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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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CHAPITRE III : LA FRANCOPHONIE EN DÉBAT

Longtemps le concept de Francophonie est appréhendé comme un organe politique au service d'une nation pour la valorisation de sa langue ; et il continue de l'être aujourd'hui. À l'heure de la mondialisation, de la globalisation, il devrait cesser d'être politique418 et d'être plus regardant sur le volet culturel. En cessant de l'être, il épouserait l'idéologie de ses fondateurs qui pensent que l'avenir est au métissage culturel tout en se référant aux idéaux culturels et humanistes de ses fondateurs. « Nous ne voulons pas d'un monde uniforme. Nous voulons un monde solidaire mais riche de ses différences. Un monde où le dialogue des cultures soit possible, comme le prônait inlassablement et avec tant de justesse le Poète Président Léopold Sédar Senghor, l'un des pères de la Francophonie », nous dit Abdoul Diouø19. Il s'agit, en réalité, d'un souhait, d'une volonté. Et, cela suppose que la Francophonie a dévié l'objectif des pères fondateurs. En effet, « la Francophonie est vue aujourd'hui comme la continuation de la politique étrangère de la France par un moyen détourné. »420 À cet effet, Edema Atibakwa-Boboya affirme que « la francophonie a longtemps été prise pour une idéologie de domination, comme un cheval de Troie de l'ancien empire français afin de perpétuer le colonialisme. »421

La Francophonie est aussi sujette de discussion, parce qu'elle ne s'appréhende pas aujourd'hui comme un simple partage de langue ni comme une communauté culturelle, mais comme une communauté économique et politique422 : « Ainsi, si la Francophonie est considérée seulement sous l'angle de la diffusion du français, est négligé le fait que la Francophonie

418 Actuellement, le monde fait face à trois enjeux principaux, à savoir, l'énergie, la défense stratégique et la mondialisation. Le dernier enjeu est, selon nous, un système dans lequel les pays occidentaux, derrière le faux combat de la rendre plus humaine, recolonisent l'Afrique pour leur survie et font une mainmise sur ses différentes ressources naturelles. Et le concept de Francophonie en déviant l'idéologique senghorienne devient alors une arme de recolonisation, donc politique. Il devrait afficher moins son volet politique pour mettre l'accent sur le volet culturel.

419 Abdoul DIOUF, « La Francophonie aujourd'hui », Après Demain, p. 11

420 Alain MABANCKOU, dans une interview réalisée par Laure Garcia et Claire Julliard, Figaro, 14 juillet 2007

421 Edema ATIBAKWA-BOBOYA, « La francophonie de Reclus Senghor : pour un multilinguisme actif et normé », CELIA/LLACAN-CNRS, p. 11

422. Alain MABANCKOU dit, dans une interview réalisée par Laure Garcia et Claire Julliard, que « La Francophonie telle qu'elle se présente actuellement est une institution éminemment politique. », Figaro, 14 juillet 2007, op. cit.

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soutient ?une symbiose de langues et cultures? »423. D'ailleurs, c'est dans ce contexte qu'elle est étudiée oubliant qu'au départ, de sa genèse senghorienne, elle était culture. Mieux, la Francophonie, qu'elle soit d'Onésime Reclus ou de Léopold Sédar Senghor, est une langue et des valeurs culturelles à partager. Les pères concepteurs avaient pour objectif de s'élancer ainsi dans la promotion et la recherche de concrétisation des valeurs, telles que le respect de la diversité, de l'ouverture vers l'autre, dans le respect et l'esprit du concept du rendez-vous du donner et du recevoir, parce que « la Francophonie, au-delà de la langue, symbolise la diversité »424, comme le reconnait également Michaëlle Jean. C'est « la langue française qui constitue tout à la fois notre trait d'union, vecteur de transmission de nos principes, de nos valeurs et de nos idéaux. »425 Autrement dit,

[la] langue française est pour nous, dans la Francophonie, notre bien commun, un lien inestimable, le ciment de notre identité et de nos actions, notre medium privilégié pour mettre en dialogue la diversité de nos cultures et de nos expériences. La langue française est assurément notre levier pour consolider notre espace fort de tant d'expertises, de tant de réalisations et d'infinies possibilités, pour nous mobiliser solidairement, entreprendre et prospérer ensemble dans une éthique de partage. C'est dans cette langue que nous défendons de mille et une façons, et de tous nos efforts, cet humanisme intégral qui scelle notre union dans la Francophonie. 426

Chez Léopold Sédar Senghor, en particulier, la Francophonie devrait préserver la diversité culturelle et promouvoir le français comme langue de communication entre peuples et cultures. Or chez Onésime Reclus, elle devrait préserver la culture française et promouvoir le français comme langue d'assimilation des peuples colonisés. Aujourd'hui, la Francophonie se targue « qu'il est possible de préserver les identités des cultures à travers une langue qui s'enrichit au contact des autres langues dans un processus de promotion réciproque »427. « Or, les langues reflètent l'identité d'un peuple. Elles sont parties intégrantes des cultures. La diversité linguistique est consubstantielle à la diversité culturelle »428. Cela sous-entend que la langue et la culture sont conjointes. La langue implique alors la culture et réciproquement. Ce qui signifie que la langue française véhicule la culture française. Comment la langue française peut-elle préserver l'identité des peuples parlants français au sein de la Francophonie ? Et, on

423 Toba MISUZU, « La pensée culturelle de Senghor : la symbiose des langues et cultures » revue japonaise de didactique, p. 104

424 Dominique WOLTON, « Francophonie et mondialisation », Après Demain, p. 6

425 Michaëlle JEAN, La Francophonie des solutions, Rapport de la Secrétaire de la Francophonie, op. cit., p. 5

426 Idem., p. 58

427 Rebecca Ursula Brønnum SCAVENIUS, « la francophonie face à l'hégémonie culturelle américaine : une analyse de l'américanophone français et du rôle de la Francophonie face à l'uniformisation culturelle », Vinter, 2005

428 Thi Hoai Trang PHAN, « Les défis de la diversité culturelle et linguistique en francophonie », Géoéconomie, 2010/4 (n° 55), p. 57-70.

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nous dit qu' « elle est l'exemple par excellence de la diversité linguistique [et de] la diversité culturelle [...] »429 Ici, la langue et la culture sont, cette fois-ci, disjointes. Ce qui veut dire qu'il y a plusieurs langues parlées et plusieurs cultures au sein de la Francophonie. Peut-on dire qu'à part la langue française, le wolof, le malinké, l'éwando, le bété, l'haoussa, le moré, le sérère, le peulh, le baoulé, l'abron,.. sont parlés au sein de la Francophonie ? Si non, où se trouve alors la diversité linguistique ? Comme Léopold Sédar Senghor, « on ne pourra plus faire parler les Nègres comme des Blancs [...] Il ne s'agira plus de leur faire parler ?petit nègre? mais wolof, malinké, éwondo en français. »430 Senghor ne parle pas de diversité linguistique, mais plutôt une greffe des langues africaines sur la langue française : « Des mots africains se greffent sur une langue française inspirée des hellénistes. »431 Mieux, « Pourquoi ne pas unir nos clartés pour supprimer toute ombre ? Ou pour employer une image familière, pourquoi, cultivant notre jardin, ne pas greffer le scion européen sur notre sauvageon ? »432 Le fait de diversifier les langues à la Francophonie est « aussi un véritable combat que [la Francophonie mène] au quotidien, au nom du droit légitime des peuples de s'exprimer, d'être entendus, d'être informés, de négocier dans le respect de l'intégrité de leurs langues. »433 Onésime Reclus ne parlait non plus de diversité linguistique avec la Francophonie. Avec la Francophonie, Léopold Sédar Senghor comme Onésime Reclus voulaient faire de la langue française une langue universelle. Et cette langue, selon Senghor, survivra, si elle accepte d'être fécondée par les apports linguistiques des autres peuples. La langue française n'est-elle pas née d'une mère romaine et d'un père grec ? N'est-elle pas fortement structurée, précise, exacte ? Ne participe-t-elle pas de la rigueur latine et de la subtilité athénienne ? Pour ainsi dire que le français est une langue fécondée. C'est le tour de l'Afrique de lui insuffler ses mots pour son enrichissement. N'est-ce pas cela le dialogue des cultures ?

Parler de diversité linguistique avec la Francophonie serait un leurre, car ce qui est essentiel, c'est la langue française. Michaëlle Jean l'avoue implicitement lorsqu'elle dit « Soyons conséquents, nous ne pouvons pas d'un côté appeler au respect des peuples, au respect des droits et des libertés, au respect de la diversité culturelle et linguistique, réclamer l'équité et l'égalité de traitement, tout ce que sous-tend le respect du multilinguisme, et

429 Idem., p. 57

430 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I, p. 470

431 Lilyan KESTELOOT, « Négritude et créolité » ; Francophonie et identités culturelles, sous la direction de Christiane Albert, Karthala, 1999/ Voir aussi Saïda BELOUALI, « Senghor, habiter l'interparole » Collection « Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté », Franche-Comté, Presses Universitaire de Franche-Comté, 2004

432 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I, p. 91

433 Idem., p. 91

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contribuer sans scrupules à l'uniformisation linguistique et culturelle. »434 Si, par contre, l'on fait une disjonction entre langue et culture, nous serons à mesure de dire qu'il y a effectivement une diversité de cultures en Francophonie. Cependant, il nous semble difficile de dissocier la langue de la culture, parce qu' « avec une langue, ce n'est pas qu'un outil de communication qui disparaît. C'est toute une culture et une représentation du monde (une vision du monde) qui sont englouties »435. En fait, « chaque langue est intimement liée à l'identité du peuple qui la parle [..] »436 Or, il s'agit de la langue française avec la Francophonie437, donc de la culture française.

Parler de diversité linguistique, l'une des composantes inhérentes de la diversité culturelle, revient à décrire une situation dans laquelle plusieurs langues ou plusieurs groupes linguistiques sont nécessairement en interaction ou plusieurs langues sont parlées. À bien voir, seule la langue française est parlée, et c'est elle aussi qui réunit les parlants français.438 Ce qui semble dire que la langue française est toujours considérée comme l'apanage du politique et, non seulement du culturel, mais institutionnalisée et instrumentalisée. Tous se reconnaissent en elle ou à travers elle. Ce sont des Francophones. Elle est leur identité collective439 ou leur identité refuge.440 Cependant, Dominique Combe affirme que « le problème central de la francophonie n'est donc pas seulement celui de l'identité, ainsi que le répètent inlassablement écrivains et commentateurs, mais de l'unité d'un sujet divisé »441. Comment peut-on être soi-

434 Michaëlle JEAN, op. cit., p. 5

435 Thi Hoai Trang PHAN, « Les défis de la diversité culturelle et linguistique en Francophonie », op. cit., p. 65

436 Idem, p. 65

437 « La Francophonie doit assurer la place, et le rayonnement du français sur le nouvel échiquier linguistique mondial [..] », (XIVe sommet de la Francophonie de Kinshasa 2012), Rapport de la Secrétaire de la Francophonie, 2016, p.60

438 Aujourd'hui, cela n'est pas une vérité car il y a des pays qui ne parlent pas français qui font partie de la Francophonie actuelle, c'est-à-dire l'OIF. À ce propos, Jean-Jacques Konadje dira que « [..] les critères d'appartenance à l'OIF ne sont pas conditionnés par une histoire coloniale. Ils n'imposent pas non plus que le français soit la langue officielle dans tous les pays qui en sont membres. » (La Francophonie : un néologisme inventé par Onésime Reclus. Disponible sur http://afriessence.canalblog.com/archives/2006/12/07/3368831.html). Et confirmer par Cecile B. Vigouroux qui, à son tour, dit « The extension of membership to contries not traditionally, or historically Francophonie, such as Bulgaria, Cape Verde, guinea Bissau, Macedonia, to cite just a few, prove that the French language is no longer `' one of the most important criteria, indeed the only one that defines la Francophonie beyond question'', contrary to the initial stipulation in nations Nouvelles. » (Francophonie, op. cit., p. 384) Accentuer par François Povenzano en ces termes : « Comme le notent Daniel Baggioni et Roland Breton à propos des dernières annexions en date : `' [..] les arguments manquent pour justifier intellectuellement l'adhésion de la Bulgarie ou de l'Angola. Seuls les critères politico-diplomatiques peuvent expliquer ces curieuses extensions de la francophonie. », p.97 (« La `'Francophonie» : définitions et usages », In : Quaderni,n°62, Hiver 2006-2007. Le thanatopouvoir : politique de la mort, pp.93-102). (Voir annexe II, p. 476/478) Cela nous permet donc d'affirmer que la Francophonie est un concept.

439 Thi Hoai Trang PHAN, , « Les défis de la diversité culturelle et linguistique en Francophonie », op. cit., p. 65 : « La langue y est alors un symbole d'identité collective [..] ».

440 Thi Hoai Trang PHAN, « Des dynamiques de la francophonie », op. cit.

441 Dominique COMBE, Poétiques Francophonies, Paris, Hachette, 1997, p. 134

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même, s'assumer une identité quand on doit parler ou écrire une langue qui n'est pas la langue maternelle ? En Afrique, n'est-ce pas la diversité des langues locales qui a conduit les Africains à recourir à la langue du colonisateur ? Quelles que soient les questions ou les réponses, parler la langue de l'autre, signifie se reconnaître en lui, s'identifier en lui et épouser sa culture. Avec la Francophonie, l'on se reconnaît en la France et l'on épouse sa culture, parce que l'on parle la langue française. Léopold Sédar Senghor ne peut dire le contraire. Il sait très bien que les « [...] langues sont les meilleurs véhicules des cultures »442, mieux, que « la langue est, en même temps, le véhicule et l'instrument majeur de toute culture »443. Toba Misuzu pense, au contraire, « que la Francophonie ne vise pas pour Senghor la diffusion de la culture française. Elle est plutôt considérée comme quelque chose qui dirige notre attention vers une culture extérieure, surtout la culture africaine, qui avait été humiliée même dans le domaine de la recherche. »444 Selon Toba Misuzu, la Francophonie est pour Senghor l'instrument pour réhabiliter ou pour positionner les cultures africaines longtemps méconnues ou ignorées.445 Peut-on parler d'une culture africaine si, parfois, les langues africaines sont biaisées au profit des langues des colonisateurs ? Ne s'agit-il pas de faire la promotion des langues et cultures africaines dans un concert sans orchestres ? C'est dire les Africains ne se sentent même pas concernés dans cette promotion de leur langue et de leur culture. Rares sont ceux qui connaissent leur culture, les pas de danses traditionnelles, les paroliers traditionnels, les contes ou qui parlent correctement leur langue sans employer un mot français. C'est le Blanc qui leur apprend ce qui se passe chez eux, et ce, depuis longtemps446.

Il est question, peut-être, de mettre en évidence ou d'éveiller la conscience endormie des Africains à s'enraciner en leur culture, en leur langue pour les proposer aux autres. Ce retour aux sources n'est-il pas le fondement de la Francophonie senghorienne ? On ne peut pas être universel si on n'est pas soi-même. Il faut être soi-même pour prétendre être universel. Toba Misuzu affirme, encore, que « pour lui (Senghor), la véritable culture est faite d'enracinement et de déracinement. L'enracinement au plus profond de la terre natale : dans son héritage

442 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté V, p. 138

443 Idem., p. 138

444 Toba MISUZU, op.cit. p. 111

445 Nous aborderons la culture africaine dans la deuxième partie de ce travail.

446 La prise de conscience de l'existence d'une culture africaine est due aux travaux de Leo Frobenius, Histoire de la civilisation africaine, et de Placide Tempels, La philosophie bantoue. C'est à partir de ces études que les auteurs de la Négritude vont décider de prendre les choses en main. Nous constatons malheureusement que la lutte des négritudiens a été vaine, car la nouvelle génération ne se soucie point de la culture africaine. C'est une lutte obsolète. La promotion de la culture africaine est biaisée par les gouvernements des pays africains au profit de la culture occidentale. Aucun programme scolaire incluant un enseignement des langues locales, oubliant que l'école joue un rôle essentiel d'intégration culturel.

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spirituel. Le déracinement signifie l'ouverture à la pluie et au soleil, aux apports fécondants des civilisations étrangères. »447 Cela suppose que la culture est enracinement et ouverture.

Partant du fait que la Francophonie est culture, comme Senghor s'évertue à le dire, pouvons-nous parler d'ouverture en Francophonie si les Francophones ne sont pas traités de la même manière ou logés dans ou à la même enseigne ? Si les francophones ne sont pas libres de circuler dans les pays dits francophones ? Si au sein de la Francophonie, certains Francophones sont victimes du racisme ou indésirables ? Si pour rentrer en France, en Belgique, au Canada, en Suisse, etc. l'on exige un visa ou un certificat d'aptitude de langue française ? Si certaines frontières sont hermétiquement fermées à certains Francophones ? Pouvons-nous parler d'enracinement en Francophonie, si la langue française est la seule langue à être parlée en son sein ? Ces interrogations sont partagées avec Laurent Gbagbo qui affirme : « Si nous considérons la francophonie comme étant un espace culturel commun, cela veut dire que les populations des pays membres de la francophonie peuvent se déplacer dans cet espace sans problème. Mais que constatons-nous ? Nous constatons que les pays qui ne parlent pas la langue française viennent en France sans visa. Exemple le Brésil, le Honduras etc. Et que nous-mêmes africains francophones éprouvions toutes les difficultés à obtenir un visa pour la France. Donc je ne trouve pas cela juste. Il nous faudrait réformer la francophonie et j'en ai parlé avec son secrétaire général. »448 Avec tout cela, pouvons-nous dire aussi, comme Gilles Vigneault, que « la Francophonie, c'est un vaste pays, sans frontières, c'est celui de la langue française, c'est le pays de l'intérieur, c'est le pays invisible, spirituel, mental, moral qui est en chacun de nous » ?449 Ou comme Henri Lopès, que la Francophonie est une « famille où s'expriment mille cultures et mille civilisations » ?450

Les défenseurs de la diversité linguistique vont nous miroiter avec le créole, le nouchi, le lingala comme si le créole, le nouchi et le lingala sont parlés dans tous les pays francophones ou par tous les parlants français. Ces langues sont dues à une recherche ineffable d'une identité. Les autres (excepté les Français, les Canadiens, les Belges, les Suisses) ne se sentent vraiment pas à l'aise dans la langue française, car elle ne peut pas exprimer leur âme. La Francophonie, si elle veut demeurer toujours un concept rassembleur et englobant, doit définir correctement la notion d'ouverture. Parlant de l'ouverture, Toba Misuzu nous dit que « pour Senghor, l'ouverture à la Francophonie n'est jamais contradictoire avec un enracinement dans la

447 Toba MISUZU, op.cit. pp. 107-108

448 Propos de Laurent Gbagbo recueilli sur un site internet.

449 Gilles VIGNEAULT, compositeur, chanteur Canadien (Québec) d'expression française

450 Cf. Henri LOPES (1989).

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Négritude, parce qu'il pense qu'elle est un ?complément nécessaire.? »451 Koutchoukalo Tchassim corrobore les propos de Toba Misuzu en disant que « Senghor, pour sa part, conçoit l'Africain comme un ?métis culturel? qui se sert de la langue étrangère pour se faire comprendre des autres avec qui il est lié par cette langue. »452 Se servir de la langue de l'autre pour se faire comprendre n'est-il pas synonyme d'un déracinement, l'état de celui ou de celle qui est coupé(e) de ses racines culturellement ?

Avec la Francophonie, l'identité culturelle demeure une question de survie qu'il faut chercher à défendre. Léopold Sédar Senghor et Onésime Reclus sont tous deux conscients qu' « un peuple ne se développe pas, à notre avis, s'il n'a pas une certaine connaissance de son identité et de sa valeur transmises par la culture et l'histoire. »453 Pensez-vous que la langue française est-elle capable de restituer l'identité culturelle des parlants français ou de les aider à avoir une certaine connaissance de leur culture ? « Il est néanmoins vrai que les caractères propres d'une langue influencent la pensée et les valeurs culturelles qu'elle véhicule », nous dit Xavier Deniau454. De ce fait, n'oublions pas que la langue française chez Senghor signifie culture française : « [...] Vous le devinez, cependant notre attachement à la langue française ne serait pas si tenace s'il ne signifiait pas attachement à la culture française. »455 Il est sûr et certain que la langue française ne peut pas aider les francophones à avoir une certaine connaissance de leur culture et de leur identité, et qu'elle ne peut que véhiculer la culture française. Peut-être, conscient de ce fait, Senghor réajuste sa thèse en disant que « [...] nous ne voulons rien renier de notre histoire, fut-elle ?coloniale?, qui est devenue un élément de notre personnalité [...] »456, et qu' « il n'est pas question de renier les langues africaines. »457 Mais, il s'agit d'un retour à nos sources pour un enracinement en nos valeurs qui ne sont pas totalement corrompues par la culture occidentale afin de les sauver, parce que « [...] la question de l'identité culturelle [...] implique le rapport à l'autre »458. Senghor estime qu'avec la Francophonie, « l'Afrique doit oeuvrer à la revalorisation de ses langues de cultures propres »459 car « une langue qui n'exprime que son génie traditionnel risque de s'étioler et de

451 Toba MISUZU, op. cit., p. 111

452 Koutchoukalo TCHASSIM, « La quête de la civilisation de l'universel chez les écrivains africains : Léopold Sédar Senghor et Félix Couchoro », Revue du CAMES, vol. 009, n° 2, 2007, p. 44

453 Théâtres africaines (Actes du colloque sur le théâtre africain, École Normale Supérieure, Bamako, 14-18 novembre 1988), « Théâtre, Développement et culture coloniale », (En commission), Paris, Édition Silex, 1990

454 Xavier DENIAU, La Francophonie, Que sais-je ?, Paris, PUF, 1983, pp. 21-22

455 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 131

456 Idem, p. 132

457 Léopold Sédar SENGHOR, Esprit, n°311, p. 843

458 Paulin HOUNSOUNON-TOLIN, « Orphée et la négritude comme oubli de la loi du cannibalisme culturel, et ignorance de l'identité culturelle comme rapport à l'autre », Éthiopique, 2ème semestre 2009, p. 134

459 Sékou Ahmed TOURÉ, l'Afrique et la révolution, Paris Présence Africaine, p. 254

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disparaître, mais une langue qui prend appui sur ce génie et s'ouvre en même temps aux réalités nouvelles est nécessairement amenée à évoluer, donc à s'améliorer et à se parfaire. »460 En ce sens, Seck Mangoné dit que « c'est aux Négro-Africains de définir leur propre francophonie ! Ce sont eux qui doivent choisir, élaborer, construire leur propre conception des relations entre leurs langues et le français. »461

Enracinement, ouverture et dialogue des cultures sont des notions qui font partie du concept de Francophonie, et pourtant la réalité du moment fait douter de ces notions de bons augures. Des cultures peuvent-elles dialoguer sans se corrompre, sans qu'il y ait une influence mutuelle ? Si, oui, alors le dialogue des cultures est utopique, car l'une des cultures empiétera ou emportera l'autre ; mieux, « toute culture se nourrit de celles qui l'ont précédée ou avec lesquelles elle a quelque commerce »462, ou peut-être ces cultures en commerce donneront une sorte de culture hybride. N'est-ce pas cette culture hybride que l'on appelle culture francophone ? Nous savons aussi que « [...] toute culture est héritière de celle ou celles qui l'a ou l'ont précédée »463. Cela suppose qu'avec le dialogue des cultures nous aurons une culture qui héritera des valeurs des cultures en dialogue en Francophonie, une culture dite universelle. Peut-être, le dialogue des cultures est un échange de ce que chaque culture a de particulier, un échange dans lequel chaque culture ne s'influencera pas ou il n'aura pas de métissage. Cela est-il possible ? Pour nous faire mieux comprendre, il nous convient d'appréhender la culture. Qu'est-ce que la culture ?

La culture se réfère d'abord à l'ensemble des travaux qui servent à rendre la terre plus fertile et à améliorer ses productions. Dans ce sens, elle est en rapport avec l'agriculture. Puis, par extension, elle renvoie à l'activité artistique, intellectuelle de l'homme. Elle est employée pour parler du « processus de développement de certaines facultés de l'esprit par des exercices intellectuels »464. Selon Samuel von Pufendord, la culture est « l'ensemble des oeuvres humaines dans leur contexte social »465 ; ce qui est asserté par Emmanuel Kant. Quant à lui, il affirme qu'elle est « l'ensemble des fins que l'homme peut réaliser librement du fait de sa nature raisonnable. »466 Mieux, la culture serait « l'ensemble des usages, des coutumes, des manifestations artistiques, religieuses, intellectuelles qui définissent et distinguent un groupe,

460 Idem., p. 254

461 Mangoné SECK, op. cit.

462 Paulin HOUNSOUNON-TOLIN, op.cit., p. 130

463 Idem, p. 130

464 Le Petit Larousse Illustré, Paris, 2002

465 Cité par Le Grand Dictionnaire des Lettres, Larousse, Paris, 1987 ; p. 404

466 Idem, p. 404

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une société. »467 Cependant, « les phénomènes de culture sont intransmissibles, uniques, liés à leur rapport vivant ; ils comprennent les valeurs d'expression et de création et leurs réalisations, ils ne sont pas soumis à des lois décelables, mais à des rythmes d'émergence, de disparition et de résurgence. »468 Cela sous-entend que la culture est quelque chose d'inné, qui existe ou qui est sans que l'on sache pourquoi cela doit être comme cela. Par contre, certaines personnes estiment qu'elle est « transmissible dans et par une collectivité quelle qu'elle soit, les sociétés primitives y compris. »469 Mieux, « une culture n'est jamais innée, mais toujours acquise. »470 Dans ce sens, le mot civilisation convient d'être employé, car « les phénomènes de civilisation sont universels et transmissibles, ils comprennent la connaissance positive et la réalisation de ce savoir dans la technique ; ils correspondent à la rationalisation de l'existence humaine. »471 Cela est corroboré par Alexis Kagamé, paraphrasé par Alpha Ibrahim Sow : « [la civilisation], c'est l'adaptation d'un groupe humain se servant de la nature humaine totale (intelligence, volonté, sensibilité et activités corporelles) pour domestiquer et embellir le milieu physique où il doit vivre (climat et saisons, minéraux, hydrographie, faune et flore), se garder des causes intérieures de désagrégation, se défendre contre les groupes similaires qui tenteraient de l'absorber et pour transmettre à sa descendance l'expérience globale reçue de ses initiateurs. »472

Pour être plus explicite, nous disons que la civilisation est un acquis, mieux elle est « l'ensemble des rapports conscients existant entre l'homme et la société, l'homme et la nature. »473 Il faut le reconnaître, les définitions de la culture sont diverses et problématiques, car culture et civilisation sont, presque, prises comme des synonymes. Néanmoins, « la culture possède (...) une identité spécifique liée aux caractères les plus intimes d'un peuple, à la nature de sa pensée et de son patrimoine, à sa perception des choses et sa façon de les considérer. C'est la culture qui distingue les peuples les uns des autres ; toutefois cette distinction [...] n'exclut pas les contacts avec les autres peuples : bien au contraire, elle encourage ces contacts et ces rencontres, elle les impose même. C'est cela qui donne naissance aux grandes questions culturelles comme l'authenticité et le renouvellement ou l'unité et la diversité »474. Elle possède aussi deux aspects : un aspect statique et un aspect dynamique. L'aspect statique « désigne

467 Le Petit Larousse Illustré, Paris, 2002

468 Le Grand Dictionnaire des Lettres, op. cit., p. 404

469 Le Dictionnaire du littéraire, p. 169

470 Paulin HOUNSOUNON-TOLIN, op. cit., p. 135

471 Le Grand Dictionnaire des Lettres, op. cit., p. 404

472 Alpha Ibrahim SOW, « Prolégomènes », Introduction à la culture africaine, Unesco 10/18, Paris, 1977, p. 30

473 Sékou Ahmed TOURÉ, L'Afrique et la révolution, op. cit., p. 183

474 Propos d'Abdel Aziz El Sayed, repris par Alpha Ibrahim SOW, op. cit., pp. 22-23

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l'ensemble des trésors, des institutions, des croyances, tandis que [l'aspect dynamique] caractérise l'aptitude créatrice, le fait qu'un peuple ne peut se contenter de statut de simple consommateur mais se veut producteur de biens culturels. »475 Chaque peuple, chaque société ou groupe a donc sa propre culture, et que les cultures, lorsqu'elles sont différentes, ont des différences à échanger. Or « on ne peut pas développer harmonieusement [ni échanger] des cultures et des valeurs que l'on ignore, que l'on néglige ou que l'on méconnait. »476 N'est-ce pas une raison pour s'enraciner en sa culture d'origine pour mieux la connaître afin de la présenter à l'extérieur, aux autres ?

La question demeure toujours, celle de savoir si la langue n'est pas le moyen efficace ou le véhicule idéal de la culture. Si tel est le cas, alors soyons à mesure de dire qu'il y a une seule culture à la Francophonie, celle de la France. Dans le cas contraire, essayons de voir dans quelle mesure les autres cultures peuvent interagir avec celle de la France par le biais du français. La culture, chez Senghor, est une certaine façon propre à chaque peuple de sentir et de penser, de s'exprimer et d'agir. Cela confirme la thèse que chaque peuple a sa propre culture, ses habitudes et sa langue, et que la culture est l'identité d'un peuple. De ce fait, peut-on parler de culture en Francophonie ? La Francophonie ne contribue-t-elle pas à l'assimilation de la langue française ? Semble-t-il que Francophonie et assimilation revêtent un autre sens chez Léopold Sédar Senghor ? Ne donne-t-elle (la Francophonie) pas des modèles de représentation et d'interprétation du monde ? Tout est flou avec la Francophonie, et elle nous entraîne dans un flou de notions, de définitions, de conceptions et d'objectifs.

Dans ce flou d'idées, le concept d'enracinement et d'ouverture, et la notion de dialogue des cultures semblent prendre le dessus sur les autres notions dans le discours de la Francophonie senghorienne. Quel sens donne Senghor au concept d'enracinement et d'ouverture ? Peut-être, invite-t-il les Français à s'enraciner dans la Francité et à s'ouvrir à la Négritude, et les Africains à s'enraciner eux-aussi dans la Négritude et à s'ouvrir à la Francité ? Francité et Négritude ne disent-elles pas culture chez Senghor ? Le dialogue des cultures ne signifie-t-il pas dialogue entre Francité et Négritude ? Peut-être, avec la Francophonie, Senghor prône-t-il un retour aux sources qui aboutirait sans doute à une culture métissée ou à une Civilisation de l'Universel ? Alors, que signifie la Civilisation de l'Universel chez Senghor ? La Civilisation de l'Universel n'est-elle pas chez Senghor la Francophonie ? Doit-on rappeler que la Francophonie se repose essentiellement sur la langue française ? Ne pensez-vous pas

475 Alassane NDWA, «Itinéraire d'une pensée : Léopold Sédar Senghor : du refus de l'assimilation à la recherche d'un métissage bien compris », Éthiopique, n° 37-38, 2ème et 3ème trimestre, 1984, volume II, n° 2-3

476 Alpha Ibrahim SOW, op. cit., p. 37

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qu'avec la langue française, c'est la culture française qui est inculquée ? Si telle est le cas, la Francophonie n'est-elle pas la culture française ? Ne pensez-vous pas que la culture est partout la même et que ce sont les outils et les moyens pour l'exprimer qui diffèrent ? À ce niveau, ne pouvons-nous pas dire que la Francophonie est l'expression de toutes les cultures en dialogue. Le débat477 étant ouvert, c'est à nous d'apporter notre contribution à la compréhension de la Francophonie, et de voir si elle est un concept d'enracinement et d'ouverture ou un concept de dialogue des cultures, sachant bien que « la langue française est l'un des instruments essentiels d'ouverture sur le monde »478. (Ce sont ces concepts qui définissent-ils aujourd'hui la Francophonie ?)

477 Christian PHILIP affirme que « La Francophonie a besoin de redevenir un sujet de débat. » (« La Francophonie : l'une des réponses à la mondialisation culturelle », Disponible sur http://www.planetagora.org/yaounde/philip.pdf.&ued=0ahUKEwisw ). Du débat peut, nous l'espérons, naître une nouvelle politique et donc l'action pour une Francophonie ouverte.

478 Michaëlle JEAN, op.cit, p. 59

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1. UN CONCEPT D'ENRACINEMENT ET D'OUVERTURE

La Francophonie est à la fois une communauté de parlants français et un concept humaniste invitant à s'ancrer en sa culture pour aller vers d'autres cultures. Mieux, la Francophonie est ce lien culturel tissé à partir de la langue française qui se fait « dans la reconnaissance des autres cultures, car toute langue est tissage culturel, jamais figée, mais toujours en devenir »479, et parce qu' « aucun peuple ne peut légitimant tirer vanité de sa langue car aucune n'est la création d'un seul peuple »480. Dans cette logique, Paul Dumont affirme que « le français peut être l'expression de cultures autres que françaises »481. Ce qui peut signifier que la culture française est en contact avec d'autres cultures. C'est la raison, peut-être, pour laquelle Léopold Sédar Senghor asserte que

Le problème est pour chaque homme ou femme de chaque civilisation, pour

chaque personne de s'enraciner au plus profond de sa propre civilisation pour mieux s'ouvrir aux pollens fécondants venus des quatre horizons.482

Car, ajoute-t-il,

Il s'agit pour chaque continent, pour chaque peuple de s'enraciner profondément dans les valeurs de sa civilisation propre pour s'ouvrir aux valeurs fécondantes de la civilisation française, mais aussi des autres civilisations, complémentaires, de la Francophonie.483

Des propos de Senghor, il ressort qu'avec la Francophonie, il s'agit de s'enraciner dans sa propre culture et de s'ouvrir à d'autres cultures différentes de la sienne, mais complémentaires. Autrement dit, la Francophonie est un concept d'enracinement et d'ouverture culturel.

L'enracinement est l'action d'enraciner ou le fait de s'enraciner. Cela fait allusion aux plantes. Cependant, dans un sens plus large et approprié pour cette présente étude, nous disons que l'enracinement est l'action d'implanter profondément dans l'esprit les moeurs de sa culture, de revenir à sa culture d'origine et de la connaitre et de se l'approprier. Quant à l'ouverture,

479 Béatrice TURPIN, op. cit.

480 Alexis VASSILIS, Le premier mot, Paris, Stock, 2010, p. 13

481 Paul DUMONT, « Francophonie, francophonies », op. cit., p. 46

482 Propos de Senghor repris par Penda MBOW, consultable sur http:// www.cercle-richilieu-senghor.org/index.php?option=com_content&vie=article&id=74 483Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », loc. cit.

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elle est un espace vide, libre faisant communiquer l'intérieur et l'extérieur, du dehors et du dedans. Au figuré, elle est cette aptitude à comprendre et à admettre ce qui est nouveau, inhabituel. En ce qui concerne notre étude, nous affirmons que l'ouverture consiste à l'acceptation de la culture de l'Autre. De ce fait, nous avançons que l'enracinement et l'ouverture signifient avoir la maitrise de sa propre culture et aller à la rencontre d'autres cultures, « car pour parler de soi aux autres, il faut se connaître, connaître les valeurs culturelles de sa race. C'est en se connaissant mieux que l'on peut prétendre s'ouvrir aux autres. »484Comment l'enracinement et l'ouverture sont-ils possibles à la Francophonie ?

L'idée d'enracinement et d'ouverture est contenue dans la notion même de la Francophonie dès son invention par Onésime Reclus. En effet, Onésime Reclus, avec la Francophonie, voulut que la France, tout en laissant les personnes voulant parler le français de le parler, apprenne la leur (la langue de ces personnes désirant parler le français). De ce fait, sans le formuler exactement ou réellement, la Francophonie d'Onésime Reclus prônait déjà l'enracinement et l'ouverture. À cet effet, il dit :

Tous les hommes instruits de la terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre, nous, dans notre petit coin, nous ne lisons que nos livres et ce qu'on veut bien nous traduire. C'est pourquoi nous sommes en dehors du monde et de plus en plus dédaignés par lui.485

Claire Riffard dit, en ce sens, que « la notion de francophonie elle-même sous-entend la présence souterraine d'autres langues. »486 La mise en garde d'Onésime Reclus se manifeste comme une invitation à l'ouverture pour la France à l'extérieur. Il est bien de s'enraciner dans sa culture, mais il est mille fois meilleur de s'ouvrir à d'autres cultures, semble dire Onésime Reclus avec la notion de Francophonie. Selon Onésime, les Français sont totalement enracinés en leur culture et ne lisent que tout ce qui est écrit en français. En d'autres mots, ils consommaient français. Pour ceux-ci, la France et sa culture d'abord, et le reste on s'en fout. Onésime Reclus se rend-compte que ce comportement risque de faire périr la France et sa langue ainsi que sa culture. La France devrait, dans la logique reclusienne, faire du Négro-Africain une copie du Français, c'est-à-dire assimiler le Négro-Africain par le biais de la langue française, car pour Onésime Reclus, « l'humanité qui vient, f...] n'aura d'attention que pour les langues très parlées, et par cela même très utiles. »487 De l'enracinement aveugle des

484 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 65

485 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., pp. 429-430

486 Claire RIFFARD, « Francophonie littéraire : quelques réflexions autour des discours critiques », Disponible sur http://www.item.ens.fr/index.php?id=207602

487 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 429

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Français en leur culture, Onésime Reclus les invite à aller vers d'autres continents, en particulier, en Afrique, vers d'autres cultures, pour faire des Africains des francophones afin que vivent longtemps la langue et la culture françaises. Il se justifie en ces termes :

Comme nous espérons que l'idiome élégant dont nous avons hérité vivra longtemps un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l'Afrique et grâce au Canada, devant les grandes langues qui se partageront le monde, nos arrière-petits-fils auront pour devise « Aimer les autres, adorer la sienne ».

La Francophonie d'Onésime Reclus se veut d'abord enracinement, ensuite ouverture.

L'ouverture, chez lui, ne s'arrête pas seulement à la diffusion de la langue française, mais elle consiste aussi à apprendre d'autres langues, car « tous les hommes instruits de la terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre »488. La Francophonie reclusienne est implicitement un concept d'enracinement et d'ouverture, et cela concerne uniquement les Français. Ce sont eux qui doivent aller vers les autres pour leur inculquer le français et apprendre la langue des autres. Cependant, le concept d'enracinement et d'ouverture sont rétablis dans leur sens premier par Léopold Sédar Senghor.

Lorsque Senghor parle d'enracinement et d'ouverture en Francophonie, il faisait allusion, sans doute, au Négro-Africains. En effet, la rencontre des peuples de civilisations différentes au cours de l'histoire africaine sans oublier l'esclavage, la traite négrière et la colonisation ont donné lieu à des mutations profondes dans la manière de faire, d'agir, de parler et de s'habiller faisant de l'Africain un déraciné, dépouillé de son histoire et de son identité culturelle. On peut dire qu'il est étranger à lui-même. L'Africain, conscient de ces mutations d'ordre social et culturel, est appelée à réviser sa façon de faire et d'être, c'est dire de sa culture. D'où le concept d'enracinement chez Senghor. Car « l'Africain pour trouver son équilibre doit s'enraciner, se réconcilier avec lui-même, avec ses réalités. »489 En effet, comme le stipule Koutchoukalo Tchassim,

L'esclavage et la colonisation ont favorisé l'ouverture de l'Africain à d'autres races, à d'autres cultures. Cette ouverture, surtout au temps colonial, a occasionné chez lui l'assimilation de la culture du colonisateur. Mais conscient du malaise provoqué par cette assimilation à savoir le mépris et la destruction des valeurs africaines, de la nécessité de réhabiliter ces valeurs, [...] Senghor [...] adopte un ton plus conciliant [...]490

488 Idem., p. 429

489 Pathé DIAGNE, « Renaissance et problèmes culturels en Afrique », Introduction à la culture africaine, Unesco 10/18, Paris, 1977, p. 246

490 Koutchoukalo TCHASSIM, « La quête de la civilisation de l'universel chez les écrivains africains : Léopold Sédar Senghor et Félix Couchoro », op. cit., p. 42

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L'ouverture de l'Africain est brusque et humiliante, Senghor ne peut la nier. Mais, il use d'un ton plus conciliant pour l'exprimer et pour pardonner491 le bourreau afin de redéfinir l'ouverture, car « l'ennemi d'hier est un complice, qui nous a enrichis en s'enrichissant à notre contact »492.

Il fallait, pour acquérir les connaissances et les valeurs culturelles du colonisateur,

l'accepter et s'ouvrir à lui493 [car la volonté de Senghor] de pardonner après avoir récriminé contre la France l'amène à la réconciliation, à l'acceptation de l'Autre494.

Accepter l'Autre, le colonisateur, et s'ouvrir à lui est aussi chez Senghor de retourner à ses propres racines et de les exprimer de manière authentique. Mieux, la Francophonie consiste, à la fois, à s'enraciner dans ses propres valeurs culturelles et s'ouvrir aux apports féconds des autres civilisations et cultures, comme le justifie Ibrahim Diop :

Avec le concept de Francophonie, Senghor ne voulait en aucun cas occulter ou perdre de vue les valeurs, la richesse des langues et cultures négro-africaines. L'ouverture aux peuples et cultures qu'il prône n'exclut nullement la sauvegarde précieuse des valeurs linguistiques et culturelles [...]495

C'est pourquoi, Senghor asserte que

La Francophonie doit être ce que nous appelons au Haut Conseil une communauté plurielle. C'est très important. Chacun doit d'abord s'enraciner dans son continent, dans sa nation, dans sa culture de sorte que partout, si j'étais Corse, je m'enracinerais d'abord dans la « corsitude », si j'étais Basque, ce serait dans la « basquitude », mais pour le moment, je m'enracine dans la négritude. Et je crois que nous avons tous beaucoup à apporter car le français comme langue représente, au demeurant, une culture de synthèse, de symbiose. [...] Il s'agit donc de nous enraciner mais de nous ouvrir en même temps à cette civilisation de l'universel qui est la Francophonie496.

Dans ce propos ci-dessus, Senghor dit que la Francophonie est, d'abord, un enracinement, puis une ouverture à la Francité. Cela dit s'enraciner dans la Négritude et s'ouvrir à la Francité, parce que, si nous « renversons la proposition pour être complets : la Négritude, l'Arabisme, c'est aussi vous, Français de l'Hexagone. Nos valeurs font battre, maintenant, les livres que vous

491 Nous aborderons le pardon dans la partie deux de ce présent travail.

492 Léopold Sédar SENGHOR, Esprit, op. cit. (loc. cit.), p. 841

493 Koutchoukalo TCHASSIM, op. cit., p. 43

494 Note sur Senghor, op. cit.

495 Ibrahim DIOP, op. cit., p. 11

496 Léopold Sédar SENGHOR, « Colloque des Cent, 15 février 1986, l'Arbre à palabre des francophones », Dossier Thématique, AFI, op. cit., p. 329

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lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l'Hexagone. »497 De ce fait, on peut alors parler de communauté plurielle avec la Francophonie. Elle est aussi la Civilisation de l'Universel.498 Senghor dit également que la langue française est la langue d'une culture de synthèse, de symbiose. Nous comprenons dès lors que la Francophonie est une culture de synthèse et de symbiose. Mieux, elle est une culture hybride nécessitant la participation de la Négritude et de la Francité avec une langue française enrichie des apports des langues africaines.

Cependant, il faut que les langues africaines soient revalorisées afin que la synthèse soit effective pour la culture francophone. Cette culture est la Civilisation de l'Universel selon Léopold Sédar Senghor. Sophie Croisset et Anne-Rosine Delbart disent que

[...] pour Senghor [...] la langue et la culture françaises doivent aider à développer les langues et les cultures africaines qui viendront, en retour, enrichir la langue et la culture françaises pour faire du français « la langue de culture de la Civilisation de l'Universel »499.

Ce que Senghor semble ignorer est que la langue fait les peuples, et contribue à transformer leurs modes de pensée et leurs valeurs. En d'autres mots, Senghor feint d'ignorer le fait que la langue est un élément d'assimilation. Parler la langue de l'autre, c'est être assimilé culturellement. Cette ignorance le conduit à nier toute forme d'assimilation de l'homme noir par la langue française et à inviter à assimiler et à refuser le fait d'être assimilé, car, selon lui, la culture consiste à assimiler non à être assimilé. Et cela est au centre même de sa conception de la Francophonie, comme le justifie Mongoné Seck :

Au fait, au centre de sa conception de la francophonie se trouve cette idée que

l'Afrique Noire doit aussi, tout en assimilant l'essentiel des qualités fécondes du français, préserver, sauvegarder ses langues.500

Pour Senghor, la langue française ne doit en aucun cas poser un problème : « L'usage du français en Afrique ne doit pas, selon L. S. Senghor, devenir cause de la régression et de la disparition des langues africaines »501. Nous devrons au contraire dépasser le problème de la langue française pour aller de l'avant. Cependant, ce mouvement vers l'avant nécessite bel et

497 Léopold Sédar SENGHOR, Esprit, op. cit. (loc. cit.), p. 844

498 Nous le verrons dans la deuxième partie de notre travail.

499 Sophie CROISET et Anne Rosine DELBART, « Marginalité, identité et diversité des ?littératures francophones? : présentation du dossier », Le langage et l'Homme, vol. XXXXVI, n°1 juin 2011, p. 3

500 Mangoné SECK, op. cit. 501Idem.

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bien un retour aux sources. Conscient de cette réalité, il organise en avril 1966 le premier Festival des Arts Nègres à Dakar pour affirmer, d'abord, que l'Afrique a une culture, puis inviter les Négro-Africains à s'intéresser à leur culture qui définit leur identité, et enfin permettre à l'Afrique de s'ouvrir à nouveau au monde occidental par le biais de sa culture.502 Car, avance Olga Balogun,

Il n'est pas douteux que l'art, tel qu'il se manifeste dans un groupe social par le chant, la danse, la musique, la décoration, la sculpture, la peinture, les mythes, etc., permet d'en définir la culture et contribue en même temps à lui donner le sentiment de son identité et de sa capacité d'agir en tant que groupe.503

Senghor est convaincu que les arts sont un fait de civilisation, le reflet de valeurs idéologiques, un mode d'expression et de pensée permettant de mieux comprendre le monde, la vision de l'univers, de Dieu, de l'homme, des êtres et des choses, de mieux apprécier sa culture et de rester soi ; car, selon lui, la civilisation se définit comme l'ensemble des valeurs morales et techniques d'un peuple donné à tel moment de son histoire, et leur expression en oeuvres concrètes504. Cette conception de Senghor des arts lui permet de dire que la culture est la civilisation en action, voire l'esprit de la civilisation. Pour participer à la Civilisation de l'Universel, il serait bon que chacun s'enracine dans sa culture, que chacun demeure tel qu'il est pour s'ouvrir à d'autres cultures. Senghor est aussi convaincu que les Arts se ressemblent tous, qu'il y a des affinités entre l'Art nègre et l'Art gaulois :

J'ai été frappé, l'autre année, en visant l'Exposition d'Art gaulois, des affinités de cet art et de l'Art nègre. Comment expliquer cette ressemblance si ce n'est par le substrat passionnel de la raison intuitive ! J'ai fait ce jour-là deux découvertes. La première est que, si les Gaulois ne sont pas nos « ancêtres », à nous, les Nègres, ils sont nos cousins. La deuxième est que, comme eux, nous pouvons, au « rendez-vous du donner et du recevoir » que constitue la Francophonie, rendre, au génie méditerranéen, une partie au moins de ce qu'il nous a donné505.

Parce qu'enraciné dans sa culture, Léopold Sédar Senghor a pu constater qu'il n'y a pas de différence dans les Arts. Ils sont universels. Cependant, ce sont les moyens pour l'exprimer qui sont différents. De ce fait, si les Arts permettent de définir la culture, alors la culture est la même partout, sauf les moyens expressifs de cette culture qui diffèrent. Pour cela, Senghor

502 « C'est l'objectif majeur du Festival Mondial des Arts Nègres de 1966 : Faire voir au monde entier en quoi consiste l'esthétique négro-africaine dont le sens et les subtilités ne doivent pas échapper au répertoire universel de l'Art », nous dit Mangoné SECK, op. cit.

503 Olga BALOGUN, « Formes et Expression dans les arts africains », Introduction à la culture africaine, UNESCO 10/18, Paris, p. 50

504Cf. Liberté I, p. 101/ Koutchoukalo TCHASSIM, op. cit., p. 43

505 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., pp. 88-89

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préconise une Francophonie acculturée506, c'est-à-dire une Francophonie qui permet d'intégrer sa culture à la culture de l'Autre. Pour arriver à cette Francophonie acculturée, il faut s'enraciner dans sa culture, comme Senghor l'a fait dans la sérénité (la sénégalité), pour s'ouvrir ou pour assimiler l'autre culture sans détériorer sa propre culture. Cela est possible par une maîtrise de la langue « [...] car chaque langue est à la fois la manifestation immédiate et formelle de la culture d'un peuple, d'une civilisation. »507 Et, parce qu'« il n'est pas question de renier les langues africaines »508 à la Francophonie. Cet enracinement en sa culture et cette ouverture en la culture de l'Autre ont permis de voir en Léopold Sédar Senghor trop Africain pour les Occidentaux et trop Occidental pour les Africains. Aujourd'hui il est question de savoir si la voix de Léopold Sédar Senghor a été entendue par les parlants français concernant son appel à l'enracinement et à l'ouverture.

Nous savons qu'aucune culture ne se développe et ne s'épanouit de manière autarcique, et qu'il y a un conflit culturel né de l'occupation coloniale du continent africain par les puissances d'Europe occidentale. Mieux, sous l'influence de la culture de l'Europe occidentale, à la suite de la colonisation, la culture africaine a été modifiée. Pour dire, les mythes, les contes, les devinettes, les proverbes, la poésie, le chant, la danse, la musique, la sculpture, la peinture, la décoration, etc. , en un mot la culture africaine est encore mal étudiée et mal connue d'abord par les Africains eux-mêmes et enfin par les Occidentaux. C'est pourquoi Alpha Ibrahim Sow affirme qu'

Une longue période de recherche et d'étude de la réalité culturelle africaine

s'ouvre en effet devant nous, tant il est vrai que, pour l'essentiel, nos grandes valeurs de civilisation restent encore à découvrir, à analyser, à conceptualiser [...]509

Il est vrai lorsqu'il affirme que « nos grandes valeurs de civilisation restent encore à découvrir, à analyser, à conceptualiser », mais il ne dit pas ce qu'il faut faire pour les découvrir, les analyser et les conceptualiser. Ce qu'il faut faire, c'est avec Senghor que l'on le saura, lorsqu'il propose la Francophonie comme concept d'enracinement et d'ouverture. Que faisons-nous aujourd'hui avec la Francophonie de ce concept d'enracinement et d'ouverture, clamé par Senghor ? Ne pouvons-nous pas dire qu'aujourd'hui en Afrique il y a une méconnaissance de soi et une connaissance de l'Autre ? Dans les universités occidentales, enseigne-t-on réellement la culture négro-africaine ? Que font les Africains pour leur culture ? L'Afrique n'est-elle pas

506 Nous y reviendrons.

507 Mangoné SECK, op. cit.

508 Léopold Sédar SENGHOR, «Le français, langue de culture », loc. cit., p. 843

509 Alpha Ibrahim SOW, op. cit., p. 36

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grande consommatrice de la culture de l'Autre, de l'Occident ? Si tel n'est point le cas, consomme-t-elle sa propre culture ?

Le déracinement en Afrique est à tous les niveaux, peut-on insinuer. Il n'y a pas de véritable enracinement en Afrique. En effet, l'Africain, au contraire, a adopté la culture occidentale à telle enseigne qu'il s'y identifie comme si c'était la culture de ses vrais ancêtres. D'abord, dans le domaine socio-culturel, il y a non seulement l'adoption des modes de pensée occidentale, mais aussi l'adoption des us et coutumes de l'Occident. Cela est mis en évidence par les religions révélées, les tenues vestimentaires, les mets culinaires, l'architecture des villes africaines, voire des villages,... Ensuite, dans le domaine économique, l'Afrique s'est appropriée le mode occidental de production de richesses avec des notions incompréhensibles, pour l'Africain lambda, telles que le capitalisme, le socialisme, le libéralisme... Ce calque du système économique occidental biaise donc le système économique négro africain. Les deux systèmes sont incompatibles. Enfin, dans le domaine politique, il faut reconnaitre que l'Afrique a abandonné le système de gouvernance traditionnelle pour adopter les systèmes politiques occidentaux faisant perdre la place de commandement aux dignitaires coutumiers, chefs et rois traditionnels. Ces garants des us et coutumes africains deviennent des pantins dans ces systèmes politiques occidentaux. Le mode de vie et culturel de l'Afrique et de la plupart des pays parlants français de la Francophonie est un mimétisme permanent ou normatif du mode de vie et culturel de l'ancien maître, l'Occident. Albert Tevoedjré partage cette idée en affirmant que

Cet intellectuel africain ne peut oublier que 1960 a mis un terme définitif à l'omnipotence du mépris racial et culturel qui fonde l'esclavage et la colonisation. [...] Hier, pas d'universités, peu d'ingénieurs, peu d'infrastructures. Tout cela a bien changé. Mais ce qui n'a pas changé et qui paraît grave, c'est la prise en charge par les Africains d'un système économique qui les maintient dans la dépendance. Ce qui n'a pas changé, c'est le style de commandement, de gestion des affaires publiques, c'est le mimétisme permanent du mode de vie de l'ancien maître.510

Il y a donc un délaissement total, voire une négligence totale des valeurs culturelles négro-africaines. Les cultures africaines sont méconnues à telle enseigne que les artistes musiciens, plasticiens, écrivains, etc. (rares sont ceux qui valorisent leur culture) préfèrent la culture occidentale que la leur. C'est donc ce constat qui fait dire que

La conception senghorienne de la Francophonie s'impose impérativement à l'Africain d'aujourd'hui qui s'efforce à raisonner comme Descartes, Verlaine, Hugo, ou à s'habiller comme les stars de cinéma ; et non comme Zadi Zaourou, Camara Laye, Jean-Marie Adiaffi, ... Parce que la poétique de la Francophonie, c'est du

510 Albert TEVOEDJRÉ, « Cinquantenaire...d'indépendances ? », Afrique-Asie, mai 2010, pp. 60-61

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Verlaine, de Hugo, de Claudel, de Senghor, des griots, des poétesses sénégalaises, de la tradition africaine...511

Avec la Francophonie senghorienne, on est invité à apprendre à se connaître d'abord, et apprendre à connaître l'Autre ensuite. On remarque qu'en Afrique, on a une méconnaissance totale de soi, mais une connaissance de l'Autre ; qu'on a une méconnaissance de sa littérature, de son Art, de sa culture. La preuve est que les Littératures et Civilisations Africaines sont introduites dans l'enseignement supérieur récemment, pour être plus juste, nous dirons à partir de 1980. Même en Europe, l'engouement d'autrefois n'est plus. C'est de façon occasionnelle que la littérature africaine est étudiée dans les universités européennes, en particulier françaises. Si elle est étudiée, c'est Léopold Sédar Senghor qui est au programme ou parfois Aimé Césaire dans le but d'appréhender la Négritude. Encore une fois, la Francophonie en tant que concept d'enracinement et d'ouverture est loin d'être une réalité pour les Africains.

Cependant, du mimétisme permanent ou normatif du mode de vie et culturel occidental, l'on est passé au besoin pressant d'exprimer son identité culturelle. Cela se manifeste à travers une volonté d'avoir sa propre culture et de parler de façon conventionnelle sa propre langue, mieux à travers une volonté de revalorisation de sa culture et des langues locales. Dans ce sens, certains pays africains ont, à côté du français, une langue locale comme une langue nationale. Par exemple, le Sénégal avec le wolof, le Mali avec le bambara. D'autres, par contre, ont une autre option pour revaloriser les langues et les cultures. C'est le cas de la Côte d'Ivoire avec le Marché des Arts et du Spectacle Africains (Masa), le Festival du Zanzan, l'Abissa ou l'introduction dans l'enseignement primaire l'étude des langues locales.512 Peut-être, avec la Francophonie, on pourra alors dire à chacun sa culture, à chacun sa langue sans exclure la langue française, car elle demeurera la langue en partage. Tous les pays francophones ont ce ressentiment, celui d'être soi culturellement et de s'ouvrir à l'Autre, et c'est ce que propose Léopold Sédar Senghor avec la Francophonie qui consiste à s'enraciner dans la Négritude et à

511 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 108

512 Enseigner les langues locales à l'école est un projet. Et ce projet est encore à la traine en Côte d'Ivoire, peut-être il ne sera jamais réalisé car « [les langues locales] ne jouissent d'aucun statut juridique véritable et de ce fait elles sont en réalité privées de toute possibilité d'action légale. Bien qu'elles aient un rôle identitaire fort et dominent dans les usages linguistiques quotidiens, ces langues restent confinées dans la marginalité par rapport à la vie des institutions de l'État. Leur emploi se limite aux milieux familiaux et ruraux » (Issa Sangaré YERESSO, « Medias et langues nationales en Côte d'Ivoire »), bien qu'elles « possèdent tous les moyens lexicaux et syntaxiques qui leur permettent de s'adapter à l'évolution de leur environnement » (J. et M. J. DERIVE, « Francophonie et pratique linguistique en Côte d'Ivoire »). Cependant, il faut le reconnaître qu'avec l'Institut de Linguistique Appliquée (ILA) la Côte d'Ivoire a aujourd'hui des moyens pédagogiques sérieux pour assurer une meilleure promotion des langues locales ivoiriennes dans la vie publique et culturelle de la nation et pour les introduire dans l'enseignement officiel du pays.

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s'ouvrir à la Francité pour les Négro-Africains, et pour les Français à s'enraciner dans la Francité et à s'ouvrir à la Négritude, tout en préservant l'identité culturelle individuelle.

Léopold Sédar Senghor souhaite que le concept de Francophonie soit un concept d'enracinement et d'ouverture, un concept qui préconise à la fois la connaissance de soi et la connaissance de l'Autre, animé d'un esprit de solidarité pour la sauvegarde des langues locales. Car, c'est à travers les langues que se perpétue la culture. Il faut s'approprier cette Francophonie pour la promotion des langues locales africaines. Il n'est pas question de les renier. Léopold Sédar Senghor l'avait déjà dit. Il faut que les langues locales jouissent d'un statut juridique véritable et qu'elles aient toute possibilité d'action légale en rapport avec la vie des institutions de l'État. Que leur emploi ne se limite plus aux milieux familiaux et ruraux, mais qu'il s'étende à tous les niveaux afin de définir l'identité culturelle. C'est ce combat que doit mener la Francophonie, au lieu de se targuer d'avoir remporté la bataille pour la diversité linguistique et culturelle à l'Unesco.513 Et, si elle gagne ce pari ou ce combat, nous serons dans l'obligation de reconnaître qu'elle est un concept d'enracinement et d'ouverture comme scandait poétiquement Léopold Sédar Senghor.514 Certes, les artistes, les écrivains, les musiciens, etc. négro-africains trouvent la notoriété en Europe qu'en Afrique, et les Occidentaux investissent en Afrique. Cependant, il faut reconnaître que beaucoup restent à faire pour que la Francophonie soit ce qu'elle prétend être, malgré le programme Élan-Afrique, lancé en 2012 dans le but d'améliorer la qualité de l'enseignement du français, mais aussi des langues d'Afrique subsaharienne : le Benin, le Congo, le Burkina- Faso, le Burundi, le Cameroun, le Mali, le Niger, la RDC et le Sénégal.515

L'enracinement des Négro-Africains en leurs langues et cultures ne signifie pas un abandon de la langue française. C'est plutôt une invitation à valoriser sa langue, sa culture, une invitation à rester soi-même d'une part et d'aller vers l'Autre d'autre part. Par cet enracinement, le Négro-Africain retrouvera son équilibre, son être. Parler la langue de l'Autre pour l'Afrique est un fait irréversible car elle a été une langue d'ouverture pour l'Afrique, et parce que physiquement, moralement, mentalement, intellectuellement et religieusement l'Africain est

513 L'OIF se réjouit d'avoir contribué à l'adoption de la convention sur la protection de la diversité culturelle et des expressions artistiques le 20 octobre 2005 par l'Unesco.

514 La Francophonie est consciente qu'il faut valoriser les langues africaines comme nous pouvons le voir avec la Déclaration de Moncton, article 9 : « La pluralité des langues et la diversité des cultures constituent des réalités qu'il faut valoriser. Dans cet esprit, nous devons continuer à soutenir la promotion et la diffusion de la langue française qui nous rassemble comme celles des cultures et des langues partenaires qui font nos identités et la richesse de notre communauté f...] », VIIIème Sommet de la Francophonie, septembre 1999, Moncton, Canada. Disponible sur le site : [ http://www.francophonie.org/oif/actions/pdf/Declaratio-de-Moncton.pdf]

515 Beaucoup restent à faire surtout au niveau de la littérature négro-africaine, nous pensons qu'il est temps que les écrivains négro-africains écrivent des oeuvres en leur langue locale. C'est ainsi que nous pouvons parler effectivement d'enracinement et d'ouverture en Francophonie du côté africain.

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occidentalisé, de la tête à l'orteil. Rien n'est épargné chez lui, peut-être, sauf la couleur de sa peau. L'Africain est une copie de l'Européen. Et comme toute copie se différencie de l'original, l'Africain ne sera jamais un Européen, et un Européen ne sera jamais un Africain, même s'il a beau épousé la Négritude. L'âme nègre, selon Léopold Sédar Senghor, n'a jamais été affectée ni assimilée. Il faut la préserver par un retour aux sources à travers les langues locales, véhicules de la culture. Et quant à la France, de son côté, elle doit accepter de se « décoloniser culturellement » et laisser sa langue s'enrichir des apports des Francophones aux niveaux de la chanson, le théâtre, la poésie, le roman, etc. Par le mariage avec les langues déjà parlées dans les pays francophones, telles que le créole, l'arabe, le berbère, le lingala, les langues africaines..., le français trouvera sa place et sa justification. C'est pourquoi, la Francophonie devrait encourager les pays africains à l'enracinement pour la revalorisation de leur langue, et la France, le Canada, la Belgique, la Suisse, etc. à l'ouverture pour le rayonnement de la langue française. C'est le voeu d'Ibrahim Sow :

Nous attachons la plus grande importance aux langues négro-africaines dans l'appréciation des possibilités de développement du français. Cela signifie en aucune façon que la progression de l'un suppose le dépérissement des autres (...) En fait, c'est dans un rapport de complémentarité que le français trouve sa place et sa justification. Son rôle et son avenir dépendent donc, au premier chef, du rôle qui sera reconnu aux langues africaines.516

Par la Francophonie, les peuples et les races sont appelés à s'enraciner en leur culture d'origine et à s'ouvrir à d'autres cultures afin que chaque peuple ou race puisse préserver son identité culturelle, sa langue, sa culture et participer au rayonnement de la langue française, enrichie des apports linguistiques de ces parlants français. Cela est l'enracinement et l'ouverture en Francophonie selon Senghor, car « on ne peut pas développer harmonieusement des cultures et des valeurs que l'on ignore, que l'on néglige ou que l'on méconnaît ».517

La Francophonie est une notion qui sous-entend enracinement et ouverture à la fois linguistique et culturelle. Cela est valable tant chez Onésime Reclus que chez Léopold Sédar Senghor. Pour Onésime Reclus, le fait que la France accepte tous ceux qui parlent le français est une ouverture qu'elle fait aussi bien du côté des parlants français que de la France elle-même. En effet, avec la langue française, la France s'ouvre non seulement sur les pays où le

516 L. DUPONCHEL, « Le français en Côte d'Ivoire au Dahomey et au Togo », ILA, Abidjan, 1974

517 Alpha Ibrahim SOW, op. cit. (loc. Cit.), p. 37

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français est susceptible de progresser et de se maintenir dans le rang des langues qui ont de nombreux locuteurs, mais ce sont aussi les pays des locuteurs de la langue française qui s'ouvrent à la France, parce que fertiles à l'implantation du français. L'ouverture, chez Onésime Reclus, est également le refus de l'autarcie linguistique. Il trouve aberrant que les Français se contentent uniquement du français sans vouloir chercher à apprendre d'autres langues, tandis que les autres parlent la leur sans oublier leur propre langue. Cette autarcie (la langue française se suffit à elle-même) peut lui faire perdre sa notoriété universelle. Raison pour laquelle, il invite les Français à s'acquérir d'autres langues pour se sentir dans le monde ou pour être plus regardant de l'extérieur. Ce fait d'apprendre d'autres langues, pour Onésime Reclus, est une ouverture de la France vers l'extérieur. Chez lui, la Francophonie est aussi un concept d'ouverture culturelle, car la langue française véhicule la culture française. C'est également pareil avec les autres langues que la France décidera d'apprendre, c'est-à-dire en ces langues, elle s'ouvre à d'autres cultures, différentes de la culture française.

La récupération senghorienne de la Francophonie ne lui ôte pas le caractère d'ouverture, bien au contraire, elle acquiert l'autre caractère, celui de l'enracinement. Senghor estime que la langue française a permis aux pays africains, ex-colonies françaises, d'être ouverts sur l'extérieur, d'être vus et compris. Mais, ce qui importe, ce n'est pas de se renier ni renier les langues et cultures africaines, c'est ce retour que l'Africain doit faire en sa culture et à sa langue maternelle pour demeurer soi-même sans être une copie conforme de l'Occident. Ce retour dont parle Senghor est l'enracinement. Par cet enracinement, il entend par là connaître sa propre culture afin de pouvoir la développer, la préserver et la présenter à l'Autre, à l'extérieur. En connaissant mieux sa culture, on peut s'adapter facilement à l'évolution rapide du monde. Il voulut que la Francophonie soit le catalyseur de l'enracinement et de l'ouverture des Francophones. Autrement dit, la Francophonie chez Léopold Sédar Senghor se veut d'abord enracinement en soi, et confirmation de soi avant de s'ouvrir aux autres aires culturelles, et de jeter des ponts vers toutes les cultures du monde en établissant les différences et les similitudes, les divergences et les complémentarités, en engageant un dialogue fécond fondé sur le respect mutuel. Ce voeu de Léopold Sédar Senghor ne semble pas être une réalité car la libre circulation des Francophones dans les pays francophones demeure un problème irrésolu. Il y a le fait aussi que certains pays africains francophones n'aménagent aucunes conditions pour valoriser leur culture et leurs langues locales, mais ils sont prêts à encaisser les subventions de l'OIF (cela est un autre problème à élucider). Il y a également le fait qu'une langue et une culture sont privilégiées, celles de la France, au sein de la Francophonie. Ce sont ces quelques problèmes parmi tant d'autres qui font de l'enracinement et l'ouverture une notion utopique. En remédiant

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à tous les problèmes obstruant l'enracinement et l'ouverture en Francophonie, le voeu de Léopold Sédar Senghor sera une réalité.

Onésime Reclus et Léopold Sédar Senghor, en préconisant l'ouverture, savent que les langues et les cultures interagiront. Au lieu d'un choc linguistique et culturel, il y aura peut-être une diglossie ou une culture métissée. N'est-ce pas cela que Senghor appelle la Civilisation de l'Universel ? N'est-ce pas aussi cela la culture francophone ? Nous savons que l'enracinement et l'ouverture impliquent aussi la notion de dialogue des cultures. Cela semble vouloir dire que la Francophonie est aussi une notion de dialogue des cultures. Mieux, la Francophonie, en tant que concept d'enracinement et d'ouverture, permet d'aborder sous un autre angle la façon dont les enjeux ethniques, raciaux, identitaires, idéologiques et culturels s'entremêlent, interagissent ou dialoguent. Pour être plus juste, demandons-nous, si la Francophonie est-elle une notion de dialogue des cultures. Si tel est le cas, ce dialogue est-il possible ? Quels sont les enjeux que cela implique ? Sur quoi aboutira ce dialogue des cultures ?

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2. UNE NOTION DE DIALOGUE DES CULTURES

Nous avons tenté de montrer que la culture d'un peuple est indissociable de sa langue. Ce qui sous-entend que la Francophonie, dont le fondement est la langue française, ne peut que véhiculer la culture française. C'est une vérité indéniable : « la culture d'un peuple est indissociable de sa langue et toute uniformisation des langues entraînerait, par conséquent, celle des cultures »518. La Francophonie peut prétendre être une notion de dialogue des cultures, par la valorisation des langues locales africaines afin qu'elles soient parlées comme le français. Cependant, on ne peut pas parler la langue de l'Autre, le français, et ignorer sa propre langue en se targuant de refuser l'uniformisation linguistique et culturelle. Refuser l'uniformisation linguistique et culturelle, c'est accepter la diversité linguistique et culturelle. Car, « f...] il n'y a pas de diversité culturelle pérenne possible sans diversité linguistique ».519 Cette diversité linguistique et culturelle, en Francophonie, implique aussi le dialogue des cultures, voire le dialogue des langues. En effet, comme le dit François Burgat,

Le « dialogue des cultures » ou « des civilisations » est un instrument des relations internationales dont la création est plus ancienne que la fortune médiatique, beaucoup plus récente. La centralité qu'il a acquise depuis le 11 septembre 2001 incite à se pencher sur les conditions de son fonctionnement au regard des objectifs qui lui sont assignés. Né dans les registres de la sociologie coloniale [...], il semble être longtemps demeuré dans le giron du discours savant. Inventé avant la Seconde Guerre mondiale, ce n'est que très récemment qu'il est devenu cette référence omniprésente du dispositif de communication et de « socialisation » entre le Nord et le Sud [...].520

Alors que, selon Michaëlle Jean,

[...] les risques d'uniformisation culturelle et d'exacerbation identitaire s'accroissent, la Francophonie continue d'accentuer le plaidoyer pour promouvoir le dialogue des cultures et des religions, ainsi que la vision d'un monde riche, mais aussi plus sûr, par sa diversité culturelle pleinement assumée.521

518 « Diversité culturelle », Rapport du secrétaire général de la Francophonie, 2002-2004, p. 72

519 Michel GUILLOU, « La Francophonie dans la mondialisation », `' Les dix-huitième entretiens `' du centre Jacques Cartier, Lyon, 2005

520 François BURGAT, le ?dialogue des cultures? : une vraie-fausse réponse à l'autoritarisme : Portée et limites du traitement culturaliste de la violence politique. Olivier, Vincent Geisser, Gilles Massardier, Michel Camau (dir.). Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires-Convergences Nord-Sud, La Découverte, pp.233-248, Recherches. <halshs-00366627>

521 Michaëlle JEAN, op. cit., p. 67

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Il faut noter également que, par ce dialogue, la langue française phagocyte les autres langues en contact avec elle. Pour adoucir le ton, nous disons que « la langue française a pu enfin redonner la place à sa dimension humaniste [en s'enrichissant] au contact de peuples qu'elle a rencontrés »522 C'est ainsi que nous avons le français de la Côte d'Ivoire, de Mali, du Canada, de France avec leurs propres particularismes. Disons, à cet effet, que la Francophonie, en elle-même, suppose dialogue, car le français parlé diffère d'un Francophone à un autre : « [...] la francophonie n'est pas que du passé, elle est dialogue et elle se vit au jour le jour par des millions de personnes »523. Nous savons aussi que « derrière la langue, il y a des valeurs et des cultures en perspective, en opposition, en méfiance et en complicité ».524 Ce qui implique un choc de cultures, de civilisations. Cela est nié car, selon Babacar Ndiaye, « la Francophonie contredit toute idée de choc des civilisations. »525 Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de choc de civilisations en Francophonie, mais des valeurs qui se contaminent mutuellement et s'intègrent dans une tension commune où « la langue française est une passerelle entre civilisations, cultures et peuples »526 ; mieux, le véhicule de valeurs et le facilitateur de dialogue entre les cultures. La langue française peut-elle faciliter le dialogue des cultures en Francophonie ? Le dialogue des cultures n'est-elle pas l'uniformisation des cultures ? Le dialogue des cultures n'est-elle pas utopique ? Ce dialogue n'aboutit-il pas à la Civilisation de l'Universel ? La Civilisation de l'Universel ne signifie-t-elle pas uniformisation des cultures ? Si tel est le cas, la Francophonie serait prise dans son propre jeu ou piège.

Rappelons qu'en Francophonie, la diversité culturelle et linguistique se traduisent à la fois par la promotion du français et de la diversité, et le respect des autres langues pratiquées dans l'espace francophone. François Hollande affirme que

La francophonie n'est pas un cadeau simplement de ceux qui parlent français. La francophonie c'est un combat, un combat pour des valeurs, un combat pour la culture, un combat pour la diversité. Nous voulons donc ici, à l'occasion de cette visite d'État, promouvoir la francophonie.527

Dans un monde guetté par l'uniformisation, l'instauration d'un dialogue avec les autres aires linguistiques est un gage de diversité. Et, comme la Francophonie qui « est l'exemple par

522 Driss KHROUZ, « La diversité culturelle est dialogue », Revue internationale et Stratégique, 2008/3 (n° 71), p. 70 (p. 69-72)

523 Idem., p. 72

524 Ibidem., p. 71

525 Babacar NDIAYE, « Interculturalité et paix : la carte civilisationnelle huntingtonienne face au modèle senghorien de la Francophonie », Éthiopiques, n° 71, 2ème semestre, 2002

526 Driss KHROUZ, op. cit., p. 70

527 François HOLLANDE, déclaration au musée copte du Caire, 18 avril 2016, Disponible sur http://www.elysee.fr/declarations/article/declaration-au-musee-copte-du-caire

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excellence de la diversité linguistique »528, parce que rassemblant des peuples sur les cinq continents, sait l'enrichissement qu'apportent la diversité et le dialogue des cultures et des langues. Raison pour laquelle, de la défense du français comme langue universelle, on est passé à la promotion de la diversité culturelle au dialogue des cultures. À cet effet, Alexandra Aizier affirme

Alors qu'elle paraissait désuète aux yeux de l'opinion publique, la francophonie refait surface et bénéficie aujourd'hui d'une nouvelle visibilité dans les médias. Alors qu'elle n'était associée qu'à la simple défense de la langue française, mission qui pouvait sembler déplacée dans un monde où toutes les barrières, toutes les frontières tendent peu à peu à s'effacer, elle s'attache désormais à la protection de la diversité culturelle et à la promotion d'un « dialogue des cultures »529.

Car, à « la Francophonie, c'est croire que la diversité est indispensable à l'équilibre du monde ».530 Nous devons donc revisiter la Francophonie d'Onésime Reclus et celle de Léopold Sédar Senghor pour nous rassurer que la Francophonie est une notion de dialogue des cultures.

L'approche d'Onésime Reclus de la Francophonie est marquée par son temps, où le dialogue des cultures tant prôné aujourd'hui est quasi inexistant, voire passé au second rang derrière une approche finalement assez nationaliste et colonialiste, pouvons-nous en déduire des propos de Luc Pinhas ci-dessous :

La persistance du rayonnement de la langue française, langue de la raison et langue de l' « universel », en dépend car les idiomes trop peu parlés céderont demain le terrain aux langues « utiles », estime-t-il, tant il est persuadé de l'importance du facteur démographique dans le devenir des équilibres géopolitiques et linguistiques. C'est dans ce contexte et dans ce dessein que Reclus forge le terme de « francophonie » et se lance durant près de quarante dans une comptabilisation infatigable des « francophones », et non avec une véritable volonté d'établir grâce au français un dialogue des cultures, comme certaines le laissent aujourd'hui à penser.531

Pour lui, il n'est pas question de dialogue des cultures ou des langues, car, dans son entendement, la langue des puissants doit phagocyter la langue des faibles ainsi que leurs cultures. Il est convaincu que « [...] les langues des peuples colonisants finiront en tout pays par étouffer les autres »532 langues. Dans les colonies françaises, il fallait imposer le français

528 Thi Hoai Trang PHAN, « les défis de la diversité culturelle et linguistique en francophonie », op. cit., p. 57 Elle dit que « la diversité est inhérente à la francophonie. Il suffit pour s'en convaincre de regarder de près l'extraordinaire mosaïque des pays francophones sur les cinq continents », p. 57

529 Alexandra AIZIER, « La Francophonie, entre `' dialogue des cultures» et ambition politique au lendemain du sommet de Beyrouth », Mémoire de fin d'étude, op.cit. p. 3

530 Christian PHILIP, « Une Francophonie solidaire », Pourquoi la francophonie ?, op. cit., p. 64

531 Luc PINHAS, « Aux origines du discours francophones », op. cit., pp. 81-82

532 Onésime RECLUS, France, Algérie et Colonies, op. cit., p. 439

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pour que ces colonisés aient le français comme langue commune afin de mieux les contrôler, estime Onésime Reclus :

Cette oeuvre consiste à assimiler nos Africains, de quelque race qu'ils soient, en

un peuple ayant notre langue pour langue commune. Car l'unité du langage entraîne peu à peu l'union des volontés.533

À cet effet, François Provenzano affirme

La Francophonie (d'Onésime Reclus), dans cette acception initiale, n'est donc pas un espace de partage, mais bien un projet d'expansion. Autrement dit, le projet « francophone » de Reclus se définit bien plutôt a) par sa perspective franco-centré, b) par sa conception démographique et territoriale, c) par sa visée impérialiste534.

La Francophonie d'Onésime Reclus est aussi une lutte contre les autres grandes puissances linguistiques et économiques du monde comme l'anglais, l'espagnol. Cela est souligné par François Provenzano : « Le projet francophone [de Reclus] s'inscrit donc dans une lutte de concurrence avec les autres grandes puissances linguistiques et économiques du monde ».535 L'idée de partage ou de dialogue des cultures, dans la Francophonie d'Onésime Reclus, est un leurre que certaines personnes masquent aujourd'hui pour en faire une réalité, c'est-à-dire on veut nous faire croire que la Francophonie reclusienne est une notion de dialogue des cultures et de partage linguistique tout en refusant d'admettre qu'elle est une soumission à un impérialisme français, une arme contre les autres mondes culturels et linguistiques. Comment, peut-on parler de dialogue des cultures si Onésime Reclus estime que les langues des peuples colonisants étoufferont les autres langues sachant qu' « avec une langue, ce n'est pas qu'un outil de communication qui disparaît. C'est toute culture et une représentation du monde qui sont englouties »536 ? La Francophonie reclusienne est un facteur de domination avec les risques inhérents de frustration et de rejet engendrés par la colonisation. Elle est fille de la doctrine coloniale, projet d'expansion coloniale au service de la France :

Tout pour l'Afrique ! La France doit faire en Afrique ce que Rome fit dans le

monde ancien. Unification du langage ; routes & voies ferrées ; hygiène des villes,

533 Onésime RECLUS, Un grand destin commence, op. cit., p. 95

534 François PROVENZANO, « La `' Francophonie» : définitions et usages », Quaderni, n° 62, op. cit., p. 96

535 François PROVENZANO, « Francophonie et études francophones : Considérations historiques et

métacritiques sur quelques concepts majeurs », PORTAL Journal of Multidisciplinary Studies, Vol. 3, n° 2, July 2006

536 Thi Hoai Trang PHAN, « Les défis de la diversité culturelle et linguistique en francophonie », op. cit. (loc. cit.), p. 65

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fertilisation des déserts ; tolérance & patience-grandeur future de l'empire africain-français.537

Seule une lecture rapide et dépourvue d'objectivité peut faire de la Francophonie reclusienne une notion de dialogue des cultures, comme le souligne Luc Pinhas :

Seule une lecture rapide et orientée peut donc faire de cet auteur l'apôtre d'un « dialogue des cultures » tel que prétend le promouvoir la Francophonie politique contemporaine et qui apparaît au demeurant quelque peu anachronique à la fin du XIXème siècle.538

Et Virginie Marie de dire que

L'étude approfondie de son ouvrage France, Algérie et Colonies, consacré à la théorisation de la colonisation républicaine à la fin du XIVème siècle, met en avant l'idée d'un nationalisme convaincu, assuré de préserver la langue française et la France d'un éventuel déclin539.

Le français était, depuis l'antiquité, la langue la plus parlée en Europe. C'était la langue universelle, et voici, qu'à l'époque d'Onésime Reclus, le XIXème, son règne touche visiblement à sa fin, c'est-à-dire perd sa notoriété en Europe, voire dans le monde. Onésime Reclus dit à ce sujet que

Le français jouit encore de la prépondérance que lui firent, il y a deux cents ans, la splendeur de la cour du Grand Roi, il y a cent ans l'esprit de ses écrivains, mais cette royauté touche visiblement à sa fin : l'anglais passe au premier rang, et derrière l'anglais s'avancent le russe, l'espagnol, et même le portugais grâce au Brésil.540

Pour cela, semble-t-il, il faut imposer le français dans ses colonies, dans le cas contraire, le déclin de l'idiome supérieur, du langage le plus vif et le plus civilisé de l'Europe, est inévitable.541 Et, Luc Pinhas de corroborer cette idée :

Or, c'est au nom de ces valeurs universelles et du progrès qu'elle (la France)

justifiera à ses propres yeux et à ceux du monde, la colonisation et l'imposition de sa langue, elle-même « universelle »542.

537 Onésime RECLUS, Un grand destin commence, op. cit., (incipit)

538 Luc PINHAS, loc. cit., p. 70

539 Virginie Marie, op. cit., p. 58

540 Onésime Reclus, France, Algérie et Colonies, op. cit. (loc. cit.), p. 419

541 Idem. p. 418

542 Luc PINHAS, op. cit., p. 75

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Imposer, par extension, signifie forcer quelqu'un pour qu'il accueille une personne ou pour qu'il accepte une chose. Et, cela exclut toute sorte de dialogue possible. C'est cela le vrai visage de la Francophonie d'Onésime Reclus : engloutir les langues indigènes, les autres langues de l'Europe non civilisées pour l'hégémonie de la langue et culture françaises. En dehors de la France, toutes ces personnes, forcées à devenir ou à rester participants de la langue française font partie de la Francophonie, et sont appelées Francophones, selon Onésime Reclus. Au risque de nous répéter, nous dirons que la Francophonie reclusienne est une réflexion sur le destin colonial français, par conséquent, il n'y a pas de dialogue de cultures, mais une coercition linguistique et culturelle dans laquelle la langue française sera la langue des vainqueurs, donc universelle. C'est un projet d'expansion coloniale et d'assimilation.

L'approche de Léopold Sédar Senghor de la Francophonie est marquée par un humanisme intégral. Il a réussi à relier les valeurs du monde noir et du monde occidental dans une symbiose harmonieuse, semble dit Koutchoukalo Tchassim :

Parallèlement à la mission de valorisation et d'enracinement des moeurs africaines que s'étaient assignée la négritude et les premiers écrivains, précurseurs de la négritude se réalisait une autre, celle de la symbiose harmonieuse des différences qui séparent le monde noir du monde occidental543.

Mieux, estime Jean-Nicolas de Surmont,

D'un mouvement idéologique de décolonisation qui touchera tout autant les pays

de l'Afrique centrale que le Québec, la Négritude fait pour ainsi dire émerger un mouvement institutionnel et culturel d'abord, celui de la Francophonie.544

À partir de la Négritude, et de l'union entre la Négritude et la Francité, naîtra la Francophonie senghorienne. Autrement dit, il s'inspire de la Négritude où le dialogue des cultures est de mise pour définir la Francophonie, confirme Stella M. A. Johnson :

La symbiose qui caractérise l'unicité de la perception de Senghor quant à la Négritude (...) marque également la définition de la Francophonie par cet homme de Lettres. La Francophonie est pour lui un dialogue de cultures, un mariage voulu des pays pauvres avec les pays riches, une collaboration des pays du Nord avec les pays du Sud.545

En effet, la Négritude s'efforce à mettre en évidence les valeurs africaines et leurs caractéristiques, profondément importantes, permettant un apport pour la culture occidentale,

543 Koutchoukalo TCHASSIM, op. cit., p. 44

544 Jean-Nicolas de SURMONT, op. cit., p. 96

545 Stella M. A. JOHNSON, « L'apport de Léopold Sédar Senghor à la Francophonie », op. cit.

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par leurs oppositions fondamentales, dans un but didactique.546 La Négritude, chez Senghor est dialogue avec l'Autre, constituée par l'ensemble des richesses culturelles du monde noir qui doit être une source tout aussi première et vitale pour la culture occidentale. C'est pourquoi, dira Petr Vurm que

La Négritude n'a pas pour objectif le combat mais la coopération, la lutte mais la

communication, socle d'une « véritable union » qui ne confond pas, mais enrichit en prenant en compte les différences.547

La volonté de Léopold Sédar Senghor est de faire communiquer, dialoguer toutes les cultures, en particulier celles de l'Afrique et de l'Europe, parce que « la culture est toujours porteuse du respect et de l'ouverture à l'autre, elle est écoute et dialogue, non exclusion ou mépris »548. Chaque culture possède ses savoirs, ses arts, ses arts de vivre, ses sagesses, ses superstitions, ses tabous et ses illusions qu'il faut conserver et les faire connaître. Senghor pense qu'en conservant sa culture, il faut aussi songer à s'ouvrir, et ce, par le biais de la langue française. En ce sens, Jacques Chevrier soutient qu'

Il lui faut à la fois conserver les vertus de l'humanisme nègre et s'ouvrir à la

modernité par le biais de la langue française considérée comme une arme précieuse et efficace.549

Convaincu que les cultures donnent et reçoivent, et dialoguent,550 Senghor propose la Francophonie qui résume sa conception de dialogue des cultures :

La Francophonie est une culture qui dépasse la langue seule, se conçoit comme le

moyen de faire participer les peuples qui font partie à la civilisation de l'Universel, seule détentrice d'un certain nombre de valeurs.551

Le monde noir, en participant au dialogue des cultures, doit y apporter quelque chose d'essentiel à la Civilisation de l'Universel552, à en croire Tanella Boni :

Il a ferme conviction que le monde noir apporte quelque chose d'essentiel à la

« Civilisation de l'Universel », là où chaque culture donne aux autres ce qu'elle a de

546 Confère Aude BÉLIVEAU, « La Négritude : une affirmation de soi pour le peuple noir », Disponible sur http://www.urban-culture.fr/documentation/la-negritude-.pdf

547 Petr VURM, op. cit., p. 55

548 Hervé BOURGES, « Pour une reconnaissance de la francophonies », p. 5

549 Jacques CHEVRIER, « Senghor militant de la Francophonie », op. cit.

550 Cf. Liberté I à V

551 Léopold Sédar SENGHOR, « Le Français en partage », Les 50 plus belle histoires, Timée Édition, novembre 2004

552 Confère Ce que l'homme noir apporte de Léopold Sédar SENGHOR, in Liberté I.

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meilleur. La culture noire apporte le rythme, la vie, l'énergie, là où la culture occidentale est clarté, raisonnement, distinction cartésienne553.

La conception de Senghor du dialogue des cultures va de pair avec la Civilisation de l'Universel. Héritée de Teilhard de Chardin, la Civilisation de l'Universel n'est pas une fusion de toutes les civilisations en une seule ; ce n'est non plus l'unicité ou l'uniformité des cultures et civilisations, mais l'acceptation de ce que la culture de l'Autre a de positifs et de profitables pour enrichir sa propre culture. C'est en ce sens que Koutchoukalo Tchassim dit que

[...] la civilisation de l'universel serait donc une interpénétration des civilisations qui donne des civilisations hybrides acceptées par toute la race humaine. C'est une civilisation planétaire qui s'enrichit du « métissage » des cultures, chacune apportant aux autres son génie particulier et qui, ainsi, accomplit et parachève l'unité de l'aventure humaine554.

Chez Léopold Sédar Senghor, « la civilisation universelle est une civilisation qui inclut la civilisation et la culture africaine éliminée jusqu'ici »555 dont la Francophonie en est l'expression. Mieux, « la civilisation universelle doit donc nécessairement s'inspirer de la civilisation négro-africaine »556. La Francophonie est, en ce sens, l'expression du modèle culturel que l'Afrique veut tisser avec les autres cultures. La culture africaine se veut la soeur des autres cultures du monde, elle se veut être au même titre d'appréciation que les autres cultures. Et cela est possible à travers la Francophonie qui est un concept rassembleur de cultures diverses, l'expression la plus synthétique du dialogue des cultures, du rendez-vous du donner et du recevoir. C'est ce qu'amène Senghor à affirmer :

[...] comme eux, nous pouvons, au « rendez-vous du donner et du recevoir » que

constitue la Francophonie, rendre, au génie méditerranéen une partie au moins de ce qu'il nous a donné557.

Et d'ajouter,

Ce que la France nous a apporté d'essentiel, d'irremplaçable, plus qu'aucun pays d'Europe, c'est « l'esprit de méthode et d'organisation » comme j'aime à le dire, ou pour parler comme le rapport de Jeanneney, « un mode d'expression et une méthode de pensée ». Pour m'en tenir à l'Afrique, celle-ci a, depuis le début du siècle, beaucoup

553 Tanella BONI, « La Francophonie : espace et temps de partage ? », op. cit.

554 Koutchoukalo TCHASSIM, op. cit., p. 42

555 Toba MISUZU, op. cit., p. 110

556 René GNALÉGA, Senghor et la civilisation de l'universel, L'Harmattan, 2013, p. 157

557 Léopold Sédar SENGHOR, « la Francophonie comme culture », op. cit., p. 140

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apporté, singulièrement dans les domaines des Arts plastiques, de la Musiques et de la Poésie, sans oublier la Danse [...]558

Cet échange culturel des peuples, des nations, est la Civilisation de l'Universel559, dans laquelle la langue française n'est pas seulement la langue des Français, mais le vecteur d'une culture de l'Universel, parce que le français peut être l'expression de cultures autres que françaises. C'est le souhait de Senghor, pense Ibrahim Diop :

Senghor présente la Civilisation de l'Universel comme l'expression de la diversité dans l'unité, c'est-à-dire que tous les peuples, toutes les nations prennent part à un échange transnational, universel et interculturel avec leurs idées et valeurs linguistiques et culturelles560.

L'échange culturel ou le dialogue des cultures serait pour Senghor un tremplin pour faire dialoguer la culture africaine, la Négritude, avec la culture française, la Francité. C'est la raison pour laquelle, Gabriel de Broglie dit que la Francophonie senghorienne est « l'ensemble des valeurs exprimées par la langue, par la civilisation française au premier rang, mais aussi les autres civilisations de langue française. »561 De ce fait, nous comprenons maintenant la raison latente de l'affirmation de Stanislas Adotevi, à propos de la Négritude senghorienne : « c'est la manière noire d'être blanc »562, parce que la Francophonie que propose Senghor est un réceptacle où dialoguent Négritude et Francité. En d'autres mots, elle est une notion de dialogue des cultures dans laquelle la Négritude affirme l'aptitude de la Francité à exprimer le génie noir, la culture et la civilisation africaines, et des autres cultures et civilisations, d'où l'assertion de Senghor ci-dessous :

La Francophonie est l'usage de la langue française comme instrument de

symbiose, par-delà nos propres langues nationales pour le renforcement de notre coopération culturelle et technique, malgré nos différentes civilisations563.

Le fait de promotionner le français puis d'encourager le dialogue des cultures et le plurilinguisme ne représente pas un paradoxe en soi chez Léopold Sédar Senghor, car il n'avait aucun complexe d'ancien colonisé, et le français était aussi sa propriété. En réalité, il s'agit

558 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit.

559 C'est la raison pour laquelle René GNALÉGA dira que « cette civilisation de l'universel ne se fait pas par l'absorption des valeurs d'autres civilisations. » (Senghor et la civilisation de l'universel, p. 157)

560 Ibrahim DIOP, « Senghor entre Francophonie et dialogue interculturel » ; op. cit., p. 11

561 Gabriel de BROGLIE, « Senghor ou la nécessité de la langue française », discours prononcé le mardi 5 mars en hommage à L. S. Senghor à l'Académie des Sciences Sociales et Politiques, p. 95

562 Stanislas ADOTEVI, Négritude et négrologues, Paris, Union générale d'édition, 1972, collection 10/18, p. 207

563 Selon J. TShisunguwa TSHISUNGU, op. cit.

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pour lui de proclamer à travers la langue française son attachement aux valeurs de la Négritude et de la Francité. La Négritude senghorienne n'est point une fiction. Elle est le fil secret qui s'y brode, parachève, au-delà de l'histoire coloniale, l'union des contraires, le métissage culturel par le biais de la langue française. Ainsi, la Francophonie senghorienne doit sentir nègre et s'exprimer tout simplement en français. De ce fait, le dialogue des cultures chez Senghor est le fait de sentir et de vivre sa Négritude, son Arabité, sa Canadanéité, sa Québécité, sa Sénégalité, son Ivoirité, sa Corsitude, sa Basquitude,... et de s'exprimer tout simplement en français, une langue riche des apports linguistico-culturels des Francophones. En fait, Senghor prône une culture francophone, dite la Civilisation de l'Universel. Avec sa conception de Francophonie, on sait ce qui implique davantage la notion de dialogue des cultures, qui, auparavant, était l'essence même de sa Négritude. Senghor se convainc et convainc les autres de la nécessité de faire de la Francophonie un humanisme de synthèse de toutes les cultures à la fois unies et diverses, répandues sur toute la terre. Dans une vision humaniste564 de dialogue culturel, Senghor oriente la Francophonie, héritée d'Onésime Reclus.

C'est à partir de la conception senghorienne de la Francophonie que le dialogue des cultures est prônée, parce que conscient, aujourd'hui, que la rencontre des peuples de civilisations différentes au cours de l'histoire a donné des mutations profondes, et que la langue unique est impossible. La Francophonie senghorienne devient ainsi un modèle par excellence d'échange d'idées qui prend en considération la particularité et l'individualité de chaque personne ou nation dont le médium est la langue française qui sera enrichie des apports linguistico-culturels des autres peuples ou nations. On voit bien comment une initiative culturelle, une décision de solidarité, de dialogue des cultures et de partage d'une même langue étaient aux sources mêmes de la Francophonie senghorienne. Cette conception est-elle comprise en ce vingt-et-unième siècle où l'on parle de mondialisation ou de globalisation ?

Dans ce vingt-et-unième siècle, la Francophonie (OIF) relève les défis de la mondialisation. Elle accueille en son sein des membres qui n'ont jamais été des colonies françaises ou belges afin de justifier la diversité culturelle et linguistique. Pour y arriver, elle devrait effacer toutes les traces de la Francophonie d'Onésime Reclus, de la Communauté Française et du pacte colonial qui en découlent, comme le souhaite Bégong-Bodoli Betina565 ; elle ne devrait pas être un instrument pour véhiculer les idéaux en cas de besoin de certains

564 « Il ne faudrait rappeler que ce sens humaniste de la Francophonie provient avant [tout] d'africaniste et constitue pour ainsi dire un prolongement du mouvement de la négritude », nous dit Jean-Nicolas de SURMONT, op. cit., p. 95

565 Bégong-Bodoli BETINA, op. cit.

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États et gouvernements566, mais soucieuse du devenir de la culture, c'est-à-dire ce qui concerne les langues, les religions, les valeurs et les patrimoines culturels. Un pas a déjà été effectué avec l'adoption de la convention de la diversité linguistique et culturelle par Unesco dans laquelle « la Francophonie a refusé que les biens et services culturels soient assimilés à des marchandises comme les autres. »567La Francophonie du vingt-et-unième siècle doit accepter les « idéaux francophones aujourd'hui reconnus, tels que le dialogue des cultures, la conception européenne des libertés et de la démocratie, l'universalité des droits de l'homme, la diversité culturelle et linguistique, la primauté de l'éducation... »568 Elle ne devrait pas être également « aux antipodes du projet francophoniste senghorien. »569 Au contraire, elle devrait être, dans ce siècle de mondialisation, un état d'esprit, un réceptacle où viennent germer les différentes cultures. Elle devrait cesser d'être une politique trop souvent au service des intérêts des États et d'être un instrument de la France comme l'affirme Jean-Marie Borzeix570, pour être « véritablement un état d'esprit »571. La conception senghorienne de la Francophonie est le fait de permettre le dialogue des cultures dans une langue enrichie des apports de divers horizons, ou de faire la promotion de la diversité culturelle et le partage d'une même langue ; or aujourd'hui la conception contemporaine de la Francophonie prétend promouvoir la diversité linguistique et culturelle, et lutter contre la langue unique. C'est ce que dit Thi Hoai Trang Phan :

La Francophonie mène combat, au local comme à l'international, pour la diversité

linguistique et contre la langue unique, voulue par ceux qui, au nom de l'efficacité, choisissent l'uniformité pour accéder à l'universel.572

Selon les dires de Thi Hoai Trang Phan, la Francophonie est contre une langue unique, mais pour une diversité de langues. Que pourrons-nous dire de Senghor qui parle de partage d'une même langue ? Partager une même langue n'est-il pas avoir une langue unique ? Cela nous laisse perplexe si nous passons au peigne fin la conception senghorienne de la Francophonie.

566 Florent PARMENTIER relève un paradoxe dans l'attitude de la France vis-à-vis de la Francophonie : « Il y a d'ailleurs un paradoxe dans le fait que la France a pu utiliser la Francophonie comme levier pour faire reconnaître le principe de la diversité culturelle, alors même qu'elle ne le reconnaît pas suffisamment chez elle, et dans l'espace francophone. » (« À quoi sert la Francophonie à l'heure de la mondialisation ? » Terre Nova-la note, p. 5)

567 Thi Hoai Trang PHAN, « des dynamiques de la Francophonie », op. cit.

568 Idem.

569Aurélien YANNIC, « la francophonie et le dialogue des cultures : De l'exception culturelle à la convention de l'UNESCO », p. 8

570 Jean-Marie BORZEIX, « Notre nouvelle frontière », Après Demain, op. cit., p. 15 (Cette idée est partagée par Florent Parmentier, déjà cité).

571 Bruno BOURG-BROC, « Une Francophonie parlementaire », Après Demain, op. cit., p. 28

572 Thi Hoai Trang PHAN, « Les défis de la diversité culturelle et linguistique en Francophonie », op. cit., p. 66

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Senghor convie le monde au dialogue culturel et au partage d'une même langue, ce qui sous-entend exprimer nos diversités culturelles à travers la langue française qui s'accommode à ou de la réalité de ce monde. Nous ne devons pas nous laisser éconduire par cette dichotomie d'idées et de conceptions. La Francophonie senghorienne s'adresse au monde francophone. En ce vingt-et-unième siècle, la Francophonie contemporaine -OIF- devrait être un exemple pour les autres aires linguistiques et culturelles, et symboliser, au-delà de la langue, la diversité afin de permettre effectivement le dialogue des cultures, concept cher à Léopold Sédar Senghor. Il faut qu'elle offre une garantie de diversité culturelle et linguistique en son propre sein573. L'essentiel en la Francophonie senghorienne est que la culture et la langue françaises doivent se greffer aux langues et cultures autochtones. Elle est également un modèle de dialogue proposé à la communauté des parlants français d'abord, et puis aux autres, en ce vingt-et-unième siècle, tout en refusant toute idée d'assimilation imposée574 comme modèle à imiter, et du néocolonialisme de certains ferrystes, voire gaullistes, nostalgiques du passé glorieux de la langue française et de la fougue aveuglante de conquête de la France.575

À l'origine de la Francophonie, il n'était pas question de dialogue des cultures. Au contraire, il s'agissait de phagocyter les autres cultures et langues pour la langue et culture françaises. Par la Francophonie, Onésime Reclus préconisait à la France de soumettre sa langue et sa culture à ses colonies. L'approche du dialogue des cultures, voire linguistique chez Onésime Reclus, est souterraine, marquée par la réflexion sur le destin colonial français. La Francophonie devrait, ainsi, être l'outil culturel et linguistique de la France impérialiste pour faire adopter sa langue et sa culture par ses colonies afin de barrer la route à l'avancement de l'anglais, de l'espagnol... Elle devrait engloutir les langues indigènes, les autres langues de l'Europe, considérées comme non civilisées pour faire émerger le français. C'est l'idée qui sous-tend la Francophonie reclusienne et non le dialogue des cultures.

Parler de dialogue des cultures en Francophonie revient à Léopold Sédar Senghor. En effet, Senghor replace la notion de dialogue dans un contexte universel, parce que dans son entendement, la Francophonie dépasse le critère racial et englobe toutes les races du monde par

573 Michel GUILLOU, « la Francophonie dans la mondialisation », op. cit., p. 5

574 Nicolas SARKOZY dans son livre Tout pour la France, à propos des immigrants, dit : « Je crois utile de leur imposer l'assimilation et non pas seulement l'intégration. » (Le Journal de France 24, du mardi 23 août 2016). Nous estimons que c'est ce genre d'idée que la Francophonie du XXIème siècle doit combattre.

575 Ici, nous faisons une interprétation de ce qu'a dit Emmanuel Macron, lors de son investiture le 14 mai 2017 : « Les français ont choisi l'espoir et l'esprit de conquête. », France 24, émission en direct le 14 mai 2017

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rapport à la Négritude. En fait, le dialogue des cultures était l'essence même de sa Négritude. Soucieux du fait que toutes les cultures se sont enrichies par leur contact mutuel, que la race noire peut apporter sa contribution aux autres races, Senghor va donc universaliser les notions développées en sa Négritude. Ainsi, avec la Francophone, la notion de dialogue des cultures retrouve sa résonance la plus forte. Ce dialogue des cultures aboutira à la Civilisation de l'Universel. Cette civilisation consiste à gérer les différences pour aller vers les autres, à préserver les identités des cultures à travers la langue française qui s'enrichira au contact des autres langues, en particulier les langues africaines, dans un processus de promotion réciproque. Dans la continuité de la Francophonie senghorienne, la Francophonie contemporaine ou du XXIème siècle devrait relever les défis de la mondialisation.576

Cette Francophonie prétend s'opposer à l'établissement d'un mode de vie uniformisée oubliant qu'elle joue un rôle incontesté dans la promotion de la langue française. Du discours à l'acte, une suite de dichotomies, si l'on s'en tient aux discours. De ce fait, peut-on dire que la Francophonie est un concept qui se cherche une définition, et qui cherche également à faire du discours une réalité concrète et sociale, joignant l'acte à la parole, une sorte de praxis. Comment peut-on prétendre être contre l'uniformisation, contre le fait d'avoir une langue unique, et faire la promotion d'une seule langue qui sera enrichie des apports linguistico-culturels des autres peuples ? Cela explique son ambiguïté. En fait, il n'existe pas de véritables confusions de sens, elle s'efforce à être conforme et fidèle à la conception senghorienne. Pour relever les défis de la mondialisation de ce vingt-et-unième siècle, nous proposons que la Francophonie soit un état d'esprit qui, au-delà de la langue française, symbolisera la diversité linguistique et culturelle afin de permettre effectivement le dialogue des cultures. C'est-à-dire un concept de diversité linguistique dont l'idéologie serait le dialogue entre les cultures ainsi qu'entre les langues. Elle devrait s'efforcer également à ne pas être trop française, à ne pas être trop politique, à ne pas être au service d'un quelconque État.

Chez Onésime Reclus, le dialogue des cultures n'a jamais existée, mais chez Léopold Sédar Senghor surtout. Celui-ci a voulu faire de la Francophonie une notion de dialogue des cultures, parce que convaincu que la Négritude et la Francité pouvaient dialoguer. On est sans savoir que les langues et les cultures, lorsqu'elles dialoguent, il y a toujours un choc, et la plus forte phagocyte les plus faibles, les engloutit. C'est la raison pour laquelle nous estimons que la notion de dialogue des cultures en Francophonie est un imaginaire.

576 Michel GUILLOU, Francophonie : Demain il sera trop tard, p. 8

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Par conséquent, pour qu'elle soit une réalité, pour qu'elle soit l'outil d'une mondialisation respectable des identités culturelles de chacun, elle devrait estomper toute tentative de promotion de la langue française et permettre les autres langues d'évoluer, surtout les langues africaines, afin qu'elles soient sur le même pied que l'anglais, le français,... Elle devrait permettre la libre circulation des peuples, sans leur imposer un quelconque visa, dans les pays membres de l'OIF. Lorsqu'il y a effectivement la libre circulation, la diversité linguistique est possible. Et, quand il y a une diversité linguistique, on peut alors parler de diversité culturelle. S'il y a une diversité culturelle, le dialogue des cultures est certain. Ce sont ces défis que la Francophonie contemporaine devrait relever en ce vingt-et-unième siècle afin de prévenir les risques de dérive que peut engendrer la mondialisation.

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Nous avons voulu comprendre les raisons de la conceptualisation de la Francophonie chez Onésime Reclus et Léopold Sédar Senghor, considérés comme les pères fondateurs de la Francophonie. Pour y arriver, trois chapitres ont meublé cette partie du travail.

Dans le premier chapitre, il a été question de la Francophonie d'Onésime Reclus et de la Revue Esprit. Parlant de la Francophonie reclusienne, nous retenons qu'elle est, à la fois, un projet d'expansion coloniale et une solution proposés pour préserver le français d'un honteux déclin. Selon Onésime Reclus, un grand nombre de locuteurs peut sauver une langue en péril. Pour cette raison, la France doit compter sur les locuteurs de sa langue pour son rayonnement. Ce sont ces locuteurs potentiels, hormis les Français et les Belges, qui sont appelés Francophones. L'ensemble de ces Francophones forme la Francophonie. Quant à la revue Esprit, elle ressuscite la Francophonie de ses cendres, car depuis Onésime Reclus, l'on ne parlait plus de Francophonie. Avec la revue, les auteurs n'ont pas véritablement définir la Francophonie. Seul Léopold Sédar Senghor, l'un des auteurs, a pu en donner une définition. Cependant, ces auteurs ont voulu que les autres pays aident la France à défendre le français, car, selon eux, cette langue n'est plus la propriété exclusive de la France. C'est l'histoire qui en a voulu ainsi. Pour eux, la France et les autres pays qui utilisent le français doivent être réunis au sein d'une communauté à la fois culturelle, linguistique et politique. Cette communauté est nommée Francophonie par les auteurs de la revue. La volonté de ceux-ci, de créer une communauté des Francophones, est due à la situation du français, après la décolonisation des pays africains, sur l'échiquier politique international. De ce fait, nous estimons que la Francophonie de la revue Esprit était une communauté naissante.

Le deuxième chapitre a permis de mettre en évidence la conception senghorienne de la francophonie et de voir dans quelle mesure elle est une exaltation de la Négritude. Pour Senghor, le choix de la Francophonie est d'ordre culturel et linguistique. Cependant, nous avons montré que la Francophonie senghorienne est influencée par les idéaux de la Communauté française et de la Francité. Dans le souci de remplacer la Communauté française qui a échoué, Senghor propose la Francophonie. Cette Francophonie est alimentée par son amour de la langue et de la culture française. Ce n'est pas une raison pour lui de renier les langues et cultures africaines. Selon lui, la langue française peut exprimer les valeurs culturelles négro-africaines sans leur faire perdre leurs identités culturelles. Senghor entend par la Francophonie, l'exaltation de la Négritude, c'est-à-dire la Francophonie doit honorer les valeurs culturelles négro-africaines prônées par la Négritude. La Francophonie senghorienne est alors le

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prolongement de sa Négritude. Elle est le résultat de l'addition des idéaux de la Communauté française, de la Francité et de la Négritude.

Quant au troisième chapitre, il était question de savoir si la Francophonie était vraiment un concept d'enracinement et d'ouverture, et une notion de dialogue des cultures. Pour répondre à nos préoccupations, nous avons à nouveau interrogé la Francophonie reclusienne et senghorienne. La Francophonie qu'elle soit d'Onésime Reclus ou de Léopold Sédar Senghor, est un concept d'enracinement et d'ouverture. Chacun a sa manière d'appréhender le concept ou le mot. Chez Onésime Reclus, la Francophonie signifie que la France, en autarcie linguistique et culturelle (enracinement), doit accepter de s'ouvrir afin d'apprendre d'autres langues, et d'imposer la sienne dans ses colonies (ouverture). C'est en quelque sorte l'enracinement et l'ouverture chez lui. On peut aussi parler de dialogue des cultures chez lui, si on tient compte du fait qu'il invite la France à apprendre d'autres langues. Cela est insuffisant et ne couvre point toute sa Francophonie. De ce fait, nous avons estimé qu'il n'y a pas, à proprement parler, de dialogue des cultures chez Onésime Reclus. Chez Léopold Sédar Senghor, l'enracinement et l'ouverture sont l'épine dorsale de sa Francophonie. Il convie chaque peuple à s'enraciner dans sa culture, dans sa langue pour s'ouvrir aux autres. Avec le français, l'Afrique a pu s'ouvrir sur l'extérieur oubliant parfois sa propre culture. C'est pour cette raison qu'elle doit revenir à ses sources pour mieux connaître sa culture, sa langue qui définit son identité. L'Afrique doit se redécouvrir par un retour à ses sources. L'enracinement et l'ouverture, c'est d'être soi pour s'acculturer de l'autre. Quant au dialogue des cultures, il pense que les cultures peuvent dialoguer, et ce dialogue devra aboutir à la Civilisation de l'Universel. En fait, le dialogue des cultures chez Senghor se veut universel.

Il n'est pas facile de donner la définition exacte de la Francophonie, étant donné que ses visions et ses objectifs sont multiples ; que les discours et les actions sont contradictoires. Cependant, retenons que la Francophonie reclusienne est un concept pour la survie de la langue française ; celle de la revue Esprit un projet de civilisation humaine d'une communauté, qui se définir vaguement comme telle. La Francophonie senghorienne, quant à elle, est un concept d'humanisme issu de la Francité et de la Négritude. La Francophonie est le fait de personnes nostalgiques du glorieux passé de la langue française, et résignées à accepter ce que l'histoire a fait d'elles tout en y intégrant le peu de ce qui leur reste comme culture d'origine. Ce point de vue est fort discutable, car il y a encore des personnes, pour ainsi dire, qui refusent d'admettre l'évidence. Au moins, qu'elles reconnaissent que la crise de la langue française, le devenir de cette langue, est la raison pour laquelle, d'Onésime Reclus à Léopold Sédar Senghor, en passant par la revue Esprit, les pays où elle est parlée et utilisée se sont engagés à mener un combat

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définitif en faveur de la langue française à l'encontre du laisser-faire linguistique qui surfe sur la vague d'une mondialisation uniformisante et dérégulée. Est-ce vraiment la lecture que ferait un observateur ou un critique de la Francophonie aux siècles à venir ? Pour avoir une lecture nette de la Francophonie en ce siècle, il faut revenir à la Francophonie de Léopold Sédar Senghor. En fait, il est celui qui a le plus théorisé l'idée de Francophonie.

À une Francophonie assimilatrice et colonialiste d'Onésime Reclus, celle de Léopold Sédar Senghor est soucieuse d'intégrer les mots, les valeurs culturelles et les images venus de divers horizons. Mieux, celle de Senghor est une culture ouverte, enrichie des valeurs linguistico-culturelles dans la reconnaissance des autres cultures et langues. Ce n'est pas dans ses cinq tomes de Liberté ni dans ses autres articles et discours qu'il faut aller chercher le sens de la Francophonie. C'est à travers une lecture de ses oeuvres poétiques qu'il fallait donc se tourner pour mieux appréhender la signification de la Francophonie. Pourquoi une lecture de ses oeuvres poétiques, sachant qu'elles ont été attestées comme étant des oeuvres illustratives de la Négritude ? C'est une question pertinente. Si nous estimons qu'il faut revenir aux oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor, c'est que la Négritude n'est pas la finalité de sa poésie. La finalité est d'aboutir, peut-être, à la Francophonie, expression plausible de la Civilisation de l'Universel. Autrement dit, la poésie senghorienne, marquée par le sceau de la Négritude, ne s'est pas limitée à l'exaltation des valeurs culturelles négro-africaines, mais elle a fait une ouverture sur les autres valeurs culturelles, autres que celles de l'Afrique. La poésie senghorienne en magnifiant l'Afrique reste ouverte aux apports culturels des autres cultures. Cette poésie avait pour finalité l'ouverture culturelle, c'est-à-dire la Francophonie. Alors, comment cette Francophonie, se déploie-t-elle dans la poésie senghorienne ? Nous procédons à la lecture de la Francophonie, et voir comment elle se déploie, de façon souterraine, dans la poésie de Senghor.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote