2.2 L'éducation bilingue comme alternative
à la problématique de l'introduction des langues nationales dans
l'éducation
2.2.1 Typologie de l'éducation bilingue
Selon Hamers et Blanc (1998), cités par Yameogo (2004
: 28), l'éducation bilingue se définit comme une «
intervention pédagogique dans laquelle, dans des proportions variables,
simultanément ou consécutivement, l'instruction est donnée
dans au moins deux langues dont
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l'une est généralement la première
langue de l'élève ». Comme on peut le deviner,
l'intérêt dans une telle approche pédagogique pour Hamers
et Blanc est la prise en compte de la langue première de l'enfant dont
le rôle dans les apprentissages est défini ici par Mitrofanova et
Decherieva (1987) cités par Ilboudo (2009 : 47) :« La langue
maternelle d'un individu étant celle qu'il maîtrise le mieux, dans
laquelle il est le plus à l'aise pour exprimer avec précision ses
pensées et comprendre ses interlocuteurs, l'enseignement le plus
efficace sera précisément celui qui est dispensé dans
cette langue .»
Pour sa part, Skutnabb-Kangas (1981 : 121) propose une
définition qui insiste plutôt sur la nature des moyens que sur le
but. Ainsi, pour lui, «le terme éducation bilingue renvoie donc
au langage d'instruction et requiert qu'au moins deux langues soient
utilisées comme moyens d'instruction dans des matières autres que
les langues elles-mêmes. Ce terme n'est pas destiné à
être appliqué au but de l'éducation mais aux moyens
»7. Il est rejoint dans ce sens par Baetens Beardsmore
(2000) qui invite à la prudence quant à l'utilisation de la
terminologie d'éducation bilingue ou multilingue. Selon lui, l'un des
critères sur lesquels s'accordent les spécialistes pour
caractériser l'éducation bilingue c'est sa capacité
à « employer une seconde langue comme véhicule de
matières non linguistiques » ; partant de ce constat, il en
déduit que « les programmes scolaires où ne figurent que
des cours de langue, aussi intensifs soient-ils, n'entrent pas en ligne de
compte puisqu'il s'agit d'un programme unilingue qui ne permet que rarement
d'atteindre un niveau de compétence élevée en langue
seconde » (2000 : 1)
Fort de ces définitions, de nombreuses typologies ont
été proposées à nos jours pour caractériser
l'éducation bilingue :
- Ainsi, Mackey (1979), l'un des pionniers dans les
recherches sur l'éducation bilingue a proposé une
catégorisation qui prend en compte les domaines d'usages de la langue
(le pays, la région, l'école ou le foyer), l'orientation des
politiques linguistiques (bilinguisme national, communautaire ou individuel) et
les critères d'organisation des programmes ; tous ces
éléments coordonnés le conduisent à identifier plus
de 90 types de pratiques dites d'éducation bilingue.
- D'autres auteurs également, tels Skutnabb-kansas
(1981) ou Baetens Beardsmore (2000) élaborent des catégorisations
qui varient en fonction des milieux et des politiques linguistiques.
7 C'est nous qui traduisons de l'anglais au
français.
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Compte tenu de l'importance du nombre des modèles
d'éducation bilingue, nous ne retiendrons ici que les formes les plus
représentatives et les plus significatives pour nous, à savoir
les programmes de submersion, le bilinguisme transitionnel et de maintien
linguistique.
-Les programmes de submersion
Les programmes d'éducation bilingues dits de
submersion constituent un type de scolarisation plutôt monolingue. De
l'avis de Hamers & Blanc (1983) cités par Nikiema (2004 : 7), il
s'agit de la « scolarisation d'un élève par une
intervention pédagogique utilisant une langue autre que sa langue
maternelle ; cette scolarisation est généralement
organisée pour les locuteurs natifs de cette autre langue et de ce fait
ne tient pas compte de la langue maternelle de l'élève
». L'idée sous-jacente à cette pratique
pédagogique est que le contact permanent avec la langue d'accueil permet
son apprentissage et qu'à l'inverse l'usage de la langue maternelle,
même minime constitue un frein à l'acquisition de la langue
majoritaire. C'est un modèle pratiqué dans les pays de grande
immigration comme le Canada mais c'est surtout le type d'éducation
pratiqué dans l'enseignement classique des anciennes colonies en Afrique
et particulièrement dans l'éducation classique au Burkina
Faso.
- Les programmes transitionnels
A la différence du modèle de submersion,
« un programme de transition est un programme dans lequel les enfants
de langue minoritaire dont la langue nationale n'est pas de statut
élevé sont instruits initialement dans leur langue maternelle
pendant quelques années et dans lequel la langue maternelle est
enseignée comme si elle n'avait pas de valeur intrinsèque, mais
uniquement de valeur instrumentale » Skutnabb-Kangas (2000),
cité par Lezouret et Chatry-Komarek (2007 : 59). Ce modèle vise
principalement l'acquisition et la maîtrise de la langue seconde ; de ce
fait, l'instruction dans la langue première de l'élève
s'arrête dès lors qu'on estime qu'il a les compétences
nécessaires pour poursuivre ses études dans la langue d'accueil.
Selon Nikiema (2004 :7), « L'objectif et le résultat du recours
à ce modèle d'instruction restent cependant les mêmes que
ceux du modèle de submersion, à savoir : l'assimilation à
la culture et le monolinguisme dans la langue d'instruction ». Il
n'est donc pas ce qu'il y a de plus recommandable en matière
d'éducation bilingue.
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- Les programmes de maintien linguistiques
Le modèle d'éducation bilingue dit de maintien
« utilise à la fois une langue minoritaire et une langue
majoritaire pendant toute la durée de l'éducation de la
minorité linguistique » (Garcia, 1997, cité par
Ilboudo, 2009 : 50). Ce type de programme accorde une large plage aussi bien
à l'apprentissage de la langue seconde que de la langue première
de l'apprenant durant tout le cursus scolaire de l'élève.
Malgré la diversité des options, les
spécialistes s'accordent aujourd'hui à reconnaître que
toutes les formes d'éducation bilingues peuvent se regrouper en deux
tendances : le bilinguisme soustractif et le bilinguisme additif : «
le bilinguisme additif est un état de bilingualité dans lequel
l'enfant a développé ses deux langues de façon
équilibrée et a pu, à partir de son expérience
bilingue, bénéficier d'avantages sur le plan de son
développement cognitif ; cet état se retrouve surtout lorsque les
deux langues sont valorisées dans l'entourage socio culturel de l'enfant
». Ce modèle s'apparente, en référence à
notre description ci-dessus mentionnée, au modèle de maintien. A
l'opposé, le bilinguisme soustractif est un « état de
bilingualité dans lequel l'enfant a développé sa seconde
langue au détriment de son acquis en langue maternelle »
Hamers et Blanc (1987) cités par Ilboudo (2009 : 48) ; on
reconnaît naturellement en ce modèle le bilinguisme de submersion
ou celui de type transitionnel. Nikiema et Kabore-Paré (2010 : 35) en
concluent que « les modèles d'enseignements additifs sont ceux
dits vraiment bilingues en ce sens que la LM (langue maternelle), comme moyen
d'enseignement, n'est jamais supprimée ; On vise un très bon
niveau dans la langue maternelle et également un bon niveau dans la
langue officielle ».
Compte tenu de la multiplicité des approches de
l'éducation bilingue, on peut se demander quelles sont les choix de
modèles qui ont été opérés dans
l'expérience d'éducation bilingue au Burkina Faso.
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L'éducation bilingue au Burkina Faso
2.2.2.1 La genèse de l'éducation
bilingue
Faisant l'historique de la naissance de l'éducation
bilingue au Burkina Faso, Ilboudo (2009) identifie deux étapes
clés qui ont milité en faveur du développement de
l'école bilingue ; il s'agit de la reforme de l'éducation de 1979
et de l'expérimentation de la méthode d'Apprentissage de la
Langue Française à partir des Acquis de l'Alphabétisation
initiée en 1992 et connue sous le nom de méthode ALFAA.
- La réforme de 1979
Suite à une analyse critique de la situation de
l'éducation en 1979 qui a révélé de nombreux
dysfonctionnements, le gouvernement voltaïque (à l'époque) a
engagé une réforme du système éducatif visant
notamment l'introduction des trois principales langues nationales
(mooré, dioula, fulfuldé) comme médium
d'enseignement au même titre que le Français. Malheureusement,
cette expérimentation sera de courte durée car elle sera
interrompue en 1984, une année après l'avènement de la
révolution burkinabè, sans justification et alors même que
les évaluations intermédiaires avaient prouvé que les
écoles bilingues avaient de meilleures performances que les
écoles classiques dans des disciplines clés telles que le
français, les mathématiques, les sciences d'observation et
l'histoire géographie. Selon Ilboudo (2009), l'interruption brutale de
cette expérimentation a contribué à créer une
méfiance vis-à-vis de l'école bilingue chez les parents
d'élèves qui ont eu le sentiment que leurs enfants ont
été traités comme des « cobayes ». Exclus du
système classique mais convaincus de la performance de leur innovation,
il était nécessaire que les initiateurs du projet trouvent un
cadre plus favorable pour poursuivre leur expérimentation et prouver son
intérêt. Ce terreau favorable, ils le trouveront dans
l'éducation non formelle.
- La méthode d'apprentissage de la langue
française à partir des acquis de l'alphabétisation
(méthode ALFAA)
La méthode ALFAA est née en 1990 de
l'initiative d'une association d'alphabétisation dénommée
Manegbzanga (développement pour tous) ; désireux d'aider ses
membres à accéder au français, elle aurait soumis le
projet à son partenaire principal, l'OSEO, qui en collaboration avec des
enseignants et des chercheurs en linguistiques ont mis au point, en
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1993, la méthode ALFAA. L'objectif de cette
méthode est d'aider des adultes déjà
alphabétisés dans leur langue nationale à acquérir
un niveau de français équivalent à celui d'un
élève du cours moyen en 150 jours. Au regard du succès de
cette expérimentation qui a été étendue à
tout le pays, l'association a souhaité qu'elle soit adaptée aux
enfants âgés de 9 à 14 ans qui ont dépassé
l'âge d'être recrutés dans le système classique tout
en n'étant pas assez grands pour rejoindre le groupe des adultes.
D'après Ilboudo (2009), c'est à partir de là que serait
venue l'idée de créer des écoles d'éducation
bilingue adressée à cette frange de la population. La mise en
pratique de cette initiative connaîtra trois phases de
développement :
Il y a d'abord la phase pilote qui va de 1994 à 1998 :
au cours de cette période, l'OSEO, en partenariat avec l'association
Manegbzanga, va non seulement mettre en oeuvre son plan
d'apprentissage du français aux jeunes de 9 à 14 ans mais
profitera aussi de l'occasion pour reprendre l'expérimentation qui avait
été arrêtée en proposant un programme de
scolarisation complète bilingue langue nationale-Français. Cette
expérimentation sera confortée par les résultats
jugés satisfaisants de la première promotion
présentée au Certificat d'Etudes Primaires ; en effet, alors que
le taux de la moyenne nationale de succès au Certificat en cette
année 1998 était de 48,60%, l'école bilingue a obtenu un
taux de succès de 52,83% (Ilboudo, 2009). Ce résultat va conduire
l'expérimentation de l'école bilingue à sa seconde
phase.
La seconde phase va de 1998 à 2002 : devant le
succès inattendu de l'école bilingue, le Ministère de
l'Enseignement de Base va s'impliquer plus profondément dans cette
innovation ; cette seconde phase voit l'alignement de l'âge de
recrutement dans les écoles bilingues à celui des écoles
classiques, c'est-à-dire (7-8 ans), l'extension géographique et
linguistique de l'expérimentation pour prendre en compte les principales
langues nationales. L'un des signes majeurs de l'implication du
Ministère de l'Enseignement de Base dans le projet d'éducation
bilingue à cette période est la publication de la lettre
circulaire (N°2002-098/MEBA/SG du 18 juin) de l'année 2002
autorisant les parents et les écoles qui le souhaitent à demander
la transformation des écoles classiques de leurs localités en
écoles bilingues (cf. annexe n°1).
La dernière phase qui va de 2003 à nos jours
voit la poursuite de l'extension géographique et linguistique de cette
innovation pédagogique ; en plus de l'Etat, d'autres partenaires
s'engagent aux côtés de l'OSEO : c'est le cas de l'enseignement
catholique mais aussi d'autres organismes financiers tels que la
Coopération Suisse au Développement (Ilboudo, 2009). Au cours de
cette dernière phase de son développement, l'éducation
bilingue
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a réussi également à compléter son
dispositif de continuum éducatif en créant les espaces
d'éveil éducatif (3E) pour les plus petits (3 à
6 ans) et les collèges multilingues spécifiques (CMS) pour le
post-primaire (13 à 16 ans).
Il faut noter que si la formule d'éducation bilingue
soutenue par l'OSEO a réussi à s'imposer et à créer
un partenariat avec le MENA, d'autres formules d'éducation bilingue sont
restées dans le secteur non formel et poursuivent leurs activités
: ce sont entre autres les centres Banmanuara, les CEBNF (Centre d'Education de
Base Non Formelle, etc.. Nous utiliserons de ce fait le concept
d'éducation bilingue pour désigner la formule d'éducation
bilingue OSEO-MENA.
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