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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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CHAPITRE I : LE PROJET DE LA FRANCOPHONIE

Les oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor ont précédé le projet de la Francophonie tant chez lui que chez les autres auteurs de la revue Esprit. En fait, l'idée de la Francophonie a été élaborée par Léopold Sédar Senghor avant celle de la revue Esprit dans sa poésie, « car la francophonie a commencé par une fraternité de poètes, c'est-à-dire l'essentiel avant le nécessaire. »605 Ce qui veut dire que ce sont les poètes qui ont fait de la Francophonie une réalité culturelle (c'est-à-dire culture). Mieux, la nature même de la Francophonie, son essence, est donc la poésie. Autrement dit, on ne peut séparer la poésie de la Francophonie, car toutes deux renvoient à une et une seule réalité : la culture. C'est cette essence poétique de la Francophonie qui fait d'elle une culture, car la poésie, avant tout, est culture. À travers « une authentique poésie nègre qui ne renonce pas, pour autant, à être française »606, Léopold Sédar Senghor réalise la nécessité d'une poésie francophone en général607, et d'une communauté francophone en particulier. Chez Senghor, la poésie devrait être le catalyseur, le lieu où Africains et Français devraient se rencontrer. L'écriture poétique devrait, par conséquent, exprimer les valeurs propres des Nègres dans une langue qui n'est pas la leur. La poésie nègre est d'abord nègre, parce qu'elle exprime les valeurs culturelles, les héros et la culture nègres. Elle est enfin française, parce qu'elle est écrite en langue française. Ainsi, la poésie nègre devient une poésie universelle, parce qu'elle unit deux cultures : la culture nègre et la culture française. C'est cette conception de la poésie que Senghor veut de la Francophonie. Elle ne sera pas totalement nègre ni totalement française, mais les deux à la fois. Telle fut la mission qu'il s'est assignée en tant que poète pour la Francophonie. Les prémices de cette Francophonie sont-elles décelables dans ses oeuvres poétiques ?

La Francophonie, chez Léopold Sédar Senghor, est d'abord un terme générique désignant la cohabitation parfaite et harmonieuse entre le Nègre et le Français tant au niveau culturel, linguistique que biologique, et dépassant les clivages haineux et raciaux des peuples. La question que l'on pourrait alors se poser est celle de savoir si la présence d'une culture exprimée et projetée, autre que française, en français est facilement repérable dans la poésie

605 Daniel MAXIMIN, « L'originelle poésie francopolyphonique », Synergies Mondes, n°5-2008, p. 151 (pp. 151-154)

606 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », Éthiopiques, Postface, p. 163

607 La question de la poésie francophone sera traitée dans la partie trois au chapitre quatre.

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senghorienne. Ce qui est sûr, c'est que « l'ensemble culturel de langue française que Senghor a mentionné dans les année 1970 est devenu la Francophonie plus tard [...] »608. Dès lors, la vraie question que l'on pourrait se poser est celle de savoir si le concept de Francophonie est facilement repérable dans la poésie senghorienne.

La poésie senghorienne se veut une poésie de réconciliation raciale, de pardon, de fraternité. Si cette poésie rappelle les atrocités de la guerre, du colonialisme, de l'impérialisme, de son déchirement entre l'appel de ses ancêtres et l'appel de l'Europe ; c'est pour pouvoir dépasser la haine et le ressentiment afin de prôner un monde meilleur où les races et les nations vivront en harmonie. Léopold Sédar Senghor est aussi conscient qu' « [...] il ne suffit pas d'être ensemble, d'éprouver des sentiments collectifs, de partager la même condition, [mais il suffit] de vouloir être et faire ensemble, d'assumer consciemment une même tâche et un même projet. »609 Ses oeuvres s'inscrivent dans ce même sens, c'est-à-dire elles (les oeuvres poétiques de Senghor) invitent à vouloir être et faire ensemble, à assumer consciemment une même tâche et un même projet, celui d'un monde plus fraternel acceptant les différences. C'est la raison pour laquelle « on peut dire que toute l'oeuvre de Senghor ainsi d'ailleurs que toute sa vie auront été l'expression du métissage, de la négritude et de la francophonie. »610

La Francophonie est, aussi, un concept de pensée, d'émotion, de métissage, de fraternité, tels qu'exposés dans les oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor.611 Tout ceci amène à dire que la Francophonie peut être repérée aisément dans sa poésie, si nous tenons compte de la Francophonie senghorienne en tant que la résultante de la Francité et de la Négritude. En fait, « dès la fin des années 1960, en effet, Senghor pense et projette la négritude en étroite relation avec `' la Civilisation de l'Universel» »612, qui deviendra, sans doute, la Francophonie. La Francophonie, telle que la conçoit et la vit Senghor, s'identifie à un corpus de valeurs repères auquel l'on doit toujours se référer pour construire son identité propre, et sa relation avec les autres et le monde. Senghor fait de la Francophonie l'objet d'une quête fervente, où l'exaltation se mêle à la raison et le rêve à la passion. Très vite, le mot-concept devient l'idée-force qui va donner sens et orientation à sa vie. Avec une sorte d'inlassable acharnement, il ne finira jamais d'élucider le concept de Francophonie, d'autant plus qu'avec le temps son approche évolue en

608 Thi Hoai Trang PHAN, « Des dynamiques de la Francophonie », op. cit.

609 Jean MAISONNEUVE, La psychologie sociale, Presses Universitaire de France, Coll. Que sais-je ?, Paris ; p. 30

610 Ébénézer. NJOH-MOUELLE, Léopold Sédar Senghor et le thème du métissage culturel, disponible sur http://www.njohmouelle.org

611 Idem. Le métissage culturel est mélange, c'est certain, mais le métissage envisagé par Senghor a davantage été préoccupé par la francophonie et la négritude. »)

612 Jean-René BOURREL, « La négritude ou le soleil de l'âme », op. cit.

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fonction de l'audience conquise par le mouvement et de la reconnaissance institutionnelle dont lui-même fait l'objet. La Francophonie senghorienne est, également, existentielle et ontologie, car elle considère l'homme dans sa nature humaine, en union avec les éléments de l'univers en Dieu. Parce ce que c'est Dieu qui insuffle l'élan vital à l'univers, et c'est par lui que se réalise l'unité des éléments de l'univers.

Au lieu de saisir la signification en vrac de la Francophonie, il serait raisonnable d'entrer dans l'univers intérieur de Senghor, par le biais de la psychanalyse pour ainsi dire, afin de découvrir les motivations conscientes et inconscientes qui nous aideront à définir la Francophonie. Malheureusement, ceci n'est véritablement pas possible. Cependant, comme l'évoque Joël Clerget, « le poète s'origine lui-même à l'oeuvre et dans l'être de laquelle il y va de son être même »613. Faute de psychanalyser l'homme, nous le ferons à travers ses oeuvres par la psychocritique. C'est-à-dire nous étudierons de façon psychologique les éléments textuels, mieux les indices poétiques, qui mettent en relief le fait que la poésie de Senghor est le projet de la Francophonie. Nous allons voir comment le projet de la Francophonie s'appréhende dans la poésie senghorienne. Nous comprenons les raisons de Léopold Sédar Senghor de vouloir proposer à l'Afrique la Francophonie.

Les raisons que nous pouvons émettre sont, d'abord, des raisons historiques614 : « c'est, tout d'abord pour deux raisons historiques : de fait. La première est que, ne voulant pas nous renier, nous ne voulons rien renier de notre histoire, fut-elle `'coloniale», qui est devenue un élément de notre personnalité nationale [...] Et puis, il y a le français, qui est une langue internationale de communication. C'est notre deuxième raison de fait. »615 En effet, la colonisation de l'Afrique a un rôle prépondérant dans le projet de la Francophonie. En fait, la colonisation a déculturé les Africains au point que ces derniers ont épousé la langue et les habitudes des colons. En plus, l'école va aussi jouer un rôle déterminé dans la déculturation des Africains, car il s'agissait de franciser le Nègre afin d'établir un relai-intermédiaire entre les indigènes et le colon, puis de former des élites pour assurer la continuité de l'administration coloniale. À vrai dire, l'école, l'instruction coloniale, a fait des Africains des déracinés culturels. Et vient enfin la participation des Africains à la deuxième guerre mondiale. Cette participation a permis de briser le mythe de « messagers des dieux »616 que les Africains font du colon, et de leur faire comprendre que le Blanc est humain et mortel comme eux. Pour

613 Joël CLERGET, op. cit., pp. 10-11

614 Le deuxième et le troisième chapitre exposeront respectivement les autres raisons.

615 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 132

616 Cf. « Chaka » de Léopold Sédar Senghor in Éthiopiques, p. 123

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Senghor, la participation des Africains aux différentes guerres mondiales est un sacrifice fait par l'Afrique pour que naisse un nouveau monde dans lequel l'Africain et l'Européen vivront ensemble et en parfaite harmonie brisant ainsi le clivage racial. Pour cela, les Noirs devront pardonner les fautes de l'Europe. C'est en pardonnant que l'on pourra construire ce monde rêvé par Léopold Sédar Senghor. Il est donc convaincu que le premier pas doit être fait par les Africains. Ainsi, exhorte-t-il le peuple noir à pardonner le fait que les Européens l'aient pris comme des hosties pour la renaissance du monde. Ces faits historiques sont donc l'une des raisons qui ont préludé au projet de la Francophonie chez Léopold Sédar Senghor.

Pour mettre en évidence ce projet, nous abordons successivement dans ce chapitre la question de filiation historique avec la France, du sacrifice de l'Afrique pour l'Europe, et enfin le pardon des Noirs pour une renaissance du monde. Nous allons voir dans le premier point que le contact de l'Afrique et de l'Europe, à travers l'expansion exploratoire de l'Europe, la traite négrière et la colonisation, a favorisé, certes des frustrations, mais a également été favorable pour l'un et pour l'autre car chacun a bénéficié de l'un et de l'autre de ce qui lui manque. En effet, « l'ennemi d'hier est un complice, qui nous a enrichis en s'enrichissant à notre contact », comme l'affirme Léopold Sédar Senghor617. Le deuxième point montre que les Africains, en particulier, morts aux champs de bataille pendant les guerres mondiales sont une semence, car ils ne sont pas « morts gratuits ô Morts ! Ce sang n'est pas de l'eau tépide. Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule »618 de la cité de demain, « du monde nouveau qui sera demain »619. C'est aux Africains d'aller vers les autres pour leur apporter leur pardon. C'est en ce sens qu'intervient le troisième point. Quant à ce point, il s'agit de mettre en évidence le pardon des Noirs. Senghor est persuadé qu'en pardonnant à ses bourreaux d'hier, en acceptant de vivre avec eux, le « monde nouveau » surgira.620

Notre analyse dans ce chapitre devrait, sans doute, confirmer que le projet de la Francophonie fut formulé par des faits historiques, décelables dans la poésie senghorienne. Autrement dit, ce sont les faits historiques qui ont d'abord influencé Léopold Sédar Senghor dans l'élaboration du projet de la Francophonie. Nous élucidons le chapitre en identifiant dans le corpus (les oeuvres sur lesquelles nous travaillons) les indices historiques qui prouvent bel et bien la présence latente du concept de Francophonie.

617 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit. (loc. cit.)

618 Cf. « Tyaroye », Hosties noires, p. 88

619 Idem.

620 Cf. « Chaka », Éthiopiques, p. 130

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Notre méthode d'analyse est la psychocritique de Charles Mauron. Cette méthode est utile pour appréhender les images historiques qui reviennent de manière consciente et inconsciente sous la plume de Léopold Sédar Senghor, et qui mettent en évidence comment les faits historiques l'ont influencé dans la conception de la Francophonie. Dans le cas contraire, si cette méthode s'avèrerait insuffisante dans l'appréhension des images historiques, nous recourons alors à l'énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni. Il se pourrait aussi que ces deux méthodes soient conjointement utilisées dans l'analyse et l'interprétation des indices dans ce chapitre. Abordons dès à présent les différents points susmentionnés.

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1. UNE FILIATION HISTORIQUE AVEC LA FRANCE

Le passé ne peut pas se modifier, s'oublier, ou s'effacer. Nous n'avons qu'à l'accepter, le surmonter et aller de l'avant. C'est-à-dire les pays africains ne peuvent pas changer l'histoire du continent. Leur histoire doit s'écrire avec le passé. Leur passé, c'est qu'ils sont liés aux pays occidentaux du fait de la traite négrière, de la colonisation et de l'instruction occidentale. Et Moustapha Tambadou de le justifier :

Au commencement, il y eut la traite négrière et la colonisation. Deux tragédies qui ont servi de fondement malsain à la rencontre Afrique-Occident. Les vainqueurs, si l'on peut les nommer ainsi, ont dans les deux cas tiré de leur triste succès un sentiment de supériorité à l'égard des peuples et races assujettis. C'est donc tout naturellement que l'Occident s'est évertué à imposer à l'Afrique un destin de vaincue, un temps immobile avec comme seule et unique perspective l'acquiescement éternel aux objectifs et valeurs des dominateurs. Des peuples entiers voyaient ainsi compromises, sinon tournées en dérision, toute possibilité et toute tentative de marquer de leur empreinte singulière leur propre histoire ou l'histoire de l'humanité. Quand Léopold Sédar Senghor décida de lutter de toutes ses forces contre cette situation, son intuition fut que tout se jouerait au niveau de la culture, [...]621

Cette filiation historique avec les anciens pays colonisateurs permet d'entretenir une relation, non plus de colonisateur et colonisé, mais une relation égalitaire, selon Léopold Sédar Senghor, estime Claire Tréan :

Senghor rêvait de fraternité entre peuples blancs et noirs et pensait que le français pouvait en constituer le socle. Il croyait en un continent africain sur lequel le français fonderait une solidarité entre les nouveaux États et une relation privilégiée avec l'ancien pays colonisateur622.

Mieux, ajoute Anne Judge,

Il a parlé en effet du merveilleux outil trouvé dans les décombres du régime

colonial : la langue française et de la possibilité de s'en servir pour créer une coopération exemplaire entre ceux qui la parlent623.

621 Moustapha TAMBADOU , « Politique et stratégie culturelles de Léopold Sédar Senghor », Éthiopiques, n°59, 2ème semestre 1997, Disponible sur http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?article367

622 Claire TRÉAN, La Francophonie, idées reçues, Le Cavalier Bleu, Paris, 2006, p. 21

623 Anne JUDGE, « La Francophonie : mythes, masques et réalités », Francophonie : Mythes, Masques et Réalités, Enjeux politiques et culturels, Publisud, Paris, 1996, p. 25

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Ou encore, « Fervent promoteur de la Francophonie, Senghor entretient constamment d'excellentes relations avec la France ».624Or la relation avec la France ne date pas d'aujourd'hui, elle l'a été depuis l'arrivée des colons en Afrique. Selon Catherine Coquery-Vidrovitch, les premiers contacts entre l'Europe et l'Afrique datent du XVème siècle : « Du XVe au XVIIIe siècle le trafic s'organisa progressivement entre les Européens et les Noirs de la zone guinéennes [...] »625. Ce furent, d'abord, les Portugais : « Mais nul ne toucha la côte de Guinée avant les Portugais au XVe siècle [...] »626. Les Français se sont établis sur la côte occidentale de l'Afrique au XVIIème siècle. Avec la traite négrière, la colonisation et la décolonisation, la relation avec la France s'est accentuée. Senghor compte maintenir, par le biais du projet de la Francophonie, le lien historique entre la France et l'Afrique. Mieux, il s'appuiera sur les faits historiques pour élaborer sa Francophonie, même si Michel Beniamino et Lise Gauvin affirment le contraire en disant que « le lien entre francophonie et décolonisation est [...] intenable. »627 Pour prouver que cela est tenable, intéressons-nous à présent aux oeuvres poétiques de Léopold Sédar Senghor.

Les oeuvres de Senghor mettent en évidence le lien historique que l'Afrique et l'Europe en général, et la France en particulier, entretiennent. En fait, la lecture de ses oeuvres permet de relever la traite négrière, la colonisation, l'instruction occidentale comme des faits historiques, participant du projet francophone chez lui. Dans Chants d'ombre, la colonisation et la traiter négrière sont mises à nu. Avec le texte « In memoriam » nous avons :

Et maintenant, de cet observatoire comme de banlieue

Je contemple mes rêves distraits le long des rues, couchés

au pied des collines

Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie

et du saloum. (Poèmes, p. 7)628

Le texte « In memoriam » est superposable à « Que m'accompagnent Koras et Balafong » :

Mais toutes les ruines pendant la traite européenne des nègres

Mais toutes les larmes par les trois continents, toutes les sueurs noires qui engraissèrent les champs de canne et de coton (Po :33)

624 Encyclopédie Larousse, article sur Senghor.

625 Catherine COQUERY-VIDROVITCH, La découverte de l'Afrique, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 15

626 Idem., p. 14

627 Michel BENIAMINO et Lise GAUVIN (Dir.), Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Limoges, PULIM, coll. « Francophonie », 2005, p. 84

628 Nous avons travaillé avec deux versions : Poèmes et OEuvre poétique. Pour les textes (les extraits) superposés, nous écrirons Po pour Poèmes, et O. Po pour OEuvre poétique suivi du numéro de la page. (Po : numéro/ O. Po : numéro).

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La superposition de ces deux extraits révèle qu'il y a eu contact entre les Nègres et les Occidentaux. Nous voyons s'accuser le réseau suivant :

- Contact : les conducteurs de ma race, européenne, nègres, les trois continents, les rives de la Gambie et du Saloum

- Traite négrière : Les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum, la traite européenne des nègres, toutes les sueurs noires qui engraissèrent les champs de canne et de coton.

Ce réseau d'images se manifeste aussi dans « Neige sur Paris » :

Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui

croulèrent les empires

Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent

Les blanches poudreuses qui vous giflèrent, les mains

peintes poudrées qui m'ont giflé

Les mains sûres qui m'ont livré à la solitude à la haine

Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui

dominait l'Afrique, au centre de l'Afrique

Droits et durs, les Saras beaux comme les premiers hommes

qui sortirent de vos mains brunes

Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de

chemin de fer

Elles abattirent les forêts d'Afrique pour sauver la Civil-

sation, parce qu'on manquait de matière première humaine. (Po : 20)

La superposition de cet extrait avec les extraits précédents accuse un réseau sombre : la ruine ou la destruction. Cette image sombre de la traite négrière et de la colonisation est soulignée également dans « Prière aux masques » :

Voici que meurt l'Afrique des empires- c'est l'agonie

d'une princesse pitoyable

Et aussi l'Europe à qui nous sommes liés par le nombril. (Po : 21)

Dans l'extrait de « Prière aux masques », Senghor montre que l'Afrique et l'Europe sont liées à jamais : « nous sommes liés par le nombril ». « Tout se passe comme si Léopold Sédar Senghor n'avait jamais pu - ou voulu - couper le cordon ombilical qui le relie à l'Occident. »629 La superposition de tous les extraits de Chants d'ombre révèle que chez Senghor, la traite négrière et la colonisation, qu'elles soient brutales et mauvaises, ont favorisé le contact entre l'Afrique et l'Europe. Il faut priviligier ce contact. Qu'en est-il d'Hosties noires ?

Dans Hosties noires, le texte « Prière de paix » peut être superposé avec « Neige sur Paris » et « Que m'accompagnent Koras et Balafong » de Chants d'ombre :

629 Jacques CHEVRIER, Littérature Nègre, Armand Colin/Nouvelle Éditions Africaines, Paris, 1984, p. 101

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Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires Qui en ont supprimé deux cents millions.

[...]

Oh ! je sais bien qu'elle aussi est l'Europe, qu'elle m'a ravi mes enfants comme un brigand du Nord des boeufs, pour engraisser ses terres à cannes et coton, car la sueur nègre est fumier.

Qu'elle aussi a porté la mort et le canon dans mes villages bleus, qu'elle a dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant un os

Qu'elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les têtes-aux-vastes-desseins. (Po : 91-92)

Nous voyons se former, dans cet extrait, les groupes d'image tels que la Traite négrière (ont exporté dix millions de mes frères, les maladreries de leurs navires, ont supprimé deux cents millions, ravi mes enfants, engraisser terres à cannes et coton, la sueur nègre est fumier, ...), la Colonisation (porté la mort et le canon dans mes village, dressé les miens les uns contre les autres, les résistants de bandit, craché sur les têtes-aux-vastes-desseins...) et le Contact (mes fils, leurs navires, l'Europe, mes enfants, ses terres à cannes et coton, mes villages...). Nous constatons, également, que les images ne varient pas d'un poème à un poème ou d'une oeuvre à une autre. Par ailleurs, elles sont l'invariant qui structure la pensée de Léopold Sédar Senghor. Cet invariant se saisit, aussi, dans « Chaka » d'Éthiopiques :

CHAKA

Des courriers m'avaient dit :

« Ils débarquent avec des règles, des équerres des compas des sextants

«L'épiderme blanc les yeux clairs, la parole nue et la bouche mince

« Le tonnerre sur leurs navires. » (Po : 120)

Le réseau qui s'accuse dans cet extrait est le Contact (débarquent, l'épiderme blanc, leurs navires) et la Colonisation (des règles, des équerres, des compas, des sextants, la parole nue). Ce réseau est renforcé par un autre extrait de « Chaka » que l'on pourrait superposer à ceux de Chants d'ombre, surtout à « Neige sur Paris » :

CHAKA

Mon calvaire.

Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de

l'horizon soumis à la règle, à l'équerre et au compas Les forêts fauchées les collines anéanties, vallons et fleuves

dans les fers.

Je voyais les pays aux quatre coins de l'horizon sous la grille tracée par les doubles routes de fer

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Je voyais les peuples du Sud comme une fourmilière de

silence

Au travail. Le travail est saint, mais le travail n'est plus

le geste

Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des saisons.

Peuples du Sud dans les chantiers, les ports les mines les

manufactures

Et le soir ségrégés dans les kraals de la misère.

Et les peuples entassent des montagnes d'or noir d'or rouge

? et ils crèvent de faim

Et je vis un matin, sortant de la brume de l'aube, la forêt

des têtes laineuses

Les bras fanés le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses

appelant un dieu impossible

Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? (Po : 121-122)

Cet extrait réunit toutes les images déjà vues, c'est-à-dire le contact, la colonisation, la traite négrière, la destruction. Cependant, Léopold Sédar Senghor répond à la question posée dans l'extrait « Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? », et à son ami-frère Césaire qui dit :

Cela réglé, j'admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien; que marier des mondes différents est excellent; qu'une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s'étiole ; que l'échange est ici l'oxygène, et que la grande chance de l'Europe est d'avoir été un carrefour, et que, d'avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacles de toutes les philosophies, le lieu d'accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d'énergie. Mais alors, je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l'on préfère, de toutes les manières d'établir contact, était-elle la meilleure ?630

La réponse de Senghor est de retenir l'apport positif de cette souffrance : les doubles routes de fer, les chantiers, les ports, les mines, les manufactures... :

Je ne veux retenir, ici, que l'apport positif de la colonisation, qui apparaît à l'aube

de l'indépendance. L'ennemi d'hier est un complice, qui nous a enrichis en s'enrichissant à notre contact631.

De cet aveu, nous voyons que Senghor sublime la traite négrière, la colonisation et leurs corollaires pour retenir le caractère positif de ce contact brusque et humiliant pour l'Afrique. Par le biais de l'esclavage et de la colonisation, l'Afrique et l'Europe en général, et la France en particulier, ont pu tisser des liens, comme il le souligne dans « Prière aux masques » : « Et aussi l'Europe à qui nous sommes liés par le nombril » ; des liens qu'il faut conserver. C'est pourquoi, Papa Samba Diop dit que

630 Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 10

631 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p. 841

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[...] Senghor ne condamne jamais la France sans éprouver quelques remords. Il

aime ce pays et sa langue d'un amour sans tache. Voilà pourquoi, chaque fois que, ab irato, il en a dénoncé les excès, il en a aussitôt après loué la grandeur632.

Les extraits de « Chaka » peuvent être superposés également à « Élégie des circoncis » de Nocturnes et à « Sur la plage bercé » de Lettres d'hivernage. Avec « Élégie des circoncis », nous avons :

Voilà, les os sont abstraits, ils ne se prêtent qu'aux calculs de la règle du compas du sextant. (Po : 200)

Quant au poème « Sur la plage bercé », nous pouvons dire qu'il est une réécriture de « Chaka ». Ils ont le même réseau d'images et, à peu près, les mêmes mots :

Ainsi, ils débarquèrent. Nous les reçûmes comme des masques peints, à deux genoux

Ils débarquèrent sous les ailes bleues, voiles blanches des Alizés

Sur le sable et le soleil puis, sous le soleil et le sable fervents Ivres de sperme et de fureur, ils débarquèrent, ivres de foi tel un vin fort

Sur l'arène ils ont bâti des forts comme des fleurons, sur sept cents kilomètres

Et des créneaux. Et la force a croulé

Et il n'en reste plus que les rêves bleus des touristes, et c'est très beau

Mais les visions du poète, nous les bâtirons dans la pierre de Rufisque.

Ils ont creusé sur la colline de grés rose, jusqu'au basalte noir de l'âme

Dans le basalte ils ont scellé leur coeur, la Vénus rythmique de Grimaldi.

Elle fait tomber les pluies de miséricorde dans les hivernages cycliques

Lorsque la faim fane les joies et fait sonner les os comme des olifants

Ou que la misère humilie les ventres mous. (Po : 228-229)

Dans l'extrait ci-dessus, nous voyons s'accuser le réseau de Contact (débarquèrent, nous les reçûmes, les ailes bleues, voiles blanches), de Colonisation (ils ont creusé sur la colline de grés rose, ils ont bâti des forts, et la force a croulé), de Religion (ivres de foi, pluie de miséricorde), et de Destruction : (la faim fane les joies, sonner les os, la misère humilie les ventres mous).

632 Papa Samba DIOP, « Léopold Sédar Senghor : un repère essentiel », Francofonia, 15, 2006, p. 97

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Ce réseau vient corroborer les autres réseaux vus. L'association de tous les réseaux montre que la métaphore obsédante qui en résulte est celle d'une rencontre douloureuse : Contact-Traite négrière-Colonisation-Ruine/Destruction-Religion (réseau révélé par « Sur la plage bercé »). Cette métaphore obsédante connote d'une rencontre hostile, d'une rencontre brutale. On note, de cette rencontre, que l'Europe est la première à venir en l'Afrique en lui imposant la traite négrière, la colonisation et la religion bouleversant et détruisant ainsi les moeurs et coutumes africaines. Léopold Sédar Senghor, conscient de la douloureuse rencontre entre l'Afrique et l'Europe, veut que l'on retienne l'aspect positif de cette rencontre. Car, pour lui, cette rencontre a été bénéfique tant pour l'Afrique que pour l'Europe en général, et pour la France en particulier. Il demande aux Africains de ne pas oublier les apports bénéfiques et positifs de cette filiation faite par le biais de la traite négrière et la colonisation même si la rencontre fut brutale et humiliante. Sur cette logique d'idées, il s'appuie pour élucider son projet de la Francophonie, car il s'agissait avec ce projet de « sceller l'union sacrée entre l'ancien dominateur et l'ancien dominé, dans un monde de parfaite égalité »633 et de parachever, au-delà de l'histoire, le lien tissé par la rencontre historique. En effet, la Francophonie doit être le trait d'union, c'est-à-dire l'élément unificateur, entre l'Afrique et l'Europe, parce que « [nous] sommes une génération dont les destins [sont] mêlés, qu'on le veuille ou non, parce que nous avons cette Histoire commune [...] »634. Senghor, à propos du lien entre l'Europe et l'Afrique, dit que ce lien date depuis trois cents ans :

Trait d'union, nous le sommes également entre l'Europe et l'Afrique. Car, si nous

avons acclimaté ici, depuis trois cents ans avec la culture, l'humanisme de l'occident, et d'abord de la France [...]635.

C'est pourquoi, Luc Pinhas affirme que « le fait francophone [...] a donc partie lié, quoi qu'on en ait [...] avec le fait colonial [...] »636.

