata S. Kindo,

À travers le projet de la Francophonie, Senghor va chercher à réaliser l'unité de l'Afrique en regroupant ses frères de race autour d'un programme culturel, politique et économique qui, tout en définissant la personnalité africaine nouvelle, entend maintenir des liens vivants avec la vieille civilisation occidentale.401

Et avec, ajoute Thérèse Diob,

La Négritude, cet ensemble de valeurs, une fois assemblé et structuré, [elle] a constitué pour ce poète Sérère [Senghor] une référence culturelle qu'il a proposée comme modèle d'humanisme susceptible d'être accepté par tous.402[à travers la Francophonie].

Ce qui fait la Négritude est aussi l'émotion nègre, longtemps argumentée par Léopold Sédar Senghor. Il a fait, malgré les critiques acerbes, de l'émotion l'un des traits ou des critères de la Négritude. Et cette émotion se saisit dans les danses, dans la poésie, dans la sculpture, etc.,

398 Idem. (La coopération dans le domaine linguistique dont parle Seck Mangoné, nous l'avons baptisée le français africanisé. Cela fera l'objet de notre étude dans la deuxième partie de notre travail.)

399 Makhily GASSAMA, Kuma : Interrogation sur la littérature nègre de langue française, Dakar, NEA, 1978, p. 238

400 Entretien entre Michèle Zalessky et Kourouma Ahmadou (Ahmadou KOUROUMA, « La langue : un habit cousu pour qu'il moule bien », Diagonales, n°7, pp. 4-6

401 Aïssata S. KINDO, « Senghor : De la Négritude à la Francophonie », op. cit., p. 4

402 Thérèse DIOB, L'expression de l'amour dans « Chant d'Ombre » de Léopold Sédar Senghor, Mémoire de Maîtrise, Sénégal, Université Gaston Berger de Saint-Louis, UFR Lettres et Sciences Humaines, 2005/2006, p. 45. [sous la direction du Professeur Mwamba Cabakulu]

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mieux dans la vie de tous les jours du Nègre. L'émotion est donc l'âme du Noir, son vécu quotidien, son être et son existence, car « la raison est hellène et l'émotion est nègre. »403 La Francophonie doit battre au rythme de l'émotivité de la Négritude, c'est-à-dire apporter la sensibilité et la simplicité des peuples noirs à la civilisation européenne artificielle. Que dit Léopold Sédar Senghor de la Francophonie et de la Négritude ?

Pour Léopold Sédar Senghor, la Négritude est la valorisation de l'identité culturelle négro-africaine, et cette Négritude a sa place dans la Francophonie, l'expression des vertus de la Francité, dit-il :

Mais qu'est-ce donc que cette Négritude, me demandera-t-on, qui, aujourd'hui tient sa place dans la Francophonie [...] ? Pour ma part, je la définis, encore une fois, comme « l'ensemble des valeurs de la civilisation noire »[...] En nous d'abord, mais aussi les États-Unis d'Amérique nous ont fait découvrir les vertus de la Francité : l'esprit de méthode et d'organisation et bien d'autres valeurs encore404.

Avec la Francophonie, Senghor n'abandonne pas la Négritude, bien au contraire, il l'intègre ingénieusement dans la Francophonie afin qu'elle soit admise au banquet de l'Universel, comme l'avoue-t-il :

Malgré la pression des débuts, il n'a pas été question, chez nous de s'isoler des autres civilisations, de les ignorer, de les haïr ou mépriser, mais plutôt, en symbiose avec elles, d'aider à la construction d'un humanisme qui fut authentiquement parce que totalement humain [...] Devant les préjugés des uns, les lâchetés des autres, les railleries, il fallait frapper fort pour faire admettre notre culture au banquet de l'Universel405.

Autrement dit, soutient-il :

Je crois, d'abord et par-dessus tout, à la culture négro-africaine, c'est-à-dire à la Négritude, à son expression dans la poésie et dans les arts. Je crois également, pour l'avenir, à la Francophonie, plus exactement à la Francité, mais intégrée dans la Latinité et, par-delà, dans une Civilisation de l'Universel, où la Négritude a déjà commencé de jouer son rôle primordial406.

La Francophonie et la Négritude sont des moyens qui l'aideront à la construction d'un humanisme universel. Il fallait concilier la Francophonie et la Négritude dans un seul ensemble

403 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, p. 24

404 Senghor selon Celina SCHEINOWITZ, « La poésie de Senghor et l'Afrique », Éthiopique, 2ème semestre 2004, n°73

405 Léopold Sédar SENGHOR, « Qu'est-ce que la Négritude ? », Disponible sur http://id.erudit.org/iderudit/036251ar

406 Léopold Sédar SENGHOR, Ce que je crois, Paris, Grasset et Fasquelle, Paris, 1988, 234 p.

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pour réaliser le rêve de construire un monde plus humain, plus fraternel, respectueux des valeurs culturelles :

Notre volonté est de faire, de cette terre, un haut-lieu d'échanges entre la Francophonie et la Négritude [...]407. J'ai toujours rêvé de concilier Francophonie et Négritude. Ce rêve est maintenant une réalité408. [Car tous deux fondent] l'espoir d'une fraternité dans le respect mutuel et le dialogue des cultures409.

La Négritude ne peut pas se passer de la Francophonie, et de même pour la Francophonie. La Francophonie est l'apogée harmonieux et parfait de la Négritude. La Négritude sent le nègre, mais s'exprime en français. La Francophonie s'exprime en français, sent le nègre, le blanc, le jaune, en d'autres mots, sent la culture de ces différentes personnes parlant français éparses dans le monde. La Francophonie senghorienne sent la Négritude et s'exprime en français, comme le souligne Mamadou Bani Diallo :

L'exaltation de la négritude constitue précisément la première étape de sa démarche, celle qui consiste à revendiquer la culture négro-africaine. Cette revendication n'entraîne pas pour autant le rejet de la culture française, fruit de l'héritage colonial410.

C'est la raison pour laquelle, Senghor déclare : « Je voulais parler non seulement en Nègre mais encore en Francophone »411. La Francophonie est cette culture qui permet à la Négritude de participer à la Civilisation de l'Universel, estime Senghor :

La Francophonie est une culture qui, dépassant la langue seule, se conçoit comme

le moyen de faire participer les peuples qui en font partie à la Civilisation de l'Universel, seule détentrice d'un nombre de valeurs.412

Senghor dit aussi que la Francophonie est une symbiose culturelle, parce qu'elle unit les valeurs les plus opposées413. Pour que cette Francophonie soit possible, il faut, au lieu d'une dichotomie, un accord des différences, une sorte de symbiose des cultures ; que la Francité et la Négritude s'accordent pour renaître ensemble à l'universel, affirme Senghor :

407 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3 p. 182

408 Léopold Sédar SENGHOR, Message envoyé à l'Unesco qui lui rendait hommage pour son 90ème anniversaire.

409 Léopold Sédar SENGHOR, Message envoyé à Présence Africaine à l'occasion du cinquantième anniversaire de la revue Présence Africaine, novembre 1997

410 Mamadou Bani DIALLO, op. cit.

411 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'Hexagone », OEuvre poétique, Paris, Seuil, 1990

412 Léopold Sédar SENGHOR, in « Le Français en partage », les 50 plus belles histoires, Timée Édition, novembre 2004

413 Léopold Sédar SENGHOR, « Pour un humanisme de la Francophonie », Liberté 3, p. 280

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Pour que la Francophonie réussisse, il n'est que d'accorder nos différences pour en faire une symbiose. C'est ainsi que la langue française sera acceptée comme notre langue de communication aussi d'épanouissement international au sein de laquelle chacune de nos cultures se reconnaîtra en naissant à l'universel414.

Avec la Francophonie, « Senghor a réussi l'harmonie entre les valeurs noires qu'il chantait (la Négritude) et les valeurs occidentales qu'il a conquises (la Francité), contrairement à ce qu'on pourrait croire »415 faisant de la Francophonie l'ensemble des valeurs (la Négritude et la Francité) exprimées par la langue française. Pour Léopold Sédar Senghor, la Francophonie est l'ensemble des valeurs culturelles de la Négritude et de la Francité qu'exalte la langue française. C'est en ce sens que s'inscrit Petr Vurm :

Mais il (Senghor) a toujours cherché à concilier les apports de la civilisation gréco-romaine et les apports de la civilisation négro-africaine, la culture animiste et religion chrétienne, la négritude et la francité et rêvait d'une Civilisation de l'Universel. La création de la Francophonie, qu'il a longtemps appelée de ses voeux, en sera l'aboutissement416.

Et Blaidy Dioum de renforcer :

[Senghor] passera ainsi de la Négritude d'affrontement contre l'ancienne

puissance coloniale à la Francophonie intégrant dans un même réceptacle culturel des valeurs françaises et africaines.417

Nous sommes convaincu que la Francophonie senghorienne est un concept de réhabilitation et d'exaltation du continent africain de ses valeurs visitées par les valeurs occidentales. Mieux, la Francophonie senghorienne exalte la Négritude, la réalise et la revalorise. Elle est également une Négritude bis, une Négritude déguisée et résignée englobant, une Négritude renouvelée. Elle apparaît pour Senghor comme l'une des solutions pour préserver l'identité de l'homme noir, des valeurs de la Négritude.

414 Léopold Sédar SENGHOR, Message adressé à l'occasion de la semaine de la Francophonie à l'Unesco en février 1977

415 Jacques RABEMANANJARA, Entretien avec Présence Africaine, Présence Africaine, spécial Senghor, n°154, 2ème semestre, 1996, p. 38

416Petr VURM, Anthologie de la littérature francophone, Masarykova Univerzita Brno, 2014, p. 57 417 Blaidy DIOUM, La trajectoire de Léopold Sédar Senghor : Du terroir à l'universel, Paris/Dakar, L'Harmattan, 2010

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Loin d'abandonner la Négritude pour la Francophonie, Léopold Sédar Senghor lui "coud de nouveaux habits" à sa mesure et à sa taille. Les nouveaux habits de la Négritude sont appelés Francophonie. Désormais, il n'est plus ou ne sera plus question de parler de Négritude senghorienne, car cela est dépassée. En effet, la Négritude s'est muée en Francophonie. Cette Francophonie n'est pas celle définie en 1962 dans la revue Esprit. En 1962, la Francophonie présentée par Léopold Sédar Senghor était simplement un embryon conceptuel. Celle dont il s'agit actuellement, c'est-à-dire après 1962, est une Francophonie mature intégrée au concept de la Négritude. Elle est l'expression la plus claire, la plus nette, la plus avivante de la Négritude senghorienne qui va à la rencontre d'autres cultures afin de les faire participer à la Civilisation de l'Universel ou ensemble d'y participer. Avec la Négritude, Léopold Sédar Senghor invitait les Africains à l'enracinement dans leurs cultures. Quant à la Francophonie, elle est une opportunité qui s'offre aux Africains afin qu'ils puissent s'ouvrir au monde. La Francophonie est appelée à exalter la Négritude, puisque c'est d'elle, de ces principes, que la Francophonie senghorienne puise sa sève, sa conception d'humanisme, son sens de dialogue des cultures, sa substance d'enracinement et d'ouverture.

En fait, la Francophonie englobe non seulement la race noire, le peuple négro-africain, mais aussi la race blanche et plusieurs peuples de contrées diverses unis par la langue française. Elle est universelle. La Négritude senghorienne s'affirme et se réalise dans cette universalité. Comme Senghor l'a si bien affirmé, la Négritude est aussi les Français de l'Hexagone ; nous pouvons asserter que la Francophonie est autant les Noirs de l'Afrique que les Français de l'Hexagone. C'est un ensemble de cultures dans lequel les valeurs de la Négritude sont en pole position, en bonne position. La Francophonie senghorienne est l'exaltation de la Négritude. Quant à la Négritude, elle a eu, en effet, son temps ou a fait son chemin de 1935 à 1960. Pendant cette période, la Négritude est dite militante car elle était un instrument de lutte pour la libération culturelle, mais aussi politique pour les Négro-Africains. Mais, après 1960, avec l'indépendance des pays africains, il fallait repenser la Négritude et l'insérer dans le mouvement solidaire du monde contemporain. Il fallait réorienter ses perceptions vers une idéologie et faire d'elle un instrument plus efficace en fonction du moment et de l'histoire. Avec une certaine assurance, nous pouvons affirmer qu'après 1960, la Négritude est devenue naturellement et de façon officieuse la Francophonie. La Francophonie, en effet, n'est pas la remplaçante idéologique de la Négritude, mais un prolongement, car, selon Senghor, la Francophonie n'est pas là pour renier les langues africaines, mais de se servir du français pour affirmer

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l'authenticité des cultures africaines. Pour ainsi dire, la Francophonie senghorienne est l'expression authentique de la Négritude.

Aujourd'hui, l'on ne peut séparer le nom de Léopold Sédar Senghor de la Francophonie. Il est considéré comme le père fondateur du mot et aussi de la Francophonie institutionnelle. Cependant, se pose une question, celle de savoir si l'on connaît réellement la conception senghorienne de la Francophonie. La Francophonie senghorienne reste inappréhendable bien que J. Tshisunguwa Tshisungu ait écrit un article sur la conception senghorienne de la Francophonie. Considérant les critiques, l'on a vu en la Francophonie un instrument de la France pour contrôler l'Afrique après les indépendances sans véritablement chercher à comprendre Léopold Sédar Senghor. À partir de la revue Esprit 1962, Senghor donne une nouvelle orientation à la Francophonie ressuscitée. C'est avec lui qu'il fallait aller chercher la vraie définition ou le vrai sens de la Francophonie. Depuis 1962, après sa fameuse définition de la Francophonie donnée dans la revue Esprit, Léopold Sédar Senghor n'a cessé de renforcer sa définition, de l'ajuster et de l'adapter à la situation du monde. Selon lui, la Francophonie se définit comme une communauté mystique et spirituelle, et également comme une solidarité entre les peuples parlants français.

Pour appréhender cette Francophonie, il faut d'abord savoir ce que sont la Communauté française, la Francité et la Négritude. Sur les cendres de la Communauté française, la Francophonie senghorienne a pris appui en s'imprégnant de la Francité, et, alimentée par les valeurs de la Négritude. Les caractéristiques donc de cette Francophonie sont :

- La Communauté (se mettre ensemble ou l'unité des parlants français)

- La langue française (emploi commun du français)

- L'expression des valeurs humanistes, celles de la Francité et de la Négritude

- Enracinement en ses propres valeurs culturelles et ouverture à d'autres horizons

culturels

- La symbiose culturelle (dialogue des cultures)

- Participation à la Civilisation de l'Universel.

Nous pouvons simplifier ces caractéristiques en disant que la Francophonie senghorienne est

l'association ou la symbiose de la Francité et de la Négritude, née sur les cendres de la Communauté française. Bien qu'elle repose sur la langue française, la Francophonie senghorienne ne renie pas les autres langues en général, et les langues africaines en particulier, car dans son combat pour redéfinir l'image de l'Afrique et les apports de l'Africain avec l'autre,

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le poète du royaume d'enfance, Senghor, opte pour la Francophonie, qui semble l'arme idéale. Cette Francophonie ne tient plus compte d'un espace géographiquement limité.

Cependant, ce qui est important dans la Francophonie senghorienne, c'est l'Humanisme universel. Cet Humanisme universel est la synthèse de l'humanisme de la Francité et de la Négritude. Cela signifie que le devenir de l'homme est au centre des préoccupations de la Francophonie senghorienne. De ce fait, nous pouvons affirmer que la Francophonie senghorienne est l'ensemble des valeurs humanistes (de la Francité et de la Négritude) exprimées par la langue française, et appelée à participer à la construction de la Civilisation de l'Universel. Nous sommes conscient que la question de la Francophonie demeure toujours, car elle est définie en fonction des humeurs, des tempéraments sans oublier du contexte. Elle est le sujet des débats intellectuels, politiques, universitaires, économiques, culturels, etc. Sans la comprendre réellement, elle est présentée comme un instrument de néo-colonialisme.

Peut-être le malheur de la Francophonie est qu'elle soit, avant tout, un mot prononcé pendant la période coloniale et repris juste après les indépendances des pays africains, dans un bouillonnement d'idées, de passions et d'aspirations, et manié ultérieurement à leur guise par des tempéraments très différents dans des situations tout aussi différentes. Des définitions poliférantes en général de Senghor, et des soi-disant spécialistes en particulier, parfois complémentaires, parfois incompatibles, font d'elle une notion confuse, une notion si difficile à définir et à délimiter encore. Faire un débat sur la Francophonie, revient, peut-être, à savoir si elle est un concept d'enracinement et d'ouverture ou simplement une notion de dialogue des cultures, comme le prétendent ces fondateurs, c'est-à-dire Onésime Reclus et Léopold Sédar Senghor, au lieu de chercher à voir si elle est une nouvelle arme de la France pour contrôler ses anciennes colonies ou pas. La Francophonie ne demande-t-elle de gérer nos différences pour aller vers les autres ? Le débat étant ouvert, à nous d'apporter notre contribution.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo