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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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1. LE CHOIX DE LA LANGUE FRANÇAISE

Basile Diogoye Senghor, en voulant punir son fils pour ses vagabondages, l'envoya à l'École des Blancs, au grand désespoir et désarroi de Gnilane Bakhoum771. C'est ainsi que le petit Léopold Sédar Senghor découvrit le français à l'âge de sept ans772. Et, depuis lors un amour inconditionné est né entre lui et la langue française, car cette langue est une beauté à l'ouïe, c'est-à-dire agréable à entendre. Il dit d'ailleurs que

La beauté du français, sa poésie, ne vient pas du pouvoir imaginant des mots, qui ne se sont dépouillés du concret de leurs racines, elle vient de la musique des mots et des phrases, des vers et des versets : de leur rythme et de leur mélodie. Pour dire que la langue française est culture, c'est-à-dire esprit de civilisation, fondement d'un humanisme qui ne fut jamais plus actuel qu'aujourd'hui773.

Il s'est beaucoup exprimé, de bien des manières, improvisées ou préparées à propos du français. Gabriel de Broglie avance que

La langue française est au coeur de l'esprit de la carrière, de l'oeuvre et même de Léopold Sédar Senghor. [...] La langue française et Senghor, n'est-ce pas tout Senghor ? Je veux dire n'absorbe-t-elle pas l'essentiel de son message qui est de démontrer la nécessité de la langue française.774

Curieusement, ce n'est pas dans ses discours qu'il faut appréhender son attachement si tenace à la langue française, mais dans ses poèmes qu'il faut relire afin de relever les images, les expressions, les néologismes. Sa poésie est un hymne à la langue française, et l'expression de cette langue hors de l'Hexagone. C'est la raison pour laquelle, on dit que la Francophonie est fille de la poésie, car c'est à travers l'écriture poétique que la langue française a été valorisée davantage.

771 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », Éthiopiques, Postface, loc. cit., p. 158

772 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », loc. cit., p. 135

773 Idem., pp. 35-136

774 Gabriel De BROGLIE, « Senghor ou la nécessité de la langue française », discours prononcé en hommage à Léopold Sédar Senghor, de la séance publique du mardi 5 mars 2002 à l'Académie des Sciences Morales et Politiques. Disponible sur http://www.academie-francaise.fr/senghor-ou-la-necessite-de-la-langue-francaise-seance-publique-dhommage-leopold-sedar-senghor

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On avait voulu leur imposé le français, et voilà que « [...] depuis les indépendances, la langue française a cessé d'appartenir exclusivement à la France »775 pour « [...] appartenir à tous ceux qui le parlent, en ont hérité, l'ont choisi ou plus simplement l'aiment sans pour autant le maîtriser. »776 Pour Léopold Sédar Senghor, le français fut une langue imposée, choisie et aimée. D'ailleurs, il le confirme en ces propos :

Mais, je répète, nous n'avons pas choisi. C'est notre situation de colonisé qui nous imposait la langue du colonisateur, plus précisément la politique de l'assimilation. Tout n'était pas mauvais dans cette politique, [...]. Comme le dit Jean-Paul Sartre, nous avons choisi les armes du colonisateur pour les retourner contre lui. C'est un fait, le français nous a permis d'adresser, au monde et aux autres hommes nos frères, le message inouï que nous étions seuls à pouvoir lui adresser.777

Et ce sont les raisons mises en évidence dans ses poèmes que nous tentons de découvrir. Il faut savoir que le choix de la langue française ne résulte pas d'une volonté politique chez Léopold Sédar Senghor, mais d'une conception essentialiste, car « selon lui, la langue française incarnerait la clarté, l'intelligibilité et la rationalité. »778 Par ailleurs, il affirme qu'

Il y a d'autres raisons, plus profondes, qui tiennent aux qualités même de la langue.

Qu'il s'agisse de morphologie ou de syntaxe, le français nous offre, à la fois, clarté et richesse, précision et nuance.779

Le choix du français est la seule raison, pour ainsi dire, incontestable qui justifie le virement du militant de la Négritude à la Francophonie, parce que le seul principe qui fonde l'existence de la Francophonie est l'usage de la langue française. Jacques Chevrier le justifie en ces termes :

[...] l'auteur des Chants d'ombre va s'employer méthodiquement à justifier son élection en faveur de la francophonie au nom de cinq raisons majeures :

1- Les africains parlent mieux le français que leur langue maternelle

2- La richesse du vocabulaire de la langue française

3- La syntaxe de la langue française

4- La stylistique du français

5- L'humanisme français.780

775 Jacques CHEVRIER, « Senghor militant de la francophonie », op. cit.

776 Bernard WALLON, Éditorial, Après Demain, op. cit., p. 3

777 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, p. 19

778 Alice GOHENEIX, « Les élites africaines et la langue française : une appropriation controversée », Documents pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde, disponible sur http://dhfles.revues.org/117

779 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 132.

780 Jacques CHEVRIER, « Senghor, militant de la Francophonie », op. cit.

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Nous comprenons, dès lors, que le choix de Léopold Sédar Senghor en faveur du français est dû simplement au charme et à la musique que cette langue a influés sur sa vie depuis l'âge de sept ans ; l'âge auquel il fut contraint par son père d'aller à l'École des Blancs. Il choisit le français comme une langue idéale pour sa clarté, son vocabulaire dont la majeure partie vient du grec et du latin, l'ordre des mots dans la phrase qui est un ordre logique, la précision du vocabulaire et de son rythme. Alice Goheneix estime que

[...] Le français s'impose à Senghor comme la langue cartésienne par excellence, en même temps qu'elle offre, par le truchement du surréalisme, des potentialités poétiques et sensibles, inespérées. Le français se trouve sacralisé à la fois comme langue de la raison et comme langue de la sensibilité.781

Le terreau, pour mieux appréhender les raisons justificatives du choix de Léopold Sédar Senghor, est bien sûr sa poésie. De ce fait, nous allons nous intéresser à présent aux poèmes de Senghor pour mettre à nu tout ce qui vient d'être dit sur son choix du français. Notre démarche est tout simple : il s'agit de faire la superposition de ses textes pour mettre en relief des réseaux associatifs qui seront analysés par la théorie de l'énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchioni. Nous allons d'abord superposer « Ndessé » (Hosties noires), « Épitres à la princesse » (Éthiopiques) et « Chants pour signare » (Nocturnes) :

(Ndessé)

Voici que je suis devant toi Mère, soldat aux manches nues

Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient

qu'un assemblage de bâtons et de haillons

Si je te pouvais parler Mère ! Mais tu n'entendrais qu'un

gazouillis précieux et tu n'entendrais pas

Comme lorsque, bonnes femmes de sérères, vous déridiez

le dieu aux troupeaux de nuage

Pétaradant des coups de fusil par-dessus le cliquetis des mots

paragnessés

Mère, parle-moi. Ma langue glisse sur nos mots sonores

et durs

Tu les sais faire doux et moelleux comme à ton fils chéri

autrefois. (Po : 79)

(Épitres à la princesse)

Et cet autre exil plus dur à mon coeur, l'arrachement de soi à soi

À la langue de ma mère, au crâne de l'Ancêtre, au tam-tam de mon âme... (Po : 136)

(Chants pour signare)

Depuis longtemps civilisé, je n'ai pas encore apaisé le Dieu blanc du sommeil.

Je parle bien sa langue, mais barbare mon accent ! (Po : 171)

781 Alice GOHENEIX, op. cit.

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La superposition accuse les réseaux associatifs suivants :

- L'étrangeté de la langue : mots étrangers, un assemblage de bâtons et de haillons,

coups de fusil, cliquetis des mots, mots sonores et durs, barbare mon accent.

- L'agréabilité de la langue : gazouillis précieux, doux et moelleux, bien sa langue. - Déculturation/acculturation : je suis vêtu de mots étrangers, si je pouvais parler

Mère, ma langue glisse sur nos mots sonores et durs, l'arrachement [...] à la langue de

ma mère, je parle bien sa langue.

Léopold Sédar Senghor est transformé culturellement, pour ne pas dire

linguistiquement ; sa mère ne le reconnaît plus, car il est « vêtu de mots étrangers ». La langue qu'il parle maintenant est pour sa mère des mots étrangers, un assemblage de bâtons et de haillons, mieux, une langue étrange à tel point qu'elle a du mal à comprendre son fils : « Mais tu n'entendrais [...] pas ». Pourtant, chez Senghor, cette langue étrange aux yeux de sa mère est un gazouillis précieux, un cliquetis des mots qui sonne doux et moelleux à ses oreilles. C'est la langue des dieux. Prêtons les propos de Samba Diallo de L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane à Senghor afin de saisir la fascination de Senghor à l'égard de la langue française :

Je ne sais pas trop. C'est peut-être avec leur alphabet. [...] longtemps, je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui constituent la structure et la musique de leur langue. Lorsque j'appris à leur agencer pour former des mots, à agencer les mots pour donner naissance à la parole, mon bonheur ne connut plus de limite.782

Senghor voue un véritable culte à la langue française. En fait, il ne peut non plus parler la langue de sa mère (la langue maternelle), car il titube sur les mots : « Ma langue glisse sur nos mots sonores et durs ». La langue maternelle est pour lui des pétards de coups de fusil, des mots sonores et durs, tandis que sa mère les sait faire doux et moelleux. Il n'arrive pas à parler la langue maternelle, parce qu'il fut très tôt arraché à cette langue : « l'arrachement [...] à la langue de ma mère », pour une autre langue qu'il maîtrise bien, mais dans un accent barbare : « Je parle bien sa langue, mais si barbare mon accent » : « En répondant, je reprendrai l'argument de fait. Je pense en français ; je m'exprime mieux en français que dans ma langue maternelle ».783 Cet aveu de Senghor justifie non seulement ce que nous avons dit ci-dessus, mais également sa déculturation et son acculturation linguistique. En effet, il est contraint d'abandonner la langue maternelle pour apprendre la langue des Blancs. N'est-ce pas son père

782 Cheikh Hamidou KANE, op. cit., p. 172

783 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p 841.

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qui le contraignit d'aller à l'école au Sénégal ? Ensuite, les études vont l'amener en France, considéré par le poète comme un exil douloureux : « Et cet autre exil plus dur à mon coeur, l'arrachement de soi à soi ». En fait, le Père Léon Dubois est celui qui l'introduisit au christianisme, à la France et plus particulièrement à la Normandie en l'amenant à aimer ainsi la langue française. Avec le Père Léon Dubois, il découvrit une forme de discipline, caractéristique d'un autre mode de vie qu'il considère comme un long exil784. Ce long exil lui permit d'oublier les mots de chez lui, c'est-à-dire sa langue maternelle. Enfin, il trouve que « les mots [de sa langue maternelle] sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang »785 et qu'ils manquent de mots abstraits786. Par contre, les mots de la langue des Blancs, c'est-à-dire le français, se plient

[...] à toutes les exigences de la pensée et au sentiment, voire de la sensation, passant de la rigueur du diamant aux troubles fulgurances de la tornade, du mouvement large et lent de la mer à la brièveté soudaine du coup de poignard.787

Mieux,

[...] le français offre une variété de timbres dont on peut tirer tous les effets : de la douceur des Alizés, la nuit, sur les hautes palmes, à la violence fulgurante de la foudre sur les têtes des baobabs.788

Se sachant déraciner, il ne peut que se consoler avec l'idée que la langue française est « ce merveilleux outil trouvé dans les décombres du Régime colonial »789 ou ce « Soleil qui brille hors de l'Hexagone »790. Et estimant ne pas être le seul victimaire, il propose aux différents États où le français est proclamé langue officielle ou introduit dans l'enseignement du second degré de s'organiser pour la promotion de la langue française, car elle est devenue également la leur au même titre que la France. D'où le projet de la Francophonie.

Ce projet francophone devrait réunir tous les États, toutes les personnes autour du français afin d'approfondir leur fraternité et de conjuguer leur foi dans l'avenir d'un nouvel humanisme. Le français, dans la Francophonie, serait alors l'instrument de communication, une arme de combat, et servirait de pont de ralliement car, il « est une langue d'une audience

784 Janet G. VAILLANT, Vie de Léopold Sédar Senghor, Paris, Karthala, 2006, p. 43

785 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 165

786 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p. 839

787 Léopold Sédar SENGHOR, « la Francophonie comme culture », op. cit., p. 134

788 Léopold Sédar SENGHOR, « le français, langue de culture », op. cit., p. 843

789 Idem. (loc. cit.), p. 844

790 Ibidem (loc. cit.), p. 844

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internationale »791 et il « peut exprimer toute âme humaine »792. Avoir un même langage signifie avoir une même âme, c'est-à-dire le français est le fondement de l'unité de tous les parlants français à travers le monde.

Et c'est le moment de renoncer à jamais à ces petits complexes de colonisés car le français, en tant que langue, n'appartient plus en exclusivité aux populations de l'Hexagone, mais est devenu l'affaire des [quatre-vingt-quatre] pays et plus qui l'utilisent comme langue nationale, officielle ou de travail dans les instances internationales.793

Quant à Senghor, n'ayant aucun complexe d'ancien colonisé, il ne peut que se porter volontaire pour la promotion du français, qui est devenu pour les colonisés aussi familier que la langue de leurs mères. Notre seconde superposition consiste à mettre en évidence les motivations explicatives de cette ferveur de Senghor en faveur de la langue française. Elle vient corroborer la première superposition.

Ce sont « Épitres à la princesse », « Comme les lamantins vont boire à la source » (Éthiopiques) et « Élégie des circoncis » (Nocturnes) qui vont être superposés. Voici les extraits :

(Épitres à la princesse)

Je m'enchantais aux jeux de cette langue labile avec des glissements sur l'aile

Langue qui chante sur trois tons, si tissée d'homéotéleutes et d'allitérations, de douces implosives coupées de coups de glotte comme de navette

Musclée et maigre, je dis parcimonieuse, où les mots sans ciment sont liés par leur poids. (Po : 139)

(Comme les lamantins vont boire à la source)

Car je sais ses ressources pour l'avoir goûté, mâché, enseigné, et qu'il est la langue des dieux. Écoutez donc Corneille, Lautréamont, Rimbaud, Péguy et Claudel. Écoutez le grand Hugo. Le français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l'orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits - si rares dans nos langues maternelles - , où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots de français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit. (Po : 165)

(Élégie des circoncis)

Ah ! mourir à l'enfance, que meure le poème se désintègre la syntaxe, que s'abîment tous les mots qui ne sont pas essentiels

Le poids du rythme suffit, pas besoin de mots-ciment pour bâtir sur le roc la cité de demain. (Po : 199)

791 Ibid., p. 842

792 Ib., p. 842

793 Babacar Sédikh DIOUF, « Léopold Sédar Senghor et l'éducation », Éthiopiques, n°19, 1979

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Nul besoin de faire l'association des images pour comprendre qu'il s'agit d'un véritable éloge de la langue française. On voit très bien que « le français se trouve ici valorisé et finalement préféré aux langues africaines, au nom de la puissance de la création qu'il est supposé fournir. »794 En ce qui concerne la langue française, Léopold Sédar Senghor sait de quoi dire et parler. Le français est son affaire, sa prédilection, car il sait les ressources pour l'avoir goûté, mâché et enseigné. Il reconnaît avoir faire un éloge de la langue française :

Je sais combien cet éloge est au-dessous de son objectif. Mon excuse est que notre

attachement à la langue française et à la culture française est au-dessus de tout éloge.795

Cet éloge de la langue s'explique du fait que Senghor la divinise, voire la sacralise. Nous allons faire, néanmoins, la superposition des extraits. Nous voyons s'accuser les réseaux associatifs suivants :

- Musique : Je m'enchantais, langue qui chante sur trois tons, les grandes orgues, les timbres, tous les effets, des douceurs les plus suaves, fulgurances de l'orage, flûte, hautbois, trompette, tam-tam, canon.

- Clarté : les mots de français rayonnent de mille feux comme des diamants, des fusées qui éclairent notre nuit.

- Stylistique : cette langue labile, des glissements sur l'aile, si tissée d'homéotéleutes et d'allitérations, de douces implosives coupées de coups de glotte comme de navette, musclée et maigre, je dis parcimonieuse, les mots sans ciment sont liés par leur poids, ses mots abstraits, pierres précieuses, se désintègre la syntaxe, que s'abîment tous les mots qui ne sont pas essentiels, le poids du rythme suffit, pas besoin de mots-ciment.

Le choix du français, d'après ces différents réseaux, est fondé sur la musique, la clarté et la

stylistique, comme on peut le saisir dans un passage de « Femme de France » d'Hosties noires :

Vos lettres ont bercé leurs nuits de prisonniers de mots diaphanes et soyeux comme des ailes

De mots doux comme un sein de femme, chantants comme un ruisseau d'avril. (Po : 76)

Ne dit-il pas qu'à l'âge de sept ans, il découvrit la langue française qui, à ses oreilles, était musique et charme ? Parce que les mots français sont clairs et précis, que la structure et le rythme de ses phrases sont une « originalité merveilleuse de l'ouïe »796, le poète ne peut en

794 Pierre SOUBIAS, « Entre langue de l'autre et langue de soi », Francophonie et identité culturelles, op. cit., p. 126

795 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit. , p. 140

796 Idem., p. 135

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démordre. Il s'est laissé séduire par la clarté, la richesse, la précision, la nuance, la morphologie, la syntaxe et la stylistique797, voire la musique de la langue française. Il ne dit pas le contraire. Il les a même résumées en cinq points.

Au premier point, se trouve la clarté et la richesse du vocabulaire : la multiplicité des synonymes et la profusion des mots abstraits qui tiennent des procédés de dérivation et de composition avec l'apport linguistique des différentes aires linguistiques auxquelles le français a été en contact. Le deuxième point met en relief la syntaxe du français : le français a une syntaxe de subordination, de logique, et il place chaque fait, chaque argument à sa place sans oublier un. Il est une langue de synthèse et d'analyse, car « la phrase française présente un ensemble synthétique, où nul élément n'est isolé, mais où les conjonctions de coordination et de subordination, qui sont signes de relation entre les idées, facilitent l'analyse ».798 Au troisième point, il y a la stylistique française : le style français est une symbiose de la subtilité grecque et de la rigueur latine, animé par la passion celtique. La culture est le quatrième point : « la langue française est culture, c'est-à-dire esprit de civilisation, fondement d'un humanisme qui ne fut jamais plus actuel qu'aujourd'hui. »799 En effet, la langue française « a l'homme comme objet de son activité. Qu'il s'agisse du droit, de la littérature, de l'art, voire de la science, le sceau du génie français demeure ce souci de l'Homme ».800 Le cinquième point aborde la question de la déculturation et l'acculturation du Noir : Léopold Sédar Senghor pense que « beaucoup, parmi les élites [africaines], pensent en français, parlent mieux le français que leur langue maternelle [...] »801. Pour cela, il faut utiliser cette langue pour exprimer leur authenticité de métis culturel.

Ce phénomène est la déculturation et l'acculturation. La colonisation va déculturer l'Africain, mais elle leur permettra d'acculturer la culture du colonisateur. Selon les dires de Senghor, ce sont ces cinq points, ci-dessus résumés, qui expliquent son attachement si tenace à la langue française « qui, par viol et retournement, [peut] allumer la flamme de la métaphore, [et offrir] une variété de timbres dont on peut tirer tous les effets : de la douceur des Alizés, la nuit, sur les hautes palmes, à la violence fulgurante de la foudre sur les têtes des baobabs. »802

Cependant, le choix de Senghor s'explique, également, du fait que la langue française est une langue internationale de communication803, et en tant que telle, elle peut leur permettre

797 Ibidem. (loc. cit.), pp. 132-133

798 Ibid., p. 133

799 Ib., p. 136

800 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p. 840

801 Idem., p. 839/ p. 841

802 Ibidem., p. 843

803 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 132

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d'adresser leur message de métis culturels aussi bien aux Français de France qu'au reste des hommes. À cet effet, Senghor nous dit :

Mais on me posera la question : « Pourquoi, dès lors, écrivez-vous en français ? » Parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s'adresse aussi aux Français de France et autres hommes, parce que le français est langue « de gentillesse et d'honnêteté »804

Étant lui-même un métis culturel, il s'engagera, avec amour et passion, en faveur de la langue du colonisateur plus que le colonisateur lui-même, à telle enseigne, qu'au prix et au mépris de certaines protestations, de s'investir dans la défense et la promotion d'une langue étrangère, et de surcroît, celle d'une ancienne puissance coloniale en Afrique. Il est l'un des défenseurs le plus convaincu et le plus convaincant, le plus déterminé et le plus éloquent que l'histoire de la langue français n'ait connu, faisant de lui un serviteur zélé du néo-colonialisme, selon ses opposants.

Lorsque Léopold Sédar Senghor était président de la République du Sénégal, il avait pris des décrets relatifs à la langue française, tel est le cas du décret n°75-1027 du 10 octobre 1975 relatif à l'emploi des majuscules dans les textes administratifs, modifié par le décret n°80770 du 24 juillet 1980. Il a même refusé de remplacer le français par une quelconque langue comme langue officielle et comme langue d'enseignement. Pendant le conseil de gouvernement, il arrivait que Senghor se mue en professeur de Lettres pour donner des leçons de français (de grammaires) soit à ses ministres soit aux rédacteurs du journal Le Soleil, comme nous pouvons l'appréhendé dans la citation ci-dessous :

Tous les mois, Senghor réunissait la rédaction entière du Soleil dans la salle des Ministres. Devant le tableau noir et la craie du professeur de français qu'il n'a jamais cessé d'être à la main, ce n'était pas des cours de propagandes socialistes qu'il donnait aux journalistes mais des leçons de syntaxe et de grammaire.805

Il était rigoureux et strict dans l'emploi du français. La moindre petite faute grammaticale l'irritait pour ainsi dire. Cela se comprend, car il est théoricien de la langue (agrégé de grammaire), créateur de langages et d'images (poète), spécialiste du grec et du latin et amoureux de la langue française. La question à laquelle nous n'avons pas encore répondue est celle de savoir comment le choix du français a permis à Senghor de concevoir la Francophonie. La réponse sera donnée par Ibrahim Diop :

804 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op.cit., p. 164

805 Bara DIOUF, Le Soleil, 14-17 juin 2001, p. 24

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Après avoir souligné la richesse de la langue française, Senghor la présente au monde entier pour prôner et réaliser une synthèse de culture, une symbiose entre les peuples et cultures. Il défend l'idée selon laquelle la langue française est un appel, une invitation à la Civilisation de l'Universel, à une communication interculturelle et transnationale, au rendez-vous du donner et du recevoir.806

Ayant trouvé dans les décombres du régime colonial la langue française, cet instrument merveilleux, qui pouvait exprimer d'autres expériences nationales et se plier à toutes les exigences de la pensée et au sentiment, était un moyen efficace et fiable, aux yeux de Senghor, d'établir un dialogue fécond et prometteur pour la réalisation de la Civilisation de l'Universel. En fait, Senghor veut que la logique et l'humanisme de la langue française soient un modèle pour tous les peuples de la terre. Il rêvait, ainsi, de fraternité entre les peuples, Blancs et Noirs ; d'une communauté dont le français sera le socle, une communauté constituée de peuples divers, et venus de partout, comme nous pouvons le lire dans l'extrait ci-dessous :

Car nous sommes là tous réunis, divers de teint - il en

a qui sont de couleur de café grillé, d'autres bananes d'or

et d'autres terre des rizières

Divers de traits de costumes de coutumes de langues ; mais

au fond des yeux la même mélopée de souffrances à

l'ombre des longs cils fiévreux

Le cafre le Kabyle le Somali le Maure, le Fan le Fon le

Bambara le Bobo le Mandiago

Le nomade le mineur le prestataire, le paysan et l'artisan

le boursier et le tirailleur

Et tous les travailleurs blancs dans la lutte fraternelle.

Voici le mineur des Asturies le docker de Liverpool le

Juif chassé d'Allemagne, et Dupont et Dupuis et tous les

gars de Saint-Denis. (Po : 59)

Cette communauté à laquelle rêve Senghor et décrite dans l'extrait ci-dessus est celle projetée dans la conception de la Francophonie qui se veut une communauté spirituelle : une noosphère autour de la terre. Et, c'est la langue française qui peut établir le lien solidaire et fraternel entre les peuples réunis dans cette communauté dont la dénomination est la Francophonie. Les propos de Senghor ci-dessous accréditent nos idées :

Pour en revenir à la Francophonie, le seul principe incontestable sur lequel elle repose est l'usage de la langue française [...]. La Francophonie ne sera pas, ne sera plus enfermée dans les limites de l'Hexagone. Car nous ne sommes plus des « colonies » : des filles mineures qui réclament une part de l'Héritage. Nous sommes majeures, qui exigent leur part de responsabilité : pour fortifier la Communauté en l'agrandissant.807

806 Ibrahim DIOP, « Senghor entre Francophonie et le dialogue interculturel », op. cit., p. 11

807 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 131/p. 140

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C'est à travers la langue française que les hommes et les femmes, des quatre coins de la terre, se reconnaissent vraiment dans l'ordre de l'esprit, des citoyens à part entière dans le vaste univers de la mondialisation. Pour récapituler, Senghor a choisi la langue française, parce qu'elle est une langue analytique qui structure la pensée et développe l'esprit critique. Son choix s'explique du fait qu'elle est aussi la langue des idéaux universalistes et humanistes. Pour Senghor, elle est douce, mélodieuse, romantique et poétique. Il était fier de parler la langue française et de l'enseigner aux Français de France, comme le souligne Abdoul Diouf :

Le Sénégal était indépendant depuis avril 1960, avec, pour président noir, l'homme de lettres, le poète Léopold Sédar Senghor, premier Africain noir agrégé de grammaire comme il aimait souvent le répéter dans ses discours. Il était fier d'avoir enseigné le français à des Français, en France.808

Il fallait que les Africains se l'approprient, cette langue, pour exprimer leur message à tout le monde sans exception ; parce qu'ils sont des métis culturels.

Ce sont toutes ces raisons, mises en évidence ci-dessus, qui, pour parler comme Rivarol, la distinguent des autres langues :

Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l'action, et enfin l'objet de cette action : [...]. La syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, hase éternelle de notre langue. Ce qui n'est pas clair n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec et latin.809

En se convaincant de la logique et la clarté de la langue française, la capacité qu'elle a à exprimer toutes les pensées, Senghor présente cette langue au monde entier, et invite les Blancs et les Noirs à s'unir afin de s'organiser pour sa valorisation, car elle charrie les idéaux humanistes.

Sa relation avec la langue française est comme l'attitude d'un enfant qui découvre une friandise ou un jouet pour la première fois. Séduit par cette friandise ou ce jouet, il ne veut plus s'en passer, même à l'âge adulte. Charmé à sept ans par la langue française, Senghor ne peut plus s'en démordre, il en fait son affaire. Il voulut parler la langue française plus que les Français natifs, et faire aimer cette langue par tous et de tous, voire l'enseigner. C'est son rêve d'enfance.

808 Abdoul DIOUF, Patchwork : des fragments de vie, Paris, Publibook, 2010, p. 16

809 Antoine RIVAROL, De l'universalité de la langue française, pp. 11-12, disponible sur http://www.bribes.org/trismegiste/rivarol.htm.

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Et, ce rêve l'a poursuivi jusqu'à l'âge adulte. La volonté de réaliser ce rêve le conduisit à la Francophonie où le français constitue à la fois le moyen et la fin de toutes les actions de ceux qui veulent y adhérer. Il reconnaît qu'il a fait sienne cette langue et oeuvré, non seulement, pour son universalité et son rayonnement, mais aussi pour la Francophonie. Voici son aveu :

Oui, j'ai fait mienne la langue française et j'ai contribué à lui donner son

universalité ; oui j'ai oeuvré pour la francophonie, cette communauté spirituelle, cette solidarité de l'esprit, [...].810

Ce que Senghor ressent pour la langue française est un amour d'enfance, un amour contracté depuis l'enfance. Suborné par la musique et le charme, il s'est promis de faire sienne cette langue et de la façonner à sa guise. En voulant donc réaliser ce rêve d'enfance, il eut l'idée de la Francophonie, la communauté qui doit oeuvrer pour la langue française, et regrouper en son sein tous les locuteurs de cette langue.

Le choix du français par Léopold Sédar Senghor n'est pas d'ordre politique. Arraché à l'âge de sept ans à la langue de sa mère, il découvrit la musique et le charme de la langue française. En plus, il l'a étudiée et enseignée. Il connaît les ressources, les qualités de cette langue qui lui a été imposée par la colonisation, mais choisie par amour. Tout au long de ses pérégrinations dans la langue française, il découvre que le français est capable de structurer la pensée et développer l'esprit critique, parce qu'il est une langue analytique. En plus, il remarque que cette langue est, non seulement, une langue humaniste et universaliste, mais une langue douce, mélodieuse, romantique et poétique. Et, à force de la pratiquer, il s'est ancré dans cette langue au point de ne plus parler sa langue maternelle. Voulant universaliser cette langue, il reprit le concept de Francophonie d'Onésime Reclus pour désigner son idée de communauté de locuteurs du français qui aura la charge de faire la promotion du français à travers le monde.

Cependant, au centre de ses préoccupations se trouvent les langues africaines qu'il veut valoriser sans pour autant donner l'impression d'un désintéressement de la langue française. Il est conscient que les Africains sont déculturés et qu'ils ne parlent même pas leurs propres langues. La question était comment faire pour donner le goût aux Africains de revenir à leur langue maternelle. La solution trouvée était de féconder le français avec des mots africains : « Nous sommes pour une langue française avec des variantes, plus exactement des

810 David GAKUNZI, « Le poète et la cité : Léopold Sédar Senghor », France fraternité, (Propos de Senghor) disponible sur http://www.france-fraternité.org/2016/12/20/poete-cite-leopold-sedar-senghor/

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enrichissements régionaux »811, dit-il, et d'ajouter qu'il voudrait « parler non seulement en Nègre mais encore en Francophone »812. Senghor parle d'enrichir la langue française et de parler francophone. Comment doit-on enrichir la langue française ? Qu'est-ce que le parler francophone ? Est-ce la langue commune de la communauté voulue par Senghor ?

En fait, un nouveau type de français se crée. La langue française se voit greffer de mots africains, « des souffles viennent d'ailleurs s'infléchir sur cette langue française ».813 Dans le cas de Senghor, ce sont des mots sérères et wolofs qui cohabitent parfaitement avec le français, des néologismes créés à partir du radical de mots africains. Nous avons appelé ce français le français africanisé, que d'autres nomment le francophonien814 ou le francophonais815 ou encore le parler francophone. Selon Senghor, « ce furent, d'abord, des apports européens - méditerranéens, germaniques et slaves- , puis des apports asiatiques -arabes, iraniens et indiens, chinois et japonais- , maintenant, des apports négro-africains »816. Si on comprend bien, après les mots empruntés à l'arabe, à l'anglais, au persan817, c'est au tour de l'Afrique d'apporter ses mots à la langue française.

Le français africanisé serait une sorte d'alliance qui se fait sous l'effet d'un apprivoisement du verbe français (ou de la langue française) par le verbe nègre qui est capable d'exprimer des réalités que la langue française ne peut pas exprimer. Il est aussi le fait de battre les valeurs africaines dans la langue française818. Léopold Sédar Senghor voit ainsi dans la langue du colonisateur une source d'enrichissement pour les langues maternelles abandonnées par les Africains. Il s'agit pour nous de montrer comment le français africanisé s'appréhende dans la poésie senghorienne, et qu'il a une place dans la conception de la Francophonie. Nous allons voir que le français africanisé est le résultat de la cohabitation des langues africaines et la langue française, voire un apport enrichissant pour la langue française. Nous pouvons définir le français africanisé comme « cette langue enrichie de tant d'apports, de tant d'images, venus de toutes parts, qui a fait l'unité française, sans altérer sa diversité »819, sa structure, sa logique et sa clarté.

811 Léopold Sédar SENGHOR, Préface au lexique du français du Sénégal, Dakar, NEA, 1979

812 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'Hexagone », OEuvre poétique, op. cit., p. 374

813 Saïda BELOUALI, « Senghor : habiter l'interparole », op. cit.

814 Pabé MONGO, La Nolica (La Nouvelle Littérature Camerounaise). Du maquis à la cité, Yaoundé, Presses Universitaires de Yaoundé, 2005, 534 p.

815 Jean FOUCAULT, « Parler francophonais », Après Demain, op. cit., pp. 20-22

816 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'Hexagone », op. cit., p. 377

817 Jean FOUCAULT, « Parler le francophonais », Après Demain, op. cit., p. 22

818 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p. 844

819 Louis MARTIN-CHAUFFER, « La langue française » in Civilisation contemporaine, Paris, Hatier, 1976, p.137, Textes choisis, classés et présentés par M. A. Baudouy et R. Moussay. (Louis Martin-Chauffer, La patrie se fait tous les jours, Paris, Éditions de Minuit, 1947).

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard