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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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X- Annexe 10

QUELQUES ARTICLES DE SENGHOR SUR LA FRANCOPHONIE ET SUR LA CULTURE AFRICAINE

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LEOPOLD SEDAR SENGHOR

toires » sous « tutelle ». C'est tout juste si l'on n'appellera pas les futurs -- anciens -- colonisés à légiférer à sa place sur ses propres affaires. En un mot, les Négro-Africains continueront à être sous la « domination » des Métropolitains et des non-Africains.

Ce mépris non déguisé à l'endroit de notre pays et de notre race perce dans les discours officiels et dans les déclarations officieuses. II est encore plus perceptible à certa'ns silences particulièrement éloquents. Nous le retrouvonsjusque dans certains journaux de gauche et chez de courageux anticolonialistes comme le colonel Bernard, qui écrit, dans Combat du 22 avril 1945, qu'en A. O. F. la France n'a « à résoudre que des problèmes élémentaires ». Et il poursuit : « Il s'agit simplement de faire vivre les indigènes et de leur permettre de se multiplier. » Comme des vaches laitières, n'est-ce pas ?

Les faits sont encore plus significatifs que, les déclarations et les silences.

Pour toutes les colonies ou protectorats, des réformes importantes ont été amorcées depuis la Libération. Madagascar a été dotée d'un « Conseil représentatif » qui a voix délibérative ; les habitants de I'Océanie obtiennent la citoyenneté française. Et je ne parle ni de l'Afrique du Nord ni de l'Indochine.

Tout cela n'est que justice, et nous, Négro-Africains, ne pouvons que nous en réjouir. On ne fera jamais assez pour les peuples d'outre-mer : nous ne sommes pas pour le nivellement par le bas.-Mais, si nous demandons la justice pour les autres, nous la demandons également pour nous. Or qu'a-r-on fait pour l'Afrique noire depu's 1942 -- pour certaines colonies, je devrais dire : depuis 1940 ?

Certes, le gouverneur général Eboué, dont on ne saurait ne pas faire l'éloge, a réalisé des réformes politiques et sociales en A. E. F. Mais, nous devons le dire, nous sommes encore bien loin du compte si l'on songe à l'état de déchéance oii les grandes compagnies concessionnaires avaient réduit l'A. E. F. ; nous sommes loin du compte si l'on songe que ces colonies ont été, avec le Cameroun, les premières à se rallier au général de Gaulle et qu'elles n'ont, pour ainsi dire, jamais cessé k combat.

En A. O. F., par contre, et au Togo -- ,le Cameroun s'est quelque peu inspiré de l'A. E. F. -- aucune réforme sérieuse. On n'y parle même plais d'épuration et l'esprit de Vichy semble y régner toujours ; un esprit paternaliste, pour ne pas dire raciste. Encore une fo's, les faits sont significatifs. Je n'en signalerai que quelques-uns.

Et d'abord, le traitement infligé aux prisonniers sénégalais. Tous ceux qui ont vécu dans des camps de prisonniers coloniaux

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vous diront que les Noirs -- Antillais et Sénégalais --- furent Ies plus imperméables à la propagande nazie. J'entends encore un membre de la Gestapo me d.sant, au Frontstalag 230: « Avouez que vous, Ies Noirs, vous êtes tous gaullistes et communistes. » C'est de ce Frontstalag que les fils du gouverneur général Eboué furent déportés dans le Nord en raison de leur attitude and-allemande. Après le débarquement allié, nombreux furent les Séné-galais qui prirent le maquis et se battirent dans les rangs F. F. I. Cependant, dès la Libération, par une inconcevable discr.mination raciale, on rétablissait l'inégalité dans les soldes des coloniaux -- et les Négro-Africains étaient parmi les moins favorisés. ils se pla'gnirent de cela et de bien d'autres choses encore- En réponse, on employa contre eux la force -- c'est un euphémisme -- et on les traita comme de vulgaires collaborateurs. On alla jusqu'à les accuser d'être « gangrenés par la propagande nazie » ! Il y a des noms qui, depuis lors, sonnent le glas dans les consciences négro-africaines : Morlaix ! Mont-de-Marsan ! Versailles ! Tiaroye !...

. L'Enseignement en Afrique noire. On nous apprend triom-phalement que, pour cette année, le budget de l'Enseignement en A. E. F. a augmenté de 40 %. Bravo ! Mais on ne nous dit pas quel pourcentage il représente sur le budget global de la Fédéra-tion. Pour FA. O. F., c'est 8.000 nouveaux élèves qu'on nous annonce. Mais on ne précise pas qu'il n'y a pas plus-de 75.000 gar-çons et filles -- Enseignement libre compris -- à fréquenter l'école ; et cela pour une population scolaire d'environ 1.500.000 enfants. C'est-à-dire qu'il y a moins d'élèves à l'école que de sol-dats dans l'armée. Cette simple proposition exprime tout le drame de l'Afrique noire française. Et ce n'est pas tout. Pratiquement, il n'y a toujours pas de bourses pour l'Enseignement secondaire -- la Libération n'y a rien changé et les autor'tés locales continuent à considérer le baccalauréat non comme un passeport pour '.'Ensei-gnement supérieur, mais comme une fin en soi, plut& comme un moyen de recruter des commis à bon marché. Quant aux bôurses d'Enseignement supérieur pour la métropole, il a fallu toute l'éner-gie du ministère des Colonies pour que le gouvernement général consentît à en accorder... quatre. On comprend dés lors qu'a Braz-zaville les gouverneurs réunis aient demandé plus d'indépendance pour eux-mêmes.

En quittant Brazzaville, Ies gouverneurs avaient reçu des ins-tructions leur recommandant de ne pas attendre le vote de la nou-velle Constitution française pour procéder à des réformes -dans l'esprit de la conférence. Nous avons vu comment le gouverneur général de Madagascar avait compris ces instructions ; nous avons dit que Félix Eboué avait fait de son mieux en A. E. F. En A.O.F.,

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par contre, et au Togo, à part quelques réformes d'ordre économique et social -- qui n'ont pas toujours été du goût des indigènes -- rien n'a été fait du point de vue politique : aucune assemblée délibérative à l'échelle de la colonie ou de la fédération, autune assemblée consultative nouvelle. Hier encore, un décret refusait aux seules Sénégalaises, parmi les citoyennes françaises, le droit de vote. I1 a fallu l'énergique protestation de tout un peuple pour que l'on se décidât à rapporter ce décret.

Non seulement aucune réforme politique de quelque importance n'a été réalisée en Afrique noire, mais toute une série de mesures décrétées par Vichy y ont été maintenues, mais l'esprit raciste n'y a pas été éliminé. Ainsi la « ségrégation » s'y pratique encore : il y a encore, dans les queues, une file pour Blancs et une autre pour Noirs ; dans les banques, un guichet pour gens à peau claire, et un autre pour gens à peau sombre. Car ce n'est plus du racisme : c'est de l'« épidermisme ». Plus grave : les fonctionnaires indigènes ne touchent d'indemnités que pour les quatre premiers enfants ; les enfants supplémentaires n'intéressent pas le gouvernement ; et, quand un Européen ou un « non-Africain » touche 100 francs, le Négro-Africain ne touche que 4 francs. Plus grave encore : les fonctionnaires indigènes révoqués comme « gaullistes.» n'ont pas encore reçu réparation, alors que les autres ont été réintégrés avec rappel et avancement.

J'entends les malins qui iront disant que les populations de l'Afrique noire ne sont pas assez « évoluées ». Nous reviendrons sur cette idée d'évolution, qui est une idée fausse. Nous pouvons dire, dès maintenant, que c'est leur qualité d'humains qui confère des droits aux hommes, non leur qualité d'« évolués », de « civi-li,és ». C'est l'absence de ce fondement qui fait la fragilité de l'édifice de Brazzaville. Mais, même pour celui qui accepte l'esprit de Brazzaville, les réformes préconisées par les recommandations se fondent moins sur l'évolution des colonies que sur les « services qu'ils ont rendus à la nation au cours de Cette guerre ». Qui niera que les services rendus par l'Afrique noire aient été de tout premier ordre ?

En effet, c'est le Tchad qui, sous la direction du gouverneur noir Eboué -- un Guyanais de sang africain -- fut la première colonie â se rallier au général de Gaulle, le 26 août 1940. Bientôt après, le Cameroun et les autres colonies de l'A. E. F. suivaient l'exemple du Tchad. Et, pendant deux ans -- jusqu'en novembre 1942 -- l'A. E. F. et le Cameroun devaient constituer la force

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principale de la France Combattante, Brazzaville étant la capitale de la France Libre. Nous avons vu quelle avait été l'attitude des prisonniers sénégalais dans les Frontstalags. Hors d'Europe, pendant deux ans, les troupes noires formèrent une bonne partie des troupes françaises, la grosse majorité des troupes indigènes. Et elles s'illustrèrent au Fezzan, en Erythrée, en Sytie, à Bir-Hakeim. Depuis, elles n'ont cessé le combat.

Mais l'A. O. F. ne restait pas inactive sous la dictature du vichyssois Boisson. En octobre 1942, Lamine Ceciaye, avocat à Dakar, me disait que Boisson avait fait l'unanimité contre sa politique et que tous les noirs d'A. O. F. regardaient vers le Sud, vers l'A. E. F. Des groupes d'indigènes s'étaient organisés pour renseigner les Alliés sur les mouvements des navires, et en particulier sur les cargaisons chargées. En fait, seuls des Noirs furent condamnés â mort comme « gaullistes », après débats contradictoires -- les Européens ne le furent que par contumace --, seuls des noirs furent exécutés.

Mais on nous répond invariablement que nous ne sommes pas assez « évolués » et on nous offre, en attendant, une « tutelle » généreuse. Un pécheur de la banlieue de Dakar comparait le colonisateur paternaliste à un homme puissant qui s'est emparé de l'héritage d'un adolescent, fils de famille, et qui lui dit : « Quand tu seras instruit, expérimenté, pondéré, je te déclarerai majeur et te rendrai ton héritage. » Et notre bonhomme de pêcheur de conclure : « Croyez-vous que l'homme puissant s'empressera de proclamer la majorité de l'adolescent ? » Car on peut s'étonner d'entendre justifier de flagrantes injustices par cette idée d'évolution quand les autorités locales mettent tout en oeuvre pour freiner cette évolution, singulièrement pour empêcher la formation d'une élite capable de diriger la colon'e. Pour prendre un exemple caractéristique, chaque fois qu'est créé un nouvel établissement d'enseignement secondaire, l'administrat'on locale déclare officieusement, sinon officiellement, qu'il est réservé aux Européens et aux.« Non-Africans ». Bien mieux, depuis ta Libération, au lycée Faidherbe de Saint-Louis-du-Sénégal, créé officiellement pour récompenser les Sénégalais -des services rendus à la France pendant la guerre de 1924-1918, les proviseurs successifs se sont acharnés à décourager les élèves. Quand ils n'y parvenaient pas, ils les renvoyaient sous un prétexte ou un autre. On trouve toujours des « raisons » : l'âge, l'indiscipline, étc. A tel point que la population émue a dû adresser une protestation au gouverneur pour lui rappeler les promesses de la métropote.

s

C'est à l'idée même d'évolution qu'il faut s'attaquer. C'est une idée « bourgeoise », donc intéressée, comme le démontrent les faits

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que nous venons de signaler. C'est de plus une idée faussement scientifique. Elle suppose, en effet, que l'essence de la civilisation est d'évoluer, d'être dynamique. Nous savons que la civilisation européenne occidentale, en l'espace de deux mille cinq cents ans -- ce qui est bien peu dans l'histoire de l'humanité -- n'a pas traversé moins de quatre crises dont chacune a profondément transformé l'échelle des valeurs humaines en Occident. Mais nous savons qu'il y a eu de grandes civilisations qui sont restées statiques pendant des millénaires, telles les civilisations égyptienne et chinoise. La fièvre de l'Occident n'est donc pas` par elle-même un critérium de civilisation. Cette idée d'évolution suppose également que la marche de chaque civilisation doive se faire suivant le processus européen : Grèce, Rome, moyen âge, temps modernes. Autrement dit : humanisme, chrétienté, économisme. On pourrait cl ailleurs ajouter d'autres séries selon d'autres points de vue. C'est là la conception « linéraire » de l'évolution. Ce qui est vrai, c'est que toute civilisation naît, se développe, décline et renaît -- parfois plusieurs fois -- avant de s'épuiser et de mourir, mais, dans chaque cas, su'vant son rythme propre et ses traits singuliers. Même si nous nous en tenons à la seule Europe, qui niera que k processus d'évolution de l'Italie ait été différent de celui de la Norvège ? Au fond, c'est le concept même de « civilisation » qui est en jeu. L'Europe croit que seule la civilisation occidentale moderne mérite ce nom; une civilisation fondée sur le progrès technique et l'accroissement des richesses matérielles. Or la civilisation est « un ensemble de relations morales fondées sur le sentiment des devoirs récipr 'ques qu'ont les hommes les uns envers les autres, et un ensc.oblc d'institutions et de ménanismes qui de L'extérieur dirigent et gouvernent Ies hommes ». (1) Ce qui fait objectivement la valeur d'une civilisation, c'est donc : 1°, l'équ'Iibre, l'harmonie entre Ies valeurs morales et les valeurs techniques ; 2° si nous considérons séparément les deux aspects de l'ensemble, le degré de sociabilité d'une part, le degré de perfection des mécanismes d'autre part. Mais qui ne voit que c'est le moral plus que la technique qui fait notre supériorité sur les animaux ?

On nous rétorque que, même en partant de cette déftn'tion, l'Afrique noire ne peut prétendre â être civilisée, Car qu'est-elle pour le Français moyen ? C'est, pour les uns, une forêt impénétrable et inhumaine oui des bêtes féroces et des serpents venimeux

(1) A. LtiBnzoLA, Le Crépuscule de l'Occident,

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terrorisent Ies pauvres indigènes, qui vivent dans une peur devenue congénitale. C'est, pour les autres, un pays facile dont les habitants vivent dans 1 indolence. Quoi d'étonnant ? Des bananes et d'autres fruits merveilleux leur tombent dans la bouche, tout mûrs, tout pelés. Pour l'intellectuel, c'est un pays aux moeurs barbares, un pays d'ignorance où les sens vivent trop intensément pour qu'y vive l'esprit. Que l'on ne croie pas à une charge. M. Pleven, l'ancien ministre des Colones du gouvernement provisoire, préfaçant le numéro de Renaissance consacré au problème colonial, parlait des « grands fléaux qui ravagent les sociétés primitives, qu'ils s'appellent la maladie, la superstition, l'ignorance, la tyrannie, la corruption, l'exploitation, la cruauté ». Le malheur est que ce n'est même pas de la propagande officielle, car M. Pleven est un homme de bonne volonté et un ministre de grande classe. Et il n'était pas non plus un imbécile -- loin de là ! -- cet agrégé de l'Un versité qui me disait en toute candeur « humaniste » « Comment pouvez-vous parler de civilisation en Afrique, chez des peuples sans villes ni monuments, sans écriture ni littérature, sans organisation politique ni sociale, sans rel'gion, sans art ? » La phrase est bien cicéron;enne ; je crains qu'elle ne soit que cela.

Les Négro-Africains sans villes ni monuments ? Mais les Européens ne trouvèrent-ils pas, à la fin du moyen âge européen, des villes de 100.000 à 200,000 habitants en plein coeur de la Nigritie ? C'est Marcel Griaule qui écrivait l'autre année, sous l'occupation : « Les Noirs n'ont attendu aucun colonial de génie pour v'vre en collectivité : lorsque les Portugais sont arrivés au Bénin, ils y trouvèrent à peu de chose près ce que nous y voyons aujourd'hui. Dès la plus haute antiquité. der cités énormes se sont élevées là et ailleurs ; les ruines de la Rhodésie nous édifient à 'ce point de vue. Il faut se rendre à l'évidence : à une époque où les villes de 100.000 habitants se comptaient avec les doigts sur le pourtour de la Méditerranée, la Nigéria avait déjà des municipalités monstres. » (Les Sao légendaires.) C'est toujours moi qui souligne. Il semble difficile, bien qu'on ait essayé de le faire, d'attribuer la construction de ces villes à des « Aryens » qui auraient disparu comme par enchantement. Les tradit'ons des indigènes s'y opposent comme les récits des anciens voyageurs arabes, qui ignoraient le racisme. Encore une fois, ces vestiges archéologiques se rencontrent "lans toute l'Afrique noire, aussi bien à l'ouest qu'à l'est. El Bekri, qui voyagea au soudan vers 1050, nous parle de « monuments funéraires gigantesques », qui rappelaient les pyramides égyptiennes; et, peu avant la guerre de 1939, on découvrait au Gold Coast des sculptures d'une imposante beauté que l'on ne pouvait non plus s'empêcher de comparer à l'art égyptien. Mais cela n'est pas

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pour étonner ceux qui, avec Léo Frobenius, croient à l'unité de style de toute l'Afrique.

Les Négro-Africains sans écriture ni littérature ? Je ne veux pas dénoncer ici le « préjugé de l'écriture ». Ce serait pourtant une tâche utile; cal il y eut de grandes civilisations sans écriture, comme celle des Incas. En Afrique même, ces civilisations ne furent pas les moins harmonieuses, les moins humaines -- elles n'étaient pas d'ailleurs sans moyens mnémotechniques. Je ne parlerai pas non plus de la littérature orale dont les ethnographes ont signalé la richesse et la variété, et dont toute une partie, celle des griots ou troubadours, peut être dite savante. Enfin, je ne parlerai pas des vieillies civilisations négroïdes de l'Est, quis épanouirent en Nubie et en Ethiopie. M. Griaule affirme que les Ethiopiens firent oeuvre de Bénédictins aux vite et viir siècles de l'ère chrétienne. je ne parlerai que de l'Afrique occidentale, de celle qu'Elfe Faure appelle « la Grèce Noire ». Il me faudrait d'abord évoquer les empires soudanais du moyen âge --- Ghana, Mali, Songhoï -- qui furent parmi les plus grands empires du monde d'alors. Et cela, non seulement par l'étendue, les richesses et la puissance militaire, mais encore par la vie de l'esprit. C'est qu'aussi bien, entre le x° et le xvie siècle, le « Soudan » fut un des phis brûlants foyers intellectuels et religieux de l'Islam. Les Universités de Tombouctou et de Djenné se distinguaient alors et par la qualité de leur enseignement, et par les oeuvres des maîtres. Ici encore les témoignages des écrivains arabes sont formels et rejoignent ceux des écriva'ns'soudanais. M. J. Béraud-Villars écrit : « ... Les écrivains du Maghreb et du Levant constataient eux-mêmes que les auteurs soudanais étaient d'éminents théologiens et que leurs travaux ajoutaient à la somme des sciences isla-rniques. » (L'Empire de Gad.) Les Nègres ne se contentèrent pas d'avoir des Universités et dés écrivains de langue arabe : en adaptant les caractères arabes à leurs idiomes, ils créèrent une littérature écrite en langue indigène. Jusqu'à nos jours, des foyers de culture se sont conservés au Fouta Sénégalais, au Fouta Djallon, dans les pays Haoussas. Bien mieux, des peuples noirs -- au moins deux -- ont inventé un système original d'écrture.

Les Négro-Africains sans organisation politique ni sociale? C'est là le thème fasciste et nazi de « l'anarch'e nègre », repris par André Dema'son depuis la guerre d'Ethiopie et développé sous l'occupation. Laissons un Italien, Arturo Labriola, lui répondre : « Pendant- cette énorme période (424 ans), l'Etat (du Bénin) avait montré une étonnante stabilité. Il n'avait eu que quatorze rois, avec une durée moyenne de règne de trente années, cependant que le règne moyen d'un roi anglais est de dix-huit ans. Voilà

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qui suffit à montrer la prétendue instabilité de la vie africaine (1) . » Le même auteur voit dans le « const-tutionnalisme », qui est en somme la forme la plus caractéristique de la démocratie, « un arrangement social spontané des races africaines ». En effet, à tous-les échelons du pouvoir, en Nigritie, depuis le Conseil du Trône, jusqu'au Conseil de famille, en passant par le Conseil du village, aucune décision ne peut être prise sans l'avis favorable d'une assemblée-délibérative, palabrante. Et, à tous les échelons, les chefs sont en général élus par un système qui tient en même temps de l'électorat et de l'héréd té. En tout cas, ils peuvent toujours être déposés par Ieurs subordonnés pour faute grave ou incapacité. Quant au système social, il est fondé sur la subordination de l'individu à la communauté et sur le travail considéré comme unique source de richesse, les moyens de production étant la propriété collective de la communauté.

Les Negro-Africains sans religion ? il suffit d'avoir entendu une fois le Révérend Père Aupiais parler du « fond religieux de l'âme africaine » pour découvrir dans l'Animisme un dogme, des cadres et un cérémonial, enfin une morale. Le fondement du dogme est celui de l'unité du monde : il n'y a pas d'opposition entre l'homme, la nature et Dieu. De l'herbe à Dieu, en passant par l'homme, les ancêtres et les génies, il n'y a pas de solution de continuité, tous les objets, tous les êtres n'étant que les mani-festat'ons de l'Etre. Les cadres sont formés par des collèges de prêtres, préparés dans de véritables séminaires et, d'autre part, par des lieux sacrés ou temples. Le cérémonial, riche d'instruments liturgiques, riche de symbolisme, de sens, consiste en prières, sacrifices et actions de grâces, comme dans toute religion digne de ce nom. Quant à la morale, elle est fondée sur l'ob -er-vation des « lois positives », Le R. P. Aupiais constate qu'elles « exercent la volonté pour l'affermir, en lui faisant accomplir les actes difficiles dans un but spirituel, sous le seul contrôle de la conscience individuelle ». En un mot, la morale consiste à accomplir des actes qui nous rapprochent, chaque jour davantage des ancêtres et de Dieu, qui nous identifient à eux dans un élan d'abandon et d'amour. Je dis « amour ». « Ma's c'est que j'aimais mon Dieu », répondait un noir converti, à un - missionnaire qui lui demandait pourquoi il avait adoré les « idoles ».

Je n'insisterai pas sur l'art négro-africain. Aussi bien les dons artistiques sont ce qu'on accorde le plus volont'ers aux Nègres. Et Gobineau le premier. On sait quelle a été l'influence de leur art sur le cubisme, sur un Picasso en particulier. Et il ne

(I) Le Crépuscule de l'Occident.

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faudrait pas seulement parler de peinture et de décoration, mais encore de mus que -- influence par le détour de l'Amérique. C'est la sensibilité même de l'Occident qui en a peut-étre été modifiée. 1] y a là-dessus des pages très' suggestives, sinon justes, dans le Diagnostic de l'Amérique et de l'Américanisme du comte de Keyserling.

Nous voilà bien loin des jugements sommaires et méprisants de notre agrégé de l'Université. Il est vrai cependant qu à la fin du xtxe siècle, au moment où s'achevait le partage du continent entre les nations européennes, l'Afrique offrait, trop souvint, un état lamentable de dé:;olation et d'anarchie. Mais la vraie raison en est que, pendant plus de trois siècles, l'Afrique Noire avait été, au dire du français Dard, « un théâtre de pillage, de fraude, d'oppression et de sang ». Pendant plus de trois siècles, les négriers avaient exporté chaque année 60.000 à 80.000 esclaves pour les plantations du Nouveau Monde. Si l'on veut bien faire un petit calcul, cela fait environ 20 millions d'hommes. Et, comme il faut compter dix hommes tués pour un esclave exporté, c'est de plus de 200 millions d'individus que la traite priva l'Afrique. On comprend,'maintenant, que pour justifier la traite comme les conquêtes coloniales, l'Europe ait inventé « l'idée du Nègre barbare ». Et ce n'est pas tout : « l'occupation » européenne a été, dans ses débuts du moins et en certaines régions, une terrible mangeuse d'hommes. M. Arturo Labriola, s'appuyant sur des documents officiels, parle du « dépeuplement systématique » pratiqué au Congo Belge à la fin du 'axe 'siècle et qui a coûté à la malheureuse région une perte sèche calculable à son minimum... de vingt millions d'êtres humains en vingt-trois années (1). On sait la féroce politique que les blancs sud-africains ont toujours pratiqué à l'égard de leurs noirs qui sont aujourd'hui les plus malheureux du monde. On sait que, pendant des années (cf. Maran, André Gide, Albert Londres, Marcel Sauvage. etc), I'A.E.i~., livrée aux puissances d'argent, a été une terre de souffrances et de mort.

Cependant, malgré la traite, malgré Ies dures années qui suivirent la conquête, l'Afrique Noire, si elle a perdu dans la plupart des cas ses institutions, a du mons conservé son « canon moral ». C'est dire la vigueur de sa civilisation passée. Le R. P. Aupiais, parlant des Négro-Africains écrit dans Les Noirs (Editions Univers) : « De sorte que nous les connaissons pauvres. sans convoitises, intéressés sans avarice, -malléables sans versatilité, dignes sans morgue, souples sans hypocrisie, joyeux sans dissi-

(1) op. cit., p. 286. 246

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pation . » Frobénius avait déjà dit : « Ce n'est pas une chose étonnante que-précisément ici, dans cette Afrique tellement méprisée, se soient con.,erves des germes de civilisation si imposants, et que, même aujourd'hui, ils continuent à agir... Est-ce une chose si difficile de fa:re de ces hommes si actifs et diligents, les collaborateurs d'une ouvre consciente de civilisation I » (Und Afrika Sprach.)

Oui, est-ce une chose si difficile? Toute la question est là. On nous demande notre coopération pour refaire une France qui soit à la mesure de l'Homme et de l'universel. Nous acceptons, mais il ne faut pas que la métropole se leurre ou essaye de ruser. Le « Bon Nègre » est mort; les paternalistes doivent en faire leur deuil. C'est la poule aux veufs d'or qu'ils ont tuée. Trois siècles de traite, un siècle d'occupation n'ont pu nous avilir, tous les catéch'smes enseignés --- et les rationalistes ne sont pas les moins impérialistes -- n'ont pu nous faire croire à notre infériorité. Nous voulons une coopération dans la dignité et l'honneur, sans quoi ce ne serait que « kollaboration », à la vichyssoise. Nous sommes rassasiés de bonnes paroles -- jusqu'à la nausée -- de sympathie méprisante ; ce qu'il nous faut ce sont des actes de justice. Comme le disait un journal sénégalais : Nous ne sommes pas des séparatistes, mais nous voulons l'égalité dans la cité. Nous disons bien : l'égalité.

Pratiquement, nous voulons, entre autres choses :

1° Que la Constituante complète la déclaration des « Droits de l'Homme », en ajoutant à la liberté et à l'égalité des individus celle des peuples et des races;

2° Que la métropole, au lieu de s'appuyer, sans consulter les intéressés, sur des coutumes dont on a brisé les cadres et parfois vidé l'esprit, laisse les autochtones eux-mêmes modifier leurs institutions. Car se sont eux-mêmes qui doivent assimiler les éléments solubles de la civilisation française;

3° Qu'à l'échelle de la Colonie et de la Fédération, il y ait des assemblées délibératives --- et non consultatives -- qui soient obligatoirement consultées pour toutes les questions intéressant la Colonie ou la Fédération;

4° Qu'un sérieux effort d'instruction et d'éducat'on soit entrepris. Nous voulons, en particulier : A) Qu'un lycée avec internat soit créé dans chaque colonie, lycée largement ouvert aux autochtones par l'octroi de. bourses; B) Qu'il soit créé 3 Dakar une Université avec Faculté de médecine, Faculté de pharmacie, Faculté de droit, et Ecole vétérinaire, dont les élèves sortiraient

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des lycées; C) Que des bourses d'Enseignement supérieur pour la métropole soient accordées généreusement pour les autres tacultés et les grandes écoles;

5° Que les autochtones puissent, à titres égaux, accéder à toutes les fonctions administratives, et qu'à fonctions égales correspondent des traitements égaux;

6° Que la justice soit la même pour les autochtones comme pour les Européens et les « non-Africains ». Qu'en particulier des magistrats de carrière soient à la tête de tous les tribunaux et que les droits de la defense soient sauvegardés pour tous -- ce qui implique la suppression du « code de l'indigénat »;

Que le travail forcé, sous quelque nom qu'on le déguise, soit supprimé, étant entendu que l'Etat ne pourra obliger personne 3, travailler pour un quelconque particulier.

Nous ne le dissimulons pas, c'est là un . programme révolutionnaire. Mais la IVe République sera l'héritière des Ire et IIe Républiques, et elle sera révolutionnaire en libérant tous les « colonisés » quels qu'ils soient; ou bien, elle sera comme la III°, capitaliste, impérialiste, « occupante », et la révolution risque de se

faire contre elle. -

Cette guerre n'a aucun sens si elle n'est anti-nazie, L'Al-

· lemagne a été vaincue, le nazisme ne l'a été ni en France, ni surtout en Afrique. Ç'est ce que me disait tristement un congénère en ce soir du 8 mai, en ce soir de Victoire, et nous ne par-

venions pas à rire, car notre joie était inquiète nos morts
n'étaient pas apaisés.

Un dernier mot. Les représentants des trusts ne manqueront pas de nous traiter d'antifrançais, car la France, pour eux, c'est la forteresse de leurs privilèges. Les mots ne nous font pas peur. Nous connaissons la chanson, et aussi le proverbe : « Qui veut noyer son chien... » Certes, nous sommes irréductiblement fidèles à la terre de nos ancêtres. Mais nous n'avons garde de confondre le peuple de France qui, aux élections mun'cipales, vient de signifier au monde son horreur du nazisme raciste, avec un capitalisme borné, haineux, tremblant clans l'enceinte de ses privilèges -- et au demeurant ancien collaborationniste. Nous croyons à la nécessité d'une coopération entre l'A.O.F.-A.E.F. et la France, entre l'Afrique et l'Europe. Il ne s'agit pas, cependant, de la « Icollaboration » du pot de terre et du pot de fer, de l'Eur-Afrique des Déat et Demaison. Il ne peut être question que d'une coopération dans la dignité et l'honneur. C'est-à-dire dans l'égalité. Le peuple de France a tout à y gagner -- non les puissances d'argent, bien sûr.

Paris, te' mai 1945. Léopold SfDAR-SENGHOR.

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Sénégalaises, Sénégalais,

La République indépendante du Sénégal achève la mise en place de ses institutions. M. Mamadou Dia m'a remis la démission de son gouvernement. je l'ai pressenti pour former le premier Gouvernement du Sénégal indépendant, Son devoir était d'accepter. Il a accepté, et je l'ai désigné. je l'ai fait, sûr que j'étais de répondre à la volonté de l'Assemblée nationale, du Parti dominant, du Peuple sénégalais.

C'est un redoutable honneur, pour moi, d'avoir été placé, hier, par la confiance unanime des représentants de la Nation, à la tête de l'Etat sénégalais. Les Sénégalais ont prouvé, au monde étonné. qu'ils savaient. à l'heure du péril national, communier dans un commun vouloir de vie commune, en oubliant les querelles SOUS le baobab. Cette vibrante unanimité, je l'ai sentie, hier, dans les rues de notre capitale, où le Peuple, toutes races mêlées -- noirs, arabes, berbères, européens --, clamait sa foi dans le Sénégal indépendant, le suis sensible -- pourquoi le cacher ? -- à cette affectueuse confiance. Précisément à cause de cela, je suis profondément conscient des graves devoirs de ma charge.

Jamais notre pays n'a été investi de périls aussi réels ; jamais il n'a été tant calomnié ; jamais il n'a été si nécessaire de l'organiser et de le défendre.

Aux termes de notre Constitution, il appartient au Président du Conseil désigné de définir la politique de la Nation, et à l'Assemblée nationale de l'approuver. Le Président du Conseil le fera, j'en suis convaincu, avec lucidité et courage. Il m'appartient de garantir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire de la République. Je n'y faillirai pas. C'est de cela que je veux parler ce soir ; de l'indépendance du Sénégal et de son rôle dans l'édification de l'unité africaine.

Sénégalaises, Sénégalais. depuis quinze ans, je vous ai souvent mis en garde contre une certaine maladie, inoculée par le Colonialisme et que j'appelais la sénégalite. C'était un complexe de supériorité. Votre rôle n'était pas, n'est pas de conduire, mais d'éclairer. Il n'est pas d'entrer dans la course au leadership ; il est d'unir dans l'égalité, qui est la condition sine qua non de la coopération. C'est pourquoi l'affirmation de la personnalité, que dis-je ? l'indépendance sénégalaise est une nécessité africaine.

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Mais elle est, d'abord, un fait. On ne peut traiter notre peuple comme un quelconque clan de troglodytes : on ne peut l'effacer de l'Histoire ni, d'un trait de plume. le rayer de la carte de l'Afrique. Le Sénégal, vous le savez bien, est un vieux ps ils a été le premier, dans l'Afrique noire moderne, a posséder identité: un nom, un visage, une économie, des cadres techniques et une vie politique. Cela compte. Je le verse au dossier,

Mais, surtout, un Sénégal indépendant est nécessaire à l'unité africaine ; car cette unité doit être un facteur de développement, non de stagnation. je le sais, une autonomie sénégalaise eût suffi. C'est du moins ce que nous pensions. Si nous avons trar ns enfléeffor les es querelles de races et de castes, si nous avons su, p

quinze ans sur nous-mêmes, nous débarrasser du territorialisme, le drame de l'ex-Fédération du Mali prouve que d'autres n'avaient pas fait le même effort. Nous en avons tiré la leçon, qui est l'indépendance sénégalaise, comme préalable à la coopération africaine.

En effet, les faits étant, aujourd'hui, ce qu'ils sont. seule l'indépendance nationale peut permettre, au Sénégal, de jouer son rôle naturel de trait d'union et de levain, de répondre à sa vocation africaine et mondiale.

Trait d'union entre le monde noir et le monde arabo-berbère, entre le Maghreb et l'Afrique Occidentale, le Sénégal l'est depuis des siècles, pour ne pas dire des millénaires. Vous savez quelles sont les relations religieuses, culturelles, commerciales, qui l'unissent au Maroc. Celles-ci doivent être renforcées et étendues à l'Algérie, singulièrement à la Tunise, dont l'idéal et la méthode politique sont si prés des nôtres.

Trait d'union, nous le sommes également entre l'Europe et l'Afrique. Car, si nous avons acclimaté, ici, depuis trois cents ans, avec la culture, l'humanisme de l'Occident, et d'abord de la France. nous avons aussi, depuis quinze ans, greffé le socialisme européen sur le vieux sujet du communialisme negro-africain, je dis : sur la Négritude.

Par ses réformateurs religieux et politiques, comme par ses écrivains et ses artistes, véritablement le Sénégal a été, reste un des levains de l'Afrique. De Biaise Diagne à Mamadou Dia, de Malick Sy et Cheikh Amadou Bamba à Amadou Dème et joseph Faye, de Bakary Diallo à David Diop -- je ne cite pas tous les noms --, toute une pléiade de Sénégalais éminents ont jalonné la voie africaine de la Libération. Pour ne m'en tenir au'à la politique et à la culture, qu'il s'agisse des luttes, désormais historiques, contre l'indigénat, contre l'assimilation ou contre la balkanisation, pour la Négritude, pour l'autonomie, pour l'indépendance, pour les Etats-Unis d'Afrique ou pour la Voie Africaine du Socialisme. on a toujours trouvé des Sénégalais parmi les précurseurs et francs-tireurs.

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tireurs.

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Satelliser le Sénégal sous prétexte d'unité, comme on a tenté de le faire l'autre nuit, étouffer la personnalité sénégalaise en cette année de l'affirmation de l'Afrique noire, je le dis, c'est perpétrer un crime contre l'Afrique. Nous n'avons pas le droit, personne n'a le droit, par le monde, de s'associer à un tel crime,

Bien sûr, en défendant, aujourd'hui, le Sénégal, nous nous défendons d'abord nous-mêmes : notre terre et nos morts, qui dorment dessous, nos foyers et nos enfants, notre honneur et notre dignité. Nous faisons plus, car nous défendons, en même temps, la cause de la Liberté comme de la Coopération en Afrique.

Que l'on ne s'y trompe pas, les Sénégalais sont, certes, un peuple policé, qui répugne à la haine et à la violence gratuite. Nous venons de le prouver, nous étant libérés sans verser une seule goutte de sang ni contre la France ni contre le Soudan. Jamais, nous ne nous livrerons à une agression. Mais, puisqu'on menace d'envahir nos frontières ou de provoquer une subversion intérieure, c'est bon qu'on le sache en Afrique et hors d'Afrique : on ne prendra pas le Sénégal sans en avoir fait, auparavant, un vaste cimetière sous le soleil, Au premier signe de l'agression, tout le pays sera debout et sous les armes. On peut. peut-être, supprimer le Sénégal de la carte politique de l'Afrique ; on ne supprimera pas l'honneur de notre nom.

On parle, maintenant, de médiation, de conciliation, d'association entre le Sénégal et le Soudan. l'en ai parlé deux jours seulement après le coup d'Etat manqué contre le Sénégal. Vous le savez, nul plus que moi n'a souligné les liens qui nous unissent au peuple frère de l'autre côté de la Falémé : la race, la langue, la culture, le voisinage. Et nous avons un port, un chemin de fer, une université, qui devraient nous être communs. Avec le concours du Président de la Communauté ou d'un frère aîné, un Chef d'Etat africain par exemple, nous sommes prêts à causer pour élaborer eine association souple. A une seule condition ; c'est que l'Indépendance du Sénégal soit d'abord constatée et garantie.

Il faut profiter de l'occasion et aller plus loin. Tout le monde, à commencer par nos frères soudanais, a reconnu les difficultés d'un groupement à deux. Il faut profiter de l'occasion et préparer un plus vaste regroupement, où entreront tous les Etats de l'ancienne A.O.F., y compris la Guinée, mais toujours sur la base de l'indépendance de chaque Etat. Encore une fois, il est réaliste de tirer la leçon de l'éclatement du Mali. L'idée de la Fédération n'est pas encore mûre dans l'ancienne A.O.F. ; les micro-nationalismes ne sont pas encore transcendés. Ce regroupement des Etats de l'ancienne A.O.F. ne serait que le premier pas vers un regroupement plus large, qui aboutirait, un jour -- nous l'espérons du moins --, aux Etats-Unis d'Afrique. Il est entendu que ces Etats-Unis n'empêcheraient l'appartenance ni à la Communauté ni au Commonwealth.

 

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La culture africaine

Léopold SÉDAR SENGHOR

Les biologistes actuels, s'appuyant sur la caractérologie et les tableaux numériques des groupes sanguins, concluent à l'unité culturelle du continent dit « noir ». Ce que confirme l'étude comparée des arts traditionnels africains et de la philosophie africaine.

Pour les Grecs, créateurs de la philosophie européenne, la philosophie consiste en la recherche de la Sophia ou sagesse, « connaissance des premières causes et des principes des êtres », étant entendu que Dieu est, au-delà de la matière, « cause première et fin ultime ». Les Africains ne posent pas autrement le problème, si ce n'est que Dieu est, plus encore que l'Intelligence, la « Force des forces » qui anime la vie de l'univers.

C'est en imitant Dieu, en animant la vie cachée sous les signes sensibles du monde, que l'art africain remplit son rôle. En témoignent la poésie, la musique et la sculpture qui répondent à la définition de l'art africain : « une image ou un ensemble d'images symboliques, mélodieuses et rythmées ».

Depuis Bergson et la réhabilitation de la raison intuitive, le dialogue des cultures s'est engagé, et la civilisation de l'Universel a commencé de s'édifier, où l'Afrique joue un rôle essentiel et déterminant.

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Si j'ai choisi de parler de la Culture africaine, c'est qu'en ce dernier quart du XXe siècle, nous achevons de bâtir, nolentes, volentes, cette « Civilisation de l'Universel » que Pierre Teilhard de Chardin nous annonçait pour l'aube du deuxième millénaire. Une civilisation qui serait composée des apports, complémentaires, de tous les continents et de toutes les races, sinon de toutes les nations. Et, à ce « rendez-vous du donner et du recevoir », pour parler comme Aimé Césaire, les Africains ne viendront pas les mains vides. Ils apportent, ils ont déjà commencé d'apporter leur culture.

Mais qu'est-ce que la Culture ? J'avais pris l'habitude, quand j'enseignais, de la définir comme « l'esprit d'une civilisation ». C'était là une définition trop intellectualiste. À l'expérience et dans le contexte actuel du dialogue des civilisations, je dirai que la culture est l'ensemble des valeurs de création d'une civilisation.

Les grands biologistes du XXe siècle, à commencer par mon ancien maître, le professeur Paul Rivet, ne séparent pas la culture de la biologie. Au demeurant, Jacques Ruffié, que vous avez entendu l'autre mois, a intitulé l'un de ses ouvrages De la Biologie à la Culture. Nous commencerons par montrer comment se pose ce problème en Afrique.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry