2.2.2. La construction du formalisme
Fonction d'onde et vecteur d'état
L'idée d'une onde pilote ayant été
posée, il restait pour la prouver à fournir un outil basé
sur la notion d'onde capable de prédire la trajectoire d'une particule.
En effet une telle conception, aussi novatrice et séduisante qu'elle
paraisse, ne peut être rigoureusement adoptée que si elle passe
l'épreuve de l'expérience, c'est-à-dire que ses
prévisions soient avérées lors de constructions
expérimentales appropriées.
Si de Broglie n'avait pas donné de moyen
mathématique pour obtenir de telles prévisions, Edwin
Schrödinger fut celui qui permit cette validation en fournissant
l'équation qui porte son nom. La célèbre équation
de Schrödinger est une équation d'onde, c'est-à-dire qu'elle
permet de décrire et de prédire le comportement de l'onde
associée à toute particule que de Broglie avait mis en
évidence. Pour être exact il faut tout de même noter que
Schrödinger avait d'ores et déjà complètement
abandonné le concept de particule pour ne conserver que celui d'onde.
Cela montre comment une telle association entre onde et corpuscule était
particulièrement difficile à admettre à ce moment
là. Pour Schrödinger, ce que l'on peut observer comme
présentant quelques analogies avec une particule, comme l'aspect discret
des transferts d'énergie, ce sont les minuscules paquets
d'ondes qui y correspondent et qui donnent l'impression ou
l'illusion d'un objet corpusculaire. Ainsi l'électron n'est pas
un corpuscule qui gravite autour du noyau atomique mais une onde centrée
sur celui-ci. Quoiqu'il en soit l'équation de Schrödinger fournit
le moyen, encore utilisé aujourd'hui, de prédire
l'évolution dans le temps des entités étudiées en
physique quantique au moyen de fonctions d'onde.
La conception purement ondulatoire de Schrödinger montra
tout de même ses limites. Plusieurs difficultés liées
à la notion de fonction d'onde furent notées, comme la
prévision de la réaction d'une telle onde lors de collision qui
est en désaccord avec le comportement bien plus proche de celui d'un
corpuscule qui est observé expérimentalement. L'abandon du
concept d'onde permet de faire disparaître ce type de problèmes,
mais, pour d'autres raisons, il est impossible d'y substituer une conception
corpusculaire. Ainsi l'équation de Schrödinger produit ce que l'on
appelle le principe de superposition, c'est-à-dire
que, d'une manière analogue au comportement des ondes classiques, toute
interaction de deux fonctions d'onde produit une nouvelle fonction d'onde qui
réunit les deux premières et reste entièrement soumise au
principe d'évolution de l'équation. Ce principe, non seulement
rend caduque une conception corpusculaire, mais pose également une
difficulté non négligeable à une théorie
ondulatoire : une fonction d'onde évolue dans un espace à
3n dimensions, où n est le nombre de particules
qu'elle décrit (ou paquets d'ondes dans le langage de
Schrödinger).
On doit à Paul Dirac la reformulation du formalisme de
Schrödinger qui est encore beaucoup utilisée aujourd'hui et que
l'on qualifie souvent de point de vue orthodoxe. S'il y est usuellement fait
référence à des particules, c'est davantage de
système dont on parle car un système peut être
composé de plusieurs particules. On ne se prononce d'ailleurs
guère sur le statut de ces particules et sur leur nature fondamentale,
elles ne bénéficient guère mieux que d'une
définition essentiellement opératoire. Le concept de fonction
d'onde est remplacé par celui de vecteur d'état, bien
plus abstrait et neutre concernant la nature de l'objet
considéré, et ces vecteurs d'état évoluent dans des
espaces de Hilbert tout autant abstrait et dotés de n
dimensions, où n est le nombre d'observables du système
(ce qui revient au même que les 3n dimensions de la formulation
précédente et permet de conserver sans problème le
principe de superposition).
On peut dans un premier temps noter que cette reformulation
n'est que la première, et dans un certain sens le modèle
archétypal, des restructurations dont la physique quantique est
perpétuellement l'objet. Les outils mathématiques sont
globalement conservés mais les termes sont changés, plus souvent
pour des raisons de cohérence logique et théorique qu'à
cause de nouvelles données expérimentales. Dans le cas
présent le formalisme évolue vers plus d'abstraction et vers les
aspects consensuels de la microphysique, à savoir les succès
opératoires qu'elle connaît, mais d'autres reformulations plus
discutées et plus nombreuses seront proposées pour orienter la
théorie quantique vers davantage de prétentions ontologiques.
Ainsi certaines idées de de Broglie et Schrödinger, bien qu'ayant
été mises en échec par les difficultés que nous
avons évoquées, seront remises au goût du jour par des
théories tentant de surmonter ces difficultés.
Enfin, malgré le langage parfois corpusculaire de la
formulation orthodoxe de Dirac (avec les références faites
à des particules), on peut remarquer que toutes les précautions
sont prises pour qu'aucun avis ne soit donné sur la caractère
ondulatoire et/ou corpusculaire des entités quantiques. De même
aucune signification ni aucun explication n'est donnée à la
présence dans un tel formalisme d'espaces dotés de plus de trois
dimensions. Ce parti pris permit de construire un formalisme inattaquable et
très efficace mais incapable de fournir un réel discours sur la
nature des choses.
Probabilité et prévisibilité
Voyons comment la théorie quantique, dans sa
formulation orthodoxe, peut être qualifiée de statistique
ou d'ensembliste. Ces expressions peuvent s'avérer trompeuses
dans certaines circonstances mais elles possèdent une part de
vérité que nous allons dégager.
Dans un espace de Hilbert, un vecteur d'état (ou une
fonction d'onde) ne correspond pas rigoureusement à un système
précis mais à un ensemble de systèmes physiques que l'on
peut considérer comme identiques. En d'autres termes, il décrit
un dispositif expérimental reproductible et par conséquent se
définit de manière très opératoire. Cela est encore
plus clair si l'on remarque que la notion de grandeur physique est
remplacée par celle d'observable pour des raisons que nous
éclaircirons ultérieurement. Un vecteur d'état permet donc
de prédire quelle valeur de tel observable sera mesurée, non pas
sur tel système physique, mais sur un ensemble de systèmes. Il
permet donc de calculer une fréquence statistique, c'est-à-dire
le nombre de fois n que la valeur en question sera observée sur
N dispositifs expérimentaux identiques. Dans le cas d'un
système individuel, c'est-à-dire pour un dispositif
expérimental particulier, la prédiction que pouvait fournir le
vecteur d'état en terme de fréquences statistiques devient la
probabilité d'obtenir telle ou telle valeur sur l`observable
mesurée. Une réelle prédiction, c'est-à-dire la
possibilité de prédire que telle valeur sera obtenue ou pas, sur
un système individuel, n'est possible que dans les cas très
particuliers où la probabilité en question est de 1 ou 0.
L'apparition d'une théorie des probabilités en
physique n'a rien d'original, elle est très courante dans toute
entreprise prévisionnelle où les données en possession de
l'expérimentateur sont insuffisantes. En physique classique, les
probabilités sont un palliatif lié à l'absence ou à
l'imprécision de certaines données. Par exemple, si l'on ne peut
mesurer la masse de chacun des éléments d'un ensemble
observé, on prendra une moyenne et on sera alors en mesure de calculer
la probabilité que tel élément de l'ensemble soit dans tel
état. Mais la physique quantique ne dispose de rien d'autre que cette
probabilité, la question se pose alors de savoir à quoi elle
constitue un palliatif car nous ne disposons d'aucun autre moyen plus
précis de quantifier un système microscopique que le formalisme
que nous avons évoqué. De plus, par sa structure
mathématique très particulière en espaces vectoriels avec
un nombre de dimensions variable, la théorie des probabilités
utilisée par la physique quantique est très différente de
celle traditionnellement utilisée dans toutes les autres sciences, dans
un certain sens elle utilise même la théorie classique comme
sous-système. C'est pourquoi le point de vue orthodoxe, afin
d'éviter toute forme de spéculation que les physiciens pourraient
qualifier de manière quelque peu péjorative de
métaphysique, se limite à cette seule formulation abstraite en
termes de probabilités et d'ensembles statistiques, sans pour autant
admettre qu'il s'agit de la seule réalité ou que la
réalité est structurée ainsi.
Schrödinger a introduit son équation d'onde, sans
y introduire le moindre concept de probabilité car il avait
expulsé la notion de particule et avec elle celles de trajectoire et de
position. Dirac, dans la reformulation qu'il en a fait, en
réintroduisant des éléments corpusculaires à la
théorie, a transformé un outil de calcul de l'évolution
d'une onde en outil de calcul des probabilités d'observer une position
ou une trajectoire (ou d'autres observables tout autant corpusculaires). C'est
encore cet usage qui est fait traditionnellement de l'équation de
Schrödinger et qui reste en désaccord avec l'esprit dans lequel
elle a été découverte.
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