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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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2. LE CHOIX DU FRANÇAIS AFRICANISÉ OU NÉGRIFIÉ

Les Africains savent bien que la langue française est incapable de dire réellement ce qu'ils ressentent ainsi que leur identité. Pour s'y trouver à l'aise, il leur fallait introduire des mots, des expressions, une syntaxe et un rythme nouveau à la langue française820, voire « déconstruire le français pour le reconstruire sous une forme africaine »821 car « [...] l'emploi d'un africanisme peut (...) être conçu comme un signe identitaire lorsque l'auteur entreprend de `' négrifier» le français »822. Ce grand besoin de renouveler la langue française s'est investi avec une attention particulière accordée à l'écriture, à ses transformations linguistiques « pour aboutir à ce que J. C Blachère appelle `' négrilure» et qui n'est autre que le `' français négrifié» (qui n'a rien à voir avec le `' petit nègre'') et n'a donc rien de péjoratif. »823, parce que le français se révèle inapte à formuler de manière adéquate le contenu de leur pensée, ils la jugent donc en porte-à-faux par rapport à la réalité perçue ou conçue. En effet,

La langue d'un peuple, c'est ce peuple lui-même, sa réalité, ce qu'il a de plus

intime, de plus spécifique, ce qui le différencie précisément de tout autre peuple, sa pensée.824

Or, il se trouve que les Africains ont du mal à se définir une langue pouvant exprimer leur réalité. En plus, ils ne veulent plus subir la langue française, mais la recréer pour la rendre accessible à leur mode de vie et à leur manière de penser. Jean-Pierre Makouta-Mboukou dit qu'

Il ne faut pas que les Négro-africains subissent simplement une langue qui leur est totalement étrangère, il faut qu'ils ne soient plus de simples et mauvais consommateurs de la langue française, mais qu'ils la recréent pour la rendre accessible à leur mode de vie et à leur manière de penser.825

820 Claude CAITUCOLI, « L'écrivain africain francophone, agent glottopolitique : l'exemple d'Ahmadou Kourouma », Glottopol, n°3, janvier 2004, p. 6

821 Lilyan KESTELOOT, « Négritude et créolité », Francophonie et identité culturelles, sous la direction de Christiane Albert, Paris, Karthala, 1999, p. 42

822 Michel BENIAMINO, « Langue, Littérature, Francographie », Repère DoRif, n°2 voix/voies, 2012

823 Lilyan KESTELOOT, « Négritude et créolité », op. cit., p. 39

824 Société Africaine de Culture, « Le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation », Colloque de Yaoundé, Paris, Présence Africaine, 1977, p.449

825 Jean-Pierre MAKOUTA-MBOUKOU, Le français en Afrique noire, Paris, Bordas, 1973, 240 p.

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Prisonnier de ce dilemme, Léopold Sédar Senghor opte pour la défense de l'harmonieux bilinguisme africano-français dont il fut l'un des plus fervents à prôner, car pour lui, « s'approprier la langue française, c'est y introduire des termes nouveaux, [...] des rythmes nouveaux, des images jamais vues, de nouvelles manières de penser et de sentir. »826 Il s'agit pour lui de proclamer à travers la langue française sa culture et ses traditions africaines827. Mieux, il entend intégrer ses valeurs, ses mots, sa manière d'être dans la langue française828. Il a été l'un des auteurs africains à avoir l'intuition d'introduire des mots de son terroir dans la langue française.

L'introduction des mots de chez lui dans ses poèmes est un choix délibéré et une manifestation de son engagement pour la langue française et les langues africaines, choix qui lui a permis d'élaborer le projet de la Francophonie. Dans tous les cas, qu'on le souhaite ou qu'on le déplore, un nouveau français est en gestation, le francophonien ou le francophonais ou encore le français africanisé, dont les prémices ont été décelées dans la poésie senghorienne. En effet, « [...] ce fut dans l'écriture poétique qu'il y eut les premiers soubresauts, les premières licences, l'introduction des vocables indigènes »829, particulièrement dans les sept recueils de poèmes de Léopold Sédar Senghor où les particularités lexicales830 sont présentes. Alioune Mbaye dit, à cet effet, que

Senghor a publié sept recueils de poèmes : [...] Les particularités lexicales sont présentes dès ses premières publications. Celles qui datent d'avant les indépendances, et surtout de la période de lutte du mouvement de la Négritude sont plus fécondes en la matière. [...] Certaines lexies reviennent souvent dans différents recueils. Elles expriment des réalités locales inconnues des Français, et donc absentes de leur langue. Ces lexies appartiennent à plusieurs domaines :

- la monnaire : guinée,

- le chant et la musique : kora, balafong, dyoung-dyoung, khalam, tabala, talmbatt, mbalakh, tama, dyali, sorong, gorong, tam-tam,

- les animaux : léopard, antilope, kôba, crocodile, hippopotame, lamantin, iguane, panthère, mamba, caïman,

- la végétation et les arbres : mil, kaïcédrat, baobab, rônier, vin de palme, souna, sanio, paletuvier, tamarin, khakham, calebasse, poto-poto, bolong, tann, séco,

-les hommes, les peuples et la réalité sociale : signare, sara, griot, tokor, gwelwar, tyédo, gris-gris, taga, sérère, cauri, grand-Dyaraf, Bour-sine, couscous, Almamy, lèlè, yèba, talbè, sopè, dang,

- les saisons : hivernage, harmattan.831

826 Paul DUMONT, « Francophonie, francophonies », Langue française, n°85, 1990, p. 41

827 Idem. p. 41

828 René GNALÉGA, « Senghor et la Francophonie », Senghor et la Civilisation de l'Universel, op. cit., p. 122

829 Lilyan KESTELOOT, « Négritude et créolité », op. cit., p. 40

830 « Ces apports sont de type lexical, comme on en trouve beaucoup dans ses poèmes, mais aussi de type formel, stylistique [...] », nous dit Liano PETRONI, « Senghor, sensuel et plurivalent poète civil : identité, émotion universalité », disponible sur http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?page-imprimer-

831 Alioune MBAYE, « Des particularités lexicales dans la poésie de Senghor », Sudlangues, n°1, 2002, pp. 11, disponible sur http://www.refer.sn/sudlangues

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On ne peut lire les poèmes de Léopold Sédar Senghor sans être frappé par la particularité du lexique négro-africain qui cohabite parfaitement avec le lexique français. Il ne s'agit pas d'étudier le lexique senghorien, car beaucoup d'études ont été faites sur la question - nous pouvons citer, entre autres, les études d'Adopo Achi Aimé832, de Mbaye Alioune833, de Moussa Fall834 -. Cependant, il nous semble d'un intérêt certain d'analyser de plus près comment l'introduction des africanismes dans sa création poétique a donné naissance à une nouvelle langue : le français africanisé, et à participer à l'élaboration du projet de la Francophonie.

Écrire dans une langue qui n'est pas la sienne, c'est accepter de se soumettre aux exigences syntaxiques et stylistiques de cette langue, et voici que Senghor rompt avec ces exigences, puisqu'elles ne parviennent pas à rendre pleinement l'expressivité africaine. Il utilise la langue française et la met au service de ses idées et de la sémantique de sa langue maternelle en y faisant glisser des expressions et des mots africains. Cette cohabitation permet de réaliser un dialogue qui n'existait pas véritablement et sincèrement à l'époque coloniale835, voire après les indépendances des pays africains. Senghor donne les raisons de son choix du français africanisé :

J'ajouterai que j'écris d'abord pour mon peuple. Et celui-ci sait qu'une korâ n'est pas une harpe non plus qu'un balafong un piano. Au reste, c'est en touchant les Africains de langue française que nous toucherons mieux les Français et, par-delà mers et frontières, les autres hommes836.

Notre objectif principal est de montrer comment ce dialogue scriptural a permis (ou est l'une des raisons de) l'élaboration du projet de la Francophonie. Pour y arriver, nous utilisons la théorie de l'énonciation de Catherine Kerbrat-Orecchionni. En fait, nous devons nous attendre à voir apparaître les raisons du choix du français africanisé, et comment ce français a participé au concept de Francophonie.

Le français africanisé est une manifestation culturelle cruciale chez Léopold Sédar Senghor. Il se sent incomplet ; pour être totalement complet, il lui manquait sa langue maternelle (sa culture africaine). Il décide alors d'apprendre la langue maternelle en lui donnant un souffle nouveau. En effet, l'éducation donnée aux enfants africains sous la colonisation ne

832 Aimé Adopo ACHI, « Le lexique dans l'oeuvre poétique de Senghor : Ancrage culturel et ouverture sur le monde », disponible sur http://www.ltml.ci/file/article/ADOPO%20Achi.pdf

833 Alioune MBAYE, op. cit., pp. 4-20

834 Moussa FALL, « Les créations verbales de Léopold Sédar Senghor dans Chants d'ombre, Éthiopiques et Élégies majeures », Éthiopiques, n°72, 1er semestre 2004

835 Aimé Adopo ACHI, op. cit.

836 Léopold Sédar SENGHOR, « Lexique », Poèmes, op. cit., p. 249

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permettait pas à ceux-ci d'apprendre à écrire dans leur langue maternelle ou la parler. Il est l'une des victimes de ce système éducatif colonial. Conscient de son état de déculturé et de déraciné, il revient en Afrique, à ses vieux baobabs, aux sources comme les lamantins vont boire à la source, comme le retour de l'enfant prodigue, pour apprendre la langue de sa mère et la culture africaine.

Ce retour est rempli d'amertumes. Il se rend-compte qu'il est totalement déraciné. Il ne connaît pas la langue maternelle. Il ne sait même pas un seul mot. Ce qu'il sait, c'est ce gazouillis précieux de mots étrangers :

Si je pouvais parler Mère ! Mais tu n'entendrais qu'un gazouillis précieux et tu n'entendrais pas. (Po : 79)

Il trouve que la langue maternelle est ni douce ; ni mélodieuse ; ni poétique, ni charmante, car « chez nous, les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang » (Comme les lamantins vont boire à la source). Cela n'est pas une raison valable et dissuasive pour lui de renoncer à sa détermination d'apprendre la langue maternelle.

Mère, parle moi : Ma langue glisse sur nos mots sonores et durs

Tu les sais faire doux et moelleux comme à ton fils chéri autrefois. (Po : 79)

ou

Que les vieux mots sérères de bouche en bouche passent

comme une pipe amicale

[...1

Toi, sers-nous tes bons mots, énormes comme le nombril

de l'Afrique prodigieuse

[...1

Tes mots si naïvement assemblés ; et les doctes en rient, et

ils me restituent le surréel

Et le lait m'en rejaillit au visage. (Po : 82)

Ayant appris la langue maternelle, il décide de lui insuffler un souffle nouveau et de la revaloriser.

Fais de moi ton Maître de langue ; mais non, nomme-moi son ambassadeur. (Po : 49)

Car il n'est pas question de renier les langues africaines, mais de les rendre ou de les faire douces et moelleuses afin qu'elles puissent être parlées dans les hautes assemblées.

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Et les discours exacts rythmés dans les hautes assemblées

circulaires ; et ce fut parmi les guelwârs de la parole. Je leur ai imprimé le rythme, je les ai nourris de la moelle

du Maître-de-sciences-et-de-langue. (Po : 105)

Il est question de montrer que toutes les variétés de langue sont dignes de la même attention, sans aucune discrimination, qu'elles soient acceptées ou non par la norme. Les langues se fraternisent ou se dialoguent :

Ta main et ma main qui s'attarde ; et nos pensées se cherchèrent dans la mi-nuit de nos deux langues soeurs. (Po : 60)

Étant l'ambassadeur de sa langue maternelle et maître-de-langue, il peut éveiller son peuple aux futurs flamboyants en lui créant des images rythmées de la parole :

Moi le Maître-de-langue, j'ai en exécration ; ce sang chaud monotone et ce pullulement fétide

[...]

Ma tâche est d'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants Ma joie de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la parole ! (O. Po : 262-265)

Il voulait faire renaître les idiotismes, les rendre pleinement vivants à travers la richesse des expressions de son royaume d'enfance et contribuer à sa manière à l'enrichissement du français. Autrement dit, il voulait apporter aux lettres françaises sa touche africaine. En s'exprimant en français, il voulait sentir nègre837. Cela peut être la réponse à la question que se pose Gloria Saravaya : « N'est-ce pas dans les langues négro-africaines que Senghor puisse la manière de dire sa différence dans les mots de la langue française ? »838 En fait,

[...] pour Senghor [...] la langue et la culture françaises doivent aider à développer les langues et les cultures africaines qui viendront, en retour, enrichir la langue et la culture françaises pour faire du français « la langue de la culture de la Civilisation de l'Universel »839.

Or, chez lui, la Civilisation de l'Universel n'est rien d'autre que la Francophonie840. La Francophonie est un humanisme intégral, c'est-à-dire « la symbiose des énergies dormantes de

837 Saïda BELOUALI, op. cit.

838 Gloria SARAVAYA, Langue et poésie chez Senghor, op. cit., p. 9

839 Sophie CROISET et Anne-Rosine DELBART, « Marginalité, identité et diversité des `' littératures francophones» : présentation du dossier », Le langage et l'homme, vol. XXXXVI, n°1, juin 2011, p. 3

840 Léopold Sédar SENGHOR, lors du colloque des Cent, tenu le 15 février 1986.

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tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire »841. Autrement dit, la Francophonie est la participation de tout un chacun au rayonnement de la langue et culture françaises. Quant à la Civilisation de l'Universel, concept emprunté à Teilhard de Chardin, est le fait de puiser en sa culture les ressources nécessaires pour enrichir l'humanité, et ce à travers la langue française fécondée des autres langues. De ce fait, le français africanisé est la langue de la Francophonie, c'est-à-dire de la Civilisation de l'Universel, puisqu'il est l'expression de l'apport africain à la langue française. C'est dans cette même optique qu'Emmanuel Macron affirme

Je veux une francophonie forte, rayonnante, qui illumine, qui conquiert parce que ce sera la vôtre, portez-la avec fierté cette francophonie, défendez-la, mettez-y vos mots, mettez-y vos expériences, transformez-la, changez-la à votre tour ! [...] C'était un travail important mais avant ce français classique de l'Académie il y avait un français irrigué de tant et tant de patois et de langues vernaculaires, lisez le français de Rabelais, vous vous rendrez compte ! Mais le français d'Afrique, des Caraïbes, de Pacifique, ce français au pluriel que vous avez fait vivre, c'est celui-là que je veux voir rayonner, portez-le avec fierté [...].842

Ce français pluriel n'est que le français africanisé chez Senghor. Il s'agit d'une africanisation de la syntaxe et du lexique de la langue française.

Les raisons de cette africanisation peuvent être résumées en cinq points. D'abord, il y a le fait d'être déraciné linguistiquement : il parle mieux le français que sa langue maternelle. Puis, la volonté d'apprentissage des langues africaines : c'est une nécessité d'apprendre les langues africaines pour préserver son identité culturelle. Ensuite, le besoin de valoriser les langues africaines : les langues africaines doivent être parlées comme le français et l'anglais. En outre, il y a le choix d'enrichissement de la langue française : c'est le tour de l'Afrique, selon Senghor, d'enrichir la langue française avec ses mots, et d'africaniser la phrase française sans altérer sa syntaxe et sa logique. Et enfin, faire du français africanisé la langue de la Civilisation de l'Universel, c'est-à-dire de la Francophonie. Avec Senghor, il s'agit en Francophonie de la langue française avec des mots de chacun qui sera la langue de tous843. Cependant, le français africanisé est un problème essentiel dans la Francophonie ; il n'est pas reconnu en tant que tel. On préfère plutôt parler de coexistence du français et des langues nationales ou de langues partenaires, comme l'atteste Slimane Benaïsa :

841 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », Esprit, n° 311, 1962, p. 844

842 « Le discours d'Emmanuel Macron à Ouagadougou », op. cit.

843 Nous faisons référence à l'ouvrage, Le français : des mots de chacun, une langue pour tous : des français parlés à la langue des poètes, édité sous la direction de Françoise ARGOD-DUTARD, Rennes, PUR, 2007

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La coexistence du français et des langues nationales est un problème essentiel dans la Francophonie, tout simplement parce que, la France exceptée, le français n'est langue unique dans aucun pays francophone ; il est concurrencé ou il est au contact avec d'autres langues. [...] Nous sommes les uns et les autres tout à fait attachés à ce que la langue française soit respectée, mais également les autres langues, sinon nous manquerions gravement à ce qui fait la force de notre réflexion qui est notre attachement à la diversité des langues et des cultures. Sauf à être hypocrite, on ne peut pas être attaché à la défense du français et ne pas comprendre que c'est un devoir de respecter les langues maternelles et les langues nationales qui cohabitent avec le français dans l'espace francophone.844

De l'extrait ci-dessus, il ressort qu'en Francophonie le français cohabite avec d'autres langues, qu'il faut les respecter, et accepte leur existence. Cependant, on n'accepte pas le fait qu'un nouveau français est en gestation. En plus, on va même qualifier ces autres langues de langues partenaires, estime à nouveau Slimane Benaïsa :

La politique linguistique francophone, fondée sur le « partenariat », a fait prévaloir la notion de langues partenaires, entendues comme langues qui coexistent avec la langue française, comme elles le font éventuellement entre elles, avec laquelle sont aménagées les relations de complémentarité et de coopération fonctionnelles, dans le respect des politiques linguistiques existantes.845

Peut-on alors parler de langue partenaire chez Léopold Sédar Senghor dans sa poésie ? Avec lui, n'est-ce pas un nouveau français qui est en gestation ? Comment se présente le français africanisé chez lui ? Quelle que soit la dénomination, le français africanisé est un phénomène auquel la Francophonie doit faire face.

Le français africanisé peut être considéré comme un refus de la norme parisienne et une revendication identitaire. En effet, le refus de la norme parisienne s'explique par le fait que Senghor a choisi la voie de la poésie pour s'exprimer. Quant à la revendication identitaire, elle s'élucide par le fait que Senghor a choisi de sentir nègre en s'exprimant en français. Pour cela, il lui fallait un mode d'expression pour se faire entendre et faire comprendre ce sentir nègre en français. Ce mode d'expression trouvé par Senghor est celui de métisser la langue française, de la bousculer, de la déranger sans la dénaturer846, de l'apprivoiser, car le français, « cette langue étrangère ne parvient pas à rendre pleinement l'expressivité africaine »847. C'est ce que dit Fétigué Coulibaly :

844 Slimane BENAÏSA et al., « Coexistence du français et des langues nationales dans les pays francophones », Le français : des mots de chacun, une langue pour tous : des français parlés à la langue des poètes, [en ligne], Rennes, PUR, 2007, pp. 195-226

845 Idem., pp. 195-226

846 Léopold Sédar SENGHOR, « Lettre à trois poètes de l'Hexagone », op. cit., p. 372 /p. 393

847 Fétigué COULIBALY, « La négrification du français dans les nouvelles dramaturges négro-africaines : l'exemple de la tignasse », Synergie, Royaume-Uni et Irlande, n°6, 2013, p. 114

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La manifestation de sa liberté linguistique, qui est aussi une expression identitaire négro-africaine, contribue à l'épanouissement, l'évolution et l'enrichissement de la langue française. Ainsi, écrire en français sans être Français ne fait aucunement perdre son identité mais plutôt la renforcer davantage848.

Le français africanisé est une sorte de français métissé chez Léopold Sédar Senghor. Et ce nouveau français tire sa substance (lexicale, grammaticale, syntaxique) tant du français que des langues africaines. Il utilise la langue française et y glisse des expressions et des mots africains sur le même axe/plan syntagmatique et sémantique. Illustrons nos propos :

Et parmi tous, ce Mbogou couleur de désert ; et les Guel-

wars avaient versé des libations de larmes à son départ Pluie pure de rosée quand saigne la mort du Soleil sur la

plaine marine et les vagues des guerriers morts. (Po : 47)

ou

« Oui tu es Guelwar de l'esprit, il est Beleup de Kaymôr. « Politesse du Prince ! Et des présents sont pour t'attendre « Politesse du Prince ! Et sa récade est d'or. » (Po : 104)

ou bien

J'ai en exécration : le poto-poto où s'enfoncent lentement toutes patiences

Ces pourritures spongieuses du coeur, qui vous aspirent,

énergie ! de leurs ventouses insondables. (O. Po : 263)

Des extraits ci-dessus, nous avons des mots africains comme Mbogou, Guelwars, Guelwar, Beleup de Kaymôr, poto-poto qui s'insèrent ingénieusement dans la syntaxe de la langue française. Cette manière d'écrire est très fréquente dans la production poétique de Senghor. Dans sa production, l'on a donc relevé, selon Alioune Mbaye, cinquante-neuf (59) africanismes, parmi lesquels trente-un (31) emprunts aux langues africaines, autres que le sérère ou le wolof849. Nous ne voulons pas alourdir notre texte par l'étude de tous les africanismes de la poésie de Senghor.850 Le faire, c'est mettre en cause toutes les études antérieures faites dans ce sens. Néanmoins, nous tenterons d'étudier les procédés utilisés par Senghor pour mettre en évidence le français africanisé dans sa production poétique. En effet, le lexique de Senghor nous

848 Idem., p. 114

849 Alioune MBAYE, op. cit., p. 10

850 Vous y trouverez en annexe les africanismes employés par Senghor (la liste n'est pas exhaustive). Annexe XI (annexe 11), pp. 542-544

231

révèle qu'il ressentait un besoin de créer de nouveaux vocables (mots) pour exprimer les réalités nouvelles inconnues dans le français tels que dibiterie, essencerie, Belborg, primature, primatorial, koriste, kora, Lamarque, gouvernance, khalamiste, tama, balafongiste, éthiopiques, prétemps, pullulance, paragnessés,... Pour cela, il lui fallait puiser certains vocables de chez lui et d'ailleurs pour enrichir son lexique. C'est d'ailleurs un enrichissement de la langue française, soutient-il :

[...] nous avons même créé des mots comme « gouvernance » qui reprend un vieux mot français du XIIIe siècle ; nous avons créé des mots nouveaux comme « primature » avec son adjectif « primatorial », etc... Il y a également un apport de nouveaux mots à partir du vocabulaire africain : par exemple, le « tama », la « kora », le « koriste » etc. Et j'ai même inventé, parmi d'autres, le mot « lamarque » pour traduire le « maître de terre »...

Tout ceci constitue un enrichissement de la langue [française], grâce à notre pouvoir de création, à notre pouvoir d'imagination851.

Et d'ajouter qu'

À l'intérieur des limites ainsi tracées, notre liberté doit être réelle, car nos besoins réels de forger, quand la nécessité s'en fait sentir, des mots nouveaux, voire des expressions nouvelles, pour exprimer des faits et des réalités nouvelles. C'est ainsi au Sénégal, nous avons, pour les besoins de notre administration, créé des mots comme primature, primatorial, gouvernance, suivi, et qu'à côté des harpistes, guitaristes et pianistes de France, nous avons nos koristes, khalamistes et balafongistes.852

Il a emprunté

- Au wolof (langue dominante du Sénégal) : ndeundeus, tamas, sakars, ndéissane, taga,

woï, tann, toubab, ndeïssane, ndeïsane,...

- Au sérère (langue maternelle du poète) : tokor, nanio, paragnessés,...

- Au mandingue : tata, dyali, kora, balafong,...

- Au malinké : guelwâr, dyoung-dyoung,...

- Au poular : kôba, poullo,...

- Au peulh : mâbo, sorong, pulel bokku soko baraani, lêlé, Mbarodi,...

- Au baoulé (à l'agni) : ébou-é,...

- À l'arabe : tabala, talbé, Almamy, couscous, chéchias, Simoun,...

- Au portugais : secco, signare, saudades,...

- À l'allemand : Die Schwarze schande,...

- À l'anglais : Black is beautiful, Steal away, steal away to Jesus,...

- Au malaise: gong,...

- Au zoulou : Bayété, Baba, Zoulou,...

- Au congolais : poto-poto,...

851 Léopold Sédar SENGHOR, « Poète et francophone », La Littérature sénégalaise, Notre Librairie, n°81, octobre-décembre 1985, p.103 (Propos de Senghor recueillis par Serges Bourjea)

852 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 3, p. 549

232

- Au latin : Verdun, tantum, ergo, lætare, Ave Maria, Sicut et nos dimittimus debitoribus nostri, cyclamen, Halcyon senegalensis, Tramiæ basilares, ...

En plus de l'emprunt, Senghor procède à l'agglutination. Ce procédé consiste à former de nouveaux mots en leur adjoignant des éléments qui avaient une existence indépendante, voire de réunir des mots pour former de nouveaux mots. 853 Voici quelques agglutinations faites par Senghor : vallon-de-la Mort, toi plus-que-peste, Doué-d'un-large-dos, mon plus-que-frère, celui-qui-accompagne, la Maître-de-science, Bonne-et-belle, Maître-de-science-et-de-langue, Bombe-atomique-à-l'orgueil-de-l'Europe, le Diseur-des-choses-très-cachées, Isabelle-labelle, Soukeina-de-soie-noir... À cela, il faut ajouter aussi le procédé de l'hybridation qui s'appuie sur la dérivation et la composition pour former de nouveaux mots qui deviennent des créations lexicales personnelles du poète. L'hybridation consiste à ajouter des suffixes ou des préfixes français à une base (racine) d'une langue autre que le français. Avec ce procédé, nous avons grand-Dyarâf, Bour-sine, Viguelwâr, lamarque, kôriste... Le dernier procédé utilisé par Senghor est celui du calque. En effet, Léopold Sédar Senghor, à partir du schéma sémantique propre à la langue française, crée de nouveaux mots pour exprimer des réalités propres à l'Afrique qui ne peuvent être exprimées ni par les langues maternelles ni par le français. À cet effet, nous avons diamantine, viguelwâr de Kolnodick, prétemps, agonistique, pullulance, hivernage, Beleup de Kaymôr... Senghor utilise également des substantifs auxquels il fait précéder de déterminants français. À titre d'exemple, nous pouvons citer des tabalas, des dyoung-dyoungs, des hautes koras, les Guélowars, ce Mbogou couleur de désert... En guise d'exemple pour illustrer nos différents propos, prenons un extrait du poème « Messages » d'Éthiopiques :

« Oui tu es Guelwâr de l'esprit, il est Beleup de Kaymôr.

« Politesse du Prince ! Et des présents sont pour t'attendre. « Politesse du Prince ! Et sa récade est d'or. »

Dyôb !lui ai-je dit, Beleup de Kaymôr ! Je te respire parfum

de gommier, et proclame ton nom

[...1

Grâce pour la jeune fille nubile au ventre de douceur

n'deissane ! à la croupe de colline à la poitrine de fruits

de rônier.

[...1

Ma Dame est dame de haut rang et fière. Donc compliments

à la fille du Grand-Dyarâf !

[...1

Et les discours exacts rythmés dans les hautes assemblées

circulaires ; et ce fut parmi les guelwârs de la parole.

Je leur ai imprimé le rythme, je les ai nourris de la moelle

853 Atsain François N'CHO, « Senghor : Quand la parole de tous les jours se fait poème », Éthiopiques, n°91, 2ème semestre, 2013, pp. 43-60

233

du Maître-de-sciences-et-de-langue. (Po : 104-105)

Il n'y a pas de verbes, de conjonctions, de prépositions ni d'adjectifs dans le langage senghorien, mais uniquement des substantifs et des interjections (woï, ndeissane). De ce fait, nous pouvons affirmer que Senghor, par ces procédés succinctement présentés, ne voulait en aucun cas oblitérer la structure syntaxique française, c'est-à-dire il respecte la logique architecturale de la phrase française : sujet-verbe-complément (attribut). Illustrons nos propos avec un autre exemple :

Elle dort et repose sur la candeur du sable.

Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des

cheveux, cuivre le front courbe

Les paupières closes, coupe double et sources scellées. (Po : 15)

Nous avons comme sujet (elle, Koumba Tam, une palme verte), comme verbe (dort, repose, voile...), comme complément (sur la candeur du sable...). On constate aussi chez Senghor la postposition du sujet au verbe, et également l'antéposition du complément au verbe, ainsi que le déplacement anténominal de l'adjectif épithète :

Quels mois alors ? Quelle année ? Je me rappelle sa douceur fuyante au crépuscule

Que mouraient au loin les hommes comme aujourd'hui, que fraîche était, comme un limon, l'ombre des tamariniers. (Po : 26)

Dans ce passage ci-dessus, nous avons à la fois une postposition du sujet et une antéposition du complément (ici de l'attribut du sujet). Le sujet du verbe mouraient et du verbe était sont postposés tandis que l'adjectif attribut fraîche est antéposé. La phrase poétique senghorienne, c'est aussi verbe-sujet-complément ou complément (attribut)-verbe-sujet. Cette structure phrastique se saisit souvent dans les subjonctives commençant par la particule que.854 Le sujet, en effet, se place régulièrement après le verbe lorsque la phrase est débutée par cette particule, comme on peut le voir dans l'extrait ci-dessous :

Que descendent les Anges peuls, de son trône d'ivoire la Vierge et ses mains de paix noire

Que dans ses bras le berce Marie Sarr, comme les berceuses lors à Diakhâw des nourrices royales. (O. Po : 278)

854 Goly Mathias IRIÉ BI, « La phrase poétique chez Senghor », in Langues et Littératures, n°11, 2007, Saint-Louis, Sénégal, pp.77-94

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Le français africanisé chez Senghor, quelle que soit la fantaisie faite, respecte l'ordonnance phrastique de la langue française. Il est celui qui apprivoise la syntaxe de la phrase française pour l'adapter à ses sentiments, à ses ressentiments et à ses désirs. Il est également celui qui rend pleinement l'expressivité africaine et française. Autrement dit, Senghor écrit en français tout en s'exprimant avec le langage de ses frères africains. Il semble avouer, à cet effet :

[...] quand je ne trouve pas dans le dictionnaire le mot qui convient, je l'emprunte au lexique français du Sénégal...ou je l'invente [...]. Mais [...] je tâche de l'ajuster [...] tout en respectant le génie du français qui est, par excellence, « langue de gentillesse et d'honnêteté ».855

De cet aveu, Senghor affirme que le français africanisé respecte la structure syntaxique du français standard ; cependant, la langue française doit s'accommoder des arrangements linguistiques et lexicaux de « tous ceux qui l'enrichissent de leurs apports sur les cinq continents. »856 Sans les apports des autres, le français n'existerait pas, nous dit Jean Foucault857, et pour Senghor, c'est le tour de l'Afrique d'y contribuer. Le repli de la Francophonie sur la seule langue française ayant des langues partenaires signifie son échec, car, aujourd'hui, l'on doit être à mesure de reconnaître que le français, certes, a des langues partenaires, mais qu'il est hybridé par des mots de ces langues considérées partenaires. Cette hybridation du français est appelé le français africanisé, dans le cas de Senghor. Et l'on doit reconnaître également l'existence de ce français africanisé. Ayant dit que la Francophonie repose sur la langue française, Senghor revoit sa conception et réaffirme qu'il faut à cette langue des variantes régionales. Ce français avec des variantes régionales est une réalité dans l'espace francophone. La reconnaissance de ce français avec des variantes régionales imposera elle-même sa dénomination. En attendant que cela arrive, il faut appeler ce français avec des variantes régionales, le français africanisé (le parler francophone), puisqu'être Francophone ne signifie pas nécessairement parler exactement la même langue française, mais un français prêt à s'accommoder des apports linguistiques de ses locuteurs.. Par le français africanisé, Senghor a voulu exprimer un état d'âme et une culture autres que ceux de la France, qui sont des réalités culturelles spécifiques au contexte africain. C'est probablement dans la revue Esprit de 1962 que Senghor a, non seulement, défini la Francophonie, mais également annoncé l'africanisation

855 Léopold Sédar SENGHOR, « Poète et francophone », La Littérature sénégalaise, Notre Librairie, n°81, octobre-décembre 1985, op. cit., p. 100

856 Bernard WALLON, op. cit. (loc. cit.), p. 3

857 Jean FOUCAULT, op. cit., p. 22

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de la langue française : « Nos valeurs font battre, maintenant les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l'Hexagone. »858

Bien avant cette annonce dans la revue, sa production poétique en témoignait, car elle fut le lieu où il théorisa le français africanisé en faisant enjamber la seule langue française par des langues africaines. Lilyan Kesteloot justifie nos propos en disant qu'

On a beaucoup spéculé ces quinze dernières années sur une nouvelle écriture des écrivains africains et les transformations qu'ils s'opèrent sur la langue française dans le but de la plier, de l'adapter à leurs besoins propres d'expression. Ce grand besoin de renouvellement s'est en effet investi dans une attention toujours plus intense accordée à l'écriture, à ses transformations linguistiques, en fonction des lectures aussi bien que des structures de l'oralité, pour aboutir à ce que J -C Blachère appelle « négrilure » et qui n'est autre que le « français négrifié » (qui n'a rien à voir avec « le petit nègre » et n'a donc rien de péjoratif). [...] Ce mouvement d'émancipation de l'écrivain et de l'écriture se fera donc essentiellement à l'encontre du français [...] si bien que ce fut dans l'écriture poétique qu'il eut les premiers soubresauts, les premières licences, l'introduction des vocables indigènes chez Senghor et Césaire entre autres.859

La stratégie adoptée par Senghor n'est pas de déconstruire le français pour le reconstruire sous une forme africaine mais de le submerger avec les mots africains tout en gardant la structure du français, comme l'illustre l'extrait ci-dessous :

Il n'y aurait pas de chant si tar et darbouka n'accomplissaient l'orchestre, prêtant leur

Rythme syncopé aux kamenjahs et aux rebabs, au naï suave oud lyrique, au quanoun. (O. Po : 312)

Cependant, il sait que ce submergement peut être un danger pour la langue française :

Disons qu'il y a un danger d'enrichissement désordonné et c'est la raison pour laquelle il y a, n'est-ce pas, une Académie française et les « séances du jeudi ». (...) Du point de vue de la syntaxe, il faut combattre les modifications quand ces modifications ne s'harmonisent pas avec les caractères fondamentaux du français. Les négro-africains, par exemple, ont tendance à créer des expressions imagées : mais il faut garder le sens de l'économie et de la mesure du français860.

Lilyan Kesteloot a vu juste lorsqu'il dit que Senghor s'est montré prudent face aux transformations qui s'opèrent dans la langue française :

Le travail du héraut noir est de s'attaquer à l'oppresseur ; « de défranciser la

langue, de la concasser » annonce Blachère ; de « subvertir le français » propose plus

858 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », Esprit, op. cit., p. 384

859 Lilyan KESTELOOT, « Négritude et créolité », op. cit., pp. 39-40

860 Léopold Sédar SENGHOR, Notre librairie, n°81, op. cit., p. 103

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calmement Maryse Condé ; de « faire des bâtards à la langue française » répétera à l'envie Massa Magan Diabaté ; de « décrasser les mots, les brouiller, les prendre à rebrousse-poil » avait déjà écrit Senghor en 1952 mais [...] aujourd'hui l'académicien se montre plus prudent : « nous sommes pour une langue française, mais des variantes, plus exactement des enrichissements régionaux ».861

Nous comprenons dès lors qu'avec Senghor le concept de Francophonie ne concerne pas simplement le fait pour tel individu de parler français ou d'écrire en français, mais renvoie en fait de le maîtriser et de l'enrichir avec des variantes régionales sans altérer la logique et la clarté du français. L'utilisation de la langue française avec les variantes régionales est le fondement même de la Francophonie. C'est pourquoi, il a souhaité l'entrée d'un plus grand nombre de mots africains dans le dictionnaire français, comme l'asserte-t-il :

Et je pense justement que mon rôle à l'Académie est de faire entrer dans le

dictionnaire le plus grand nombre de mots possible des divers français de la francophonie : du français canadien, du français sénégalais, ivoirien, etc.862

Le français avec des variantes régionales donnera forcément un nouveau français. Ce nouveau français fait la force du français standard aujourd'hui, estime Alain Juppé :

Ce qui fait aujourd'hui la force du français, je dirai même son génie propre, c'est

qu'il est une langue partagée par des nations différentes dont chacune l'a enrichie de son histoire, de ses mots, de ses oeuvres, de ses idées.863

Et René Gnaléga de soutenir que

[n]ous devons intégrer nos valeurs, nos mots, notre manière d'être dans la langue [française]. [...] Par conséquent, il n'est pas utile de condamner le nouchi, le français de Moussa et les autres créations qui participent du dynamisme de la langue [française].864

Le français africanisé adopté par Senghor montre qu'il est attaché à la fois à la culture en général, à la culture africaine principalement et à la culture française. À cet effet, nous pouvons avancer que le français africanisé est également l'écriture de la double culture :

L'écriture de Senghor est si particulière à telle enseigne que l'on pourra dire qu'elle est métissée ou une écriture de la double culture [...] En effet, l'écriture de Senghor est l'alliage de la langue de Malherbe, de Molière, de Voltaire ou de Victor Hugo à celui des vocables indigènes des Négro-africains. Cet alliage du français et

861 Lilyan KESTELOOT, « Négritude et créolité », op. cit., pp. 39-40

862 Léopold Sédar SENGHOR, Notre librairie, n°81, op. cit., p. 103

863 Alain JUPPÉ, « Agir pour la francophonie », Pourquoi la Francophonie, op. cit., p. 166

864 René GNALÉGA, « Senghor et la Civilisation de l'Universel », op. cit., pp. 122-123

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des vocables africains dit que Senghor pratique une écriture de la double culture [...].865

Car, ajoutons-nous à nouveau,

Il (Senghor) a une parfaite maîtrise de la langue de ses soeurs « Téning-Ndyaré et Tyagoum-Ndyaré », de « Soukeïna », de son père « Tokor », de son oncle « Toko'Waly » et de la culture zoulou (Bayété Baba...) ainsi que celle d' « Isabelle », de la « Voix blanche de l'Outre-mer » et de « l'épiderme blanc ». Il n'est donc pas, comme le dit Jean-Paul Sartre, écartelé entre sa langue maternelle et le français pour colorer la langue d'emprunt de vocables indigènes ou africains. Au contraire, Senghor invente une écriture métissée ou une écriture de la double culture (écrire en français négrifié) parce que les Africains sont des métis culturels [...]. Car, par les modes d'expression orale ou écrite, les mots africains employés par Senghor se greffent sur la langue française. Ces deux modes d'expression cohabitent et donnent une texture non orale non écrite, les deux à la fois : c'est l'écriture de la double culture ou le français négrifié.866

N'est-ce pas ce constat qui fait dire Emmanuel Macron que la langue française « [...] est autant, voire davantage, africaine que française »867 ? Dans le cadre de la Francophonie, ce n'est pas seulement le fait d'utiliser la langue française avec des variantes régionales, mais d'appartenir à une double culture et d'avoir une autre langue que le français, estime Léopold Sédar Senghor :

Dans le cadre plus général de la Francophonie, je crois également qu'il faut que, à

côté du français académique, classique, on ait soit une langue natale, soit une ou des langues régionales.868

Dans le sillage de Senghor, Katia Haddah dira que « Par conséquent n'est francophone que celui qui parle le français à côté d'au moins une autre langue. »869 L'essentiel en Francophonie est la langue française enrichie par des langues régionales. Donc, le fait de parler le français à côté d'au moins une langue est du bluff. En effet, deux langues qui cohabitent s'influencent mutuellement, se prêtent des mots et engendrent une langue métissée ; cela dit, dans les pays où la langue française cohabite avec d'autres langues, nous aurons un nouveau français en gestation. C'est ce dont il s'agit dans la poésie senghorienne. Par conséquent, n'est francophone que celui qui parle le français africanisé. Dans l'entendement de Senghor, le français africanisé a pour rôle d'enrichir le français sans l'altérer. Il est d'un intérêt capital d'accorder du crédit à ce nouveau français qui est issu de la cohabitation du français classique et des langues

865 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 34

866 Idem., p. 36

867 « Le discours d'Emmanuel Macron à Ouagadougou », op. cit.

868 Léopold Sédar SENGHOR, Notre Librairie, op. cit., p. 104

869 Katia HADDAH, « Désespérante francophonie », Pourquoi la Francophonie ?, op.cit., p. 186

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régionales. Ce français africanisé se parle et s'écrit dans l'espace francophone. Les prémices de ce français furent visibles dans la poésie senghorienne.

Dans la poésie senghorienne, à côté du français, dit standard, se développe un nouveau français que nous avons, parmi tant de dénominations qui s'offrent à nous, préféré le nommer le français africanisé. Ce français africanisé chez Léopold Sédar Senghor a sa propre particularité. En effet, il reflète le métissage culturel de ses locuteurs dans la mesure où il se nourrit de l'apport et de l'influence des langues africaines en particulier et des autres langues en général auxquelles il emprunte, calque les figures, les images, les expressions. Cette langue doit également respecter la syntaxe phrastique française, comme le souhaite Louis De Broglie :

Mais l'enrichissement du français, s'il est à la fois souhaitable et inévitable, doit se faire d'une façon rationnelle préservant l'autonomie de la langue et restant conforme à ses origines et à son génie. Le français doit, certes, se transformer et s'accroître, mais il doit le faire sans perdre les qualités essentielles de précision et de cohérence qui ont assuré dans le passé le succès de son emploi dans le monde et la diffusion des idées dont il était l'interprète. [...] Mais il faut que le langage scientifique français, tout en se complétant et en s'enrichissant continuellement, garde cependant les qualités de précision et de clarté qui ont toujours assuré la valeur et l'élégance de notre langue et ne se transforme pas en jargon incorrect prétentieux et lourd, tout chargé de mots étrangers et de sigles obscurs.870

Chez Léopold Sédar Senghor, le français africanisé n'appauvrit pas le français standard, au contraire l'enrichit et laisse entrevoir l'énorme potentialité de créativité de ses locuteurs, et ce sens créatif qui réinvente la langue française est bien la preuve que ses auteurs maîtrisent parfaitement le français standard. Une langue qui n'évolue pas meurt, le français africanisé assure la survie du français de France par cette capacité de créativité immense, riche, intense qu'il possède. Il est né du fait que le français standard n'est pas toujours adapté aux réalités de vie africaine. Le français africanisé, en empruntant aux langues africaines des mots, assure son adoption par tous et sa popularité auprès de tous. Il constitue un apport important à la diversité linguistique et culturelle en Francophonie, et mérite que de plus en plus de spécialistes s'y intéressent car ce n'est pas un simple phénomène de mode appelé à disparaître.

En littérature, Senghor a été l'initiateur du français africanisé, et c'est ce qui l'a amené, sans doute, à théoriser un idéal de Francophonie universelle qui serait respectueuse des identités

870 Louis De BROGLIE, « Plaidoyer en faveur de la langue française », Civilisation contemporaine, Paris, Hatier, 1976, pp.139-140, Textes choisis, classés et présentés par M. A. Baudouy et R. Moussay (Louis de Broglie, Sur les sentiers de la science, Paris, Albin Michel, 1960).

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culturelles. Cela est, peut-être, la raison qui l'a amené à imaginer une langue française teintée de vocables africains qui collabore et cohabite avec les autres langues latines et les langues africaines, dites langues partenaires. Le choix de Senghor est évident, il a choisi de parler en francophone, or ce parler francophone est une langue conforme à sa situation de métis culturel, imprégné de plusieurs cultures. Ce parler francophone est ce que Jean Bernard Kouadio appelle le langage francophone, qui, selon lui, « est une alliance entre le langage français et le langage africain »871. En tant que Maître-de-langue, Senghor se doit inventer un langage capable d'exprimer sa situation de métis culturel sans trahir son amour premier de la langue française. Il a décidé de greffer la langue française avec des mots africains, d'insérer des néologismes, des images folles et des rythmes syncopés dans le génie de la langue française. Mieux, il a décidé d'inventer un langage accessible un jour ou l'autre, à tous les sens et par tous. Qu'on soit Français ou Africain, le langage senghorien est accessible, car il est un langage qui reflète la double culture du sujet parlant ou du sujet écrivant, et de ses locuteurs, voire de Léopold Sédar Senghor lui-même. Il a voulu ainsi proclamer délibérément sa culture et ses traditions africaines à travers la langue française. Il s'approprie la langue française en y introduisant des termes nouveaux, des images nouvelles, de nouvelles manières de penser et de sentir, du rythme africain, car la langue est à ceux qui la parlent en toute propriété, sans réserve ni hypothèque, et ils n'ont plus de compte à rendre de l'usage qu'ils en font à qui que ce soit. Le français africanisé est une manifestation de son engagement pour la langue française et pour les langues africaines, et l'une des raisons personnelles de l'élaboration du projet de la Francophonie, estime Michaëlle Jean :

Ainsi naîtra la Francophonie. Dans le génie de la langue française réinvestie de

tous les traits de civilisation, les mots et les imaginaires, de toutes les forces, les volontés et les aspirations des peuples qui l'ont en partage.872

Ce qui fait la force de la Francophonie aujourd'hui, c'est la langue française, parce qu'elle est une langue partagée par des personnes de nationalités différentes qui l'ont enrichie de leurs mots. L'un des phénomènes majeurs du XXIe siècle est l'irruption des valeurs nègres dans la culture occidentale, l'irruption des vocables négro-africains dans la langue française : c'est une manière pour les Noirs de contribuer à la construction de la Civilisation de l'Universel

871 Jean Bernard KOUADIO, Poétisation de la révolution dans Aurore d'Afrique à Sanoudja de Toh Bi, Mémoire de Master 2, Lettres Modernes, Université Félix Houphouët Boigny/ Côte d'Ivoire [sous la direction du Professeur Martin N'Guettia], p. 51

872 Michaëlle JEAN, Le nouvel humanisme se dit en français, disponible sur http://www.huffingtonpost.fr/michaelle-jean/le-nouvel-humanisme-se-dit-en-francais_a_21903173/

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prônée par Léopold Sédar Senghor, et d'apporter ainsi aux lettres françaises leurs touches africaines. Le français africanisé est le fait de s'exprimer en français de France sans pour autant nier ses langues maternelles. Il est aussi la langue de la culture de la Civilisation de l'Universel, c'est-à-dire de la Francophonie. À travers le français africanisé, Senghor envisage, pour la Francophonie, que les locuteurs du français enrichissent la langue française de leurs particularismes linguistiques ou de leurs créativités sans modifier la logique du français. Le français africanisé ou « négrifié » est un métissage linguistique qui fait du français un usage relevant de la révolte et de l'affirmation de soi face au colonisateur. Il dit aussi une identité autre que française et africaine, mais une identité francophone.873

Au centre de la conception senghorienne de la Francophonie se trouve, également, l'homme en général et l'homme noir en particulier. Pour Senghor, il faut façonner, c'est-à-dire éduquer, l'homme noir moralement, intellectuellement et spirituellement. Mieux il faut inculquer aux Africains l'humanisme francophone. Dans sa poésie, le peuple noir est la matière de modelage que Senghor cherche à donner forme en l'inculquant les valeurs de la Négritude et de la Francité. Il oriente sa réflexion sur le devenir du peuple noir. Par amour de ce peuple, de tous les peuples noirs opprimés, il décide d'être « Ambassadeur du peuple noir »874 à « l'assemblée des peuples »875 pour « les élections des Hautes-sièges »876. Cette ébauche permet d'aborder le troisième point de ce chapitre. Il s'agit de montrer que le peuple noir occupe une place de choix dans la conception senghorienne de la Francophonie. Il est question de voir les missions que s'assigne Senghor auprès du peuple noir qu'il a choisi de défendre, ainsi que les images qui reflètent ces missions. Nous allons voir comment « il soutient que la Francophonie est une occasion, une possibilité pour le continent africain de participer à la renaissance du monde, de s'ouvrir aux autres, d'aller à la rencontre de l'humanité »877. En fait, il est question de montrer que Senghor n'exclut point le peuple noir dans la conception de la Francophonie, au contraire la reconnaissance de ce peuple donne sens, et justifie l'existence de la Francophonie senghorienne.

873 La problématique identitaire sera l'objet d'étude de notre troisième partie du travail. La question d'identité francophone, quant à elle, sera abordée dans le chapitre trois de la troisième partie.

874 Cf. « Épitres à la princesse », Éthiopiques, op. cit., p. 133

875 Cf. « Que m'accompagnent Koras et Balafong », Chants d'ombre, op. cit., p. 32

876 Cf. « Épitres à la princesse », Éthiopiques, op. cit., p. 134

877 Ibrahim DIOP, « Senghor entre Francophonie et dialogue interculturel », op. cit., p. 10

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3. LE CHOIX DU PEUPLE NOIR

Le peuple noir est le seul peuple à qui l'on a dénié l'humanité et la civilisation. Il est le seul peuple à qui l'on dit qu'il n'a rien inventé, rien créé, rien écrit, rien sculpté, rien peint, rien chanté, rien donné à l'humanité, rien produit.878 Il a été réduit à l'esclavage universel (qui a connu la traite négrière). Il est aussi le seul peuple dont la chair fut hostie de guerre, et qui continue à croire en une superstition de damnation éternelle en vouant un culte imaginaire à la supériorité et à la technique de l'Occident. En plus, ce peuple s'est résigné à rester de simple observateur de l'évolution du monde et de simple consommateur, parce qu'on lui a fait croire qu'il était un peuple vaurien, dénué de toutes valeurs morales et de bon sens. Léopold Sédar Senghor récuse toutes ces idées reçues et non fondées. Le peuple noir et lui ne sont pas des « hommes du coton du café de l'huile [ni des] hommes de la mort »879 mais « le levain qui est nécessaire à la farine blanche »880 et qui répondent « présents à la renaissance du Monde »881. Il décide de rompre « les remparts décrétés »882 par les Occidentaux dont l'objectif est de mettre le peuple noir hors compétition afin de toujours le biaiser. Il se présente alors comme « l'ambassadeur du peuple noir »883 à « l'assemblée des peuples »884, ici, la Francophonie, pour défendre les valeurs intrinsèques de ce peuple.

La Francophonie est là pour transcender les divisions, les clivages entre les Arabes, les Négro-africains et les Occidentaux en les conduisant à la Civilisation de l'Universel. L'incapacité et la passibilité du peuple noir de se situer dans une civilisation qui se métisse et de se prendre en charge soi-même amène Senghor à se porter volontairement comme l'éveilleur de conscience, parce qu'il est sûr que le peuple noir n'est pas seulement consommateur, mais producteur de civilisation. En Francophonie, ce qui importe est le devenir de l'homme peu importe la couleur de sa peau, sa race, mais qu'il soit homme, c'est-à-dire humain. Cependant, le constat est clair, le devenir de l'homme noir préoccupe plus Senghor que tout :

878 Cf. Aimé CÉSAIRE, Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983, pp. 44-46

879 Cf. « Prière aux masques », op. cit., p. 22

880 Idem., p. 21

881 Ibidem., p. 21

882 Cf. « Pour Emma Payelleville l'infirmière », op. cit., p. 18 883Cf. « Épitres à la princesse », op. cit. (loc. cit.), p. 133

884 Cf. « Que m'accompagnent Koras et Balafong », op. cit., p. 32

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J'ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan toute la race paysanne par le monde. (Po : 28)

Car « [sa] tâche est d'éveiller [son] peuple [...] »885 et de porter « [sa] récade à l'assemblée des peuples »886. Cela est un honneur pour lui, un honneur de servir le peuple noir : « Pour l'amour de mon Peuple noir »887 ou « Me voici rendu à mon Peuple à mon honneur. »888 Et, le peuple a entièrement confiance en lui : « J'ai la confiance de mon Peuple [...] »889. En plus, il se veut la bouche et la trompette du peuple : « Non d'être la tête du peuple, mais sa bouche et sa trompette »890. Il ne veut pas être seulement le chef du peuple mais également son porte-parole afin de dire le message inouï de ce peuple. Il décide, ainsi, de mettre son art à la disposition du peuple, c'est-à-dire sa poésie, qui « se fait chant, parole et musique en même temps »891 : « Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère [...] de sang ? »892. Ce frère de sang se nomme Léopold Sédar Senghor. Il dit :

Je chante dans mon chant tous les travailleurs, et tous

les paysans pêcheurs pasteurs

Qui déchantent au chant de la moisson

[...]

O tous mes frères, que je chante votre sang rouge, vos

labeurs blancs mais vos joies noires

Que je chante pour qui je chante

Je chante l'oriflamme de l'Afrique aux forces essentielles. (O. Po : 268)

Il ne veut non plus laisser la parole à des soi-disant représentants du peuple pour qu'ils truquent l'histoire et dénaturent le message que le peuple noir veut adresser au monde : « Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux/ je ne laisserai pas - non ! - les louanges de mépris vous enterrer furtivement. »893

Nous voyons à quel point le peuple noir est au centre même de la poésie senghorienne. Il en est la quintessence. Cependant, le choix fait par Senghor se présente comme une quête entreprise pour hisser l'homme noir dans l'évolution du monde qui tend vers la Civilisation de l'Universel. Autrement dit, Senghor revient en Afrique pour exhorter ses frères à l'action, leur dire de ne pas subir l'histoire mais de la faire, comme l'a su bien dit Amadou Koné :

885 Cf. « Élégie des alizés », op. cit. (loc. cit.), p. 265

886 Cf. « Que m'accompagnent Koras et Balafong », op. cit., p. 32

887 Cf. « Chaka », Éthiopiques, op. cit., p. 124

888 Cf. « Épitres à la princesse », op. cit., p. 139

889 Idem., p. 133

890 Cf. « Poème liminaire », Hosties noires, op. cit., p. 54

891 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 166

892 Cf. « Poème liminaire », op. cit., p. 53/ p. 54

893 Cf. « Poème liminaire », op. cit., p. 53

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Cela est une mission de la jeunesse noire ; car sans notre histoire, l'Afrique ne sera pas l'Afrique, l'homme noir ne sera plus qu'un bâtard aux nombreux tendances culturelles et civilisatrices, un métis qui fatalement aura oublié sa première manière d'être.894

Leur contribution est aussi nécessaire que vitale à la réalisation de la Civilisation de l'Universel. Mieux, la Francophonie se présente comme l'expression de ses efforts pour rendre au peuple noir sa dignité perdue, et demander leur apport à la construction de la Civilisation de l'Universel.

En choisissant le peuple noir, il brise les barrières et les remparts de discrimination décrétés par les Occidentaux pour établir l'égalité des races et des cultures. Il se donne le devoir de chanter les vertus de son peuple et de lui montrer la vision d'un meilleur avenir. Le temps est arrivé pour que les « énergies dormantes »895 se réveillent afin d'être la « pierre d'angle dans l'édification de la Civilisation de l'Universel »896. En effet, la Francophonie est devenue le symbole de l'aspiration à la liberté des peuples opprimés ainsi que l'incarnation de leurs rêves, de leurs valeurs et de leurs idéaux. Les peuples opprimés ont su que la langue française, héritage culturel, pouvait leur permettre de s'affirmer et d'établir de nouveaux rapports avec les colonisateurs et le reste du monde. Ils ont décidé ainsi de s'organiser autour de la langue française pour exprimer leur attente. Cela veut dire que la Francophonie est bien un concept africain né sur le sol africain pour les Africains.897 Par la Francophonie, Senghor choisit de lutter pour redonner aux peuples noirs la fierté de leurs racines africaines. Il s'agit d'une éthique à sauver, et d'une communauté à fonder.

La souffrance infligée aux peuples ségrégés dans les kraals de la misère par ceux qui ont débarqué sur les côtes africaines avec des règles, des équerres, des compas et des sextants suscite chez Senghor la compassion.898 En effet, l'enfant prodigue retourne au pays, après seize années d'errance sur les routes de l'Europe, et découvre la misère de son peuple.899 Par amour et par compassion, il choisit de s'engager auprès de son peuple qui manquait d'un véritable chef de file.900 Cela se lit dans l'extrait ci-dessous :

894 Amadou KONÉ, Les Frasques d'Ébinto, op. cit., pp. 38-39

895 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », op. cit., p. 844

896 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit.

897 L'OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) est née en 2005 sur les cendres de l'ACCT (Agence de Coopération Culturelle et Technique) qui a vu le jour en 1970 à Niamey (Niger) en remplacement de l'OCAM (Organisation Culturelle d'Afrique et Malgache), 1962.

898 Cf. « Chaka », op. cit., p. 122

899 Cf. « Le retour de l'enfant prodigue», op. cit., p. 48

900 Cf. « Épitres à la princesse », op. cit., p. 133

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Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et

s'il le faut dans l'odeur de la poudre et du canon. Conserve et enracine dans mon coeur libéré l'amour premier

de ce même peuple.

Fais de moi ton Maître de Langue, mais non, nomme-moi son ambassadeur. (Po : 49)

Senghor, non seulement de choisir le peuple noir, décide également de mourir pour ce peuple au cas où cet ultime sacrifice s'avère nécessaire. Dans le cas contraire, il souhaite être l'ambassadeur de ce peuple. Mieux, il mesure l'ampleur de son engagement, et le prix à payer est de mourir « dans l'odeur de la poudre et du canon » des oppresseurs de son peuple, si ce besoin est pressant et vital pour celui-ci.

À présent, intéressons-nous aux différentes fonctions ou images que revêt Senghor auprès de son peuple dans son oeuvre poétique. Nous recourons à la psychocritique pour relever les différentes fonctions, et à la théorie de l'énonciation pour les interpréter. Sur ce, nous superposons, d'abord, des extraits de « Chaka » et d'« Épitres à la princesse » (Éthiopiques) :

(Chaka)

CHAKA

La faiblesse du coeur est sainte...

[...1

À mon amour à Nolivé

Pour l'amour de mon Peuple noir.

[...1

CHAKA

Pour l'amour de mon peuple noir. (Po : 119/124)

(Épitres à la princesse)

Car ta seule rivale, la passion de mon Peuple

Je dis mon honneur. M'appelaient au loin les affaires de

l'État

[...1

Me voici rendu à mon Peuple à mon honneur

Et je regrette déjà tes éclats, la prison de ton charme (Po : 138-139)

La superposition de ces deux extraits d'Éthiopiques accuse l'image d'une personne qui aime passionnément son peuple à telle enseigne de tout sacrifier pour le suivre. L'emploi récurrent de « mon peuple » révèle que l'objectif principal de Senghor est le peuple noir ; quel que soit ce qu'il fera, il le fait pour le peuple noir, par exemple, sacrifier son amour pour sa femme afin d'être avec son peuple : ta seule rivale, la passion de mon peuple. En d'autres termes, la raison de son existence, c'est le peuple noir. C'est un honneur pour lui de servir son peuple : à mon honneur. Le réseau associatif qui se lit donc à partir de cette superposition est L'amour-passion : la faiblesse du coeur, à mon amour, pour l'amour de mon peuple noir, la

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passion de mon peuple, à mon peuple, à mon honneur. Cet amour-passion peut être considéré comme un acte sacrificiel qu'il pose en faveur du peuple : je regrette, la prison, les affaires de l'État... Il a un pincement de coeur, mais qu'est-ce qu'il peut faire ? Rien, c'est le peuple noir, c'est pour lui qu'il doit sacrifier les éclats et les charmes de sa femme, car son amour pour son peuple est plus ultime que l'amour qu'il a pour sa femme. Il sacrifie cet amour pour choisir son peuple. Superposons d'autres extraits pour voir comme s'opère ce choix définitif de Senghor. Il s'agit, à cet effet, de « ÉTHIOPIE (À l'appel de la race de Saba) » (Hosties noires) et de « Chaka » (Éthiopiques).

(ÉTHIOPIE/ À l'appel de la race de Saba)

- Je ne pouvais rester sourd à l'innocence des conques

des fontaines et des mirages sur les tanns

Et tremblait ton menton sous tes lèvres gonflées et tordues. (Po : 55)

(Chaka)

CHAKA

Mon calvaire.

Je voyais dans un songe tous les yeux aux quatre coins de

l'horizon soumis à la règle, à l'équerre et au compas

[...]

Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? (Po :121-122)

Nous constatons, des deux extraits ci-dessus, que le poète Senghor refuse d'être témoin passif de ce que subit son peuple. Il ne veut pas être un acteur inactif et passif, un simple témoin auriculaire et oculaire qui se contente de dire ce qu'il a entendu et vu. Non, il veut agir, il veut être actif, il veut prendre part aux souffrances de son peuple. De la superposition, deux réseaux associatifs s'accusent. Ce sont :

- La souffrance : à l'innocence des conques des fontaines et des mirages sur les tanns,

calvaire, soumis à la règle, à l'équerre et au compas, de souffrances bafouées... - L'engagement : je ne pouvais rester sourd, pouvais-je rester sourd à tant de

souffrances bafouées ( ?)...

Le poète ne pouvait rester silencieux et indifférent face à la souffrance de son peuple. La volonté

d'agir est mise en évidence par l'emploi des verbes modaux « pouvais » et « rester », et de l'adjectif qualificatif « sourd ». Cet emploi est accentué par l'interrogation : « Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? ». L'interrogation, en fait, justifie ses actes posés : le sacrifice de l'amour de sa femme. C'est une sorte de purgatoire. Ces réseaux associatifs révèlent que la souffrance du peuple noir a incité Senghor à l'engagement, et non l'amour du peuple noir. On peut dire que l'amour du peuple vient au second plan. Il est sensible aux souffrances de son peuple, et il se rend-compte aussi que le peuple a été trompé par les Occidentaux. En effet, ils débarquent sur les côtes africaines et soumettent le peuple à la règle, à l'équerre, au

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compas, à la servitude en lui faisant croire qu'ils ouvraient ses « paupières lourdes à la lumière de la foi [et son] coeur à la connaissance du monde »901 alors qu'ils pillaient ses ressources végétales et minières. Et le peuple noir crevait de faim dans les kraals de la misère902.

Senghor décide ainsi de rester auprès de son peuple en laissant sa bien-aimée en France pour s'engager. Il doit trouver une excuse pour convaincre sa femme : ta seule rivale, la passion de mon peuple ; pour l'amour de mon peuple noir ; m'appelaient au loin les affaires de l'État. Quel type d'engagement s'agit-il ? Pour répondre à cette question, nous superposons d'autres poèmes, en occurrence « Épitres à la princesse » (Éthiopiques), « Élégie des saudades » (Nocturnes) et « Élégie des alizés » (Élégies majeures).

(Épitres à la princesse)

Mon espoir est de revenir à la fin de l'Été. Ma mission sera

brève.

[...1

Ambassadeur du Peuple noir, me voici dans la Métropole.

[...1

Ma mission n'est pas d'une lune.

Le peuple noir m'attend pour les élections des hautes-Sièges,

l'ouverture des Jeux et des fêtes de la Moisson

Et je dois régler le ballet des circoncis. Ce sont là choses

graves.

[...1

Hâte-toi donc Belborg, ma mission n'est pas d'une lune

[...1

Mon séjour n'est pas d'un quartier, et déjà me poignent le

flanc les cent regrets du Pays noir.

[...1

Je te recevrai sur la rive adverse, monté sur un quadrige

de pirogues et coiffé de la mitre double, ambassadeur de

la Nuit et Lion-levant. (Po : 133-141)

(Élégie des saudades)

Ma mission est de paître les troupeaux

D'accomplir la revanche et de soumettre le désert au Dieu de la fécondité. (Po : 202)

(Élégie des alizés)

Ma tâche est d'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants Ma joie de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole ! (O. Po : 265)

Il s'agit dans ces extraits d'une mission que le poète Senghor s'assigne auprès du peuple noir. Cette mission lui est devenue une obsession à tel point d'écourter son séjour en France pour le pays noir. Il nous donne l'impression que le peuple noir a besoin d'un leader, d'un chef pour le guider. Mieux, il se proclame l'ambassadeur du peuple noir. Les réseaux associatifs qu'accuse

901 Cf. « Prière de paix », Hosties noires, op. cit., p. 93

902 Cf. « Chaka », Éthiopiques, op. cit., p. 122

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la superposition sont la mission (ma mission sera brève, ma mission n'est pas d'une lune, mon séjour, ma mission est de paître les troupeaux, ma tâche est d'éveiller mon peuple), la brièveté de la mission (brève, n'est pas d'une lune, n'est pas d'un quartier), l'ambassadeur du peuple (ambassadeur du Peuple noir, les élections des Hautes-sièges, je dois régler les ballets des circoncis, choses graves, ambassadeur de la Nuit et Lion-levant, ma mission de paître les troupeaux, ma tâche d'éveiller mon peuple).

La superposition de ces réseaux nous renvoie à l'image d'une mission ambassadoriale. En effet, il se donne une mission auprès de la Métropole : Ambassadeur du Peuple noir, me voici dans la Métropole, afin de le représenter aux élections des Hautes-Sièges pour régler le ballet des circoncis et l'apprêter aux défis à venir : ma mission de paître les troupeaux, ma tâche est d'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants. Senghor accepte d'être le porte-parole, c'est-à-dire le dyali du peuple noir : ma joie est de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole. Il se veut être le guide et l'éveilleur du peuple afin de le conduire à la communauté des « peuples fraternels »903 où sont réunis tous les peuples de « divers teints [...] de divers de traits de costumes de coutumes de langues. »904 Il refuse que d'autres personnes viennent prendre faits et causes du peuple noir, parce qu'elles ne sont pas dignes et aptes à dire les réalités africaines, et à présenter fidèlement les souffrances du peuple noir. Au contraire, elles diront ce qui leur plaît ou ce qui les arrange en tronquant l'histoire. Sa mission est, en fait, de dire à la France, à l'Occident et au reste du monde, que le peuple noir mérite le respect et l'honneur, parce qu'il les a servis.

Il y a encore d'autres fonctions que Senghor s'assigne pour défendre le peuple, telles que la fonction du poète et celle du politique. Quelle fonction préférera Senghor pour la défense de son peuple ? Nous répondons à cette question à partir d'une nouvelle superposition. Il s'agit de « L'absente », « Chaka » (Éthiopiques) et « élégie des alizés » (Élégies majeures).

(L'absente)

Mais je ne suis pas votre honneur, pas le Lion téméraire, le Lion vert qui rugit l'honneur du Sénégal

Ma tête n'est pas d'or, elle ne vêt pas de hauts desseins Sans bracelets pesant sont des bras que voilà, mes mains si nues !

Je ne suis pas le Conducteur. Jamais tracé sillon ni dogme comme le Fondateur

La ville aux quatre portes, jamais proféré mot à graver sur la pierre.

Je dis bien : je suis le Dyâli. (Po : 108)

903 Cf. « CAMP 1949/Au Guélowar », Hosties noires, op. cit., p. 71

904 Cf. « ÉTHIOPIE/À l'appel de la race de Saba », idem., p. 59

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(Chaka)

CHAKA

Mais je ne suis pas le poème, mais je ne suis pas le tam-tam Je ne suis pas le rythme. Il me tient immobile, il sculpte tout mon corps comme une statue du Baoulé.

Non je ne suis pas le poème qui jaillit de la matrice sonore Non je ne fais pas le poème, je suis celui-qui-accompagne Je ne suis pas la mère, mais le père qui le tient dans ses bras

et caresse et tendrement lui parle.

[...]

CHAKA

[...]

Et moi je suis celui-qui-accompagne, je suis le genou au flanc du tam-tam, je suis la baguette sculptée

La pirogue qui fend le fleuve, la main qui sème dans le ciel le pied dans le ventre de la terre

Le pilon qui épouse la courbe mélodieuse. Je suis la baguette qui bat laboure le tam-tam. (Po : 126/130)

(Élégie des alizés)

Or me voilà tout brillant d'huile comme l'or rouge, comme

le champion du Sine au début de la saison

Miel dans la voix des jeunes filles - pour les noces du

Printemps on se disputera ses aigrettes.

Je dis noces avec mon peuple, et que je m'y prépare par la

veille et le jeûne.

Non, je ne suis pas prince au bandeau pourpre, pagne clas-

sique, poitrine crucifiée de cauris blancs

Je ne suis pas le guêpier de Nubie le gonolek de Barbarie

Mais combassou du Sénégal, j'ai revêtu ma livrée bise. (O. Po : 265-266)

De ces extraits, nous voyons qu'il y a une opposition entre deux réalités. Le poète nie l'une d'elles et accepte l'autre enfin. La réalité déniée est mise en évidence par un emploi négatif : mais, je ne suis pas, non ; tandis que la réalité acceptée est saisie par l'affirmation : je dis, je suis. Ces indices d'énonciation montrent que le poète Senghor est dans un dilemme, puisqu'il se dédit : je suis/je ne suis pas. Il est écartelé entre la Parole (le poème) et l'Action (Celui-qui-accompagne). En fait, ces deux réalités sont la culture et la politique. Croyant que la politique était l'excellent moyen pour défendre le peuple noir, il dénie la culture. Très vite, il se rend-compte qu'en fait ce qu'il faut à son peuple est la culture. Pour cela, il doit être dûment ancré dans sa culture. Il renonce à la politique pour se consacrer davantage à la culture : Bien mort le politique, et vive le Poète905, puisqu'il se retire définitivement et de façon volontaire de la scène politique en 1980. Ce retrait s'explique du fait que le poète est un visionnaire, certes, qu'il est parfois loin du peuple, voire plus loin que le sont les politiques, mais il voit venir les choses et il les prévient à temps.

905 Cf. « Chaka », Éthiopiques, op. cit., p. 128

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Il avait également confondu la culture et la politique longtemps, car ils sont nécessaires à l'épanouissement de l'homme et se valent. En fait, ils ont à peu près les mêmes méthodes d'emploi et d'opération. En effet, Senghor a porté les deux casquettes : homme politique et homme de culture. Il fut Député à l'Assemblée nationale française entre 1945 et 1959, période où les colonies françaises avaient le droit d'être représentées. Puis, Président de la République du Sénégal entre 1960 et 1980. Sa carrière politique et littéraire a conjointement débuté. Sa vie politique débute par son élection à la députation avec la publication de Chants d'ombre et s'achève par son retrait de l'arène politique avec la parution des Élégies majeures.906 Il s'est retiré de la politique pour se consacrer entièrement à son action culturelle, c'est-à-dire au service de la Négritude, de la Francophonie et de la Civilisation de l'Universel907. Cependant, il dit, ce n'est pas parce qu'il est député ou Président de la République (roi), qu'il a accepté de parler au nom de son peuple. Cette idée est mise en évidence dans l'extrait ci-dessous :

Seigneur !si je Te parle, Toi qui es l'Obscure Présence Ce n'est pas que la République m'ait nommé bon roi de mon peuple ou député des Quatre Communes. (Po : 66)

Que nous disent alors les réseaux associatifs de la superposition ? Les réseaux associatifs qu'accuse la superposition nous révèlent les images suivantes :

- Poète (Dyâli) : proféré mot à graver sur la pierre, je suis le Dyâli, le poème, le tam-tam, le rythme, la matrice sonore, le flanc du tam-tam, la courbe mélodieuse, miel dans les voix des jeunes filles, combassou du Sénégal

- Politique (Porte-porale) : le lion téméraire, le Lion vert, le Conducteur, le Fondateur, celui-qui-accompagne, le père qui tient dans ses bras, le genou au flanc du tam-tam, la baguette sculptée, la pirogue qui fend le fleuve, la main qui sème, le pied dans le ventre, le pilon qui épouse, la baguette qui bat laboure le tam-tam, le champion du Sine, prince au bandeau pourpre, le guêpier de Nubie, le gonolek de Barbarie

Ces réseaux mettent en évidence l'image d'une personne qui se veut utile, qui veut être au

service de son peuple. Mais, le problème est que cette personne ne sait quelle posture adoptée pour servir le peuple. Il veut à la fois chanter les valeurs de son peuple et les défendre et dire les aspirations de ce peuple à l'assemblée « des hommes rassemblés »908 venus des « quatre

906 Oumar SANKHARE, Poétique et Politique chez Senghor, disponible sur http://www.cercle-richelieu-senghor.org/26-les-colloques-954890/senghor-et-la-francophonie/75-poetique-et-politique-chez-senghor

907 Janet G. VAILLANT, Vie de Léopold Sédar Senghor : Noir, Français et Africain, Paris, Karthala, 2006, p. 437

908 Cf. « Élégie des alizés », op. cit., p. 263

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coins de l'horizon »909, et aux « enfants de la France Confédérée »910. Pour éviter ce dilemme, Senghor se résout à endosser les deux fonctions.

Notons également que Senghor ne se limite pas seulement à ces deux fonctions, il en revêt d'autres encore que nous mettons à nu avec « À la mort » (Chants d'ombre) et « Élégie pour Aynima Fall » (Nocturnes).

(À la mort)

Que je bondirai comme l'Annonciateur, que je manifesterai

l'Afrique comme le sculpteur de masques au regard intense Que reviendra sur l'herbe, mêlant sa voix grave au choeur

de l'aube (Po : 24)

(Élégie pour Aynima Fall)

LE CORYPHÉE

Maintenant au galop de ta locomotive, tu arrives premier

des combattants

Annonciateur de la Bonne Nouvelle... (Po : 212)

Le réseau associatif que la superposition des deux extraits ci-dessus souligne est le messager : l'Annonciateur, je manifesterai l'Afrique, mêlant sa voix grave au choeur de l'aube, Annonciateur de la Bonne Nouvelle... Ce réseau permet de dire que le poète se charge d'annoncer le message de l'Afrique : « Ah ! me soutient l'espoir qu'un jour je coure devant toi, Princesse, porteur de ta récade à l'assemblée des peuples »911. Il se considère alors comme un annonciateur, et on peut comprendre qu'il dit : je suis l'Annonciateur de la Bonne Nouvelle et j'ai pour mission de manifester l'Afrique afin que « nous nous répondions présents à la renaissance du Monde »912, « que les enfants de la France Confédérée aillent main dans la main »913, et qu'ils progressent et grandissent ensemble. Senghor se donne pour mission de valoriser et de manifester l'Afrique, et de l'unir aux autres peuples à l'évolution du monde. Ceci est soutenu par Abdoul Diouf :

La Francophonie est née en Afrique, et l'Afrique constitue, depuis lors, pour une

grande part, la raison d'être et d'agir de la Francophonie. En d'autres termes, une Francophonie sans l'Afrique, serait une Francophonie sans avenir.914

909 Cf. « Chaka », op. cit., p. 121

910 Cf. « Prière des tirailleurs sénégalais », op. cit., p. 69

911 Cf. « Que m'accompagnent Koras et Balafong », op. cit., p. 32

912 Cf. « Prière aux masques », op. cit., p. 21

913 Cf. « Prière des tirailleurs sénégalais », op. cit., p. 69

914 Abdoul DIOUF, La Francophonie en Afrique : quel avenir ?, Discours prononcé au colloque organisé à l'Assemblée nationale en partenariat avec l'Institut français des relations internationales (Ifri), Paris, le 24 juin 2010, p. 2

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Nous comprenons des propos d'Abdoul Diouf que l'Afrique, autrement dit le peuple noir, est l'avenir de la Francophonie. Senghor n'affirme pas le contraire :

Je voudrais rappeler, simplement, que nous avons été trois Africains, Habib

Bourguiba, Hamani Diori et moi, à lancer, plus que le mot, l'idée de la Francophonie.915

La naissance de la Francophonie en Afrique est mise en évidence par un passage de « Que m'accompagnent Koras et Balafong » dans Chants d'ombre : « Entouré de mes compagnons lisses et nus et parés des fleurs de la brousse ! f...] je coure f...] porteur de ta récade à l'assemblée des peuples. »916

L'Afrique représente pour la Francophonie à la fois son passé, son présent et son avenir. En effet, c'est dans les années 1960, il lança l'idée de la Francophonie avec le Tunisien Habib Bourguiba et le Nigérien Hamani Diori afin que le Noir puisse irriguer des eaux de sa sensibilité le rationalisme mécaniste de la vieille Europe. Senghor se donne la mission de susciter le peuple noir à l'action, parce que l'Afrique est le continent de demain :

L'avenir de l'humanité est dans cette Afrique qui se réveille peu à peu de son

sommeil millénaire, qui prend conscience d'elle-même et qui est le continent de demain.917

Mieux, « L'orchestre de la convergence pan-humaine ne serait pas complet, ne serait pas humain s'il y manquait la section rythmique de la Négritude. »918

La Francophonie est due par la sublimation de la souffrance du peuple noir et par la volonté de ce peuple à vouloir participer à l'évolution du monde. Senghor se voit également confier d'autres missions. Il endosse une grande responsabilité dans la défense du peuple noir. Pour appréhender cette responsabilité endossée par Senghor, il nous faut superposer d'autres textes. Ce sont « Chaka » (Éthiopiques) et « Élégie des circoncis » (Nocturnes).

(Chaka)

LE CORYPHÉE

Tu es Zoulou par qui nous croissons dru, les narines par quoi nous buvons la vie forte

Et tu es le Doué-d'un-large-dos, tu portes tous les peuples à peau noire. (Po : 127)

(Élégie des circoncis)

915 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit.

916 Cf. « Que m'accompagnent Koras et Balafong », op. cit., pp. 26-32

917 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., p. 142

918 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 91

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Maître des Initiés, j'ai besoin je le sais de ton savoir pour percer le chiffre des choses

Prends connaissance de mes fonctions de père et de lamarque Mesurer exactement le champ de mes charges, répartir la moisson sans oublier un ouvrier ni orphelin. (Po : 200)

Nous voyons se former, dans cette nouvelle superposition, le réseau de la responsabilité paternelle : Tu es Zoulou, tu es Doué-d'un-large-dos, tu portes tous les peuples à peau noire, mes fonctions de père et de lamarque, mesurer exactement le champ de mes charges, répartir la moisson sans oublier un ouvrier et un orphelin. Ce réseau associatif présente à la fois l'image d'un père protecteur et d'un arbitre. Léopold Sédar Senghor se considère comme le père du peuple noir, le chef dont la fonction est essentiellement d'arbitrer équitablement afin que personne ne manque de rien. La tâche est immense. Pour assurer cette tâche, il faut une préparation intense et du courage. Ceci explique les différentes fonctions de Senghor auprès de son peuple, comme nous l'avons mis à nu, avant d'arriver à cette ultime fonction : la responsabilité paternelle. Il décide de protéger et de conduire le peuple noir peinant, le peuple noir paysan, toute la race noire par le monde vers une convergence panhumaine, vers l'universel des cultures qui aboutira, bien sûr, à la Francophonie. Il veut permettre aux Noirs de vivre avec leur temps et de comprendre qu'une tradition existe certes, mais qu'un monde moderne se construit, que leur contribution est nécessaire. La Francophonie est pour lui un moyen d'y parvenir. Elle consiste, pour Senghor, à libérer le peuple noir de la complexité en revendiquant sa liberté politique et culturelle, faire connaitre à l'Occident les aspirations des peuples asservis.

La Francophonie chez Senghor a un double objectif : réhabiliter le peuple noir en valorisant sa culture, et lui permettre de participer à la construction de la Civilisation de l'Universel.919 Abdoul Diouf s'inscrit dans cette logique de pensée en disant que l'avenir de la Francophonie est « étroitement confondu avec celui d'une Afrique, destinée à prendre toute sa part dans l'universel senghorien, dans le grand rendez-vous du donner et du recevoir. »920 Ce qui sous-entend que l'Afrique et le peuple noir incarnent, pour la Francophonie, son avenir. Le devenir de la Francophonie est le devenir du peuple noir. En d'autres termes, le peuple noir est l'épicentre la Francophonie, car dans l'universel senghorien, le peuple noir a un rôle primordial à jouer, celui d'apporter sa chaleur, son émotion, son humanisme à une Europe, jadis, divisée :

Que nous répondions présents à la renaissance du monde Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.

Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ? (Po : 21)

919 Cela sera l'objet d'étude dans le chapitre trois du point trois de cette deuxième partie.

920 Abdoul DIOUF, La Francophonie en Afrique, quel avenir ?, op. cit.

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Il fallait une personne volontaire pour défendre le peuple noir culturellement et politiquement. Découvrant la misère du peuple noir, du monde rural, et face à l'aliénation culturelle exubérante, Senghor décide d'être cette personne. Et tous les réseaux associatifs vus accusent une seule image, celle de la mission politique et culturelle. Senghor a évidemment assuré la mission politique et culturelle pour le bien-être du peuple noir, et dans le monde. Il s'agit, dans tous les cas, de transformer le monde et de policer l'humanité : c'est-à-dire l'Homme. Finalement, il opte pour la fonction culturelle pour la libération de son peuple ; d'ailleurs c'est le peuple qui le veut : « Bien mort le politique, et vive le poète ».921 Alors, à travers la culture, Senghor décide de défendre le peuple noir : c'est là l'essentiel.922 Il est persuadé qu'avec la culture il est question de l'homme dans l'univers à sauver, mieux d'une certaine vision ontologique de l'univers. Il faut aux Noirs la culture pour les rendre à leur vérité du XXe siècle : à la Civilisation de l'Universel.

Senghor se fait, à la fois, Ambassadeur et Dyâli (poète) de la culture africaine, car il estime que les peuples africains doivent assimiler la culture et les techniques occidentales tout en approfondissant leur propre culture afin de s'associer au peuple français, voire aux peuples d'Europe.923 Comme l'illustre l'extrait ci-dessous :

Demain, je reprendrai le chemin de l'Europe, chemin de l'ambassade

Dans le regret du Pays noir. (Po : 59)

La poésie est son arme de lutte ; la culture, son champ de bataille ; la Négritude, les munitions ; et la Francophonie, sa stratégie géopolitique qui permettra au peuple noir de se libérer de l'étau colonial afin de réhabiliter sa culture minée par plusieurs siècles de clichés. Senghor se donne pour mission de restituer à la culture négro-africaine, partant au peuple noir, sa place et son rôle essentiels dans l'histoire et dans la Civilisation de l'Universel. Ce fut son combat jusqu'à sa mort. Dans ce combat, le moyen essentiel qu'il s'est doté est l'idéologie de la Négritude924 qui devrait finalement aboutir à la Francophonie. Avec la Francophonie, l'accent de sa mission est mis sur l'affirmation, la réhabilitation, la valorisation de l'homme noir et de son identité culturelle.

921 Cf. « Chaka », loc. cit., p. 128

922 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 378

923 Elimane FALL, Sarah MATELLUS, « Sénégal : Senghor 1906-2001, une vie un siècle », JA/L'intelligent, n°2137-2138, du 25 décembre 2001 au 7 janvier 2002

924 Moustapha TAMBADOU, « Politique et stratégie culturelle de Léopold Sédar Senghor », Éthiopiques, n°59, 1977 ; disponible sur http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?article367

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C'est une véritable construction idéologique fondée sur l'égalité et la complémentarité, tant morale qu'intellectuelle sur laquelle Léopold Sédar Senghor s'appuie pour élire le peuple noir au nom des valeurs humanistes afin de légitimer la culture négro-africaine et de dénier la politique d'assimilation française. En effet, « [...] il s'agit, en définitive, de faire l'homme noir dans une humanité en marche vers la réalisation totale, dans le temps et l'espace. »925 Dans ses préoccupations, la Francophonie est un outil idéologique visant la libération totale de tous les Noirs. Revaloriser le Noir, sa culture et sa civilisation ; revendiquer son droit à l'existence et à la liberté ; réécrire son histoire déformée et volée ; défendre les valeurs partagées par tous les Noirs quelle que soit leur origine et les unir aux autres peuples : tels en sont les jalons de la Francophonie senghorienne. À cet effet, Kahiudi C. Mabana affirme que

L'Afrique et l'Europe étant reliées par un même cordon ombilical, il revient au Noir d'assurer le rythme et la sensibilité pour contrebalancer le monde géométrique du Blanc. Fermant les yeux sur tous les méfaits de la colonisation, sur l'exploitation et l'esclavage perpétrés par le Blanc à l'encontre du Noir, Senghor déclare, avec une assurance qui ne manque pas de surprendre, que les Blancs et les Noirs sont destinés à vivre en harmonie dans un monde sans races ni classes sociales926.

Léopold Sédar Senghor fait du peuple noir l'élément de base, la part essentielle de la nouvelle société universelle. Pour lui, le Noir est le fer de lance du dialogue des cultures, de la symbiose des civilisations, et de la rencontre du donner et du recevoir : telle est la raison principale sur laquelle Senghor bâtit sa théorie de la Francophonie, l'expression la plus plausible de sa théorie de la Civilisation de l'Universel. Il part de l'hypothèse de renouveler la Négritude pour forger la Francophonie, comprise comme un instrument au service du dialogue interculturel.

Senghor suit une démarche dialectique dans le choix du peuple noir. En effet, il se présente d'abord comme Ambassadeur du peuple noir. En tant qu'Ambassadeur, il a la charge de mettre en oeuvre la politique extérieure, et de représenter son peuple et de le protéger. Ensuite, il se définit comme Éveilleur du peuple noir, et il se donne pour tâche de sensibiliser son peuple à l'acceptation de leur condition de colonisé mais, surtout à s'ouvrir à d'autres horizons culturels, et à participer à la Civilisation de l'Universel. Puis, vient l'image du Porte-parole. Par cette fonction, il se charge de défendre, d'expliquer et de promouvoir la culture de son peuple auprès des autres nations. Enfin, l'image du Père et du Lamarque. Avec cette fonction, il s'assigne la responsabilité de protéger, d'éduquer et d'initier le peuple noir aux valeurs humanistes dans l'évolution du monde qui se veut métis. Pour toutes ces raisons,

925 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 286,

926 Kahiudi C. MABANA, « Léopold Sédar Senghor et la Civilisation de l'Universel », Diogène, 2011/3 (n°235236), pp. 3-13

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Senghor ne pouvait que choisir la Francophonie, cet humanisme de différence, file de la liberté et soeur de l'indépendance, pour permettre au peuple noir d'être présent à l'avènement de la Civilisation de l'Universel.

Dans l'élaboration du projet de la Francophonie par Senghor, le peuple noir occupe une place importante. En fait, la souffrance et la misère du peuple noir ont été les éléments déclencheurs de son choix. Il ne pouvait rester indifférent face à la souffrance morale et culturelle du peuple noir. Il s'est assigné, ainsi, plusieurs fonctions ou missions pour revendiquer les valeurs culturelles propres au peuple noir et dissiper les préjugés sur l'Afrique. D'ailleurs, il invite le peuple noir à prendre son destin en main pour s'affirmer sans s'apitoyer désormais sur l'esclavage et la colonisation. Senghor lance un appel à l'éveil et à la responsabilité du peuple noir. À travers ce peuple, Senghor adresse un message inouï à l'occident : Nous sommes Noirs, frères des Blancs, car tous deux sont créés à l'image et à la ressemblance de Dieu, pour cela l'Europe doit nous accepter et accepter que nous lui apportons nos cultures. Pour un tel message, il faut une personne qui a du verbe et des arguments pour le transmettre. Et, cette personne habilitée à porter ce message à la France confédérée927, c'est-à-dire la Francophonie, est Senghor. En fait, par sa formation et par sa culture, il est la personne idoine pour accomplir les missions du peuple noir. En acceptant ces missions, il veut lutter plus efficacement pour que celui-ci obtienne réparation de l'injustice engendrée par le pacte colonial. Il est l'un de ceux qui veillent avec attention à ce que le peuple noir soit respecté et que les vertus de l'humanisme africain soient conservés et reconnus tout en les défendant contre la théorie de la table rase. Il réclame pour le continent africain le droit de participation à la Civilisation de l'Universel qui permet au peuple noir de s'adapter au nouveau monde à la mesure de ses aspirations et de son bien-être.

Senghor veut construire un nouvel humanisme qui soit en même temps à sa propre mesure et à celle du cosmos. À travers la Francophonie, il veut construire ce nouvel humanisme qui inclurait le peuple noir dépossédé de sa langue, de son histoire et de sa culture. Il se fait alors ambassadeur d'un esprit nouveau défendant un univers aux valeurs métissées. Cet esprit nouveau, qui s'appréhende dans sa poésie, prend en compte la culture négro-africaine et celle de l'Europe pour tendre vers l'avènement d'une Civilisation de l'Universel, expression des valeurs métisses, autrement dit expression de la Francophonie.

927 C'est en avril 1940 que Senghor a imaginé une association confédérée du peuple de France avec les peuples d'Outre-Mer. Aujourd'hui, cette association voulue par Senghor est devenue une réalité : la Francophonie.

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La première et la seule explication qu'on peut donner au choix de Senghor est la réalisation de l'homme noir dans une humanité en marche vers une Civilisation de l'Universel. Il s'agit de restituer également à la culture négro-africaine sa place et son rôle essentiel dans l'histoire de l'humanité qui s'écrit. La Francophonie, qui est un concept fondé à la fois sur le devenir de l'homme et sur la culture, sera le lieu privilégié pour le peuple noir qui se réveille de se réaliser. Le peuple noir ne sera plus piétiné par une quelconque puissance coloniale, car il aura trouvé sa dignité et sa place au sein d'une communauté de solidarité, partageant les mêmes réalités socio-culturelles. Le destin de l'humanité dépend de ce que le peuple noir sera, pour cela, il faut l'éduquer. Senghor présente donc la Francophonie « comme un monolithe autour duquel se rassemble le Peuple [noir] quand [surgira] l'événement »928, c'est-à-dire la Civilisation de l'Universel.

Le second chapitre nous a permis de mettre en évidence les raisons personnelles de Léopold Sédar Senghor dans le choix de la Francophonie. D'abord, nous avons vu qu'il a été influencé par la langue française. Cette langue lui a été imposée, mais il l'a choisie également, pour adresser au monde et aux autres hommes son message inouï. En fait, il a choisi la langue française, parce qu'elle est une langue analytique, une langue des idéaux universalistes et humanistes, une langue romantique et poétique, une langue structurée. En réalité, l'amour inconditionné de la langue française explique son choix. Senghor, estimant que cette langue exprime des valeurs humanistes, veut qu'elle soit la langue d'une communauté. Cette communauté est la Francophonie.

Cependant, il souhaite que cette langue soit empreinte d'apports linguistiques de chaque membre de la communauté ; d'où le choix du français africanisé. Ainsi, se lance-t-il dans une promotion de l'africanisation du français, c'est-à-dire il envisage de greffer les mots africains sur la langue française, voire d'insérer des néologismes, des images et des rythmes africains dans le génie de la langue français. Il a voulu s'exprimer en africain dans la langue française. Ce français africanisé, chez Senghor, est appelé le parler francophone. Il est la langue de la Francophonie, et traduit une identité autre que française et africaine : l'identité francophone. Le français africanisé mérite d'être valorisé, car il est la preuve de la richesse de la langue française et de la maîtrise de ses locuteurs. Il est le fruit d'une volonté de rendre le français apte à exprimer les réalités de la vie africaine.

928 Cf. « Élégie pour Aynina Fall », Nocturnes, op. cit., p. 208

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Il se trouve que le peuple noir est la raison personnelle de Senghor dans la conception de la Francophonie. En fait, il choisit le peuple noir, parce qu'il veut que les vertus de l'humanisme africain soit reconnues. Par le choix du peuple noir, Senghor réclame la participation des Africains à la construction de la Civilisation de l'Universel, et la restitution à la culture africaine sa place et son rôle dans l'histoire de l'humanité.

Les raisons personnelles de la conception de la Francophonie chez Senghor sont la langue française, le français africanisé et le peuple noir. Avec sa conception de la Francophonie, le français se voit métisser pour ne plus exprimer une identité culturelle française, mais une identité culturelle colorée d'apports linguistiques de ces différents locuteurs, faisant de celui-ci la langue de la Francophonie. Senghor estime que la Francophonie est capable de libérer le peuple noir du carcan de l'assimilation culturelle et de l'aider à s'ouvrir à la fraternité universelle. Nous retenons de ce chapitre que la Francophonie est la réalisation du rêve personnel de Senghor, celui de réunir tous les locuteurs de la langue française pour la valorisation d'une langue et d'une culture francophone.

Au-delà de ces raisons personnelles, nous pensons qu'il y a aussi des raisons culturelles qui expliquent la conception de la Francophonie chez senghor. En fait, Senghor appréhende la Francophonie comme une culture. Cela signifie que la Francophonie peut se définir également sur l'angle de la culture, car, comme le dit-il, la principale raison de la naissance de la Francophonie est d'ordre culturel. La Francophonie est, parce que la culture existe. Alors, il est question de savoir ce qu'implique(nt) la ou les culture(s) dans la Francophonie selon Senghor. Nous estimons qu'il a été influencé par la culture africaine. En effet, cette culture a été détruite, désintégrée par la domination coloniale des Occidentaux. Il faut réhabiliter cette culture décimée et niée par la colonisation. Lors de l'occupation coloniale, on assistait à la suppression des statues, à l'interdiction des rites sacrés, à la désagrégation de l'ordre social, et les chefs traditionnels étaient remplacés par des fonctionnaires, nommés par les colons. Ce qui veut dire, sous l'influence de la culture de l'Europe occidentale, durant la colonisation, la culture africaine a été modifiée. Le peuple noir était contraint d'abandonner sa danse, ses masques, sa religion, ses langues pour la culture et la langue du colonisateur. Senghor estime qu'il est nécessaire pour l'Africain de revenir à ses vieux baobabs, à ses cultures pour les réhabiliter afin de mieux les présenter au monde, car « ce n'est pas en se reniant qu'on vaincra le colonialisme, mais en se retrouvant, en s'affirmant. »929 Dans le dialogue des cultures, en effet, la renaissance des cultures africaines peut se faire, et la Civilisation de l'Universel se réaliser.

929 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 2, op. cit., p. 194

La solution au problème culturel est la condition sine qua non du développement et de toute croissance. Étant donné qu'il n'existe pas de civilisation universelle en soi, la Francophonie serait l'expression d'un refus d'une certaine forme de néocolonialisme au nom duquel on imposerait à l'Afrique certains modèles occidentaux930. À juste titre, il invite tout un chacun à s'enraciner en sa propre culture, au plus profond de sa propre civilisation afin de mieux s'ouvrir aux pollens fécondants venus des quatre horizons. Cela sous-entend que nous devons nous enrichir de nos divergences pour converger vers l'universel. Sa conception de la Francophonie réside obligatoirement dans l'idée d'ouverture aux autres espaces, aux autres cultures, au dialogue des cultures. Pour mieux saisir la portée de la culture dans la Francophonie et ce que cela implique, il importe de nous intéresser à ses oeuvres poétiques. C'est l'objet d'étude du prochain chapitre.

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930 Daniel GARROT, Léopold Sédar Senghor, NEA, 1978, p. 29

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CHAPITRE III : LA RENAISSANCE DES VALEURS CULTURELLES AFRICAINES ET L'OUVERTURE CULTURELLE

Au coeur de la conception senghorienne de la Francophonie se trouve, également, la culture. C'est sur elle que repose la Francophonie. Pour elle, de milliers de personnes se sont unies et continuent à s'unir pour que le projet de Senghor demeure une réalité. La culture est, en effet, un concept vaste, car elle n'est pas définissable par quelques mots931. Edward Taylor pense que

Culture, pris dans son sens ethnographique large est ce complexe qui inclut la

connaissance, la croyance, l'art, les choses morales, la loi, la coutume et toutes les autres aptitudes acquises par l'homme en tant que membre de la société932.

Cependant, elle se veut une manifestation de soi, affirmation de la différence ontologique (l'avenir de l'homme) et reconnaissance de la puissance de soi à l'étranger. Elle désigne aussi un ensemble de productions artificielles par lesquelles l'homme s'écarte de la nature, de sa nature ou l'ensemble des manières de vivre qui sont propres à une époque et à un lieu. À ce propos, Marie-Claire Gousseau laisse entendre que

la culture est faite de savoir, somme des connaissances humaines, transmise par l'enseignement, assimilée par l'Éducation ; elle anime les communautés naturelles, en particulier les métiers par le canal des techniques ; elle suscite l'harmonie sociale, nécessite un véritable humanisme, ne vit qu'ordonnée aux notions d'Être, de Vrai, de Bien, de Beau ; elle s'incarne dans les peuples, les nations, les patries et y crée un art de vivre en société aux visages multiples qui forment cependant par son unité

profonde le patrimoine universel qui est la civilisation.933

Faisant la nôtre la définition de Marie-Claire Gousseau, nous pouvons dire que la culture est la réponse à une préoccupation d'un peuple donné et qu'elle s'acquiert par l'Éducation. Ce qui sous-entend que les cultures se valent. Chez Senghor, « la culture, c'est une certaine façon,

931 Ibrahim Baba KAKE affirme qu' « aborder le problème de la culture est une opération délicate dans la mesure où ce mot a des résonances extrêmement différentes. », « Culture africaine, identité culturelle, développement, dialogue des cultures », Éthiopiques, n°40-41, 1985

932 Edward TYLOR, Dictionnaire de sociologie, Paris Armand Colin, 1991, p. 132.

933 Marie-Claire GOUSSEAU, Qu'est-ce que la cultue ?, Paris, Publisher, 1969, 102 p.

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propre à chaque peuple, de sentir et de penser, de s'exprimer et d'agir. C'est un langage commun, qui s'approche et unit les hommes, une prise de conscience et une expression de la complexité du réel : elle est style, une manière d'éclaircir les choses et les évènements. »934Puis, d'ajouter qu'elle « est, en un mot, l'âme de la société »935. Elle fait, selon la perception senghorienne, les sociétés humaines. Dès lors, une question se pose, celle de savoir pourquoi la culture est l'élément principal par lequel la Francophonie se définit.

La colonisation avait pour mission d'imposer la civilisation hellénistique à la barbarie nègre, elle avait réussi à détruire, désintégrer les cultures africaines qui semblent aujourd'hui sclérosées, marginalisées, dénudées et « ses valeurs essentielles sont à priori escamotées, taxées d'impureté, du mysticisme, d'obscurantisme et traitées de toutes maladies ».936 L'Africain, fasciné, ébahi, attiré et divisé en lui-même par la culture occidentale, embrasse sans scrupule tout ce qui se présente à lui en abandonnant sa propre culture pour s'approprier celle des autres, devenant ainsi un nouveau type d'Africain, incapable de se définir et de se fixer, puisqu'il est coupé de sa racine culturelle. En d'autres termes, la politique coloniale était de combattre les cultures des peuples noirs conquis en leur déniant toute histoire, or un peuple sans histoire est un peuple sans identité, sans âme et sans existence.937 Conscient du fait que l'identité culturelle d'un peuple est le droit que ce peuple a de rester lui-même envers et contre toutes formes d'assimilation et de cultures, Senghor préconise le retour de l'Africain à sa source culturelle. Le retour de l'homme noir à ses sources n'est par un repli sur soi qui engendrera l'ethnocentrisme et le conservatisme, mais une attitude pour puiser avec raison et intelligence les ressources indispensables à son accomplissement, car l'homme ne peut se réaliser véritablement que par et dans sa culture, et ne peut prétendre se réaliser dans celle des autres s'il maîtrise mieux sa propre culture.

Le retour aux origines a permis à Senghor de constater que l'Afrique regorge de quelque chose de précieux à exploiter pour la réalisation de l'Homme, qu'il soit Noir ou Blanc, peu importe. La perception senghorienne du retour aux sources vient démentir ceux qui pensent qu'il est illusoire de se référer à la culture africaine.938 Il estima que la Francophonie est là pour

934 Léopold Sédar SENGHOR, Allocution lors de l'inauguration de l'Espace culturel qui porte son nom, Verson, 18 mars 1995

935 Idem.

936 Deli ZRA, L'impérialisme culturel occidental et devenir de la culture africaine : Défis et perspectives, Mémoire de fin de cycle de Philosophie,Licence, Grand Séminaire Saint Augustin de Maroua, Cameroun, 20042005

937 Référence faite au générique de l'émission « Archive d'Afrique » de la Radio France Internationale.

938 Bénézet BUJO dit qu' « il n'est pas rare d'entendre, même de la part de certaines Africains fascinés par la culture occidentale, que l'Afrique d'aujourd'hui a perdu son identité traditionnelle et qu'il est illusoire de se référer à la culture africaine. », « Culture africaine et développement : un dialogue nécessaire », Finance&Bien commun 2007/3 (N° 28-29), p. 43

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réhabiliter ces cultures africaines en les intégrant dans la Civilisation de l'Universel. Dans la même ligne de réflexion, André Malraux affirme que « seule la culture francophone ne propose pas à l'Afrique de se soumettre à l'Occident en y perdant son âme, pour elle seule, la vieille Afrique de la sculpture et de la danse n'est pas une préhistoire ; elle seule lui propose d'entrer dans le monde moderne en lui intégrant les plus hautes valeurs africaines. »939 Pourquoi Senghor choisit la culture africaine pour l'intégrer dans une Civilisation de l'Universel. Que représente pour lui la culture africaine ?

La culture africaine se caractérise par la vie qu'elle renferme, la joie qu'elle procure, le sens de l'humanisme sans précédent qu'elle offre. Ces caractéristiques s'incarnent dans l'art, la musique, la danse, l'intelligentsia. C'est la raison pour laquelle Ibrahim Baba Kake dit que « le rôle primordial de la culture africaine, faut-il le rappeler, a toujours été d'enseigner une certaine idée de l'homme et de la nature et de contribuer à l'harmonie de leurs relations. »940Parce que la culture africaine est humanisme, Senghor invite la civilisation occidentale détruite par ses propres inventions scientifiques et techniques à venir en Afrique, le continent de la vie, car la culture africaine est plus efficace pour combattre les maux de la civilisation scientifique et technique. La culture africaine pour Senghor est un formidable ciment d'union qui valorise les différences de la condition humaine. Diongue Mariétou confirme nos propos en disant que « la culture est le produit de la société en ce sens qu'elle est la synthèse dynamique que la conscience sociale élabore et fixe et constitue la solution des problèmes et conflits que la société rencontre à chaque étape de son évolution. »941 Parce que la culture est « une certaine façon propre à chaque peuple de sentir et de penser, de s'exprimer et d'agir [, voire une] symbiose des influences de la géographie et de l'histoire, de la race et de l'ethnie »942, et que la Francophonie symbolise le peuple, le mode de vie et leurs moeurs et coutumes quotidiennes au fil des époques, anciennes ou contemporaines, Senghor a estimé qu'il fallait insister pour faire admettre la culture africaine au banquet de l'Universel.943 Mieux, il fallait réhabiliter le Noir en valorisant sa culture et l'aider à participer à la construction de la Civilisation de l'Universel.

En s'appuyant sur une conception africaine de la culture, celle de considérer l'autre homme et l'autre culture comme une partie de soi, Senghor voulut réaliser une harmonieuse

939 André MALRAUX, Discours prononcé à la conférence des pays francophones, Niamey, 17 février 1969 (extrait).

940 Ibrahim Baba KAKE, op. cit.

941 Mariétou DIONGUE, « La francophonie et les langues africaines : le cas du Sénégal », Mémoire, Villeurbanne [ sous la direction de Jean Roger Fontvieille », 1980, p. 3

942 Léopold Sédar SENGHOR, Paroles, Dakar, NEA, 1975

943 Léopold Sédar SENGHOR, « Qu'est-ce que la Négritude ? », op. cit.

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symbiose des cultures en intégrant les valeurs culturelles intrinsèques de l'Afrique à celles des autres pays ayant en commun la langue française. Nous comprenons la raison pour laquelle il a mis la culture avant la politique dans sa conception de la Francophonie944, car elle est une culture qui se conçoit comme le moyen de faire participer les peuples qui en font partie à la Civilisation de l'Universel.945

Ce chapitre permet de mettre en évidence les raisons culturelles de Senghor dans l'élaboration de la Francophonie. En fait, trois raisons culturelles plausibles et susceptibles sont à élucider pour comprendre la conception senghorienne de la Francophonie. Nous verrons d'abord l'éloge de la culture africaine. Il s'agit de montrer que Senghor, à travers la culture africaine, veut révéler l'âme nègre au monde. Il est aussi question de mettre à nu les caractéristiques de la culture africaine et de voir dans quelle mesure elle peut contribuer à la Civilisation de l'Universel. Nous étudions ensuite l'ouverture culturelle. Ce qui nous amène à voir comment Senghor invite toutes les cultures, surtout la culture africaine, à s'ouvrir à tous les apports complémentaires pour converger ensemble vers l'Universel. Nous montrons également les différentes implications de l'ouverture culturelle dans cette convergence vers l'Universel sans oublier de voir comment Senghor entend faire participer le peuple noir à l'évolution du monde vers la Civilisation de l'Universel. Nous abordons aussi la question de la Civilisation de l'Universel. Nous allons étudier la manière que Senghor, en s'inspirant de la civilisation négro-africaine, définit la Civilisation de l'Universel. En outre, nous essayons également de mettre à nu les caractéristiques de cette Civilisation et démontrer qu'elle est l'expression de la conjugaison des cultures de divers horizons. Nous terminons l'analyse, dans ce chapitre, en montrant que la Civilisation de l'Universel n'est rien d'autre que la culture francophone. Pour mener à bien notre réflexion, nous recourons à la psychocritique et, si possible, à la théorie de l'énonciation.

944 Léopold Sédar SENGHOR, Message adressé à l'occasion de la semaine de la Francophonie à l'UNESCO en février 1977

945 Léopold Sédar SENGHOR, « Le français en partage », Les 50 plus belles histoires, Timée Édition, novembre 2004

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