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Le concept d'Ontologie Sociale

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par Jules Donzelot
Université de Provence - Master 1 - Maà®trise de philosophie 2004
  

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La théorie du Sujet Pluriel

de

Margaret Gilbert

Introduction.

En 1988, au moment où Margaret Gilbert publie son ouvrage intitulé On Social Facts, la notion d'ontologie sociale a déjà connu une certaine promotion. Toutefois, Elle est la première à formuler une innovation théorique en la matière, rompant ainsi avec la pratique habituelle qui consistait à analyser des auteurs classiques et à mettre à jour leur ontologie sociale. L'objectif initial de Gilbert est d'apporter une théorie nouvelle des phénomènes sociaux. Mais au fur et à mesure que sa réflexion avance, elle se déporte vers la notion de groupe social. C'est finalement à une thèse concernant les groupes sociaux qu'elle aboutit. Pour elle, les théories qui ont abordé les groupes sociaux sous l'angle d'un individualisme ontologique ou bien d'un holisme ontologique sont également dans l'erreur. En affirmant que les individus ne connaissent que leurs intérêts personnels et que, par conséquent, une collectivité n'est jamais autre chose que la somme des intérêts personnels de ses membres, l'individualisme ontologique manque l'élément qui transforme une série d'agents singuliers en un groupe social. De son côté, le holisme ontologique a tort de dénier l'importance de la pensée des individus quant à l'existence des groupes : en voulant réduire le collectif à un esprit planant au-dessus des individus, il manque, lui aussi, la propriété qui caractérise en propre les groupes sociaux humains. La doctrine de Margaret Gilbert, qu'elle qualifie d'intentionnaliste, se situe entre l'individualisme et le holisme : elle considère que le point de vue des individus est décisif quant à la formation des groupes sociaux, mais elle affirme aussi que les groupes existent, dans un second temps, par eux-mêmes. Margaret Gilbert nomme les entités que les individus forment lorsqu'ils s'assemblent de la manière qui convient sujets pluriels. On Social Facts a pour but d'argumenter en faveur de la doctrine intentionnaliste, contre les principales doctrines individualistes et holistes qui lui sont contemporaines. Et, d'autre part, le livre se donne pour objectif de déterminer les propriétés inhérentes aux sujets pluriels par une analyse sémantique de certains concepts ordinaires, comme groupe social, croyance collective, convention sociale et, beaucoup plus directement, le pronom «nous».

(1) Puisant son idée principale dans les écrits de Georges Simmel, Margaret Gilbert tente de résoudre l'opposition classique en sociologie de l'individualisme au holisme. Nous terminerons cette partie avec la formulation de la doctrine intentionnaliste de Gilbert. (Philosophie sociale et Intentionnalisme)

(2) La doctrine intentionnaliste énonce que la pensée intentionnelle de l'individu précède logiquement le phénomène social. (Philosophie du langage & Wittgenstein)

Si les phénomènes sociaux dérivent de l'intentionnalité des individus, alors on demande : Comment les individus forment-ils des collectivités ?

(3) Margaret Gilbert utilise la méthode analytique : elle analyse les usages ordinaires du pronom «nous» et en déduit les conditions de formation d'un groupe, ou sujet pluriel. (Nous est un sujet pluriel)

Gilbert découvre ainsi que l'existence des sujets pluriels repose principalement sur la combinaison de deux phénomènes : le savoir commun et l'engagement conjoint. Après avoir présenté le concept de savoir commun, nous essaierons de comprendre quel est l'apport décisif de la notion d'engagement conjoint.

(4) L'engagement conjoint, découvrirons-nous dans la dernière partie, se caractérise en ceci qu'il fait naître un certain nombre de droits et d'obligations. Gilbert entre ici sur le terrain de la philosophie morale et politique. Elle va tenter d'une part de réhabiliter la «théorie du contrat réel de l'obligation politique» et d'autre part d'argumenter contre les théories d'ontologie sociale qui font appel à des principes individualistes de moralité pour justifier le comportement des individus. La thèse de Gilbert sera que si les individus se comportent bien lorsqu'ils évoluent en collectivité, c'est uniquement parce qu'ils se sont conjointement engagés, avec les autres membres du groupe, à vivre ensemble. (engagements conjoints & obligations)

* *

I / philosophie sociale et intentionnalisme.

Margaret Gilbert a intitulé son livre On Social Facts en référence à la notion durkheimienne de «fait social». Un tel choix n'est pas anodin. Il manifeste la volonté de l'auteur de placer sa théorie au rang de celles des fondateurs des sciences sociales. Comme Durkheim, Weber ou Simmel, elle vise à formuler une théorie des phénomènes sociaux. L'intérêt d'une telle théorie est d'établir sur un plan à la fois ontologique et épistémologique les propriétés des phénomènes sociaux que les chercheurs en sciences sociales retiendront comme données concrètes. En énonçant sa théorie holiste des faits sociaux, Durkheim avait ainsi tenté de fonder la sociologie statistique. En définissant le fait social comme la rencontre de différentes subjectivités, Weber visait à fonder la sociologie compréhensive. La théorie du sujet pluriel de Margaret Gilbert vise, elle aussi, à initier une nouvelle pratique sociologique.

1) L'INSPIRATION SIMMELIENNE DE GILBERT.

Si la tradition sociologique oppose les héritiers de l'individualisme à ceux du holisme, elle ne présente en revanche aucune théorie intermédiaire à ces deux points de vue. L'un des objectifs de Gilbert est de remédier à cette lacune en proposant un nouveau concept : l'intentionnalisme. L'intentionnalisme est l'idée selon laquelle « les individus humains, afin de constituer une collectivité au sens ordinaire du terme, doivent eux-mêmes s'envisager d'une manière particulière. »8(*) Cette idée trouve son origine dans une remarque de Georg Simmel, extraite de «Comment la société est-elle possible ?»9(*). Remarque qu'elle résume ainsi : « Simmel dit que les humains doivent se concevoir eux-mêmes comme unifiés afin de constituer une collectivité. »10(*) La société existerait donc dans la mesure où les multiples points de vue individuels qui la composent portent la croyance qu'elle existe. Il ne suffit donc pas que les individus se rencontrent et passent des conventions, il ne suffit pas non plus qu'un esprit collectif planant au-dessus des individus les unissent, car il est nécessaire que les individus eux-mêmes croient que la société, au-delà des conventions et indépendamment d'un esprit collectif, existe. Telle est la voie «intentionnaliste, opposée» à l'individualisme comme au holisme.

Par l'expression d'intentionnalisme, Gilbert cherche à déterminer le lieu où une réunion contingente d'êtres humains se transforme en une collectivité. Ce lieu doit exister, puisqu'il est évident que certaines réunions d'individus donnent lieu à des collectivités lorsque d'autres ne le font pas. Quelle est la différence entre une série d'individus qui ouvrent tous simultanément leur parapluie pour la bonne raison qu'il se met à pleuvoir, et une série d'individus qui font la même chose mais parce qu'ils sont réunis sur le tournage d'un film ? Quelle est la différence entre un territoire habité par treize millions d'individus qui ne connaissent pas leur existence mutuelle et la même série d'individus une fois qu'ils ont décidée de constituer ensemble une société ? Qu'est-ce qui transforme une somme d'individus en une collectivité ? Et, par-là, quelle est la cause de l'existence d'une collectivité ?

La réponse de Simmel à ces questions était d'inspiration kantienne. Simmel produit en effet une analogie entre la question « Comment la société est-elle possible ? » et la question « Comment la nature est-elle possible ? » Pour Kant, la nature n'est pas quelque chose d'extérieur à l'homme mais quelque chose qui se constitue en l'homme. La nature est le produit de la rencontre entre la chose en soi (inconnaissable) et les formes de l'esprit humain. Répondre à la question «comment la nature est-elle possible ?» revient par conséquent à déterminer quelles sont les formes qui la constituent en tant que telle. Simmel, de son côté, considère que la société est aussi le résultat de l'activité de certaines formes. Il s'agit des formes de socialisation. Ces dernières ont pour effet de faire se rencontrer l'individu et la société dans une détermination réciproque. Pour autant, il ne s'agit pas de la rencontre entre deux unités déjà constituées : des individus-sujets d'une part et une société indépendante de l'autre. Les individus se constituent eux-mêmes au sein des relations qu'ils établissent au cours de leur existence sociale. Ils existent a priori en tant qu'organismes entiers et a posteriori en tant qu'êtres sociaux pensants :

« Entre l'individu et la société, le dedans et le dehors ne sont pas des déterminations juxtaposées - bien qu'à l'occasion elles puissent évoluer ainsi, jusqu'à se combattre - mais elles définissent la position tout à fait unitaire de l'être humain vivant en société. Son existence n'est pas seulement, du fait de la répartition de ses contenus, en partie sociale et en partie individuelle, mais elle est placée dans la catégorie formelle fondamentale, irréductible, d'une unité que nous ne pouvons pas exprimer autrement que comme la synthèse ou la simultanéité des deux déterminations logiquement opposées que sont la position d'un membre d'un organisme et l'être-pour-soi, le fait d'être un produit de la société et d'être impliqué en elle, et la vie à partir d'un centre propre et pour ce centre propre. »11(*)

Simmel désigne donc les formes de la socialisation comme le lieu où se rencontrent et se constituent les individus et la société. L'existence, autant des individus en tant qu'êtres pensants que de la société en tant qu'unité objective, trouve son fondement dans ces formes spécifiques. Le passage d'une somme d'individus à une collectivité réside donc dans l'activité des formes de la socialisation.

Quelles sont ces formes de socialisation ? Elles désignent, selon Simmel, les catégories dans lesquelles les individus se voient et voient les autres. Simmel identifie trois catégories de «formes de socialisation». La première est celle d'appartenance à un type général : je ne peux voir un autre homme sans le rattacher à un type général (par exemple, si je rencontre un officier, je verrai cet homme comme appartenant à la catégorie des officiers). La seconde catégorie est plus difficile à définir. Simmel la formule comme suit : «chaque élément d'un groupe n'est pas seulement une partie de la société, mais aussi autre chose en plus»12(*) Ainsi, lorsque je regarde l'officier que je viens de rencontrer, je sais qu'il est autre chose qu'un élément de la société, qu'il n'est pas seulement un officier. Tous les individus sont perçus a priori comme existant à la fois sur un mode socialisé et sur un mode non-socialisé. C'est-à-dire qu'ils mènent une existence indépendante de la société au sein même de l'activité de dépendance qu'ils entretiennent à son égard. La troisième et dernière catégorie est celle qui assure à l'individu la « possibilité » d'appartenir à une société. Il s'agit des places universelles que la société offre aux individus, catégorie fondamentale qui culmine dans le concept de « profession. » Cette catégorie est indispensable en ce qu'elle produit en chacun le point de vue d'être un élément actif de la totalité à laquelle il appartient, d'être un «élément social». Au-delà du contenu de ces trois catégories, retenons surtout qu'elles font basculer des organismes individuels dans la conscience de l'existence sociale (et non-sociale) en induisant en eux une série de points de vue fondamentaux. Les formes de la socialisation sont causes de la possibilité de la société dans la mesure où elles ont pour effet que les individus se perçoivent eux-mêmes comme éléments sociaux, perçoivent autrui comme élément social et même se perçoivent eux-mêmes et autrui comme étant aussi quelque chose d'autre qu'un fragment de la totalité sociale. C'est donc bien en induisant certains points de vue perceptifs que les formes de la socialisation constituent la société en tant que telle.

Nous arrivons ainsi l'idée de Gilbert qui soutient que pour qu'une collectivité existe, il faut que les individus qui en sont les membres s'envisagent eux-mêmes comme appartenant à une unité supérieure. Cette forme de perception, et non pas autre chose, est cause de l'existence de la collectivité. Gilbert parvient à affirmer cette thèse en bataillant contre les théories holistes et individualistes.

1) L'OPPOSITION ENTRE L'INDIVIDUALISME ET LE HOLISME

L'opposition entre l'individualisme et le holisme se rencontre dans les oeuvres respectives de Max Weber et d'Emile Durkheim. Ces deux fondateurs de la sociologie ont utilisé en effet des méthodes diamétralement opposées. Weber a procuré une assise théorique à ce qu'il nommait la sociologie compréhensive et Durkheim à la sociologie dite statistique. La sociologie compréhensive est la science qui vise à comprendre la société à partir du comportement des individus. La sociologie statistique, de son côté, correspond à la science qui vise à connaître les faits sociaux en étudiant leurs régularités. La première considère les individus comme incarnant les éléments irréductibles de la société : il n'existe rien au-dessus des individus qui déterminerait en retour leurs comportements. Alors que la seconde conçoit au contraire la société, par analogie aux organismes, comme un tout dont les parties inférieures servent les intérêts inhérents aux parties supérieures. Ces deux conceptions de la société considèrent ensemble que les phénomènes sociaux existent et qu'il est possible de les comprendre, mais elles s'opposent en ce que la première cherche à les comprendre par la partie (les comportements individuels) et la seconde par le tout (en considérant les comportements individuels comme fonctions de l'activité du tout social). L'opposition entre Weber et Durkheim n'est pas que méthodologique. Elle renvoie également à deux ontologies sociales. En situant l'élément actif des phénomènes sociaux dans les individus ou dans la société, elles se prononcent sur leurs modes d'existence respectifs. Le holisme de Durkheim considère en effet que la société existe comme une entité régie par des lois autonomes, alors que l'individualisme de Weber repose sur l'idée que rien n'existe au-dessus des individus.

Ces deux points de vue de Durkheim et de Weber divergent quant à l'essence de la société constituent le point de départ de la réflexion de Gilbert. Elle les examine afin de parvenir à une théorie intermédiaire entre l'individualisme et le holisme qui ne réfute à proprement parler aucune de ces deux conceptions. Elle souhaite toutefois échapper au dilemme contraignant qu'elles imposent. Pour cela, elle va s'efforcer de distinguerce qui, entre elles, est cohérent ou incohérent. Cela l'amène à affirmer que si Weber a raison de reconnaître l'importance du point de vue des individus dans l'ordre de l'explication des phénomènes sociaux, il a tort en revanche de nier toute autonomie aux collectivités qu'ils constituent. Le propos de Durkheim pose plus de difficultés, car plusieurs interprétations en sont possibles. La difficulté principale vient de ce que Durkheim définit les faits sociaux comme extérieurs aux individus. Ce rapport d'extériorité peut être entendu de deux manières : soit il nie que les constituants réels de la société sont les êtres humains en tant que porteurs d'états d'esprit particuliers, auquel cas on devra parler de holisme radical, soit il signifie seulement que les faits sociaux adviennent bien à travers les consciences individuelles, mais que la singularité de ces consciences n'intervient jamais comme élément déterminant. Gilbert s'accorde avec la seconde interprétation de Durkheim (is elle n'affirme pas pour autant qu'il s'agit de ce que Durkheim pensait vraiment13(*))

Indépendamment des cas particuliers de Weber et Durkheim, il semble possible d'isoler l'individualisme et le holisme comme dénotant deux modèles ontologiques. L'individualisme ontologique considère que « les groupes sociaux ne sont rien au-delà des individus qui en sont les membres » et le holisme ontologique que « les groupes sociaux existent en eux-mêmes »14(*). Cette distinction, de surcroît, s'impose dans la mesure où certaines théories contemporaines importantes admettent comme présupposé l'un ou l'autre de ces modèles. Ces théories peuvent relever aussi bien du domaine proprement philosophique que du domaine moral, politique, social ou encore économique. E philosophie, les travaux de Ludwig Wittgenstein ont donné lieu à de nombreuses théories holistes du langage, de l'esprit et de la société. En économie, la théorie des jeux repose sur une conception purement individualiste des phénomènes de société (conception que Gilbert qualifie de singulariste). Ces deux exemples sont importants pour nous dans la mesure où Gilbert d'une part écrit contre le singularisme et d'autre part affronte les arguments holistes de Wittgenstein afin de mettre en évidence la cohérence de sa propre conception, l'intentionnalisme.

2) CONCILIATION DU HOLISME ET DE L'INDIVIDUALISME.

La théorie du sujet pluriel vise à concilier le holisme et l'individualisme en énonçant une doctrine intermédiaire, l'intentionnalisme. L'intentionnalisme peut servir à effectuer ce passage car il combine à la fois une certaine version de l'individualisme ontologique avec une certaine version du holisme ontologique. Ces deux doctrines peuvent en effet donner lieu, selon Gilbert, aux deux interprétations différentes que voici15(*) :

Individualisme :

- Signification générale : Les groupes sociaux ne sont rien au-delà des individus qui en sont les membres

- Version forte : Les groupes sociaux sont composés d'agents singuliers qui continuent d'agir, en société, comme des agents singuliers et jamais autrement. Il n'existe pas de schème non-singulier de l'agent humain.

- Version faible : La seule réalité de la société est à chercher dans les états intentionnels dont sont porteurs les individus. Il n'existe pas d'individu collectif qui véhicule des représentations indépendamment des individus.

Holisme :

- Signification générale : Les groupes sociaux existent par eux-mêmes [in their own right]

- Version forte : L'existence d'un groupe renvoie à celle d'un esprit indépendant des individus qui constituent le groupe. Les individus ne sont pas les porteurs des représentations de l'être collectif qu'ils font exister par leur union.

- Version faible : Lorsqu'un groupe social advient, le mode d'existence des individus est modifié. Ceux-ci cessent d'envisager uniquement leur intérêt personnel pour envisager aussi l'intérêt collectif. Le schème de l'agent singulier ne convient pas aux individus membres d'un groupe.

La thèse de Gilbert consiste à affirmer que la version faible de l'individualisme est compatible avec celle du holisme. Les versions fortes, par contre, s'excluent mutuellement. L'individualisme fort conduit en effet à considérer la société comme une somme d'individus singuliers qui ne poursuivent jamais un intérêt commun en tant que tel mais uniquement des intérêts personnels. La somme de ces intérêts personnels formerait, dans un second temps, une sorte d'intérêt collectif. Mais les individus ne seraient pas capables d'envisager cet intérêt collectif comme étant « le leur. » Une telle doctrine interdit d'envisager une quelconque forme de holisme : Les individus ne changent pas d'état lorsqu'ils forment une collectivité (ils continuent de ne servir que leur intérêt personnel) et il ne peut exister aucun esprit collectif puisque celui-ci contredirait le schème de l'agent singulier. Et même, « il semble alors difficile de comprendre comment une société peut être quoique ce soit de particulier. La relation entre les agents singuliers et les collectivités apparaît comme très similaire à celle qui réside entre un nombre déterminé de pommes situées dans un petit cercle géographique et la «chose» qu'elles forment. »16(*) Le holisme fort conduit aussi à l'exclusion de toute forme d'individualisme. Une telle doctrine considère en effet que les sociétés sont des esprits collectifs qui existent indépendamment des individus. Qui plus est, les individus ne sont même pas les porteurs des représentations collectives : peu importe ce qu'ils pensent, leur comportement est déterminé par une entité indépendante de leur intentionnalité qui les dirige selon son intérêt propre et jamais selon le leur. Finalement, les individus existent mais ne comptent pas.

Si les versions fortes s'excluent, ce n'est pas le cas des versions faibles. Celles-ci, au contraire, se rejoignent dans la théorie du sujet pluriel. Il n'y aurait aucune contradiction, en effet, à considérer d'un côté que la société forme une unité objective qui existe sui generis, et de l'autre que les esprits individuels sont le seul support des représentations collectives. Ce qu'implique la théorie du sujet pluriel, d'un point de vue ontologique, est donc :

1) de renoncer au schème de l'agent singulier comme schème unique des êtres humains

2) de renoncer à l'existence d'un esprit collectif indépendant des esprits des individus

3) de reconnaître à l'être humain deux modes d'existence équivalents : le Je et le Nous.

Voici en conséquence comment, selon Gilbert, se dispose la relation entre individu et collectif :

1) Les individus sont naturellement autant disposés à former des objectifs personnels qu'à suivre des intérêts collectifs.

2) Les individus agissent donc parfois comme des agents singuliers et parfois comme les agents d'une collectivité.

3) Lorsque les individus forment ensemble un groupe social, ils connaissent un nouvel état qualitatif : ils se perçoivent eux-mêmes comme membres d'un sujet pluriel, avec tout ce que cela implique (naissance de diverses obligations, action en vue d'un intérêt partagé, etc.)

Selon la théorie du sujet pluriel les individus, lorsqu'ils forment ensemble un groupe social, deviennent donc les agents de ce groupe et de ses intérêts, mais ils ne perdent pas pour autant leur capacité individuelle à poursuivre leurs propres intérêts. L'avantage que présente cette théorie est donc double :

1) Elle permet de ne pas concevoir la société comme préexistant toujours aux individus : ce sont bel et bien les individus qui « font société », même si leur disposition à s'unir avec d'autres individus est naturelle. Il devient alors impossible d'utiliser l'idée selon laquelle la société existe indépendamment des individus pour justifier une orientation collective17(*).

2) Elle permet de ne pas considérer la société comme résultant uniquement d'une somme de conventions arbitraires passées entre les hommes. La société, au-delà des conventions qui assoient sont existence, consiste en un sentiment général d'appartenance à un sujet pluriel.

La théorie du sujet pluriel repose sur la doctrine intentionnaliste. L'expression de sujet pluriel permet de désigner le mode d'existence des collectivités. L'intentionnalisme est l'expression qui désigne le mode d'existence des individus. Selon elle, les individus précèdent toujours la société qu'ils constituent. C'est donc sur ce concept que repose l'édifice de Gilbert, celui qu'elle a monté pour affronter les arguments hérités de Wittgenstein, arguments selon lesquels l'individu ne peut exister que sur un mode social et ne peut donc pas préexister à la société. Nous allons donc nous concentrer sur le troisième chapitre de On Social Facts, « Action, Meaning, and the Social »18(*), où se trouve expliqué ce concept.

* *

* 8 On Social Facts, page 13.

* 9 Georg Simmel, Etudes sur les formes de la socialisation, 1999. - pages 63 à 79.

* 10 Id. page 17.

* 11 Simmel, Etudes sur les formes de la socialisation, p. 75.

* 12 Id. page 70.

* 13 Voir à ce propos le chapitre du livre « Marcher ensemble, Essais sur les fondements des phénomènes collectifs » intitulé « Durkheim et les faits sociaux » - 2003, traduction de Emmanuelle Betton-Gossart.

* 14 On Social Facts, p. 428.

* 15 Voir le chapitre de On Social Facts intitulé 3.2 Ontological individualism versus ontological holism. Pages 428-432.

* 16 On Social Facts, p. 430.

* 17 La version forte du holisme est souvent associée, remarque Gilbert, aux doctrines fascistes. Celles-ci, en effet, faisaient valoir l'idée de l'indépendance des intérêts de la société vis-à-vis de ceux des individus pour justifier certains actes contraires à l'opinion publique.

* 18 On Social Facts, pages 58 à 145.

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