2.2. Les problèmes posés par la physique
quantique
2.2.1. L'échec des conceptions classiques
Discontinuité et quanta
Tout d'abord il nous faut faire un rapide rappel des acquis de
la physique à la fin du dix-neuvième siècle. La
mécanique newtonienne est toute puissante et universellement reconnue.
La nature fondamentalement corpusculaire de la matière fait plus que
jamais l'unanimité, de même que le déterminisme qui
gouverne son mouvement. La physique électromagnétique
bénéficie également d'une stabilité et d'un
consensus exceptionnels, ayant permis de réunir dans une même
théorie l'optique comme l'ensemble des phénomènes
magnétiques. Il faut également remarquer que presque toute la
communauté scientifique est alors complètement immergée
dans un paradigme atomiste. Il est admis que la matière est
entièrement composée d'atomes, eux-mêmes composés
d'un ou plusieurs électrons en orbite autour d'un noyau, mais surtout de
vide. Cependant certains points concernant l'atome sont encore flous, notamment
les modalités mécaniques qui permettent à un
électron de se maintenir ainsi en orbite autour du noyau. La
thermodynamique, stimulée par la révolution industrielle, est
également très florissante, permettant d'expliquer de nombreux
phénomènes concernant les transferts d'énergie et les
rapports entre interaction moléculaire et évolution d'un
système macroscopique.
Ce sont justement des travaux de thermodynamique qui permirent
à Max Planck, au tout début du vingtième siècle,
d'introduire la constante h qui porte son nom, résultat
traditionnellement pris comme commencement à la physique quantique.
Alors qu'il tente de mesurer le rayonnement du corps noir, c'est-à-dire
la lumière émise par un métal porté à une
très haute température en l'absence de tout autre rayonnement, il
s'avère que l'énergie ne se mesure que par `'paquets''.
L'introduction de la constante de Planck correspond clairement à
l'apparition d'une certaine discontinuité dans les transferts
d'énergie observables. Pourtant Planck n'y voit encore qu'un artifice de
calcul car il partage l'idée universellement admise que l'énergie
peut théoriquement être mesurée dans des quantités
aussi petites que l'on veut.
C'est Albert Einstein qui prend toute la mesure de cette
découverte en supposant qu'à tout rayonnement lumineux
correspondent des `'grains de lumière'' (qui seront plus tard
appelés photon). Il s'agit de la première apparition du
concept de quanta par l'interprétation ontologique que fait
Einstein de la constante de Planck : si l'énergie se transmet de
manière discrète, que des nombres entiers apparaissent
inévitablement à une certaine échelle dans tout processus
de quantification de l'énergie, c'est qu'elle doit avoir une nature
corpusculaire. Par cette supposition, le jeune physicien de vingt six ans
parvient d'ailleurs à résoudre un autre problème majeur
que peinait à solutionner la physique ondulatoire, l'effet
photoélectrique. Il n'est pas nécessaire de préciser la
nature de cet effet mais il faut seulement remarquer que là où la
théorie purement ondulatoire de la lumière ne permettait pas
d'expliquer une bizarrerie de l'interaction entre matière et
lumière, une vision corpusculaire y parvient. En réalité,
Einstein voit dans cette apparition de la discontinuité
l'opportunité de réunifier dans un paradigme unique et
cohérent l'atomisme, qui pose fondamentalement la discontinuité,
et la continuité radicale qui caractérise la formulation
traditionnelle de l'électromagnétisme.
C'est également ce but là qui guide Niel Bohr
lorsqu'il parvient, en utilisant cette même constante de Planck et en
n'admettant que des transferts discrets d'énergie, de rendre compte du
fait qu'un électron en orbite autour d'un noyau atomique ne finit pas
par perdre toute son énergie pour venir s'écraser sur ce dernier
comme le prédit la mécanique de Newton. La théorie qu'il
met en place permet également d'expliquer les transferts
d'électrons qui s'effectuent entre atomes et dont la mécanique
classique ne rend pas compte non plus. Ainsi, de la même manière
que les nombres entiers apparaissent dans les mesures de Planck, seuls
certaines orbites sont permises à un électron, ce qui lui permet
de garder le même orbite sans perdre d'énergie, jusqu'à ce
qu'il émette un quantum d'énergie en passant d'une orbite
à l'autre (qui peut être d'un atome à l'autre). Bohr vient
de créer le concept de saut quantique qui n'est absolument pas
géré par la mécanique newtonienne et par conséquent
met parfaitement en évidence la contradiction qui naît entre un
tel modèle discontinuiste et les fondements de mécanique
classique.
On peut voir comment, à première vue,
l'apparition de la physique quantique correspond à une confirmation du
modèle atomiste autant qu'à l'échec des postulats de la
physique newtonienne. L'idée que la discontinuité puisse
être ontologique a le vent en poupe, mais bientôt des
problèmes théoriques directement liés à cette
discontinuité feront leur apparition.
Ondes et particules
Un des problèmes majeurs soulevés par la
nouvelle théorie quantique est que l'apparition d'une vision
corpusculaire de l'énergie est symétrique celle d'une onde de
matière. Cela ne fut pourtant pas immédiatement évident
dans un contexte où tous les objets de la physique, jusqu'à ce
moment là, appartenaient soit au domaine des corpuscules, soit à
celui des ondes. La conception ondulatoire de la lumière, ainsi
définie avec efficacité par la physique
électromagnétique, entre donc en opposition avec les grains de
lumière de nature corpusculaire de Einstein, qui montrent pourtant eux
aussi leur validité opératoire. C'est Louis de Broglie qui eut le
premier l'idée que des particules élémentaires comme le
photon devaient être pilotées par une onde pour qu'elles puissent
évoluer de cette manière une fois étudiées en grand
nombre. Là encore la rupture avec les conceptions classiques est
radicale car non seulement cette idée d'onde pilote associée
à toute particule matérielle est inédite mais aucune
théorie ne peut à ce moment là en rendre compte. L'aspect
le plus dérangeant d'une telle théorie est apparue cependant
lorsqu'elle fut confirmée expérimentalement par les
expériences de Davisson et Germer et ensuite par d'autres types
d'expériences.
La physique classique connaît un moyen très
simple, par le dispositif des fentes de Young, de montrer si un
phénomène est de nature corpusculaire ou ondulatoire. Il s'agit
tout simplement de placer entre l'instrument émettant corpuscules ou
onde et l'écran capteur un panneau percé de deux fentes. Si on a
affaire à des corps comme des billes, il est aisé pour n'importe
qui de prévoir quelle figure se présentera sur le capteur :
n'apparaîtront sur l'écran capteur que des marques
localisées pour les billes ayant étés lancées dans
l'axe d'une des fentes si seulement l'une des deux est ouvertes, ou dans l'axe
des deux si les deux sont maintenues ouvertes. On ne peut faire la
différence entre les résultats d'une expérience faite avec
les deux fentes ouvertes et l'addition pure et simple des mesures de deux
expériences effectuées une fois avec une seule fente ouverte et
ensuite avec l'autre. Dans le cas d'une onde projetée avec une seule
fente ouverte, l'écran sera marqué d'une manière assez
similaire à un phénomène corpusculaire, dans l'axe de la
source et de la fente. La différence apparaît dans le cas d'une
onde projetée lorsque les deux fentes sont ouvertes : entrant dans
deux fentes différentes l'onde se divise en deux ondes
séparées qui interfèrent alors entre elles dans
l'intervalle qui sépare le panneau de l'écran capteur. Sur ce
dernier apparaissent alors des franges d'interférence qui sont des zones
où l'onde n'a pas été détectée bien que
située dans l'axe entre la source et une fente. En d'autres termes, le
résultat de l'expérience effectuée avec une onde et deux
fentes ouvertes n'aboutit pas aux mêmes mesures que si on effectuait
successivement une expérience avec seulement l'une des deux fentes
ouvertes puis une autre avec la seconde fente et que l'on juxtaposait leurs
résultats. Cette expérience est décisive pour distinguer
les phénomènes corpusculaires des phénomènes
ondulatoires dans la mesure où seulement dans le cas de ces derniers des
franges d'interférences apparaissent.
L'expérience de Davisson et Germer est une simple
transposition de cette expérience à l'échelle quantique
grâce à un canon à électrons. Lorsque les
électrons sont projetés un part un, des marques de même
type que les marques des billes apparaissent sur l'écran capteur,
c'est-à-dire des marques individuelles, bien localisées et sans
franges d'interférence. Cela confirme leur nature corpusculaire car de
telles marques ne peuvent pas être données par des ondes. Mais les
choses se corsent lorsque les électrons sont émis en grands
nombres car des franges d'interférence apparaissent bien qu'ils soient
toujours possibles d'observer des impacts localisés d'entités
corpusculaires. Il semble donc nécessaire de traiter un ensemble de
nombreux corpuscules comme une onde et de lui donner une longueur d'onde ainsi
qu'une fréquence bien que cela soit en totale opposition avec les bases
de la physique classique.
Le plus intéressant et le plus original dans une telle
découverte ce n'est pas tant que la physique a mis en évidence un
nouvel objet aux propriétés inédites, car cela peut
arriver souvent, mais le problème naît que ce nouvel objet est
censé constituer les fondements de toute matière et de tous les
phénomènes que nous observons. Nous ne voyons pas les objets
macroscopiques qui nous entourent se déplacer comme dirigés pas
une onde, pas plus que des corps effectue des déplacements
arithmétiques dans un intervalle de temps nul comme lors d'un saut
quantique. Si la mécanique newtonienne, comme la plupart des
théories de physique classique, est fort intuitive et ne fait que
préciser des notions de mouvement et de corps qui nous sont en
réalité très familières, la physique quantique voit
apparaître des entités et des principes qui semblent totalement
hétérogènes avec notre expérience commune. Bien que
pour l'instant cela puisse être considéré -avec cependant
un manque de rigueur caractéristique- comme une vulgaire
curiosité, une telle distance entre la physique quantique et le sens
commun ne fera, comme nous le verrons plus tard, que s'accentuer.
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