Le lien entre l'Afrique et l'Europe ou la France s'est renforcé par l'école des Blancs (par l'instruction occidentale). L'instruction occidentale a permis aux Noirs de prendre conscience de leur appartenance à une civilisation différente, mais non inférieure. De cette différence, Senghor en a fait une richesse, et à partir de la notion de la Négritude, il a fait

633 Idem., p. 97

634 « Le discours d'Emmanuel Macron à Ouagadougou », 28 novembre 2017 à 20h27 -- Mis à jour le 28 novembre 2017 à 20h37. Disponible sur http://www.jeuneafrique.com/497596/politique/document-le-discours-demmanuel-macron-a-ougadougou

635 Message de Léopold Sédar Senghor au peuple sénégalais, Dakar, le 06 septembre 1960

636 Luc PINHAS, op. cit., pp. 69-70

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l'apologie du métissage qui aboutira au projet de la Francophonie.637 Par le biais de l'école, la France a tout simplement appliqué dans son empire colonial certains principes qui lui étaient chers, tels que sa culture, sa langue.638 Et, les Noirs formés dans les écoles occidentales, ou qui ont reçu l'instruction occidentale, ont été dépossédés de leur identité.639 Senghor, rejetant cet aspect négatif, estime que l'école des Blancs a établi un lien filial entre l'Afrique et l'Europe permettant à l'Afrique d'être vue et entendue dans et par le monde. Cette conception de l'instruction occidentale a, sans doute, influencé Senghor dans l'élaboration du projet de la Francophonie. Quels réseaux d'images pouvons-nous voir se former dans les oeuvres de Senghor pour justifier ce qu'il vient d'être affirmé ? Les poèmes « Le message », « Que m'accompagnent Koras et Balafong » de Chants d'ombre nous sont utiles. Ils sont ainsi superposés à « Ndessé » d'Hosties noires et à « Chants pour signare » » de Nocturnes. Passons à la superposition des extraits de ces poèmes :

(Le message)

« Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes. « Vous amassez des feuilles de papier-- si seulement des louis d'or à compter sous la lampe, comme feu ton père aux doigts tenaces ! (Po : 17)

(Que m'accompagnent Koras et Balafong)

Je ne fus pas toujours pasteur de têtes blondes sur les plaines

arides de vos livres

pas toujours bon fonctionnaire, déférent envers ses supé-

rieurs

Bon collègue poli élégant-- et les gants ?-- souriant riant

rarement

Vieille France vieille Université, et tout le chapelet déroulé. (Po : 29)

(Ndessé)

Ah !me pèse le fardeau pieux de mon mensonge

Je ne suis plus le fonctionnaire qui a autorité, le marabout aux disciples charmés. (Po : 79)

(Chants pour signare)

Depuis longtemps civilisé, je n'ai pas encore apaisé le Dieu

blanc du sommeil.

Je parle bien sa langue, mais si barbare mon accent ! (Po : 171)

Nous voyons s'agglomérer un groupe d'idées et d'images qui se manifestent dans nos extraits par les réseaux associatifs de l'Instruction/civilisé (docteurs, Sorbonne, bedonnants de

637 Claire TRÉAN, op. cit., p. 20

638 Anne JUDGE, « La francophonie : mythes, masques et réalités », Francophonie : Mythes, Masques et Réalités, Enjeux politiques et culturels, Publisud, p. 25

639 Marc GONTARD, « L'espace culturel francophonie à l'épreuve du regard », Regard dur la Francophonie, PUR, 1996, p. 17

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diplômes, pasteur, bon fonctionnaire, ses supérieurs, bon collègue, les gants, vieille Université, le chapelet déroulé, le fonctionnaire, disciples charmés, civilisé) et de la Négation : (je ne fus pas, pas toujours, je ne suis plus, je ne suis plus, je n'ai pas). Par ces réseaux associatifs, nous voyons que l'école coloniale a permis aux Noirs d'être instruits et civilisés. Cependant, Senghor refuse le fait d'être un assimilé. En effet, à l'école coloniale, le Noir apprend la langue du colonisateur et s'initie à sa culture tout en oubliant ou méconnaissant sa propre culture. D'ailleurs, pour Senghor, "l'école des Blancs" est une sorte de punition que son père lui a infligée pour ses vagabondages :

Mon père me battait, souvent, le soir, me reprochait mes vagabondages ; et il finit,

pour me punir et « me dresser », par m'envoyer à l'École des Blancs, au grand désespoir de ma mère, qui vitupérait qu'à sept ans, c'était trop tôt640.

Nous voyons que Senghor a connu très tôt l'école des Blancs comme bon nombre d'Africains, arrachés à leurs mères, de leurs royaumes d'enfance, et sont devenus des Blancs à la peau noire, c'est-à-dire des acculturés. À ce fait, nous pouvons dire que l'école coloniale fut un instrument de la propagation de la culture occidentale, surtout française. Cette réalité est récusée par Senghor. En fait, il refuse l'idée selon laquelle le Noir soit transformé radicalement ; les coutumes et cultures nègres soient aussi corrompues. Il sait aussi que le Nègre, au sortir de l'école coloniale, est une copie de l'Occident. Pour justifier ce que les Noirs sont devenus, il dit : « Et puisqu'on lui a confisqué ses instruments, que les remplacent tabac, café et papier blanc quadrillé »641, le Noirs est obligé d'être comme le Blanc. De ce prétexte-excuse, nous comprenons que le Nègre est obligé d'imiter le colonisateur dans sa manière d'être et de faire, puisque l'école coloniale l'a voulu ainsi. Bien qu'elle soit un instrument de propagande culturelle occidentale, elle a su montrer que les hommes naissent égaux. Elle a été l'arme de l'émancipation des colonies, et elle a permis aux Africains de s'affirmer en tant qu'homme égal de l'homme Blanc.

Accepter le Nègre façonné par l'école coloniale en est la préoccupation de Léopold Sédar Senghor, parce que lui-même en est victime. Nous pouvons voir cette idée avec la superposition des extraits de « Que m'accompagnent Koras et Balafong », « Le retour de l'enfant prodigue » de Chants d'ombre et de « Ndessé » de Hosties noires.

(Que m'accompagnent Koras et Balafong)

Reçois l'enfant toujours enfant, qui douze ans d'errances

640 Léopold Sédar SENGHOR, Postface, Éthiopiques, Poèmes, op. cit., p. 158

641 Idem., p. 155

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n'ont pas vieilli.

Je n'amène d'Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes. (Po : 35)

(Le retour de l'enfant prodigue)

Sur ma faim, la poussière de seize années d'errance, et

l'inquiétude de toutes les routes d'Europe

Et la rumeur des villes vastes ; et les cités battues de vagues

de mille passions dans ma tête.

Mon coeur est resté pur comme Vent d'Est au mois de Mars. (Po : 45)

(Ndessé)

Reçois-moi dans la nuit qu'éclaire l'assurance de ton regard Redis-moi les vieux contes des veillées noires, que je me perde par les routes sans mémoire. (Po : 80)

De la superposition de ces extraits nous voyons s'accuser les réseaux associatifs suivants :

- Retour/Acceptation : Reçois l'enfant, douze ans d'errances, amène d'Europe, seize

années d'errance, les routes d'Europe, reçois-moi, redis-moi, les routes sans mémoire. - Innocence : toujours enfant, n'ont pas vieilli, cette enfant amie, la clarté de ses yeux,

sur ma faim, mon coeur est resté pur, la nuit, éclaire, l'assurance.

Nous comprenons, par ces réseaux, que Senghor demande de l'accepter comme il est, car ce

n'est pas sa faute s'il est devenu une copie de l'Occident. Pour diluer la dose européenne, il est nécessaire pour lui de se retourner aux sources africaines afin de fortifier ce qui lui reste comme africain. Il sait que l'école des Blancs ne l'a pas transformé radicalement. Au contraire, elle lui a permis de comprendre la réalité africaine et d'avoir les armes qu'il faut pour combattre le Blanc sur son propre terrain. Cela se lit dans « Élégie pour Aynina Fall » (Nocturnes) :

LE CORYPHÉE

Oui nous prendrons aux Conquérants leurs armes comme

nous l'avons toujours fait

Nous les tiendrons solidement en main, nous en ferons des signes fastes :

« Une étoile d'or vert sur la roue d'acier. » (Po : 211)

Et dans « Prière de paix » (Hosties noires) :

Bénis ce peuple qui m'a apporté Ta Bonne Nouvelle, Seigneur, et ouvert mes paupières lourdes à la lumière de la foi.

Il a ouvert mon coeur à la connaissance du monde, me montrant l'arc-en-ciel des visages neufs de mes frères. (Po : 93)

Cette idée est corroborée par Jacques Rabemananjara :

Il (l'Occident) a cru nous enfermer dans des systèmes clos, dans les ghettos des frontières érigées à son avantage, mais la vertu de sa langue et la force de ses idées sont en train d'en miner les fondements, d'en faire crouler les murailles. [...] Dérober à nos maitres leur trésor d'identité, le moteur de leur pensée, la clef d'or de leur âme, le sésame magique qui nous ouvre toute grande la porte de leurs mystères, de la

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caverne interdite où ils ont entassé les butins volés à nos pères et dont nous avons à leur demander des comptes !642

Mieux, Senghor ne veut même pas qu'on dise qu'il est une copie de l'Occident. Il veut se débarrasser de ses vêtements d'emprunt, ceux de l'assimilation. Cette idée s'appréhende dans « Que m'accompagnent Koras et Balafong », lorsqu'il dit « Lave-moi, de toutes mes contagions de civilisé ». En fait, à l'école coloniale, on matait l'esprit des Noirs, on le lavait, on l'aseptisait pour qu'ils deviennent Français à la peau noire. On comprend donc l'épigraphe de la section III de « Que m'accompagnent Koras et Balafong » :

Entendez tambour qui bat ! Maman qui m'appelle. Elle m'a dit Toubab ! D'embrasser la plus belle. (Po : 28)

Dans cette épigraphe, le mot Toubab, signifiant Blanc, montre que Senghor est considéré comme une Européen, malgré son refus. En fait, Senghor refuse la manière de faire à l'occidental, et non l'idée selon laquelle l'école coloniale a permis d'établir un lien entre l'Afrique et l'Europe. Le système éducatif colonial s'est poursuivi après la décolonisation liant toujours l'Afrique à l'Europe. En effet, l'école occidentale s'est alignée sur la politique d'assimilation de l'époque ; elle consistait à faire adopter par tous les Noirs la culture et le modèle de société française. Les propos d'Alioune Sall viennent renforcer les nôtres :

L'école sénégalaise, elle, est fille de l'école coloniale. Celle-ci était au service de la colonisation, de la politique coloniale : (une conquête morale [...]). Or la politique coloniale de la France était l'assimilation : « Arrimer le colonisé au char colonial ». L'école coloniale avait donc pour tout but de faire aimer la France, sa langue, sa culture : sa musique, sa peinture, sa danse, etc.643

L'école française était une assimilation, elle inculquait les valeurs françaises permettant aux colonisés africains de devenir des citoyens français, bouleversant ainsi l'éducation traditionnelle. D'ailleurs, la Marseillaise était l'hymne que chantaient les colonisés jusqu'en 1960. Léopold Sédar Senghor en a été une victime du charme de la France à telle enseigne d'être Français par naturalisation. Cette éducation traditionnelle était une forme d'éducation collective où l'apprentissage se faisait par voie orale et par observation. En s'imprégnant du

642 Jacques RABEMANANJARA, « Les fondements de notre unité tirés de l'époque coloniale », Présence Africaine, numéro spécial, n°24-25, Fév.-Mai, 1959, pp. 69-70

643 Alioune SALL, Brève histoire de l'enseignement du français au Sénégal. Disponible sur http://xalimasn.com/brève-histoire-de-l-enseignement-du-français-au-senegal/

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milieu dans lequel on vit, on devient un être accompli. C'est ce que Senghor recherche en préconisant le retour aux sources : « Redis-moi les vieux contes des veilles noires, que je me perde par les routes sans mémoire » (Ndessé /Hosties noires). Cette éducation traditionnelle a été modifiée par la colonisation avec l'école au Sénégal644 et, par la suite, dans toute l'Afrique.

L'école coloniale a vidé le Nègre de ses vertus, de sa substance pour faire de lui un assimilé645, un déculturé. Pour Senghor, l'impact de l'école coloniale sur le Nègre doit être accepté positivement, car elle a permis aux Nègres d'avoir les armes (les connaissances et les valeurs culturelles du colonisateur) qu'il fallait pour combattre l'ennemi Blanc sur son propre champ de bataille, sur son terrain. En effet, « c'est en transmettant des valeurs communes, une histoire commune, que les citoyens se reconnaissent comme appartenant à une même société. »646 C'est cet apport positif que Senghor veut retenir de l'école coloniale pour un partenariat équitable avec la France, car il n'y a pas « [de] fraternité sans égalité. »647 Or, l'école coloniale a permis d'établir cette égalité. L'école coloniale a fait du Noir un être ouvert aux pollens fécondants des grandes civilisations. Grâce à l'école coloniale, les Nègres ont pris conscience que le Blanc et le Noir sont égaux et qu'il fallait lutter pour faire accepter le Noir par le Blanc en tant que homme. Conscient du malaise provoqué par l'école coloniale, à savoir le mépris et la destruction des valeurs africaines, et de la nécessité de réhabiliter ces valeurs, Senghor pense qu'il faut utiliser les valeurs humanistes et positives que l'école coloniale a véhiculées pour maintenir le lien ombilical avec la France. Au lieu d'être une assimilation chez Léopold Sédar Senghor, l'école coloniale a été plutôt une aubaine à la fois pour l'Afrique et pour l'Europe, car elle a permis que les deux continents soient en contact, car la culture française a enseigné aux peuples du monde les idéaux de liberté, qu'elle incarne depuis la révolution. L'école occidentale a rendu les hommes libres, égaux et frères (fraternels). C'est-à-dire qu'avec l'école coloniale, la France a fait don, non seulement de sa langue, mais également de ses principes universels laissés, comme offrandes aux peuples qu'elle a occupés. Ces principes ont été des catalyseurs d'éveil de conscience pour les Nègres, que ceux-ci s'en sont servis pour revendiquer leur liberté, leur identité et l'égalité. En plus, l'école a établi un lien entre les Nègres eux-mêmes en premier lieu, puis les Nègres et le colonisateur en second lieu.

644 La première école coloniale fut construite à Saint Louis, au Sénégal, le 7 mars 1817. En effet, le système d'enseignement du Sénégal, tel qu'il se présente aujourd'hui, est l'héritier du passé colonial avec lequel il n'a pas rompu les liens.

645 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I (Négritude et humanisme), p. 41

646 Cecile THOMAS, « L'éducation en Afrique francophone : De l'héritage colonial à l'autonomie intellectuelle : vers un partenariat équitable avec la France », Mémoire de recherche, Institut d'Études Politiques de Toulouse, 2007/2008 [sous la direction de Danielle Cabanis]

647 Cf. « Chaka », Éthiopiques, op. cit., p. 123

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Ce sont ces liens établis par l'école coloniale que Léopold Sédar Senghor veut conserver à travers la Francophonie, car elle « est une somme de liens tissés entre différents peuples ».648

Lorsque nous superposons tous les réseaux associatifs vus dans cette partie, nous voyons que la métaphore obsédante qu'une telle opération souligne est la Sublimation : Traite négrière-Colonisation-Religion-Destruction-Négation-Contact-Instruction-Innocence-

Acceptation. La sublimation consiste en une déviation de but de la pulsion agressive. Cette déviation est une sorte de refus que la conscience s'impose pour se purifier. Mieux, la sublimation est le fait de masquer une réalité, considérée comme anormale, par une réalité acceptée, considérée comme normale du point de vue de la généralité.649 Léopold Sédar Senghor sublime donc la traite négrière et ses corollaires, à savoir la colonisation, la religion, l'instruction (l'école des Blancs) pour admettre ce qui est positif, c'est-à-dire le contact, l'instruction (le savoir) et l'acceptation (de l'Occident et du Noir déculturé). La sublimation, chez lui, est une manière de soulager, de purifier sa conscience. En effet, avec cette métaphore obsédante, il ressort que la colonisation sublimée est bénéfique. Pour cela, il faut que les Noirs l'acceptent, car la colonisation est devenue un élément de leur personnalité, comme le souligne bien Léopold Sédar Senghor :

C'est tout d'abord pour deux raisons historiques : [...]. La première est que, ne

voulant pas nous renier, nous ne voulons rien renier de notre histoire, fut-elle « coloniale », qui est devenue un élément de notre personnalité nationale. [...]650

Autrement dit, l'histoire coloniale de l'Afrique ne peut pas se changer, s'oublier. Les Noirs n'ont qu'à l'accepter, faire avec, la surmonter et aller de l'avant même si l'esclavage et la colonisation ont vidé le Nègre de ses vertus et de sa substance pour faire de lui un négatif du Blanc, « un larbin de l'ordre et un hanneton de l'espérance ».651 Le Nègre doit sortir de son histoire faite d'aliénation culturelle pour construire la cité nouvelle dans un rapport nouveau avec son bourreau, estime Léopold Sédar Senghor :

Sur le double plan du présent et du passé, de la colonisation et de la civilisation traditionnelle, en un mot sur le plan de l'histoire vécue, notre tâche est claire : Il faut sortir de notre aliénation pour construire la cité nouvelle. Désaliénation politique, désaliénation économique, désaliénation sociale, encore une fois, tout se résume dans le préalable de la désaliénation culturelle. Contrairement à ce que pensent un bon nombre d'hommes politiques la Culture n'est pas un appendice de la politique, que l'on

648 Dominique WOLTON, « L'identité francophone dans la mondialisation », op. cit., p. 25

649 C'est-à-dire de tous les hommes ou du point de vue du commun des mortels.

650 Léopold Sédar SENGHOR, « la Francophonie comme culture », op. cit. (loc. cit.), p. 132

651 Aimé CÉSAIRE, Cahier d'un retour au pays natal, Présence Africaine, Paris, 1983, p. 7

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peut couper sans dommage. Ce n'est même pas un simple moyen de la politique. La culture est le préalable et la fin de toute politique digne de ce nom652.

Mieux, la sublimation que fait Léopold Sédar Senghor est une sorte d'invitation à assumer le fait historique pour pouvoir construire un avenir ou un monde fraternel dans lequel Noirs et Blancs seront des partenaires égaux. Pour lui, l'histoire coloniale était une manière, même si brutale fut-elle653, d'entrer en contact avec les autres654. Par le biais de la colonisation, l'Afrique et l'Europe ont tissé un lien historique que Senghor convie à conserver et à entretenir à travers le projet de la Francophonie.

Nous pouvons ainsi émettre que la sublimation est une résignation chez Léopold Sédar Senghor comme chez tout le peuple noir à l'époque coloniale. Cela est perceptible dans un passage de L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, passage dans lequel la Grande Royale demande au peuple Diallobé d'accepter d'envoyer leurs enfants à l'école des Blancs pas parce qu'elle est bonne, mais parce que le peuple Diallobé ne peut rien faire face à la machine coloniale qui est l'école :

- L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendrons de l'école, il en est qui ne nous reconnaitrons pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre655.

Senghor accepte sa condition de colonisé, et invite ses pairs ou confrères à y faire pareillement comme l'a proposé la Grande Royale. Marcien Towa a vu juste lorsqu'il dit :

Mais Senghor voudrait que le colonisé considère l'occupation de son pays, la colonisation en elle-même, non comme une catastrophe, mais comme un « Avènement » : [...] La colonisation n'exporte pas seulement, des marchandises et des soldats, mais aussi « des professeurs, des médecins, des ingénieurs, des administrateurs et des missionnaires... Elle ne tue pas seulement, elle guérit et éduque », des écoles, des routes, des hôpitaux... [...] L'Europe nous a apporté, avec le développement des sciences, des techniques plus efficaces que celles dont nous disposions...656

L'histoire africaine est marquée pour toujours par la traite négrière et la colonisation. Ce que l'on peut faire est de la sublimer et de la dépasser pour aller de l'avant. Et, c'est ce que

652 Léopold Sédar SENGHOR, Nation et voie africaine du socialisme, Présence Africaine, Paris, 1961, p. 82

653 Emmanuel MACRON, lors d'une visite à Alger, affirme que « la colonisation est un crime contre l'humanité ». Chronique de HAMIDOU Anne, Monde, 17.02.2017

654 François FILLON considère « la colonisation comme partage de culture à d'autres peuples ». Idem.

655 Cheikh Hamidou KANE, L'aventure ambiguë, Paris, Julliard, coll.10/18, 1961, pp. 57-58

656 Marcien TOWA, Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude ?, Yaoundé, Édition CLE, 1980, p. 96

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fait Senghor avec le projet de la Francophonie. Quoi qu'on dise, le projet de la Francophonie a partie liée avec le fait colonial et ses conséquences politiques, linguistiques, culturelles, religieuses et identitaires. Avec le projet de la Francophonie, il s'agissait pour les Africains non seulement de ne pas avoir honte d'avoir été colonisés, mais d'apporter leur contribution décisive au monde de demain qui est en train de se construire (la mondialisation). Prêtons les propos de Félix Houphouët Boigny à Léopold Sédar Senghor pour mieux mettre en évidence l'idée qui sous-tend le projet de la Francophonie :

Alors mes chers frères, il n'y a pas de honte à avoir été colonisés. Nous n'avons

plus à nous attarder dans des complaintes inutiles. Nous devons apporter de plus à ce monde notre contribution décisive.657

Les propos de Félix Houphouët Boigny corroborent bien la conception senghorienne de la Francophonie. Il ne s'agit pas de s'enorgueillir du fait d'être colonisé, mais d'accepter le fait d'être colonisé. En effet, Léopold Sédar Senghor n'avait aucun complexe d'ancien colonisé.658 La colonisation fait partie de l'histoire des Noirs autant que la traite négrière. De tous les humains, le Nègre est le seul dont la chair fut faite marchandise659 et hostie.660 Cela est marqué dans l'histoire collective des Noirs. Tout au long de son histoire et de sa marche, le continent africain n'a cessé de se frotter à d'autres civilisations : la conquête des arabes, la conquête occidentale, la traite négrière, la colonisation, la néo-colonisation, la mondialisation. Refuser cette évidence, c'est refuser d'exister et d'avoir une identité. L'Afrique ne peut rien y faire que se résigner et l'accepter.

La sublimation de l'histoire tragique de l'Afrique est d'abord pour Senghor une manière de se libérer, et enfin de « libérer l'homme noir de la domination et de tous ses complexes, et de l'amener à recouvrer sa dignité afin de participer pleinement à l'avènement de la `' Civilisation de l'universel'', projet de société et concept chers à Senghor ».661 Elle est également une source de réapprovisionnement psychologique afin de puiser la sève somptueuse dont le monde a besoin pour vivre ensemble.

657 Félix Houphouët BOIGNY, discours prononcé lors de la proclamation de l'indépendance de la Côte d'Ivoire, Fraternité Matin, hors-série, n°6, août 2010, p. 7

658 Maurice DRUON, op. cit.

659 Achile MBEMBA, Critique de la raison nègre, La découverte, 2013, 267 p.

660 Cf. Léopold Sédar SENGHOR, Hosties noires.

661 Eugène TAVARES, « Négritude, Lusitanie et Francophonie chez Léopold Sédar Senghor ou la recherche ineffable d'identité », Synergies, n° spécial 2, Brésil, 2010, p. 102 (op. cit.)

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L'histoire montre qu'il y a une filiation entre l'Afrique et l'Europe, pourquoi ne pas s'en servir alors pour redéfinir de nouveaux liens ? Senghor semble donner la réponse avec le projet de la Francophonie.

Le contact de l'Afrique avec l'Europe ne s'est pas fait de façon paisible et pacifique, mais brutal laissant des stigmates dans la conscience de la collectivité. Ce malaise a occasionné la haine, la colère contre le colonisateur oubliant l'apport positif de ce contact. La traite négrière et la colonisation sont, certes, négatives dans l'ensemble, et personne ne veut les revivre, mais elles ont favorisé l'ouverture de l'Afrique à d'autres races, à d'autres cultures et civilisations. Elles ont permis, également, à des peuples de se rencontrer et de se tisser des liens fraternels.

Léopold Sédar Senghor, réalisant les bienfaits de cette rencontre, de ce contact, se démarque de ses pairs et adopte un ton plus conciliant dans ses poèmes. Ce ton adopté n'est rien d'autre que la sublimation662 de l'aspect négatif de cette rencontre qui pourrait détériorer les relations fraternelles et amicales entre l'Afrique et l'Europe. Pour lui, il fallait acquérir les connaissances et les valeurs culturelles du colonisateur pour pouvoir prétendre être égaux. Il conçoit la traite négrière et la colonisation comme une aubaine pour l'Afrique, car elles ont permis le contact avec l'Europe à travers l'école.

Quant à l'école des Blancs, elle a permis d'acquérir les connaissances et les valeurs culturelles requises du colonisateur et qui fait de l'homme noir un partenaire égal de l'homme blanc. L'impact positif de l'école est que l'Africain se serve de la langue du colonisateur pour se faire comprendre des autres en général, et du colonisateur en particulier avec qui il est lié définitivement. L'école a été, aussi, un instrument de la colonisation, ainsi qu'un apport positif. Léopold Sédar Senghor veut retenir de la colonisation cet apport positif, du fait qu'elle a ouvert les africains vers au monde extérieur.

La filiation historique avec la France est indéniable. Par la sublimation, Léopold Sédar Senghor prend ce qu'il y a de positif pour faire de cette filiation historique un outil unificateur entre deux races : la race noire et la race blanche. En fait, au centre de sa conception de la Francophonie se trouve l'idée que l'Afrique est liée à l'Europe, à la France par le biais de l'histoire coloniale. Cette histoire a permis une rencontre enrichissante de part et d'autre en

662 La sublimation, dans ce contexte, est une dérivation de but de la négativité. Mieux, c'est rendre plus attrayant dans sa création ce qui est mauvais dans la réalité. Senghor, au travers de sa poésie, appréhende la colonisation de façon positive.

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donnant naissance à une nouvelle carte du monde : la communauté des francophones et la communauté des non francophones répondant ainsi à ceux qui pensent que le malheur de l'Afrique, c'est avoir rencontré la France663, et à ceux qui estiment qu'il faut couper le cordon ombilical avec l'ancienne puissance coloniale qui est la France664. La sublimation lui offre l'opportunité de dire qu'il n'y a pas de choc, mais une rencontre fructueuse. Cette rencontre a engendré l'idée du concept de Francophonie, pour ainsi dire. En fait, la filiation établie entre l'Afrique et l'Europe par la traite négrière et la colonisation est l'une des raisons latentes du projet de la Francophonie.

Au colonialisme avec son cortège habituel de violences, d'humiliations, de guerres et d'exploitations intensives, s'associaient des formes d'empathie et des doses de fraternité qui ont longtemps lié Français et Africains dans une possible communauté de destins historiques, que Léopold Sédar Senghor appellera plus tard la Francophonie. Pétri de contradictions, oscillant, constamment, entre les logiques antagonistes de l'assimilation et l'association, et traitant tout à la fois ses colonisés en frères et en sujets, l'impérialisme français a constitué un cadre complexe au sein duquel les Africains pouvaient paradoxalement imaginer et forger aussi de nouvelles identités, voire de nouvelles définitions de la nationalité, de la souveraineté et de la République. Ce cadre est propice à Senghor pour définir le concept de Francophonie.

Cependant, la filiation historique ne semble pas la seule raison latente du projet de la Francophonie chez Léopold Sédar Senghor. L'autre raison qui pourrait influencer Senghor dans l'élaboration du projet de la Francophonie est la participation des Noirs à la seconde guerre mondiale. C'est ce dont il s'agit dans notre second point d'analyse. Nous savons qu'à chaque fois qu'il y a un choix à faire, à chaque fois où Senghor est confronté à un choix cornélien, il choisit de sacrifier l'une de ses passions où l'un de ses amours. Il est question, cette fois-ci, du sacrifice des soldats noirs. Nous montrons que Senghor sublime ce sacrifice pour annoncer l'avènement d'un monde meilleur et plus fraternel. Pour Léopold Sédar Senghor, les soldats africains morts au champ de bataille sont une semence afin qu'advienne un monde meilleur où les races et les nations vivront en harmonie. Et, ce monde n'est que, dans son entendement, la Francophonie. Il reste à interroger ses oeuvres pour dégager les réseaux associatifs qui mettent en évidence ce sacrifice. Mieux, il s'agit d'expliquer comment le sacrifice de l'Afrique pour

663 C'est la pensée d'Aimé Césaire de la colonisation. Nous estimons qu'il y a une opposition entre cette pensée et celle de Senghor. Selon Aimé Césaire, « Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission f...] » et « que notre malchance a voulu que ce soit l'Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route f...] ». Cf. Discours sur le colonialisme, pp. 12-14.

664 Ici, référence à Alpha CONDÉ, lors de la cérémonie Africa Emergence en Côte d'Ivoire, le mercredi 28 mars 2017, disponible sur http://www.afrique-sur7.fr/47967/africa-emergence-guinee-alpha-conde-demande-a-couper-cordon-france/

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l'Europe peut être un fait historique influençant Senghor dans l'élaboration du projet de la Francophonie.

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire