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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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2. LE SACRIFICE DE L'AFRIQUE POUR L'EUROPE

Le sang versé pour une tierce personne ou pour soi est un sacrifice ultime dont on a recours dans les cas extrêmes, c'est-à-dire le sang est le symbole du grand sacrifice. Dans l'ensemble des poèmes de Léopold Sédar Senghor, l'on dénombre au moins cent trente-deux (132) occurrences du mot « sang », pour dire qu'il considère cela comme un sacrifice. Ce qui est, pour lui, une obsession : « Avant de nous intéresser aux différentes représentations du sang dans l'oeuvre, il faut dire que ce liquide visqueux, de couleur rouge, fonctionne comme une obsession chez le poète. »665 C'est la raison pour laquelle Sana Camara affirme qu' « il serait [bon] de voir en Senghor seulement le poète du sacrifice [...] »666. Le thème du sacrifice est mis en évidence dans l'ensemble des poèmes de son recueil Hosties noires. Dans ce recueil, « le poète y dénonce le spectacle écoeurant des Noirs utilisés comme des chairs à canons. »667, et selon Papa Samba Diop, « l'adjectif `'noires» caractérise ces offrandes à Dieu, et désigne les corps des soldats africains morts pendant la seconde Guerre mondiale. Le poète les assimile à des victimes, dont l'immolation s'est faite sur l'autel des intérêts de l'Europe. »668 Bien que Hosties noires soit l'oeuvre phare mettant en relief le thème du sacrifice, ce thème traverse, également, presque toute la production poétique de Senghor. Le sacrifice, qu'il soit animalier ou pas, qu'il soit expiatoire ou pas, qu'il soit échappatoire ou pas, est un acte que l'on pose en réparation d'une faute, d'une offense ou que l'on pose pour avoir ce qu'on désire ardemment. Pour dire que le sacrifice n'a jamais été vain, il a une dimension profondément positive, comme nous le saisissons dans les extraits ci-dessous :

J'offre un poulet sans tache, debout près de l'Ainé, bien que tard venu, afin qu'avant l'eau crémeuse et la bière de mil

Gicle jusqu'à moi et sur mes lèvres charnelles le sang chaud salé du taureau dans la force de l'âge, dans la plénitude de sa graisse. (Po :57)

665 René GNALÉGA, « Le symbole du sang dans la poésie de Senghor », Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 40

666 Sana CAMARA, « Aimé Césaire et Léopold face à l'historicité nègre », Éthiopiques, numéro spécial, hommage à Aimé Césaire, p. 188

667 Adama NDAO, « Étude de Hosties noires », op. cit.

668 Papa Samba DIOP ; « Léopold Sédar Senghor : Poésie », op. cit., p. 36.

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Ou

Et quelle offrande apaisera le masque blanc de la déesse ? Sera-ce le sang des poulets ou des cabris ou le sang gratuit de mes veines ?

Seront-ce les prémices de mon chant dans l'ablution de mon orgueil ?

[...]

Le poulet blanc est tombé sur le flanc, le lait d'innocence s'est troublé sur les tombes

Le berger albinos a dansé par le tann, au tam-tam solennel des défunts de l'année. (Po : 145-146)

À travers les extraits ci-dessus, il ressort, chez Senghor, que le sacrifice, dans ses poèmes, n'est pas seulement humain, mais aussi animalier. Ce sacrifice a un sens double dans les poèmes senghoriens, comme le dit Babacar M'Baye :

D'une part, Senghor se sert de ces poèmes comme moyen d'exprimer le cosmopolitisme avec lequel il adopte la France et son idéal de liberté, qui a incité d'autres soldats sénégalais et lui-même à se battre pour libérer la métropole de l'envahisseur allemand. D'autre part, il se sert aussi de ces poèmes comme d'un outil pour révéler la déception et la colère qu'il ressent en découvrant une société française qui refuse de percevoir les tirailleurs comme égaux, malgré l'énorme sacrifice accompli par ces soldats au nom du développement de la France et de sa lutte pour la liberté669.

Par le sacrifice des tirailleurs sénégalais, Senghor invite la France à daigner reconnaître ces tirailleurs africains qui l'avaient libérée comme des cousins cosmopolites. Cette idée sous-tend son projet de la Francophonie. Il a la ferme conviction que ce sont la guerre et le sacrifice des tirailleurs qui lui ont permis de prendre conscience d'une théorie du métissage culturel, comme l'idéal de civilisation, défendu avec le concept de Francophonie :

Après deux ans de captivité [...], deux ans de méditation, je suis sorti guéri. Guéri de la négritude-ghetto, parce que du racisme [...]. Pendant deux ans, j'avais donc médité sur l'essence du « miracle grec ». [...] Et, j'avais découvert, au bout de ma réflexion, que c'était le miracle du métissage, biologique, mais surtout culturel, qui avait créé la civilisation grecque. [...] Cette découverte, refaite en face du nazisme, m'a aidé à transformer ma vie, à m'orienter, peu à peu vers la théorie du métissage culturel, comme l'idéal de civilisation670.

Les années de guerre marquent une importante rupture de Senghor d'avec la Négritude militante. Il acquiert la conviction que tous les hommes sont égaux et que, pour sauver l'homme,

669 Babacar M'BAYE, « Cosmopolitisme et anticolonialisme dans quelques poèmes de Léopold Sédar Senghor pendant la Seconde Guerre mondiale », Migrance, 39, pp. 79-91

670 Léopold Sédar SENGHOR, La poésie en action, Stock, Paris, 1980, pp. 184-185

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il faut le métissage des civilisations. Or, « en Francophonie, il s'agit toujours de l'homme : à sauver et à perfectionner [...J »671. C'est dire que la Francophonie est la nouvelle orientation de la Négritude, expression de sa foi en l'avènement d'un monde de fraternité et de paix. Intéressons-nous à présent aux oeuvres poétiques de Senghor pour dégager les réseaux associatifs afin d'exprimer comment le sacrifice de l'Afrique pour l'Europe l'a-t-il influencé dans l'élaboration de la Francophonie.

Léopold Sédar Senghor a été marqué par la guerre. L'on pourrait s'appuyer uniquement sur ses oeuvres poétiques pour dire qu'il a été un soldat, voire un tirailleur sénégalais, car ses oeuvres en sont le témoignage. En effet, par ses oeuvres, l'on apprend de lui qu'il a été fait prisonnier en Allemagne puis relâché. À travers les poèmes « Libération » (Chants d'ombre), « Femme de France », « Ndessé », « Lettre à un prisonnier » (Hosties noires », « Kaya-Magan » (Éthiopiques), qui sont superposables, Léopold Sédar Senghor exprime ses souvenirs de prisonnier. Superposons-les pour en savoir plus.

(Libération)

Les torrents de mon sang sifflaient le long des berges de ma

cellule. [...1

Et libéré de ma prison, je regrettais déjà le pain bis et le

bas-flanc des insomnies. (Po : 24-25)

(Femme de France)

Comme le lait et le pain bis de paysan, purs dans ses mains si gauches et calleuses ! (Po : 76)

(Ndessé)

Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues

[...1

Mère, je suis un soldat humilié qu'on nourrit de gros mil.( Po :79-80)

(Lettre à un prisonnier)

Vous ignorez le bon pain blanc et le lait et le sel et les mets

substantiels qui ne nourrissent pas, qui divisent les civils. (Po :81)

De ces extraits se forme le réseau du Prisonnier : ma cellule, libéré de ma prison, le pain bis, le lait et le pain bis, un soldat aux manches nues, un soldat humilié, gros mil, le bon pain et le lait et le sel et les mets substantiels. Ce réseau justifie que Léopold Sédar Senghor a été bel et bien un prisonnier pendant la seconde guerre mondiale, et traduit, également, le souvenir d'un prisonnier de guerre. Senghor a un souvenir douloureux de la guerre. À travers lui, ce sont tous les prisonniers de guerre, particulièrement les tirailleurs sénégalais, maltraités, mal nourris, qui sont convoqués par ce réseau. Ils ont pour nourriture le lait et le pain bis, ce pain nazi donné

671 Léopold Sédar SENGHOR, « la Francophonie, comme culture », op. cit. (loc. cit.), p. 139

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aux prisonniers, ces « mets substantiels qui ne nourrissent pas, qui divisent... ». Cette idée est mise en évidence dans « Élégie pour Georges Pompidou » (Élégies Majeurs) :

Donc bénissez mon peuple noir, tous les peuples à peau

brune à peau jaune

Souffrant de par le monde, tous ceux que tu relevas fraternel,

ceux que tu honoras

Qui étaient à genoux, qui avaient trop longtemps mangé le

pain amer, le mil le riz de la honte les haricots : (O. Po :319)

La superposition de cet extrait avec nos extraits précédents accuse un réseau singulièrement sombre : les prisonniers ne sont pas considérés comme des humains. Les indices textuels, tels que « les torrents de mon sang », « regrettais », « insomnies », « ses mains gauches et calleuses », « un soldat humilié », « qui divisent les civils », « pain amer », « le riz de la honte » traduisent l'écoeurement, la répugnance de Léopold Sédar Senghor à l'encontre de la guerre. En effet, la guerre fut atroce, et les Noirs étaient animalisés, bestialisés et méprisés par les Allemands. Les tirailleurs sénégalais étaient appelés « Die Schwarze schande»672, ce qui signifie la honte noire, par les Allemands pour parler de la France qui compte sur ses colonies pour combattre. Senghor se souvient de la maltraitance et de l'humiliation subies par les prisonniers africains, parce qu'il a été, à la fois, témoin oculaire de ces souffrances déshumanisantes et victime. En effet,

La guerre fut pour Senghor une expérience pénible, humiliante et dégoutante. Armé de ses diplômes et de sa « doctrine » pacifiste, il pouvait caresser l'espoir d'une carrière brillante et sereine. Brusquement, la guerre fait de lui un soldat de deuxième classe au 23è, puis au 3è Régiment d'Infanterie Coloniale : un tirailleur sénégalais comme un autre. Il touche du doigt le sort qui est fait aux seins. Mais cette fois il n'est plus simple témoin, il est parmi eux ; il ne les regarde pas se débattre, il se débat avec eux. Il s'émeut profondément, l'indignation et la colère montent673.

Cependant, en étant prisonnier, soldat, Senghor prend conscience de ce qu'est l'être humain, c'est-à-dire l'existentialisme qui place la liberté humaine au-dessus de tout, qui défend la valeur de la personne humaine et qui cherche à réaliser son épanouissement, qui invite à la mort de soi pour renaitre à l'autre.674 Mieux, c'est son horreur du nazisme, de la guerre, qui changea sa vision de la Négritude, et qui le rendit humaniste. Cette prise de conscience l'amène à la sublimation des atrocités de la guerre pour en faire une offrande sacrificielle que l'Afrique a donné à l'Europe en général, et à la France en particulier pour la renaissance du monde. Le

672 Cf. « Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France », Hosties noires, op. cit., p. 62.

673 Marcien TOWA, op. cit., p. 47.

674 Jean Paul SARTRE, « L'existentialisme est un humanisme », discours prononcé en 1946 à la Sorbonne

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titre d'un de ses poèmes de Hosties noires est révélateur : « Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France ». Ce titre nous situe sur le sens expressif des poèmes de Senghor. En effet, on comprend par ce titre que les tirailleurs sénégalais ont fait don de leur corps et de leur vie pour sauver la France, d'où aussi la haine des Allemands pour les Noirs : « Die Schwarze schande ». La sublimation de ce sacrifice, de ces tirailleurs morts oubliés par la France, est l'expression de la moisson future qui sera renaissance pour une communauté fraternelle et humaine. C'est ce sens que Senghor donne au sacrifice des tirailleurs sénégalais. Leurs sangs deviennent alors don, libation, sacrifice ou expiatoire duquel renaissent l'espoir et la vie d'une communauté aspirant à la fraternité universelle.

Avant de parler de la deuxième guerre mondiale à laquelle les tirailleurs sénégalais ont donné leurs corps comme des « hosties noires » pour la France, intéressons-nous à la guerre de Fouta-Djallong contre Gâbou pour savoir les raisons d'un tel rappel dans les poèmes senghoriens. Cette guerre est mise en évidence dans « Que m'accompagnent Koras et Balafong » de Chants d'ombre dans l'extrait suivant:

J'étais moi-même le grand-père de mon grand-père J'étais son âme et son ascendance le chef-de la maison d'Élissa de Gâbou

Droit dressé ; en face, le Fouta-Djallong et l'Almamy de Fouta

« On nous tue, Almamy ! on ne nous déshonore pas. »

Ni ses montagnes ne purent nous dominer ni ses cavaliers

nous encercler ni sa peau claire nous séduire Ni nous abâtardir ses prophètes.

Ma sève païenne est un vin vieux qui ne s'aigrit, pas le vin de palme d'un jour.

Et seize ans de guerre ! seize ans le battement des tabalas de guerre des tabalas des balles !

Seize ans les nuages de poudre ! seize ans de tornade sans un beau jour un seul

? Et chante vers les fontaines la théorie des jeunes filles

aux seins triomphants comme tours dans le soleil Seize ans le crépuscule ! et les femmes autour des sources

étendent des pagnes rouges

Seize ans autour du marigot d'élissa, que fleurissent-les lances bruissantes. (Po : 30-31)

Dans cet extrait, il s'agit de la longue guerre contre Fouta-Djallong et le Gâbou. En effet,

Chez les sérères, une tradition fait venir la dynastie princière des Guellowar du Kaabu. [...]. On pense que cette migration a eu lieu au plus tôt au XIVe siècle, [...]. Dans tous les cas, l'origine mandingue de certains clans sérères est indiscutable. Senghor s'est inspiré de ces traditions orales de son poème, « Que m'accompagnent koras et balafong ». Ce poète reprend le récit des luttes entre le Fouta-Djallon et les Kaabunke [...]. La guerre dont parle Senghor n'est pas le kansala kelo ou guerre de

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Kansala ; il s'agit cependant d'un épisode de la longue guerre du Fouta-Djallon contre Gabu.675

En fait, cette guerre entre le Fouta-Djallong et le Gâbou est due à la volonté du Fouta-Djallong d'islamiser le Gâbou qui refuse de l'être : « Ma sève païenne est un vin vieux qui ne s'aigrit, pas le vin de palme d'un jour ». Ce refus engendrera la guerre. Ce poème est une manière pour Senghor de dire son refus d'être assimilé, et de chanter la bravoure de ses ancêtres qui ont transmis cet orgueil, cette fierté d'être soi à leurs descendants :

Mon père m'a dit que ses ancêtres venaient du Gabou qui est une région de la haute

Guinée portugaise. Les Senghor se trouvent surtout en Casamance, à la frontière de l'ancienne Guinée portugaise [...].676

C'est pourquoi, Marcien Towa dira que

Dans le plus grand poème Que m'accompagnent Koras et Balafong, Senghor

exalte la bravoure que déploya le peuple sérère au cours d'une longue année de guerre de seize ans contre l'Almamy (chef religieux) du Fouta677.

Le récit de la guerre entre Fouta-Djallong et le Gâbou est aussi mis en évidence dans « Épitres à la princesse » d'Éthiopiques :

Grâces à la Princesse qui se faisait loisirs de mes récits, pleurant aux malheurs de ma race :

Les guerres contre l'Almamy, la ruine d'Élissa et l'exil à Dyilor du Saloum

La fondation du Sine. Et le désastre

Quand les Guelwârs furent couchés sous les canons comme

des gerbes lourdes. Les cavaliers désarçonnés

Tombèrent debout les yeux grands ouverts au chant des

griots.

Et de nouveau la ruine de Dyilôr, le manoir investi par cactées et Khakhams. (Po : 136)

La superposition de cet extrait avec celui de Chants d'ombre accuse un réseau à la fois sombre et heureux. Les réseaux formés et qui y correspondent sont :

- Massacre : droit dressé, tué, seize ans de guerre, seize ans de guerre, seize ans le battement des tabalas, de guerre des tabalas, des balles, seize ans de tornade, rouge, les

675 Djibril Tamsir NIANE, « Les sources orales de l'histoire du Gabu », Éthiopiques, n°28, numéro spécial, octobre 1981

676 Léopold Sédar SENGHOR, La poésie de l'action, p. 32 (C'est également pour lui une occasion de justifier ses origines).

677 Marcien TOWA, op. cit., p.31

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guerres contre l'Almamy, la ruine d'Elissa, l'exil à Dyilôr du Saloum, le désastre, couché sur les canons, désarçonnés, tombèrent, la ruine de Dyilôr, le manoir investi.

- Honneur/Intégrité : on ne nous déshonore pas, ni ses montagnes ne purent nous

dominer, ni ses cavaliers nous encercler, ni sa peau claire nous séduire, ni nous abâtardir, debout, au chant des griots.

- Renaissance : triomphants, le soleil, crépuscule, fleurissent, nouveau.

De ces réseaux, est mis en évidence le massacre fait par le Fouta-Djallong. Durant ce massacre,

les ancêtres de Léopold Sédar Senghor sont restés intègres. Le Fouta-Djallong n'a pas pu flétrir la culture des Guelwârs : « L'honneur et l'héroïsme constituent les vertus nobles par excellence. La noblesse sérère (les Guelwârs) les posséda au plus haut point [...] ».678 Senghor considère la guerre de seize ans comme la preuve indélébile de l'honneur de tous les tirailleurs sénégalais aux fronts en général, et de tous les Noirs en particulier. L'homme noir est intègre à telle enseigne qu'il peut se sacrifier pour préserver sa dignité et son honneur :

Guêlowar !

Ta voix nous dit l'honneur l'espoir et le combat, et ses ailes s'agitent dans notre poitrine

Ta voix nous dit la République, que nous dresserons la Cité dans le jour bleu

Dans l'égalité des peuples fraternels. Et nous nous repon-dons : « Présents, ô Guelowâr ! » (Po : 71)

car l'intégrité est une qualité intrinsèque de la condition sociétale traditionnelle de l'homme noir. De tous les cas, la guerre de seize ans a permis aux Sérères de rebâtir leur royaume par le sacrifice et par la fierté, par « l'orgueil de [leurs] pères »679 :

Seize ans durant, les ancêtres opposèrent à l'agression de l'Almamy, chef du Fouta, une farouche résistance, sacrifiant tout : trésors, captifs, masques, épouses, « et ma vieille peau », ajoute le poète. Du massacre général purent échapper deux princesses, escortées de paysans, « leurs seigneurs et leurs sujets », « et parmi elles la mère Sira-Badral, fondatrice de royaumes, qui sera le sel des Sérères, qui seront le sel des peuples salés »680

C'est cette idée de bâtir après la guerre que Senghor veut retenir lorsqu'il rappelle la guerre de seize ans qui opposait ses ancêtres à l'Almamy de Fouta-Djallong ; cette même idée se lit dans « CAMP 1940/Au Guélowar », de Hosties noires : « la Cité dans le jour bleu »681.

Chez Senghor, la mort n'est pas gratuite, elle est source de renaissance, de naissance d'un nouveau monde. Ses ancêtres n'ont pas pris la guerre de seize ans comme une fatalité, au

678 Marcien TOWA, Idem., p. 35

679 Cf. « Ndessé », Hosties noires, p. 80

680 Marcien TOWA, op. cit., p. 35

681 Cf. « Camp 1940/ Au Guélowar », Hosties noires, op. cit., p. 71

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contraire, cette guerre leur aura appris à tenir ferme dans leur conviction, et donné le courage de rebâtir les murs de leur royaume. On comprend, dès lors, qu'il faut se sacrifier, mourir pour que renaisse la Cité de demain où

« [...] l'enfant blanc et l'enfant noir-- c'est l'ordre alpha-

bétique--, [...] les enfants de la France Confédérée

aillent main dans la main

« Tels que les prévoit le Poète, tel le couple Demba-Dupont

sur les monuments aux Morts

« Que l'ivraie de la haine n'embarrasse pas leurs pas dépé-

trifiés

« Qu'ils progressent et grandissent souriants, mais terribles

à leurs ennemis comme l'éclair et la foudre ensemble. (Po : 69)

Tant de sacrifices ne doivent demeurer vains, pense Léopold Sédar Senghor, ils devront être « cendre pour les semailles d'hivernage »682 « de la France Confédérée »683. Cette France Confédérée n'est autre que la Francophonie, car elle regroupait au temps de la seconde guerre la France et ses colonies. Senghor avait à l'esprit, comme l'on peut l'appréhender dans l'extrait de « Prière des Tirailleurs sénégalais », une France rénovée qui épouserait les idéaux d'entraide et d'assistance mutuelle, où l'enfant blanc et l'enfant noir vivront ensemble, une France unie avec ses colonies. Ce fut un rêve qui ne saura tarder car la réalité en est que ce rêve a donné naissance à la Francophonie, un concept qui semblerait signifier « apprenons à vivre différents et ensemble ».

À présent, superposons d'autres poèmes afin de mieux cerner l'idée qui sous-entend la naissance de la Francophonie : le sacrifice des Noirs pour la France. Nous allons d'abord superposer cinq poèmes, à savoir « À l'appel de la race de Saba », « Aux tirailleurs sénégalais », « Assassinat », « Prière de paix » (Hosties noires), et « Élégie pour Aymina Fall » (Nocturnes).

(À l'appel de la race de Saba)

Mère, sois bénie !

Reconnais ton fils à l'authenticité de son regard, qui est

celle de son coeur et de son lignage

Reconnais ses camarades reconnais les combattants, et

salue dans le soir rouge de ta vieillesse

L'AUBE TRANSPARENTE D'UN JOUR NOUVEAU. (Po : 59-60)

(Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France)

Ah ! puissé-je un jour d'une voix couleur de braise, puissé-je chanter

L'amitié des camarades fervente comme des entrailles et délicate, forte comme des tendons

Écoutez-nous, Morts étendus dans l'eau au profond des

682 Cf. « Chaka», Éthiopiques, op. cit., p. 118

683 Cf. « Prière des Tirailleurs sénégalais », Hosties noires, op. cit., p. 69

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plaines du Nord et de l'Est

Recevez ce sol rouge, sous le soleil d'été ce sol rougi du sang des blanches hosties

Recevez le salut de vos camarades noirs, Tirailleurs sénégalais

MORTS POUR LA RÉPUBLIQUE ! (Po : 63)

(Assassinat)

Les prisonniers sénégalais ténébreusement allongés sur la

terre de France

En vain ont-ils coupé ton rire, en vain la fleur plus noire

de ta chair

Fleur noire et son sourire grave, diamant d'un temps immé-

morial

Vous êtes le limon et le plasma du printemps viride du

monde. (Po : 75)

(Prière de paix)

? Mais je sais bien que le sang de mes frères rougira de nouveau l'Orient jaune, sur les bords de l'Océan Pacifique que violent tempêtes et haine

Je sais bien que ce sang est la libation printanière dont les Grands-Publicains depuis septante années engraissent les terres d'Empire. (Po : 90)

(Élégie pour Aymina Fall)

Voyez le laurier rose qui grandit sur les cendres. L'herbe repousse, tendre, pour les antilopes après l'incendies de Novembre. Il a versé son sang, qui féconde la terre d'Afrique ; il a racheté nos fautes, il a donné sa vie sans rupture pour l'UNITÉ DES PEUPLES NOIRS. (Po : 210)

Par la superposition de ces différents extraits, s'accusent les réseaux d'association de Guerre (combat), de Sacrifice, de Renaissance et de Fraternité (amitié). Pour le réseau de Guerre/Combat, nous avons les combattants, tirailleurs sénégalais, les prisonniers sénégalais. Concernant le Sacrifice, il s'agit de le soir rouge, ce sol rouge, ce sol rougi du sang des blanches hosties, morts étendus, Morts pour la République, allongés sur la terre de France, le sang de mes frères rougira de nouveau l'Orient jaune sur les bords de l'Océan Pacifique, ce sang est la libation printanière, engraissent les terres d'Empire, il a versé son sang, il a racheté nos fautes, il a donné sa vie. Quant au réseau de Renaissance, il est constitué de L'aube transparente d'un jour nouveau, vous êtes le limon et le plasma du printemps viride du monde, de nouveau, ce sang est la libation printanière, voyez le laurier rose qui grandit sur les cendres, l'herbe repousse, qui féconde la terre d'Afrique, pour l'unité des peuples noirs. Le réseau de Fraternité/Amitié se constitue de Ses camarades, l'amitié des camarades, le salut de vos camarades noirs, mes frères, l'unité des peuples noirs. L'association de ces réseaux nous révèle que la guerre chez Senghor n'a jamais été une fatalité. Au contraire, cette association traduit la conception senghorienne de la vie. Il n'y a pas de vie sans mort. De la mort provient la vie, il y

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a vie parce qu'il y a mort. C'est ce que l'on retient de la première interprétation de cette association de réseaux. Au-delà de cette lecture interprétative, nous pouvons dire que dans la mort tous les hommes, qu'ils soient noirs ou blancs, sont égaux.

Les tirailleurs sénégalais, sans arrière-pensée, ont accepté d'être des « hosties noires », parce qu'ils se considéraient frères des soldats français qui luttaient pour la République, parce que la France était aussi leur République. Après la guerre, ils ont été victimes du racisme français, et ils ont compris, dès lors, qu'ils n'ont jamais été français. Cependant, Léopold Sédar Senghor, dans un souci d'égalité et de fraternité, estime que la construction de la République fraternelle, dans laquelle l'enfant noir et l'enfant blanc seront frères et amis, est possible. Et cela est mis en évidence dans « À l'appel de la race de Saba », et repris dans « Élégie pour Martin Luther King » : « Les Blancs et les Noirs, tous les fils de la même Terre-Mère »684. Parce que les Noirs et les Blancs sont frères, Senghor envisage alors l'unité ou le rassemblement des deux races, non plus pour la guerre, mais pour la culture de paix, dans une communauté plus fraternelle et plus humaine. Et « c'est en honneur des hommes rassemblés »685 qu'il préconise la communauté des parlants français, appelée Commonwealth à la française, qui, plus tard, devient la Francophonie.

Superposons d'autres poèmes pour mieux expliciter nos propos. Cette fois-ci, il s'agit de « In memoriam », « Prière aux masques » (Chants d'ombre), « Poème liminaire », « Luxembourg 1939 » « Prière des tirailleurs sénégalais », « Au gouverneur Éboué », « Chant de printemps », « Tyaroye » (Hostie) et « Chaka » (Éthiopiques). Ces poèmes mettent, davantage, en lumière de ce dont nous venons de parler.

(In memoriam)

O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort

Jusqu'en Sine jusqu'en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang irréductible

Protégez mes rêves comme vous avez fait vos fils, les migrateurs aux jambes minces.

O Morts ! défendez les toits de Paris dans la brune dominicale

Les toits qui protègent mes morts. (Po : 7-8)

(Prière aux masques)

Voici que meurt l'Afrique des empires? c'est l'agonie

d'une princesse pitoyable

Et aussi l'Europe à qui nous sommes liés par le nombril

Fixez vos yeux immuables sur vos enfants que l'on commande

Qui donnent leur vie comme le pauvre son dernier vêtement. (Po : 21)

684 Cf. « Élégie pour Martin Luther King », Élégies majeures, OEuvre poétique, Paris Seuil, 1990, p. 302

685 Cf. « Élégie des Alizés », Idem, p. 263

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(Poème liminaire)

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort

Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ?

[...1

Qui pourra vous chanter si ce n'est pas votre frère d'armes, votre frère de sang

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ? (Po : 53-54)

(Luxembourg 1939)

Je vois tomber les feuilles dans les faux abris, dans les fosses dans les tranchées

Où ruisselle le sang d'une génération

L'Europe qui enterre le levain des nations et l'espoir des races nouvelles. (Po : 64)

(Prière des tirailleurs sénégalais)

Tu le sais-- et la plaine docile se fait jusqu'au non abrupt

des volontaires libres

Qui offraient leurs corps de dieux, gloire des stades, pour

l'honneur catholique de l'homme.

[...1

« Seigneur, écoute l'offrande de notre foi militante

« Reçois l'offrande de nos corps, l'élection de tous ces corps

ténébreusement parfaits

« Les victimes noires paratonnerres

« Nous T'offrons nos corps avec ceux des paysans de

France, nos camarades (Po : 66-68)

(Au gouverneur Éboué)

L'Afrique s'est faite acier blanc, l'Afrique s'est faite hostie noire

Pour que vive l'espoir de l'homme. (Po : 72)

(Chant de printemps)

Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues,

plus rouge que le Nil-- sous quelle colère de Dieu ?

Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais, dont

chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc. Printemps tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton

message, Afrique ?... (Po : 84)

(Tyaroye)

Non, vous n'êtes pas morts gratuits ô Morts ! Ce sang

n'est pas de l'eau tépide.

Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule.

Il est notre soif notre faim d'honneur, ces grandes reines

absolues

Non, vous n'est pas morts gratuits. Vous êtes les témoins

de l'Afrique immortelle

Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain. (Po : 89)

(Chaka)

CHAKA

Une basse-cour cacardante, une sourde volière de mange-mils oui !

Oui des cents régiments bien astiqués, velours peluché aigrettes de soie, luisants de graisse comme cuivre rouge.

181

J'ai porté la cognée dans ce bois mort, allumé l'incendie

dans la brousse stérile

En propriétaire prudent. C'étaient cendres pour les semailles

d'hivernage.

[...1

UNE VOIX (comme de Chaka, lointaine)

Il faut mourir enfin, tout accepter...

Demain mon sang arrosera ta médecine, comme le lait la

sécheresse du couscous.

Devin disparais de ma face ! On accorde à tout condamné

quelques heures d'oubli.

[...1

CHAKA

Pour l'amour de ma Nolivé. Pourquoi le répéter ?

Chaque mort fut ma mort. Il fallait préparer les moissons

à venir

Et la meule à broyer la farine si blanche des tendresses noires. (Po : 118-124)

Nous allons d'abord procéder à l'identification des réseaux de chaque poème (ou extrait) avant de faire apparaître les réseaux d'association communs aux poèmes. C'est-à-dire présenter d'abord les images qui se saisissent dans chaque poème avant de procéder à la superposition pour mettre à nu la métaphore obsédante ou l'invariant qui structure la pensée de Léopold Sédar Senghor. À cet effet, nous avons les réseaux suivants :

(In memoriam)

- Mort : O Morts, mourir, la Mort, mon sang irréductible, O mort, mes morts.

- Protection : résister à la mort, protégez mes rêves, défendez les toits de Paris, les toits qui protègent mes morts.

(Prière aux masques)

- Mort : meurt l'Afrique des empires, l'agonie d'une princesse. - Lien : liés, le nombril, fixez.

(Poème liminaire)

- Mort : La mort, frère de sang, sous la glace et la mort, couchés sous la glace - Fraternité : mes frères noirs, frères d'armes, votre frère de sang.

(Luxembourg 1939)

- Mort : tomber les feuilles, dans les fosses, dans les tranchées, ruisselle le sang d'une génération, enterre

- Renaissance : une génération, le levain des nations, l'espoir des races nouvelles. (Prière des tirailleurs sénégalais)

- Sacrifice : des volontaires libres, offraient leurs corps, l'offrande de notre foi militante, l'offrande de nos corps, l'élection de tous ces corps, les victimes noires paratonnerres, offrons nos corps.

- Fraternité : ceux des paysans de France, nos camarades.

- Religion : Seigneur, notre foi militante, l'honneur catholique de l'homme. (Au gouverneur Éboué)

- Sacrifice : acier blanc, hostie noire.

182

- Renaissance : l'espoir de l'homme. - Religion : hostie.

(Chant de printemps)

- Mort : le sang de mes frères blancs, rouge, le sang de mes frères noirs, chaque goutte

répandue, une pointe de feu à mon flanc, printemps tragique, printemps de sang.

- Fraternité : mes frères blancs, mes frères noirs

- Renaissance : Printemps.

(Tyaroye)

- Mort : morts, ô Morts, ce sang.

- Renaissance : arrose, notre espoir, fleurira, monde nouveau, demain, l'Afrique immortelle.

(Chaka)

- Mort : j'ai porté la cognée, ce bois mort, allumé l'incendie, il faut mourir, mon sang, condamné, chaque mort fut ma mort.

- Renaissance : c'étaient cendres pour les semailles d'hivernage, demain, arrosera, il fallait préparer les moissons à venir.

À partir de ces réseaux nous voyons se dégager deux invariants qui sont Mort et Renaissance.

Ce qui suppose que la superposition de ces différents réseaux nous accuse une métaphore obsédante de la mort et de la renaissance, impliquant ainsi une corrélation entre la mort et la vie. Il ne faut pas négliger aussi l'invariante fraternité. L'idée, qui sous-entend la superposition de ces différents réseaux, est l'unité dans la mort, l'unité dans la vie. Il ressort de cette idée que nous devons nous unir quelles que soient les circonstances : malheureuses ou heureuses. En effet, les différents réseaux mettent en évidence une nouvelle alliance contractée par le sang versé au champ de bataille, ainsi le Blanc et le Noir sont devenus des frères de sang. C'est pourquoi, Senghor estime qu'ils devront mourir ensemble pour renaître ensemble pour un nouveau monde.686 Du chaos doit surgir un nouveau monde dans lequel Blanc et Noir seront frères de sang, car il n'y a pas de différence entre le sang du Blanc et celui du Noir. C'est le même sang rouge qui coule dans les veines et artères de chacun : de la colonisation ou de la guerre, l'on doit prendre conscience afin de rebâtir ensemble la cité de demain qui sera celle de la fraternité entre Blanc et Noir. Cette métaphore obsédante montre, également, que la guerre a été le lieu où le lien unissant la France à ses colonies a été renforcé, même si la France fut ingrate envers les tirailleurs sénégalais (confère le poème Tyaroye). Après la guerre, Léopold Sédar Senghor croit alors avoir trouvé le moyen de renouveler les liens déjà scellés entre la

686 « Voilà donc le Négro-Africain qui sympathise et s'identifie, qui meurt à soi pour renaître à L'autre. Il n'assimile pas, il s'assimile. Il vit avec l'Autre en symbiose [...] » (les fondements de l'africanité, Paris, Présence Africaine, 1967, pp. 254-255). C'est ce modèle de vie que Léopold Sédar Senghor veut réaliser avec le Blanc, l'Occident.

183

France et ses anciennes colonies, nouvellement indépendantes, afin de les réconcilier, et ce, à l'ensemble des pays parlant français, car il éprouvait « le besoin de se débarrasser de sa carapace coloniale et de se métamorphoser ».687

Une analyse minutieuse de ces réseaux ou de la métaphore obsédante révèle, d'une part, que l'Afrique, depuis cinq siècles, comme le Christ, est crucifiée par la Traite des Nègres, la Colonisation et les Guerres mondiales pour les pays occidentaux en général, et pour la France en particulier, afin d'une civilisation nouvelle :

Nous avons tout oublié, comme nous savons le faire : les deux cent millions de morts de la Traite des Nègres, les violences de la Conquête, les humiliations de l'indigénat. Nous n'en avons retenu que les apports positifs. Nous avons été le grain foulé au pied, le grain qui meurt, pour que naisse la Civilisation nouvelle. À l'échelle de l'Homme, intégrale688.

et d'autre part, que Léopold Sédar Senghor sacrifie sa Négritude pour construire une communauté plus fraternelle et plus universelle en vue d'une nouvelle race humaine. Autrement dit, par la mort des Noirs au champ de bataille, Senghor faisait allusion à la mort de la Négritude :

J'ai laissé sept ans la négritude sans eau pour que naisse la vision

Et fleurisse la race humaine. (O. Po : 266)

On peut dire que Senghor, par ces réseaux associatifs, sacrifie tout ce qui fait sa Négritude pour prôner la fraternité des peuples ayant le français en partage ou en commun, pour forger une nouvelle race humaine, comme le stipule l'extrait de Élégie des alizés ci-dessus.

En effet, le poète Senghor s'égare « dans l'unité première de [sa] Négritude »

(Que m'accompagnent Koras et Balafong) pour finalement se trouver « dans les abîmes de [sa] Négritude » (Chaka). En d'autres mots, il sait que la Négritude se cadavérise. Cette mort de la Négritude a été annoncée par Aimé Césaire dans Le cahier d'un retour au pays natal :

La vielle négritude

progressivement se cadavérise

l'horizon se défait recule et s'élargit

et voici parmi des déchirements de nuages la

fulgurante d'un signe.

Et Claude Wauthier d'ajouter :

[La Négritude], « fille, souvent rebelle, parfois soumise,

de la colonisation, est morte avec elle, du moins, a perdu

avec elle sa justification sur le plan littéraire ».689

687 Gloria SARAVAYA, Langage et poésie chez Senghor, L'Harmattan, Paris, 1989, p. 9

688 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, « Introduction à Négritude et Humanisme », p. 9.

689 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., pp. 87-88

184

Stanislas Adotevi demande donc [à Léopold Sédar Senghor] d' « avoir à l'esprit la loi de l'action présente qui est que la vieille négritude faite de tétanos et de soumission se cadavérise »690. Senghor, ayant compris, a choisi de tuer cette Négritude, ce vieux nègre au profit du Nègre nouveau691 qui se réalise dans une culture universelle et dans une communauté plus fraternelle, plus humaine et universelle. C'est en ce sens que Jean-Paul Sartre dit que la Négritude « [...] est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière. [...] Un pas de plus et la Négritude va disparaître tout à fait »692 pour préparer la synthèse ou la réalisation de l'humain dans une société sans races, c'est-à-dire dans la Francophonie. Elle apparaît alors comme étant cette communauté qui réunira les peuples ayant la langue française en commun ou en partage. Elle est née sur les cendres de la vieille Négritude. Les morts au champ de bataille pendant la seconde guerre étaient cendres pour les semailles d'hivernage, parce qu'il fallait préparer les moissons à venir, celles d'une nouvelle race humaine, consciente que tous les hommes sont égaux et qu'ils ont besoin d'une solidarité qui exclura tout complexe de frustration, toute forme de surenchère, toute politique de bascule, d'humeur ou de mendicité. Pour nous résumer, nous disons que la Négritude, ayant été vue comme un concept raciste et vilipendée parfois, a été renouvelée par Senghor, qui a jugé bon de trouver un autre concept, non raciste, rassemblant ainsi Noirs et Blancs ; d'où le choix de la Francophonie.

Les Noirs ont donné leur chair en hostie pour une France confédérée, et Léopold Sédar Senghor sacrifie sa Négritude pour l'union entre les différents États parlant français, car il s'agissait pour lui d'édifier, entre nations majeures (indépendantes), une véritable communauté culturelle. Et, en 1962, par le biais de la revue Esprit, il définit cette communauté culturelle voulue, et la nomma « Francophonie ». Le sacrifice de l'Afrique pour l'Europe est chez Léopold Sédar Senghor le sacrifice de la Négritude pour la Francophonie.

Le sacrifice de l'Afrique pour l'Europe est ce que l'on déduit de la lecture des poèmes de Léopold Sédar Senghor. Nous avons failli être pris par ce piège de lecture que pourrait faire un lecteur quelconque. Cependant, la lecture minutieuse, assurée par la psychocritique, nous a

690 Stanislas ADOTEVI, Négritude et négrologues, Union générale d'édition, Paris, 1972, collection 10/18, p. 149

691 Léopold Sédar SENGHOR : « Que meure le vieux nègre et vive le Nègre nouveau I », Élégie des alizés, op. cit., p. 270

692 Jean-Paul SARTRE, « Orphée noir », Préface de Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, op. cit., p. XLI

185

permis d'éviter ce piège. Par cette lecture, nous avons relevé qu'en fait le sacrifice dont parlent les poèmes senghoriens n'est rien d'autre que le sacrifice de sa Négritude. Il a sacrifié sa Négritude au champ de bataille durant la seconde guerre et pendant sa captivité pour une communauté réunissant, à la fois, le Noir et le Blanc. Cette communauté serait la Francophonie. En sacrifiant sa Négritude, il songeait en l'avènement d'un monde de fraternité et de paix, comme le dit-il dans Chaka693, où le métissage des civilisations permettra de réaliser le seul humanisme acceptable par tous et de tous. Il prémédite la mort de la Négritude en 1939 et la sacrifie en 1956 pour la faire surgir en 1962 sous la forme de Francophonie, pour dire qu'il n'a de cesse d'inventorier les spécificités et les richesses de la Négritude, mais surtout de conformer cette Négritude à ses convictions et ses rêves de poète. Sans être toujours compris, il les reprend, les précise, les nuance, dans ses discours, conférences et allocutions en s'attachant à l'idée que la culture l'emporte sur les choix politiques ou idéologiques. Finalement, il propose la Francophonie, fille de la liberté et soeur de l'indépendance, qui, à ses yeux, constitue un humanisme intégral pour notre temps, planétaire et respectueux de la diversité des cultures.

La Francophonie est l'idéal de civilisation qui s'enrichit du métissage des cultures. La guerre, sa captivité pendant deux ans, et le sang des Tirailleurs sénégalais et des soldats blancs versé, lui ont permis de comprendre que l'homme est un être sacré qui mérite respect et dignité quelles que soient son origine raciale et sociale, sa langue, sa culture et sa religion. Cette découverte transforma sa conception de la Négritude. Désormais, sa Négritude n'est plus seulement l'ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, mais elle est aussi française, un humanisme moderne apte à résoudre les problèmes auxquels l'humanité est confrontée. Elle est l'expression de la nouvelle race humaine, voulue par Léopold Sédar Senghor en 1962 dans la revue Esprit 694

La guerre est une raison latente qui a préludé à la conception de la Francophonie, c'est-à-dire au projet de la Francophonie, chez Léopold Sédar Senghor. Le projet de la Francophonie est dû au trauma de la guerre. Voyant les cadavres des Tirailleurs sénégalais, des Français, des Arabes, des Juifs, des Russes, des Allemands, des Anglais, et hanté par ces morts, Senghor a jugé utile de célébrer la vie, la renaissance, la fraternité, car il n'y avait pas de différences entre ces Tirailleurs sénégalais morts et ces Français, Arabes, Juifs, Russes, Allemands couchés dans

693 Léopold Sédar SENGHOR : « CHAKA

Ce n'est pas haïr que d'aimer son peuple.

Je dis qu'il n'est pas de paix armée, de paix sous l'oppression

De fraternité sans égalité. J'ai voulu tous les hommes frères. », Éthiopiques,

op. cit., p. 123

694 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit. (loc. cit.), p. 844

186

les fosses communes. Au sortir de ce calvaire, Senghor estima que sa lutte serait de sauver l'homme et de le perfectionner intellectuellement avec Descartes, moralement avec Pascal et intégralement avec Teillhard.

Cependant, pour la réalisation de ce projet humaniste, il faut bannir la « haine qui brûle le coeur. »695 Senghor demande aux Noirs de pardonner pour une renaissance du monde, car c'est au tour des Noirs d'apporter la pierre à l'édifice de la Civilisation de l'Universel. « Malgré la soumission `' à la règle, à l'équerre et au compas» (Chaka) imposée à l'Afrique »696, Senghor pardonne l'Europe de ses actes, barbares et humiliants, faits au continent africain, car il songeait « à créer de nouvelles dimensions et de nouvelles lois à la culture humaine ».697 L'Afrique est le grain qui meurt pour que naisse la civilisation nouvelle, à l'échelle de l'homme, intégrale. Il invite le continent africain à trouver dans son passé humilié la source non de sa révolte, mais de sa fierté d'homme afin d'exprimer son humanité et de racheter le monde en apportant sa contribution, comme jadis, à la germination d'une civilisation panhumaine.698 L'Afrique doit accorder le pardon à l'Europe. Le pardon des Noirs tient une place importante dans le projet de la Francophonie à telle enseigne que l'on se demande si ce pardon n'est pas un pardon de résignation. En fait, le pardon des Noirs est le substrat du projet de la Francophonie chez Léopold Sédar Senghor.

695 Cf. « Chaka », op. cit., p. 122

696 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 59

697 Jacques RABEMANANJARA, « Les fondements de notre unité... », Présence Africaine, n° 24-25, Fév.-Mai 1950, p. 78

698 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'hexagone », OEuvre poétique, op. cit., p. 378

187

3. LE PARDON DES NOIRS POUR UNE RENAISSANCE DU

MONDE

Le pardon est non seulement un motif très important dans l'oeuvre de Senghor, mais il est au coeur même de l'oeuvre. Le pardon peut être perçu comme une sorte de substance et une cohérence, qui serait à la base du projet de vie intellectuelle voire politique de Léopold Sédar Senghor. En effet, Senghor dépasse la haine et le ressentiment pour prôner le pardon et annoncer un monde de paix et de fraternité, c'est-à-dire il accorde le pardon à l'Europe par amour de la culture de celle-ci, pour la création d'une Civilisation de l'Universel. Sa volonté de pardonner l'amène à la réconciliation, à l'acceptation de l'Autre afin qu'advienne un monde où les races et les nations vivront en harmonie. Joseph Roger de Benoist dit, à cet effet, que

Ce refus de la dichotomie associé à sa formation chrétienne a donné naissance à une attitude proprement senghorienne : le pardon. « Il ne viendrait jamais à Césaire ni à Damas l'idée du pardon. Léopold Sédar Senghor reste profondément marqué par son éducation chrétienne, ce qui le porte plus facilement à trouver dans le dialogue un instrument idéal de rédemption : il est le poète non seulement de l'indulgence, mais-- ce qui est particulièrement exemplaire et courageux-- de l'offrande de soi sur l'autel de la réconciliation humaine. »699

Le pardon chez Senghor serait, aussi, une sorte de prière conviant le peuple noir à se joindre à tous les peuples du monde pour la paix et la fraternité, car il rêvait de fraternité entre peuples blancs et noirs. La Francophonie est l'expression de ce pardon senghorien. En effet, « [la] Francophonie se trouve aujourd'hui à l'avant-garde d'un combat pour la tolérance entre les peuples et les cultures. »700 C'est la raison pour laquelle, Virginie Marie affirme qu'

il (Senghor) n'a pas conçu la Francophonie et oeuvré pour elle pour des fins

personnelles. Il l'a fait pour les peuples parlant français, et désireux de travailler ensemble pour une vie meilleure701.

Que disent ses poèmes du pardon ? Et, comment le pardon peut en être le substrat du projet de la Francophonie ?

699 Joseph Roger DE BENOIST, Léopold Sédar Senghor, Beauchesne, Paris, 1998, p. 35

700 Bruno BOURG-BROC, « Une Francophonie parlementaire », Après demain, n°480-481-482, Janvier-Février-Mars 2006, p. 28

701 Virginie MARIE, « De la Francophonie `'centripète» à une Francophonie périphérique », op. cit., p. 65

188

La logique veut que ce soit l'offenseur qui demande pardon et non l'offensé. Or chez Léopold Sédar Senghor, par sa voix, c'est la race offensée qui pardonne la race offenseuse de ses avanies, comme nous l'appréhendons dans les poèmes que nous superposerons. En fait, Senghor souhaite qu'aucune haine n'habite le coeur des Noirs, car ils sont un peuple qui pardonne. Nous superposons deux poèmes de Chants d'ombre (« Neige sur Paris » et « Que m'accompagnent Koras et Balafong »), deux de Hosties noires (« Assassinats » et « Chants de printemps »), et un de Éthiopiques (« Chaka). Voilà les extraits :

(Neige sur Paris)

Seigneur, je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais, pour les diplomates qui montrent leurs canines longues Et qui demain troqueront la chaire noire.

Mon coeur, Seigneur, s'est fondu comme neige sur les toits de Paris

Au soleil de votre douceur.

Il est doux à nos ennemis, à mes frères aux mains blanches sans neige (Po : 20)

(Que m'accompagnent Koras et Balafong)

Nuit qui me délivres des raisons des sophismes,

des pirouettes des prétextes, des haines calculées des carnages humanisés

Nuit qui fonds toutes mes contradictions, toutes contradictions dans l'unité première de ta négritude (Po : 35)

(Assassinats)

Le chant vaste de votre sang vaincra machines et canons

Votre parole palpitante les sophismes et mensonges

Aucune haine votre âme sans haine, aucune ruse votre

âme sans ruse.

O Martyrs noirs race immortelle, laissez-moi dire les paroles

qui pardonnent. (Po : 75)

(Chant de printemps)

Je t'ai dit :

? Écoute le silence sous les colères flamboyantes

La voix de l'Afrique planant au-dessus de la rage des canons

longs

[...]

Elle dit ton baiser plus fort que la haine et la mort. (Po : 85)

(Chaka)

LA VOIX BLANCHE

Ta voix est rouge de haine, Chaka...

CHAKA

Je n'ai haï que l'oppression...

LA VOIX BLANCHE

De cette haine qui brûle le coeur.

La faiblesse du coeur est sainte, pas cette tornade de feu.

CHAKA

Ce n'est pas haïr que d'aimer son peuple.

Je dis qu'il n'est pas de paix armée, de paix sous l'oppression

De fraternité sans égalité. J'ai voulu tous les hommes frères. (Po : 122-123)

189

À partir de la superposition effectuée, les groupes d'association, qui se lisent, sont : le Désamour (ma réserve de haine, leurs canines longues, troqueront la chaire noire, des haines calculées, des carnages humanisés, machines et canons, haine, ruse, les colères flamboyantes, des canons longs, la haine et la mort, rouge de haine, haï, cette haine, cette tornade de feu, oppression, haïr, armée), le Mensonge (les diplomates, des raisons des salons, des salons des sophismes, des pirouettes, des prétextes, contradictions, les sophismes et mensonges, ruse), l'Amour (au soleil de votre douceur, il est doux à nos ennemis, votre parole palpitante, aucune haine, votre âme sans haine, aucune ruse, votre âme sans ruse, ton baiser, la faiblesse du coeur, ce n'est pas haïr, aimer son peuple), le Pardon (je ne sortirai pas ma réserve de haine, s'est fondu comme neige, qui me délivres des salons des sophismes, qui fonds toutes mes contradictions, le chant vaste de votre sang vaincra machines et canons, aucune haine, aucune ruse, les paroles qui pardonnent, la voix de l'Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs, ton baiser plus fort, paix, aimer), la Fraternité (à mes frères aux mains blanches, humanisés, ta négritude, votre âme, O Martyrs noirs, laissez-moi, ton baiser, ta voix, son peuple, fraternité, égalité, tous les hommes frères) et la Religion (Seigneur, sainte).

De ces associations, nous pouvons dire que devant le désamour et le mensonge de la France, l'Afrique manifeste un amour, et décide de pardonner à la France et de fraterniser avec elle au nom de la religion. Loin d'éprouver de la haine pour la France, Senghor lui manifeste un attachement passionnel, un amour et une acceptation résignés, « car le poète veut pardonner et oublier [...j »702 pour prôner « la fraternité avec l'ancien colonisateur »703 dans un monde de parfaite égalité. Le pardon sera l'expression de l'incapacité du Noir face à la férocité du Blanc qui use des canons et des machines pour s'exprimer et se faire accepter. Le Noir sait que la lutte contre le Blanc est une lutte perdue d'avance ; pour gagner cette lutte, il aura fallu que le Noir se résigne à sa condition de dominé en accordant son pardon à son bourreau, et fait ainsi de l'ennemi un frère. En effet, le recours au pardon et à la fraternité est l'arme idéale que l'homme noir, qui « éprouve le besoin de débarrasser de sa carapace coloniale et de se métamorphoser »704, a pour cette lutte qu'il sait perdue d'avance, parce que l'homme blanc a des machines et des canons. Le pardon est ce silence sous les colères flamboyantes des machines et des canons que le peuple noir adresse à la France. Nous comprenons dès lors que le pardon est cette sainte faiblesse du coeur du peuple noir, autrement dit l'expression d'un peuple résigné

702 René GNALÉGA, Senghor et la civilisation de l'universel, L'Harmattan, Paris, 2013, p. 20

703 Papa Samba DIOP, « Léopold Sédar Senghor : un repère essentiel », Francofonia, 15, 2006, p. 104

704 Gloria SARAVAYA, Langage et poésie chez Senghor, op. cit. (loc. cit.), p. 9

190

et ayant à l'idée que la France comprendra son attitude résignée et de non-violence. L'association de ces réseaux relevés montre l'image d'un pacifiste.

Superposons d'autres textes pour confirmer ou infirmer les idées avancées afin d'appréhender l'image qui se perçoit derrière la métaphore obsédante du pardon. Ce sont « L'ouragan », « Le message », « Neige sur Paris », « Libération » (Chants d'ombre), « Poème liminaire », « Aux soldats négro-américains », « Prière de paix » (Hosties noires), « Congo », « Chaka » (Éthiopiques), « Chants pour signare », « Chant de l'initié », « Élégies/Élégie de minuit », « Élégie des eaux » (Nocturnes), « Élégie pour George Pompidou » (Élégies majeures). Voici les différents extraits :

(L'ouragan)

L'ouragan arrache tout autour de moi

Et l'ouragan arrache en moi feuilles et paroles futiles.

Des tourbillons de passion sifflent en silence

Mais paix sur la tornade sèche, sur la fuite de l'hivernage ! (Po : 9)

(Le message)

Pour viatique, des paroles de paix, blanches à m'ouvrir

toute route.

J'ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d'embûches

vierges

D'où pendaient des lianes plus perfides que serpents

J'ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut

empoisonné.

Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance

Et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines.(Po : 16-17)

(Neige sur Paris)

Arborant des draps blancs

-- « Paix aux Hommes de bonne volonté ! »

Seigneur, vous avez proposé la neige de votre Paix au

monde divisé à l'Europe divisé

À l'Espagne déchirée

Et le Rebelle juif et catholique a tiré ses mille quatre cents

canons contre les montagnes de votre Paix

Seigneur, j'ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que

le sel,

Voici que mon coeur fond comme neige sous le soleil.

J'oublie (Po : 19-20)

(Libération)

J'ai dit paix à mon âme sur un signe de l'Ange mon guide

Mais quelle lutte sans masseur, dont j'ai tout le corps moulu !

[...]

Levant mon regard au-delà du soleil, à l'Est

Je vis poindre les étoiles et entendis le cantique de paix. (Po : 25)

(Poème liminaire)

Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France-- je ne suis pas la France, je le sais--

Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu'il a libéré ses mains

191

A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments Qu'il a distribué la faim de l'esprit comme de la liberté À tous les peuples de la terre conviés solennellement au

festin catholique

Ah ! je ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe Dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ?

Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ? Pardonne-moi, Sîra-Badral, pardonne étoile du Sud de mon sang

Pardonne à ton petit-neveu s'il a lancé sa lance pour les seize sons du sorong. (Po :54)

(Aux soldats négro-américains)

Vous apportez le printemps de la Paix et l'espoir au bout de

l'attente.

[...1

Vous leur apportez le soleil. L'air palpite de murmures

liquides et de pépiements cristallins et de battements

soyeuses d'ailes

[...1

Frères noirs, guerriers dont la bouche est fleur qui chante

? Oh ! délice de vivre après l'Hiver? je vous salue comme

des messagers de paix. (Po : 87-88)

(Prière de paix)

« ...Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris »

[...1

Au pied de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans

et pourtant respirante

Laisse-moi Te dire Seigneur, sa prière de paix et de pardon.

[...1

II

Seigneur Dieu, pardonne à l'Europe blanche !

[...1

Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont exporté dix

millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires

Qui en ont supprimé deux cents millions.

[...1

Seigneur la glace de mes yeux s'embue

Et voilà le serpent de la haine lève la tête dans mon

Coeur, ce serpent que j'avais cru mort...

III

Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin,

et je veux prier singulièrement pour la France.

Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la

droite du Père.

[...1

Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite

et chemine par les sentiers obliques

[...1

Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants

et m'impose l'occupation si gravement

[...1

IV

Ah ! Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n'est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France

Ce masque de petitesse et de haine pour qui je n'ai que haine ? mais je ne peux bien haïr le Mal

192

Car j'ai une grande faiblesse pour la France

[...1

Bénis ce peuple qui m'a apporté Ta Bonne Nouvelle, Sei-

gneur, et ouvert mes paupières lourdes à la lumière de la

foi.

Il a ouvert mon coeur à la connaissance du monde, me mon-

trant l'arc-en-ciel des visages neufs de mes frères.

[...1

Je vous salue tous d'un coeur catholique.

[...1

V

[...1

Et donne à leurs mains chaudes qu'elles enlacent la terre d'une ceinture de mains fraternelles

DESSOUS L'ARC-EN-CIEL DE TA PAIX. (Po : 90-94)

(Congo)

Toi calme Déesse au sourire étale sur l'élan vertigineux de ton sang

O toi l'Impaludée de ton lignage, délivre-moi de la surrection de mon sang. (Po : 100)

(Chaka)

LA VOIX BLANCHE

La faiblesse du coeur est pardonnée...

CHAKA

La faiblesse du coeur est sainte...

[...1

LA VOIX BLANCHE

Ta voix est rouge de haine Chaka...

CHAKA

Je n'ai haï que l'oppression...

LA VOIX BLANCHE

De cette haine qui brûle le coeur.

La faiblesse du coeur est sainte, pas cette tornade de feu.

CHAKA

Ce n'est pas haïr que d'aimer son peuple.

Je dis qu'il n'est pas de paix armée, de paix sous l'oppression

De fraternité sans égalité. J'ai voulu tous les hommes frères.

LA VOIX BLANCHE

Tu as mobilisé le Sud contre les Blancs...

CHAKA

Ah ! te voilà Voix blanche, voix partiale voix endormeuse.

Tu es la voix des forts contre les faibles, la conscience des

possédants de l'Outre-mer.

Je n'ai pas haï les Roses-d'oreilles. Nous les avons reçus

comme les messagers des dieux

Avec des paroles plaisantes et des boissons exquises. (Po : 119-123)

(Chants pour signare)

[...1

J'emprunte la flûte qui rythme la paix des troupeaux

Et tout le jour assis à l'ombre de tes cils, près de la Fontaine

Filma

[...1

Depuis longtemps civilisé, je n'ai pas encore apaisé le Dieu

blanc du Sommeil.

[...1

Et je reposerai longtemps sous une paix bleu-noir

Longtemps je dormirai dans la paix joalienne

193

Jusqu'à ce que l'Ange de l'Aube me rende à ta lumière

À ta réalité brutale et si cruelle, ô Civilisation !

[...]

Des coussins d'ombre et de loisirs, le bruit d'une source

de paix

[...]

La paix des fromagers planait sur son espoir et les sourcils

de son Champion.

[...]

Que je dorme sur la paix de ton sein, dans l'odeur des

pommes-cannelles.

[...]

Te rappelles-tu cette rumeur de paix ? De la ville basse

vague par vague

[...] (Po : 169-184)

(Chant de l'initié)

Je m'assis sous la paix d'un caïcédrat, dans l'odeur des troupeaux et du miel fauve. (Po : 190)

(Élégies/Élégie de minuit)

Viendra la paix viendra l'Ange de l'aube, viendra le chant des oiseaux inouïs

Viendra la lumière de l'aube. (Po : 198)

(Élégie des eaux)

Seigneur, entendez bien ma voix. PLEUVE ! il pleut

Et vous avez ouvert de votre bras de foudre les cataractes du pardon. (Po : 206)

(Élégie pour Georges Pompidou)

Donc bénissez mon peuple noir, tous les peuples à peau brune à peau jaune

Souffrant de par le monde, tous ceux que tu relevas fraternels, ceux que tu honoras

Qui étaient à genoux, qui avaient trop longtemps mangé le pain amer, le mil le riz de la honte les haricots : Les Nègres pour sûr les Arabes, les Juifs avec les Indo-Chinois les chinois que tu as que j'ai visités

? Pour les Grand Blancs aussi pendant que nous y sommes, priez, avec leurs super-bombes et leur vide, ils ont besoin d'amour. (O. Po : 319)

Lorsque nous parcourons les extraits ci-dessus sans les superposer, nous pouvons, dès lors, affirmer que la poésie de Senghor est une quête perpétuelle de paix, de tranquillité et d'harmonie. Ce qui sous-entend qu'il est un homme de paix, un pacifiste, et que sa poésie est une « poésie de réconciliation raciale. »705 Qu'en disent les réseaux d'association de ces extraits superposés ? La superposition de ces extraits accuse les associations suivantes :

- Souffrance ou Division : L'ouragan arrache, des tourbillons de passion, la tornade sèche, des fleuves et des forêts d'embûches, un salut empoisonné, des lianes plus perfides que serpents, brûle, au monde divisé à l'Europe divisé, à l'Espagne déchirée,

705 Jean-Georges PROSPER, « Léopold Sédar Senghor : Un humaniste de génie », Éthiopiques, n°59, 2ème Semestre 1997

194

ses mille quatre cents canons, le soleil, lutte sans masseur, le corps moulu, du soleil, la faim de l'esprit, divisé, cette bombe, les épines de la brousse, mon sang, cette bombe sur la maison, lance sa lance, mon Afrique crucifiée, exporte dix millions de mes frères, les maladreries, leurs navires, supprimé deux cent millions, les occupants, m'impose l'occupation si gravement, mes paupières lourdes, cette tornade de feu, armée, l'oppression, ta réalité brutale, cruelle, votre bras de foudre, souffrant, à genoux, le riz de la honte, leurs super-bombes, ah !

- Haine/Révolte : La tornade sèche, embûches, perfides, un salut empoisonné, le serpent de la haine, hait les occupants, ce masque de petitesse et de haine, je n'ai que haine, haïr le Mal, la surrection, ta voix est rouge de haine, je n'ai haï que

l'oppression, de cette haine qui brûle le coeur, mobilisé le Sud, contre, haï les Roses-d'oreilles, Rebelle, foudre.

- Religion : Seigneur, Seigneur Dieu, sa prière, prier, la droite du Père, catholique, au festin catholique, la voix droite, bénis ce peuple, Ta Bonne Nouvelle, la lumière de la foi, un coeur catholique, sainte, l'Ange de l'Aube, me rendre à ta lumière, viendra l'ange de l'aube, les messagers des dieux, le Dieu blanc, une grande faiblesse, bénissez, priez.

- Mort/Volonté : Hommes de bonne volonté, mort, tue-le, brûle, ouvert mes paupières, ouvert mon coeur, me montrant, éloigne de ma mémoire, délivre, ont besoin d'amour.

- Pardon : J'oublie, pardonne-moi, pardonne étoile du Sud, pardonne à ton petit-neveu, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris, de pardon, pardonne à l'Europe blanche, pardonne à la France, pardonnée, apaisé, les cataractes du pardon, tu oublies, le signe de reconnaissance, mon coeur fond comme neige, la glace de mes yeux s'embue, j'ai une grande faiblesse pour la France, je vous salue tous d'un coeur catholique.

- Fraternité : des peuples, l'Espagne, ce peuple, a écrit la fraternité sur la première page de ses monuments, la maison, ton petit-neveu, mes Frères noirs, mes fils, nations blanches, l'arc-en-ciel des visages neufs de mes frères, enlacent la terre, une ceinture de mains fraternelles, L'ARC-EN-CIEL, j'ai voulu tous les hommes frères, égalité, les Roses-d'oreilles, ô Civilisation, ton sein, mon peuple noir, tous les peuples à peau brune à peau jaune, fraternels, les Nègres, les Arabes, les Juifs, les Indo-Chinois, les chinois, les Grand Blancs, juif, Hommes.

- Paix : paix sur la tornade sèche, des paroles de paix, paix aux Hommes de bonne volonté, la neige de votre paix, les montagnes de votre Paix, paix à mon âme, le cantique de paix, libéré ses mains, la liberté, le printemps de la paix et l'espoir au bout de l'attente, le soleil, des messagers de paix, prière de paix, sa prière de paix, salue, délivre-moi, de paix, la paix des troupeaux, L'ARC-EN-CIEL DE TA PAIX, une paix bleu-noir, la paix joalienne, le bruit d'une source de paix, la paix de ton sein, la paix des fromagers, son espoir, cette rumeur de paix, la paix d'un caïcédrat, viendra la paix, besoin d'amour.

Ces réseaux associatifs mettent en évidence un Senghor en tant qu'une personne éprise de

révolte, nourrie de haine, qui s'évertue à pardonner la France de ses crimes commis contre l'humanité en général, et l'Afrique en particulier ; et ce, au nom de la religion, parce qu'il veut contenter sa conscience religieuse et être conforme à la morale chrétienne, et vivre dans un

195

monde de paix, car une éventuelle lutte conduirait au chaos total de l'homme noir. Autrement dit, Senghor veut bien se venger, mais il est contraint de pardonner, au nom de sa foi catholique. Son pardon devient une sorte de résignation, et non un signe de lâcheté comme le veulent ses adversaires. Il se résigne à pardonner, et cela l'engage à fraterniser avec l'ennemi et à vivre avec celui-ci.

L'idée qui sous-tend la conception senghorienne de la Francophonie est le fait qu'il n'y a plus d'ennemi. En effet, « l'ennemi d'hier est un complice [...J »706 qu'il faut accepter comme tel pour un monde de paix et plus fraternel. En se résignant au pardon, Senghor se sent obligé de prier pour l'ennemi afin que celui-ci comprenne son attitude, et qu'en retour il ait l'amour des autres. L'attitude de Senghor est ce que recommande le Christ à ses disciples :

Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.

Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin
d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur

les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes.707

C'est à juste titre que beaucoup de critiques ont estimé que le pardon chez Senghor est dû à sa foi chrétienne. En fait, Senghor n'envisage pas une lutte victorieuse contre la France, parce que l'Afrique n'a pas les armes adéquates pour une telle lutte. Il a préféré plutôt la voie du pardon, comme le souligne Marcien Towa :

La poésie de Senghor n'envisage pas l'éventualité d'une lutte victorieuse contre

la domination étrangère. Sa perspective n'est pas la lutte, mais la négociation, voire le chantage, la prédication morale, et la prière708.

Attendre le pardon de la France est un rêve, et Léopold Sédar Senghor en a conscient, alors il se résigne à l'idée que le pardon de la France est une chose impossible. Pour vivre ensemble, il faut qu'il ait le pardon. La race offensée décide, ainsi, par la plume poétique de Senghor, de pardonner la race offenseuse qui, néanmoins, reconnait ses crimes coloniaux709 : le massacre de Thiaroye en 1944 au Sénégal ; la répression dans la Sanaga maritime en pays bamiléké au Cameroun de 1948-1971 ; les tueries à Madagascar en 1947 ; le massacre de Dimbokro en Côte d'Ivoire le 30 janvier 1950 ; la chasse à l'homme contre les indépendantistes algériens le 17

706 Léopold Sédar SENGHOR, « le français, langue de culture », op. cit.(loc. cit.), p. 841

707 Matthieu 5, 43-45, la Bible TOB, Alliance-Biblique Universelle-le CERF, p. 1402

708 Marcien TOWA, Léopold sédar Senghor : Négritude ou servitude ?, op. cit., p. 14

709 Emmanuel Macron a avoué, selon le journal Le Monde, que la colonisation est un crime contre l'humanité. Le Monde, le 17.02.2017. Disponible sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/02/17/oui-la-colonisation-est-un-crime-contre-l-humanite_5081481_3212.html#cfMRATP9XeZFxEKw.99

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octobre 1961 à Paris ou la répression aux émeutes de Sétif en Algérie dans le département de Constantine en mai 1945, la discrimination envers les Chibanis (le 31 janvier 2018, la cour d'appel de Paris a condamné la SNCF pour discrimination envers ceux-ci). On voit, bien, que la France a massacré des dizaines de milliers d'hommes et de femmes dont le seul tort était de revendiquer plus de libertés ou l'indépendance.710 Cependant, elle ne s'est jamais repentie et n'a jamais demandé pardon, parce qu'orgueilleuse et fière d'apporter la lumière de sa civilisation à des peuples barbares et sauvages. À cet effet, Senghor pourra dit :

Je n'attends pas de la France une repentance, ni une réparation financière, mais

une reconnaissance de faits têtus et un exercice de dignité en faisant face à un pan peu glorieux de son histoire.711

À force d'attendre la repentance de la France qui n'aura jamais lieu, l'Afrique doit se résigner sous le couvert de la religion et des bienfaits de la colonisation en pardonnant à la France tous les crimes odieux de la colonisation pour ne « retenir, ici, que l'apport positif de la colonisation, qui apparaît à l'aube de l'indépendance. »712 Il ne s'agit pas d'expliquer tous les maux de l'Afrique par le seul fait de la colonisation, mais de reconnaître qu'elle a été une cause importante de son retard. Malgré tout, selon Senghor, il faut pardonner pour aller de l'avant.

Le pardon chez Léopold Sédar Senghor revêt un autre sens, celui de la renaissance du monde, car, il s'agit pour le Noir de répondre à la renaissance du monde, comme l'expose-t-il dans « Prière aux masques » de Chants d'ombre :

Que nous répondions présents à la renaissance du Monde Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.

Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines

et canons ?

Qui pousserait le cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l'aurore ?

Dites, qui rendrait la mémoire de vie à l'homme aux espoirs éventrés ? (Po : 21-22)

La réponse, à la question posée dans l'extrait ci-dessus, est bien sûr le Noir. Celui-ci est appelé à pardonner aux Européens, malgré tout ce qu'ils ont fait subir au peuple noir, car la renaissance du monde ne se fera pas dans une situation conflictuelle, teintée de mépris, de brimades, de dénigrements, de négation et de haine. Pour cela, il faut faire tomber les murs de l'indifférence,

710 Yves BENOT, Massacres coloniaux, Paris, La Découverte, 1994, pp. 148-149

711 Anne HAMIDOU, « Oui, la colonisation est un crime contre l'humanité », Chronique, Monde, 17.02.2017. Nous pouvons prêter ce propos à Léopold Sédar Senghor.

712 Léopold Sédar SENGHOR, « le français, langue de culture », op. cit.(loc. cit.), p. 841

197

de l'insensibilité, de l'intolérance et de la haine. Il ne s'agit non plus d'une lutte hégémonique, « mais de contribuer à bâtir avec les autres cultures le premier chapitre dans la création de la nation humaine universelle qui est l'objectif du nouvel humanisme et dont l'avènement »713 est, selon Léopold Sédar Senghor, amorcé par la Francophonie. Il s'agit, aussi, d'abattre « les forêts d'Afrique pour sauver la Civilisation, parce qu'on manquait de matière première humaine »714. Dans cette civilisation sauvée, « la voix de l'Afrique planant au-dessus de la rage des canons longs [proclamera] l'attente amoureuse du renouveau dans la fièvre de ce printemps [et dira le] baiser plus fort que la haine et la mort. »715

L'idée d'une nouvelle race humaine traverse la quasi-totalité de l'oeuvre poétique de Senghor, et on l'appréhende également dans « Élégie des alizés » d'Élégies majeures :

J'ai laissé sept ans la négritude sans eaux pour que naisse la vision

Et fleurisse la race humaine. (O. Po : 266/ loc. cit.)

Pour cette race humaine, Senghor a dû sacrifier sa Négritude, or ce sacrifice n'est rien d'autre que se résigner au pardon. De ce fait, la renaissance senghorienne a pour objectif une réconciliation et un dialogue dirigés vers le devenir de l'être humain impliquant les cultures et civilisations par le biais du pardon donné et du pardon accepté avec un caractère d'humanisme. Car,

L'humanisme permet d'avoir en partage une identité indéniable, première et fondamentale, celle du genre humain, [or] c'est dans la relation aux autres que l'être humain trouve son humanité. Une personne est une personne à travers les autres personnes.716

Cet humanisme chez Léopold Sédar Senghor se veut marquer du sceau original et du génie des peuples noirs, mais influencer aussi par les peuples et les cultures avec lesquels ils sont entrés en contact, car « l'humanisme est une construction, une résultante de traits et de facteurs cumulés provenant de plusieurs cultures. »717 Cette construction sera possible si l'Afrique accepte de pardonner et de s'ouvrir à l'extérieur. Ainsi, Senghor estime que l'Afrique pourrait fournir le terreau d'un nouvel humanisme et conduire à la Civilisation de l'Universel.718

713 Adama OUANE, « Vers un nouvel humanisme : La perspective africaine », Int. Rev. Edu (2014)60 :379-389 ; p. 385

714 Cf. « Neige sur Paris », Chants d'ombre, op. cit., p. 20

715 Cf. « Chant de printemps », Hosties noires, op. cit., p. 85

716 Adama OUANE, « Vers un nouvel humanisme : La perspective africaine », op. cit., pp. 380-381

717 Idem., p. 380

718 Nous y reviendrons.

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Cependant, chez Senghor, il s'agissait de trouver les moyens pour que le Noir s'affirme comme créateur de cette civilisation, et pas comme spectateur ou simple consommateur. Et, le moyen trouvé est le concept de Francophonie, car il est un humanisme de synthèse de toutes les énergies spirituelles, à la fois unies et diverses, répandues sur toute la terre. Dans cet humanisme, Senghor souhaite « [que] meure le vieux nègre et [que] vive le Nègre nouveau »719. Ce Nègre nouveau est celui qui saura pardonner le colonisateur, qui aura un coeur riche de sucs pour les combats conscients du futur, qui saura accepter l'autre (le Blanc) comme « fils de la même Terre-Mère »720. Nous comprenons, dès lors, les raisons qui ont amené Léopold Sédar Senghor à pardonner la France de ses crimes coloniaux. C'était pour la création d'une Civilisation de l'Universel qui n'est que la Francophonie. Ce n'est pas seulement l'amour chrétien des ennemis qui amène Senghor à pardonner, mais, c'est surtout le devoir de fraternité universelle. Il se persuade que l'accord conciliant ou la complémentarité du monde noir et du monde blanc peut permettre la réalisation de toute la condition humaine. D'où la renaissance du monde, et qui est le prélude de la Francophonie.

Pour parler de la communauté où Blancs et Noirs deviendront Frères, Senghor use, aussi, du futur simple de l'indicatif (ce temps est fréquent, il l'emploie pour parler de la renaissance dans ces poèmes) et des éléments de son univers africains. À ce propos, dit-il :

Il m'a donc suffit de nommer les choses, les éléments de mon univers [africain]

pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l'ancienne, ce qui est la mission du Poète721.

Les efforts de Senghor pour la mise en oeuvre de la Cité de demain se justifient par sa volonté de faire participer l'Africain à la renaissance du monde, de s'ouvrir aux autres, d'aller à la rencontre de l'humanité. Cela se justifie également par la quête d'un facteur de rapprochement entre les cultures et civilisations. En effet, « [le] poids du rythme suffit, pas besoin de mots-ciment pour bâtir sur le roc la cité de demain »722 où « le chant de l'Afrique future ( !) »723 se fera entendre et « le soleil au zénith [éclairera] tous les peuples de la terre »724 car « c'est l'heure de la re-naissance »725. Et, le peuple noir doit pardonner pour aller de l'avant, car le plus fort n'est pas celui qui sait dominer et vaincre les autres à travers machines et canons, mais

719 Cf. « Élégie des alizés », Élégies majeures, op. cit., p. 270

720 Cf. « Élégie pour Martin Luther King », Élégies majeures, op. cit., p. 302

721 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », Postface, Éthiopiques, op. cit., p. 158

722 Cf. « Élégie des circoncis », Nocturnes, op. cit., p. 199

723 Cf. « Que m'accompagnent Koras et Balafong », Chants d'ombre, op. cit., p. 32

724 Cf. « Chaka », Éthiopiques, op. cit., p. 131

725 Idem., p. 125

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celui qui sait vaincre la haine en soi et sait pardonner pour s'ouvrir aux autres. C'est ce type de Noir que Senghor appelle Nègre nouveau. Ce Nègre nouveau est invité à participer à la renaissance du monde, « à la civilisation de l'universel qui est la francophonie »726, par le biais du pardon. Léopold Sédar Senghor en a rêvé :

Que j'ai rêvé d'un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux bleus. (Po : 48)

Ce rêve deviendra une réalité si l'Afrique accepte de pardonner les crimes odieux de la France, aveuglée par son orgueil et sa fierté d'avoir colonisé une race qu'elle a considérée barbare et sauvage.

Senghor nous engage à le suivre dans le processus de redéfinition de la race humaine. Ce processus doit commencer en Afrique ; parce que, berceau de l'humanité, elle doit l'être, également, pour la nouvelle race humaine. La nouvelle race humaine est ce type d'hommes qui accepte de fraterniser avec les autres, et de s'ouvrir à eux. Léopold Sédar Senghor demande à l'Afrique de pardonner à l'Europe ses crimes contre l'humanité et de s'ouvrir à elle. Ce pardon qui se lit dans ses poèmes, selon certains critiques, est dû à l'amour chrétien des ennemis. Or, notre étude révèle que ce pardon est l'attitude résignée de Senghor face à la puissance de la France.

L'Afrique n'étant pas armée ne peut prétendre une lutte armée teintée de mépris, de haine, d'indifférence et d'intolérance. Engager une telle lutte, l'Afrique sortirait perdante. Le seul moyen de vaincre la France est de lui pardonner ses crimes et de s'ouvrir à elle, afin que le Noir et le Blanc puissent donner une chance à la race humaine et à la renaissance du monde. Autrement dit, le Noir a propension particulière à l'ouverture à l'autre, au pardon, même devant les plus grandes offenses et humiliations. C'est à ce prix que l'on peut aboutir à la reconnaissance de l'homme et à la Civilisation de l'Universel.

Léopold Sédar Senghor cherchait à travers la Francophonie à développer l'esprit humain en renouant avec la culture française et la culture africaine. De ce fait, la Francophonie serait une doctrine qui entend oeuvrer à l'épanouissement de la personne humaine. Mieux, la Francophonie est l'expression du respect pour la culture et l'identité des peuples, et le

726 Léopold Sédar SENGHOR, Colloque des cent, 15 février 1986, l'Arbre à palabre des Francophones, Dossier thématique, La francophonie, 35 ans après, p. 329

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dépassement de l'idée selon laquelle une partie serait moralement supérieure à l'autre. Elle se veut, aussi, préserver l'identité de l'homme noir dans un monde, sujet de nombreuses mutations. Dans son oeuvre poétique, Senghor manifeste bel et bien contre l'oppression politique et culturelle, et la surdité de la France. Cependant, cette manifestation est voilée par le pardon, brandi ostentatoirement sous l'étendard de la religion. Chez Léopold Sédar Senghor, le refus d'une certaine forme de néo-colonialisme culturel au nom duquel on imposerait à l'Afrique certains modèles occidentaux n'est pas synonyme d'une sévère réprimande. Au contraire, il se met au service de la culture, c'est-à-dire du développement intégral de l'homme727.

Nous comprenons, dès lors, que Léopold Sédar Senghor pardonne la France par amour de l'homme. Cet amour de l'homme le conduit ainsi à la Francophonie, parce qu'il s'agit de l'homme à sauver et à perfectionner intellectuellement, moralement et intégralement avec la culture occidentale et la culture africaine. Pour y arriver, il faut que « l'ennemi d'hier [soit] un complice [...] »728, voire un frère, et qu'on dépasse l'humiliation que l'un a imposée à la chair et à l'esprit de l'autre. Il faut également admettre que la religion a influé sur l'attitude de Senghor, cependant, cela n'altère point ce que nous avons dit ou n'excuse point Léopold Sédar Senghor. Il s'est fait une raison que la Civilisation de l'Universel, qu'il a appelée de tous ses voeux, ne peut se réaliser qu'avec le concours « de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire »729. L'Afrique n'avait pas d'autre choix, si elle veut faire partir de cette civilisation universelle qui avait déjà commencé avec les pays du continent américain, elle devrait se résigner et accepter le fait d'être colonisée. La résignation, en fait, chez Senghor, est d'accorder le pardon à l'ennemi et faire de lui un frère parce qu'il a besoin, lui-aussi, d'amour730.

Le pardon a également une autre connotation. Senghor aime la France : « car j'ai une grande faiblesse pour la France. »731Cet amour l'amène à pardonner à la France ses crimes coloniaux. Ce que nous devons retenir, c'est que Léopold Sédar Senghor aime l'homme qu'il soit Blanc ou Noir : « J'admire dans chaque homme, ce qu'il y a de positif et de vrai, de bien et de beau en lui. »732Le Blanc et le Noir sont semblables car ce sont des hommes, des fils de la Terre-Mère, ils possèdent les mêmes sentiments humains. Cet amour de l'homme l'amène, bien qu'influencé par la religion et la culture française, à penser à un nouveau type de race

727 Daniel GARROT, Léopold Sédar Senghor : critique littéraire, Dakar, NEA, 1978, p. 29

728 Léopold Sédar SENGHOR, « le français, langue de culture », op. cit. (loc. cit.), p. 841

729 Idem., p. 844

730 Cf. « Élégie pour Georges Pompidou », Élégies majeurs, op. cit., p. 319

731 Cf. « Prière de paix », Hosties noire, op. cit., p. 93

732 Léopold Sédar SENGHOR, Poésie de l'action,,Paris, Stock, 1980

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humaine : une race humaine métissée, car « l'avenir est au métissage. »733En pardonnant donc à la France ses crimes, Senghor cherche à unifier ce qui est divisé comme le suggère Hervé Bourges dans son oeuvre Pardon my French : la langue française, un enjeu du XXIe.734 En d'autres mots, c'est en vue de la création de la Francophonie, que Léopold Sédar Senghor opte l'attitude du bon chrétien, celui qui pardonne les fautes de ses ennemis et prie pour eux.

Dans ce premier chapitre, il s'agissait de montrer que, pour Léopold Sédar Senghor, il était question de conserver de façon vivace les liens qu'une histoire et des références communes avaient créés avec la France. C'est cette volonté de conserver ces liens qui l'amène à l'élaboration du projet de la Francophonie. Cette élaboration est le résultat de deux faits historiques. Le premier fait est la colonisation et le deuxième en est la participation de l'Afrique à la deuxième guerre mondiale.

Parlant de la colonisation, Léopold Sédar Senghor la conçoit comme une aubaine pour l'Afrique, car elle lui a permis d'être en contact avec l'Europe. Pour lui, la colonisation a permis à l'Afrique d'être liée à l'Europe, à la France, et surtout une rencontre enrichissante de part et d'autre en donnant naissance à une nouvelle carte du monde. Il sublime donc la colonisation avec ses aspects négatifs pour en faire un outil unificateur, liant l'Afrique et l'Europe, voire la France.

Le deuxième fait qui a préludé au projet de la Francophonie est la participation de l'Afrique à la seconde guerre mondiale. La seconde guerre mondiale à laquelle Léopold Sédar Senghor a participé, et a été fait prisonnier, modifia sa conception de l'homme et du monde, voire de sa Négritude. En effet, au cours de cette guerre, il comprit que le Blanc et le Noir sont semblables et qu'ils possèdent les mêmes sentiments humains. Cette découverte durant sa captivité, et l'impact de la participation de l'Afrique à la guerre ont transformé sa conception de la Négritude. Sa Négritude se veut désormais un humanisme apte à résoudre les problèmes auxquels l'humanité est confrontée, et l'expression d'une nouvelle race humaine. La nouvelle race humaine que veut Léopold Sédar Senghor est le substrat du projet de la Francophonie, parce qu'en Francophonie, ce qui est recherché le devenir de l'homme e.

Dans le souci de redéfinir la race humaine, Senghor convie l'Afrique au pardon. Le pardon brandi ostentatoirement sous l'étendard de la religion est le substrat du projet de la

733 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'hexagone », op. cit., p. 370

734 Hervé BOURGES : « f...J Cultiver ce qui nous unit. Savourer ce qui nous distingue. Combattre ce qui nous divise. », Pardon, my french : la langue française, un enjeu du XXIe siècle, Paris, Karthala, 2014, 278 p.

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Francophonie chez Léopold Sédar Senghor. Il décide de pardonner, parce qu'il est convaincu que le seul moyen de vaincre la France est de lui pardonner ses crimes et de s'ouvrir à elle. En fait, en pardonnant, Senghor cherchait à unifier ce qui est divisé au nom de la Civilisation de l'Universel, qui est, chez lui, la Francophonie. La Francophonie permet de développer l'esprit humain en renouant avec la culture française et la culture africaine. C'est de cela qu'il s'agit dans les oeuvres poétique de Léopold Sédar Senghor et qui fait de la Francophonie une doctrine, un concept, qui entend oeuvrer à l'épanouissement de la personne humaine. Nous aurons compris, Léopold Sédar Senghor passe à la Francophonie par l'amour de l'homme qu'il porte, car désormais il ne s'agit plus du Noir seulement, mais du Noir et du Blanc. Ce sont des hommes, des fils de la même Terre-Mère. Et, tous deux ont autant besoin de l'amour et de la participation intégrale de l'un et de l'autre à la réalisation de la nouvelle race humaine pour une renaissance du monde dans lequel l'ennemi d'hier sera un complice, un ami et un frère.

Le pardon chez Léopold Sédar Senghor implique, également, acceptation de l'autre quel que soit ce qu'il a fait. On peut comprendre aussi qu'à travers le pardon, l'Afrique tend une main à l'ancien pays colonisateur afin de conserver les liens que l'histoire a créés. La Francophonie est née dans les douleurs des conquêtes, des massacres et des déportations de la colonisation et de la guerre, et par une volonté de pardon, afin de donner une chance à la race humaine pour construire la Civilisation de l'Universel. Le projet de la Francophonie s'inscrit dans une logique d'organiser le monde de façon rationnelle et humaine où chaque homme pourrait en se développant s'épanouir en tant que personne sans rejeter l'autre, parce que différent. Mieux, la Francophonie invite à assumer les faits historiques pour pouvoir construire un avenir dans lequel Noirs et Blancs seront des partenaires égaux.

Il faut, cependant, admettre que d'autres raisons ont amené Léopold Sédar Senghor à la Francophonie. Il parle de la langue française qu'il considère comme la deuxième raison historique de fait. Nous estimons que la deuxième raison avancée par Senghor est plutôt une raison personnelle qu'historique. C'est pourquoi, nous allons chercher, dans ses oeuvres, ses raisons personnelles ou ses motivations personnelles qui ont préludé à l'élaboration de la Francophonie. Nous pensons que le projet de la Francophonie chez lui tient compte également du choix de la langue française et des langues africains. Senghor les assume, et crois que ce sont des choix idéals, premièrement, pour l'Afrique, ex-colonie française, et deuxièmement pour tous les pays qui font usage de la langue française.

Pour l'Afrique, il s'agit de féconder la langue française avec les langues africaines. En plus, il est préoccupé par le devenir de l'homme noir, puisque l'esclavage, la colonisation et la ségrégation les (les Noirs) avaient enfermés dans un ghetto mental d'infériorité et d'hommes

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sans histoire. Il voulait que l'homme noir s'affirme en tant que tel (la fierté d'être noir) et aspire aux principes universels. Chez Léopold Sédar Senghor, la revendication d'une identité noire ne doit en aucun cas obstruer l'ouverture à l'universel. Il voulait que l'homme noir assume à la fois son origine africaine et ses liens avec la modernité en se libérant du carcan de l'assimilation culturelle coloniale pour s'ouvrir à la fraternité universelle. Cependant, il a choisi la langue française pour défendre l'homme noir et ses valeurs. Le faisant, ne s'enferme-t-il pas dans la Négritude ? Non, puisque « [le] choix linguistique reste un des marqueurs identitaires par excellence, pour l'écrivain ; écrire dans la langue de l'Autre peut être considérée comme une forme d'aliénation et de trahison qu'elle soit d'ordre idéologique ou symbolique pour les siens. Certes l'écriture dans la langue de l'Autre est un moyen d'expression et d'ouverture, mais écrire dans une langue étrangère peut être révélateur de tensions et de maux intérieurs propre à l'auteur. »735 Nous estimons que ce choix linguistique l'a amené réellement à la Francophonie.

735 Samira BOUBAKOUR et Amina MEZIANI, « Des rives et des langues : Identités et appartenances chez des auteurs francophones » Synergies Algérie, n° 17 - 2012, p. 134

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CHAPITRE II : LE CHOIX DÉFINITIF DE LÉOPOLD
SÉDAR SENGHOR

Léopold Sédar Senghor sait que « [...] le seul principe incontestable sur lequel [la Francophonie] repose est l'usage de la langue française. »736 Cette langue, il la découvrit à l'âge de sept ans. Elle était, pour lui, à cet âge, musique et charme737. Et depuis lors, il fut un fol amoureux de cette langue « de gentillesse et d'honnêteté »738 à telle enseigne de devenir le porte-flambeau ou le porte-étendard de « l'expression du français hors de l'hexagone. »739 Et comme récompense pour son attachement si tenace à la langue française, il fut élu à l'Académie française, l'instance qui veille au bon emploi de la langue française. Il n'a jamais caché son amour pour le français, il a une grande faiblesse pour elle, et il la maîtrise mieux que sa langue maternelle : « Je pense en français. Je m'exprime mieux en français que dans ma langue maternelle »740, disait-il, parce que « le français est une langue concise (....), une langue précise et nuancée, donc claire. Il est, partant, une langue discursive qui place chaque fait, chaque argument à sa place sans oublier un [...] »741. La langue française a servi de pont de ralliement, d'instrument de communication et d'arme de combat. Léopold Sédar Senghor souhaite, à cet effet, que l'on se serve de cet « outil précieux trouvé dans les décombres de la colonisation »742 pour revendiquer l'identité africaine. Dans la même logique Jacques Rabemananjara avance que « [nous] nous sommes emparés d'elle, nous nous la sommes appropriées, au point de la revendiquer nôtre au même titre que ses détenteurs le droit divin et il nous arrive à ce propos, de nous sentir aussi français [...] que l'autochtone de la Seine [....]. »743 C'est en ce sens que Bernard Zadi Zaourou soutient également que « Tels des voleurs de feu, ils ont su domestiquer la langue du colonisateur d'hier pour exprimer [...] leur identité, avec un talent hors du

736 Léopold Sédar SENGHOR, « La francophonie, comme culture », loc. cit. (op. cit.), p. 131

737 Idem., p. 135

738 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 164

739 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », loc. cit. (op. cit.), p. 838. L'expression du français hors de l'hexagone, entendons par là qu'il s'agit de la Francophonie.

740 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I, Paris, Seuil, 1944, p. 361

741 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., pp. 839-840

742 Idem., p. 844

743 Jacques RABEMANANJARA, « Les fondements de notre unité tirés de l'époque coloniale », Présence Africaine, numéro spécial, n°24-25, p. 70, op. cit.

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commun. »744 Nous aurons compris, la langue du colonisateur est devenue aux colonisés aussi familière que celle de leurs mères745, comme nous le dit Bégong-Bodoli Betina : « Les Africains francophones ont épousé la langue à telle enseigne qu'ils s'y identifient comme si c'était la langue de leurs vrais ancêtres746

Léopold Sédar Senghor savait que le français ne serait plus tout à fait une langue étrangère pour les Africains. Il a choisi la langue du colonisateur, « car le français, c'est aussi sa chose. Dans cette langue, il peut tailler la matière fluide de ses poèmes, la forme souple de ses pensées, les mille nuances de ses sensations. Il en fait son instrument docile, mots de France apprivoisés par le poète et non plus apprivoisant son coeur [...] et cette langue obéissante à son vouloir est désormais son trophée pris sur l'adversaire le colonisateur. »747 « Et comme les mots sont des idées, quand le nègre déclare en français qu'il rejette la culture française, il prend d'une main ce qu'il repousse de l'autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l'appareil-à-penser de l'ennemi »748 et rédige en français son évangile. Cette attitude de nègre relève d'un paradoxe.

Cependant, contraint de parler et de rédiger en français, le nègre fait une compromise. Et, cette compromise, chez Senghor, est de pas exclure les langues africaines : « Il n'est pas question de renier les langues africaines »749, mais que ces langues cohabitent avec le français, que l'on greffe « le scion européen sur notre sauvageon »750. Avec la langue française se greffant aux langues africaines, Senghor réinvente la langue française. Nous avons appelé cette langue le « français négrifié »751. Pabé Mongo la nomme « francophonien, cette langue littéraire que les écrivains vont extraire du croisement du français d'origine avec les limons locaux »752. Elle est le parler quotidien des usagers francophones. Cette langue négrifiée est le fait que les langues maternelles subvertissent la langue du colonisateur. La langue du colonisateur est une source d'enrichissement pour les langues maternelles africaines. Autrement dit, la langue française doit s'accommoder d'être disposée suivant des arrangements syntaxiques inhabituels avec des mots africains. C'est de cela qu'il s'agit avec le projet de la Francophonie, parce qu' « [avec] le concept de Francophonie, Senghor ne voulait en aucun cas

744 Bernard Zadi ZAOUROU, Préface, in René Gnaléga, La cohérence de l'oeuvre poétique de Léopold Sédar Senghor, Abidjan, NEI, 2001, p. 8

745 Jacques RABEMANANJARA, « Les fondements de notre unité tirés de l'époque coloniale », op. cit., p. 70

746 Bégong-Bodoli BETINA, op. cit.

747 Aïssata S. KINDO, op. cit.

748 Jean-Paul SARTRE, « Orphée noir », op. cit., p. XVII

749 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op.cit. (loc. cit.), p. 843

750 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I, op. cit., p. 91

751 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 56

752 Pabé MONGO, La Nolica. Du Maquis à la Cité, Yaoundé, Presse Universitaire de Yaoundé, 2005, p. 124

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occulter ou perdre de vue les valeurs, la richesse des langues et cultures négro-africaines. »753 Mieux, à travers la Francophonie, il voulait exprimer l'âme noire, la pensée noire en français.

La Francophonie doit sentir le nègre et s'exprimer en français, telle est la conception de la Francophonie de Léopold Sédar Senghor. Bien qu'il soit pour la langue française, Senghor encourage l'apprentissage des langues maternelles, car toute langue véhicule une civilisation donnée. Et, nous pensons également qu'aussi longtemps que nous continuerons à apprendre ou à parler une langue étrangère, qu'elle soit, sans enseigner les nôtres, nous resterons aliénés. Pour cela, il faut que nos langues soient enseignées. Cet apprentissage ne doit en aucun cas, aussi, exclure la langue française, puisqu'elle est notre héritage colonial. Chaque langue doit, alors, accepter d'être teintée, colorée par l'une comme par l'autre. C'est cela la complémentarité dont parle Senghor dans la définition de la Francophonie. Du fait de sa coexistence rapprochée avec les langues africaines, le français influe sur les langues locales et évolue au contact de celles-ci. Ces mélanges et influences mutuelles sont manifestes dans le français parlé ou écrit avec ses spécificités dénommées africanismes.754 Ce fut dans l'écriture poétique qu'il eût l'introduction des vocables indigènes en général755, et dans la poésie de Senghor en particulier où « [des] mots africains se greffent sur une langue française inspirée des hellénistes. »756 Les textes sont dits francophones, lorsque, dans ces textes, le français s'accouple à d'autres langues, particulièrement les langues africaines, et se différencie, affronte d'autres langues et finalement se métisse.757.

Avec le projet de la Francophonie, Senghor cherche, également, à donner une place de choix au peuple noir. En effet, le choix du peuple noir par Léopold Sédar Senghor est une mission sacerdotale. Cependant, il ne sait pas si cette mission doit être politique ou culturelle. Finalement, à la lecture de ses oeuvres, nous constatons que cette mission s'est fait culturellement. Sans perdre le temps, il décide d'être l' « Ambassadeur du Peuple noir, [le] voici dans la Métropole »758 pour manifester « l'Afrique comme le sculpteur de masques au regard intense »759, car « l'heure de nous-mêmes a sonné »760 pour la justice, la culture, la dignité et la liberté, et pour « des organisations capables en un mot, d'aider [les Noirs] dans

753 Ibrahim DIOP, op. cit., p. 11

754 Mamadou CISSE, « Langue, État et société au Sénégal », Sudlangues, n°5, p. 105

755 Lilyan KESTELOOT, « Négritude et créolité », Francophobie et identités culturelles, sous la direction de Christian Albert, Paris, Karthala, 1999

756 Saïda BELOUALI, Senghor : Habiter l'interparole, », Semen[en ligne], 18|2004, mise en ligne le 29 avril 2007, consulté le 10 avril 2016. Disponible sur URL : http://semen.revues.org/2243

757 Nous y reviendrons.( Voir page 224)

758 Cf. « Épitres à la princesse », Éthiopiques, op. cit., p. 133

759 Cf. « À la mort », Chants d'ombre, op. cit., p. 24

760 Aimé CÉSAIRE, Lettre à Maurice Thorez, du 24 octobre 1956, disponible sur http://lmsi.net/Lettre-a-Maurice-Thorez

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tous les domaines à assumer de manière autonome les lourdes responsabilités que l'histoire en ce moment fait peser si lourdement sur leurs épaules »761 musicales.762 Le choix du peuple noir est à dessein chez Léopold Sédar Senghor, car il considère l'homme noir non seulement comme un être à éduquer afin qu'il possède la maîtrise de soi, indispensable à une vie sociale dans une Cité ou un État idéal qui n'impose pas de contraintes, mais également comme un être à sauver intellectuellement, moralement et spirituellement763.

Entre la langue française, les langues africaines, le français négrifié (le francophonien) et le peuple noir à sauver, Léopold Sédar Senghor est confronté à un choix cornélien, car toute sa vie « a été [...] divisée entre l'appel des ancêtres et l'appel de l'Europe, entre les exigences de la culture négro-africaine et les exigences de la vie moderne. »764 Parmi tant d'options, il faut qu'il choisisse une, et personne ne peut vraiment affirmer avec certitude que le choix définitif de Senghor est tel ou tel, car à chaque fois que l'occasion permettait qu'il soit interrogé, il a été toujours question de savoir son choix, comme l'avoue-t-il : « Pour moi, l'on m'a quelquefois posé la question : `' S'il fallait choisir, que voudriez-vous sauver [...] ?» J'ai toujours répondu : `'Mes poèmes. C'est là, l'essentiel. »765 La réponse de Léopold Sédar Senghor nous renvoie à ses poèmes, car ils sont le seul endroit où nous pouvons avoir la vraie réponse et connaître son choix définitif, parce que « tout écrit possède un sens, même si ce sens est fort bien loin de celui que l'auteur avait rêvé d'y mettre. »766 Si Léopold Sédar Senghor a choisi ses poèmes, cela ne suppose pas qu'il n'a pas fait de choix. Son choix est ses poèmes, parce qu'ils traduisent mieux ses pensées. En fait, la poésie est culture, et la culture est humanisme767. Tout laisse croire que le choix de Senghor est la culture768, mais la culture qu'il envisage est une culture qui empruntera à toutes les races, à tous les continents, à toutes les civilisations pour définir le nouvel Homo sapiens. En effet, Léopold Sédar Senghor a choisi la culture, parce qu'elle est poésie et qu'elle peut façonner l'homme afin qu'il devienne plus humain. Ce choix a donc préludé à la naissance de la Francophonie : « [...] la principale raison [...] de la naissance d'une francophonie est d'ordre culturel ».769

761 Idem.

762 Cf. « Que m'accompagnent Koras et Balafong », Chants d'ombre, op. cit., p. 33

763 Léopold Sédar SENGHOR, La poésie de l'action, op. cit., p. 50

764 Armand GUIBERT, Léopold Sédar Senghor : L'homme et l'oeuvre, Présence Africaine, Paris, 1962, pp. 143144

765 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'hexagone », op. cit., p. 378

766 Jean-Paul SARTRE, Situation II, Gallimard, Paris, 1948

767 L'humanisme provient du mot latin « humanitas » qui désigne culture.

768 Nous l'aborderons dans le prochain chapitre.

769 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit. (loc. cit.), p. 838

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Il faut revenir aux poèmes de Senghor, les analyser méthodiquement avant d'avancer telle ou telle idée qui sera susceptible de confirmer ou d'infirmer ses idées et nos hypothèses. Certes, nous allons étudier ses poèmes par la superposition comme le recommande la psychocritique, mais nous userons, également, (ou parfois) de la théorie de l'énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni. Par cette théorie, à travers les indices textuels par lesquels Léopold Sédar Senghor s'affirme dans ses poèmes, nous allons chercher la présence du concept de Francophonie. En effet, le poème étant fait de mots, la démarche appropriée pour l'analyse est celle qui explore les procédés linguistiques par lesquels le locuteur (le poète) imprime sa marque à l'énoncé, s'inscrit dans le message et se situe par rapport à lui770. Bien qu'elle prenne en considération les composantes linguistiques, elle n'ignore pas les compétences linguistiques : les déterminations psychologiques et psychanalytiques, les compétences culturelles et idéologiques. Notre démarche est celle de Catherine Kerbrat-Orecchioni : la subjectivité dans le langage (poétique de Léopold Sédar Senghor). Faute de pouvoir étudier directement cette subjectivité, nous cherchons dans le langage poétique de Senghor à identifier et décrire les faits énonciatifs susceptibles de nous révéler ses choix opérés et qui ont permis à élaborer le projet de la Francophonie.

Nous allons voir dans quelle mesure la langue française a influencé Léopold Sédar Senghor, et ce, toute sa vie, au point de vouloir qu'elle devienne la langue commune d'une multitude de personnes. Nous mettons en évidence la place que Senghor accorde aux langues africaines et le devenir de ces langues au sein de la Francophonie. Nous montrons comment ces langues se sont enrichies au fil des siècles en se métissant avec le français. En effet, la plupart des mots français ont tendance à changer de sens pour acquérir d'autres significations, et cela est dû à l'influence des langues africaines et des autres langues. La langue française se voit par la composition et la dérivation de nouveaux mots formés s'enrichir, et sans oublier par l'apport linguistique des différentes aires linguistiques qu'elle a eu en contact. En d'autres mots, la langue française s'est colorée de la teinture langagière africaine biaisant ainsi les langues africaines. Notre étude permet d'appréhender le procédé ingénieux utilisé par Léopold Sédar Senghor pour sauver les langues africaines en faisant leur promotion. Notre cheminement conduit sur un autre point qui est le choix du peuple noir. Nous avons vu que la guerre a permis de comprendre que le Noir n'est point différent du Blanc, car ils ont tous une âme et un même sang rouge dans leurs artères et veines. De ce fait, le peuple noir doit être capable de penser par lui-même, pour ses proches et pour lui-même, et de dissiper tous les préjugés nés de l'esclavage

770 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, L'énonciation : De la subjectivité dans le langage, op. cit., p. 32

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et de la colonisation faisant de lui un peuple inférieur. En choisissant le peuple noir, Senghor s'engage à être son ambassadeur afin de l'inviter à l'ouverture d'esprit, à avoir un sens critique et à porter un intérêt aussi bien pour ses propres moeurs que pour les autres peuples. En d'autres mots, il invite le peuple noir à se réaliser, à s'unir, et surtout à la coexistence, car la coexistence entre peuples a toujours été et sera un rapport de force à ne pas négliger. Tout cela constitue les axes de notre réflexion dans ce chapitre.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote