CONCLUSION
Le choix que nous avons fait de nous pencher sur le rapport
des enseignants aux langues nationales utilisées comme médiums et
matières d'enseignement a été motivé par le constat
des difficultés qu'éprouvent le système éducatif
bilingue à s'étendre selon le rythme et les espaces tels
qu'envisagés par ces concepteurs et les autorités en charge de
l'éducation au Burkina Faso.
Face aux nombreuses hypothèses qui sont aujourd'hui
mises en avant pour expliquer cet état de fait, à savoir la
situation de diglossie que connait le Burkina Faso ou la surévaluation
du succès et de l'adhésion à l'éducation bilingue
par l'OSEO, nous avons voulu savoir comment les enseignants, au-delà de
toutes ces conjectures, se situaient par rapport à ce système
éducatif ? Sont-ils influencés par les effets de la diglossie,
sont-ils réticents ou convaincus de l'efficacité des langues
nationales à servir de médium et de matières
d'enseignement ?
Pour répondre à ces questionnements, nous sommes
partis de l'hypothèse que les enseignants étaient plutôt
réticents sur la pertinence et l'efficacité du système
éducatif bilingue ; nous avons ensuite cherché à
vérifier cette hypothèse à travers trois axes de
recherches : leur rapport aux langues nationales, leur rapport au rôle
disciplinaire des langues nationales utilisées comme médiums et
matières d'enseignement et enfin leur rapport à
l'éducation bilingue de façon générale, dans sa
situation présente et à venir.
Les données que nous avons recueillies à travers
les enquêtes quantitatives et qualitatives réalisées sur le
terrain, auprès des 131 individus de notre échantillon, nous ont
ensuite permis de procéder à une analyse descriptive et
explicative du rapport des enseignants à l'éducation bilingue. Au
regard de nos hypothèses, les résultats obtenus peuvent
paraître surprenants :
- sur le plan de leur rapport aux langues nationales, il
ressort que les enseignants témoignent d'un intérêt certain
pour les langues nationales en raison de la maîtrise et de
l'investissement dont elles sont l'objet ; toutefois, on ne peut manquer de
souligner que c'est un intérêt qui est beaucoup plus guidé
par les besoins du métier d'enseignant bilingue plutôt que par une
conviction personnelle.
- En ce qui concerne le rapport aux langues nationales
utilisées comme médium et matières d'enseignement, les
résultats ne permettent pas d'affirmer que les enseignants sont sous le
coup de la diglossie comme nous l'avions supposé ; même s'ils
admettent que
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l'utilisation des langues nationales comme disciplines
d'enseignement entraine des effets néfastes sur les apprentissages, ou
qu'elle a besoin d'être perfectionnée sur certains plans, ils
reconnaissent malgré tout leur efficacité et leurs performances
sur le plan didactique.
- Enfin, par rapport à l'intérêt scolaire
et social de l'éducation bilingue en elle-même, les enseignants se
montrent convaincus mais inquiets de la manière dont est
gérée cette innovation pédagogique et plus
précisément de son avenir.
En conclusion de tous ces constats, nous osons affirmer que
notre hypothèse de recherche qui stipulait que les enseignants sont
réticents vis-à-vis de l'enseignement bilingue est partiellement
confirmée ; elle est confirmée dans la mesure où les
enseignants sont effectivement réticents, mais partiellement car cette
réticence ne porte pas sur la capacité des langues nationales
à servir de médiums et de matières d'enseignement mais sur
les aspects structurels et organisationnels.
Au-delà et en conséquence de ces
résultats, notre recherche nous motive à approfondir deux
questions essentielles : le positionnement des autorités à qui
les enseignants reprochent leur manque d'engagement et leur indécision
vis-à-vis de l'éducation bilingue et la question des
interférences qui revient de façon récurrentes dans les
difficultés d'ordre didactique liées à l'éducation
bilingue :
-La position des autorités
A l'examen des propositions faites par les enseignants pour
permettre un meilleur essor de l'éducation bilingue, il apparait que ce
qui préoccupe les enseignants c'est moins la question des objets
d'enseignement liés à l'utilisation des langues nationales comme
médium et matières d'enseignement que la gestion de l'innovation
pédagogique elle-même ; cela rejoint largement la conclusion
à laquelle nous étions parvenus dans nos résultats,
à savoir que si les enseignants sont réticents vis-à-vis
de l'éducation bilingue, ce n'est pas en raison de l'inefficacité
des contenus d'enseignement mais bien plus à cause de son mode de
fonctionnement. Tout fonctionne comme si les autorités en charge de
l'éducation étaient encore indécises sur le sort de
l'éducation bilingue, comme s'il subsistait des non-dits qui les
empêchent d'avoir les coudées franches pour agir. Bamogo
résume en quelque sorte ce malaise :
« Depuis le début de l'implantation de
l'école bilingue jusqu'à maintenant, tous les ministres qui sont
passés étaient d'accord, réellement convaincus de la
nécessité de faire
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le bilingue , · mais pourquoi jusqu'à
présent ils ne font rien, pourquoi ça ne fait que
régresser? Ça régresse mais ça ne progresse pas
, · s'il y a des écoles qui renoncent et qui repartent dans le
classique là, c'est que ça régresse , · mais ils
ne vont jamais le dire officiellement ».
Cette indécision est-elle liée au fait que les
autorités ne croient pas réellement à l'efficacité
de l'éducation bilingue, à la question de la diversité des
partenariats et enjeux financiers évoqués par Cheron (2008) ou
est-ce simplement parce qu'ils auraient senti que ce système
éducatif ne correspond pas aux besoins de la population ?
Sur cette dernière question, Nanema (2009) avait
déjà montré que contrairement aux affirmations de l'OSEO,
certaines communautés ne choisissaient pas l'école bilingue par
conviction mais parce qu'elles avaient besoin d'une école ; dans le
même ordre d'idées, nous avons parfois senti, à travers les
discours des enseignants, que les préoccupations des parents pour
l'éducation de leurs enfants pouvaient être en décalage
avec les contenus de l'éducation bilingue. Dans le contexte de la
mondialisation, certains parents semblent plus portés à offrir
à leurs enfants des chances de maîtriser les langues
parlées à l'échelle internationale que locale. Cette
situation qui renvoie d'une certaine manière à la diglossie est
bien décrite par Sayoré ; parlant des hésitations de
l'Etat et des parents, il disait :
« Chacun veut que son enfant parle correctement le
Français , · dès le CP1 même avant le CP2, on veut
que quand le tonton va venir qu'il puisse quand même dire : "tonton
ça va ?". "D nâ n mâana wana ?"14, on n'a pas le
choix ! Voilà pourquoi on ne parle pas mooré avec les enfants
à la maison , · quelqu'un qui ne veut pas qu'on parle
mooré à son enfant, est-ce que ce « gars » là va
aller inscrire son enfant dans une école bilingue ? Ce n'est pas
possible ! »
Ce décalage de certains bilinguismes avec la
réalité avait déjà été
dénoncé par Castellotti, Coste et Moore (2001 : 102) en ces
termes :
« La réflexion en didactique des langues qui
raisonne encore essentiellement sur l'apprentissage d'une langue
étrangère en relation avec une autre considérée
comme maternelle s'inscrit en décalage à la fois des situations
de plurilinguisme de plus en plus complexes que marque l'expression des
circulations économiques, culturelles et
14 Expression en langue nationale mooré
qui signifie : « Comment allons-nous faire ? »
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professionnelles et des nouveaux besoins d'apprentissages,
dès l'école de non plus une mais plusieurs langues
étrangères plus ou moins proches ».
L'idée émise par la Ministre de l'Education
Nationale d'introduire l'enseignement de l'anglais au primaire, alors
même que la question des langues nationales n'est pas encore
résolue, n'est-elle pas d'une certaine manière une prise de
conscience de ce décalage ? (cf Burkina 24, quotidien en ligne du
10/02/2014).
Tout bien considéré, il nous semble que pour
lever les réticences des enseignants sur l'avenir de l'éducation
bilingue et motiver leur engagement, cette posture des décideurs
politiques et plus particulièrement, ceux en charge de
l'éducation au Burkina constitue une piste de recherche à
entreprendre.
- La question des interférences
Dans un domaine plus strictement didactique, il est apparu, au
regard de nos résultats, que les interférences constituaient le
handicap principal lorsqu'il s'agit de procéder au transfert des
apprentissages des langues nationales au Français. Mackey (1982 : 48)
définit l'interférence comme suit : « par
interférence nous entendons l'utilisation des éléments
d'une langue dans le discours d'une autre langue ; cela comprendra, dans notre
contexte, la manifestation des caractères de la langue première
sur le parler et les écrits des apprenants de la langue seconde ».
Dans le contexte de l'éducation bilingue au Burkina Faso, les
interférences portent notamment sur l'influence des effets des langues
nationales sur le Français, au point que cela constitue parfois une
source de complexe pour les élèves bilingues qui hésitent
à parler en présence de leurs camarades des écoles
classiques. A ce niveau, et pour rassurer les enseignants et les parents
d'élèves, nous estimons également qu'un travail
didactico-linguistique portant notamment sur les contenus d'enseignement dans
les écoles bilingues pourrait être envisagé afin
d'anticiper et d'atténuer les effets de ces interférences sur les
enseignements et les apprentissages.
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