2.2.3. La notion d'observateur
Contrafactualité et contextualité
Définie par un vecteur d'état, une particule se
trouve dans un état superposé lorsque plusieurs valeurs
sont possibles pour l'une de ses observables, c'est-à-dire que plusieurs
possibilités possèdent une probabilité supérieure
à 0. De même une fois que deux particules sont entrées en
interaction, elles doivent être décrites par un seul vecteur
d'état qui n'est pas une simple addition ou un simple produit de leurs
vecteurs d'état respectifs, elles sont alors dites dans un état
enchevêtré.
Par exemple, de deux particules a et b
enchevêtrées, leur vecteur d'état commun nous apprend que
l'une sera observée dans une position x et l'autre dans une position y
quoique, avant toute mesure, nous soyons dans l'incapacité de
déterminer laquelle de a ou de b est dans la position x et de même
pour y. Le vecteur d'état associe une chance sur deux à chaque
particule d'être dans chaque position. Cela nous permet de prédire
avec efficacité que sur un ensemble statistique de n mesures
effectuées sur n paires de particules a et b dans des
dispositifs expérimentaux identiques, on doit observer (si n
est assez grand) une moitié de particules a dans la position x et
l'autre moitié dans la position y et de même pour b. Comme les
prédictions fournies par la mécanique quantique sont vraies,
c'est bien ce résultat que l'on obtient, et on est alors tenté
d'en conclure qu'avant ces mesures la moitié des particules a
étaient bien dans la position x et l'autre dans la position y. C'est ce
qu'on appelle la contrafactualité et ce type de raisonnement ne
pose aucun problème en physique classique comme dans toutes les autres
sciences empiriques.
Cependant ce raisonnement s'expose à de graves
contradictions logiques et mathématiques en physique quantique de sorte
que l'on est obligé d'en conclure que ni a ni b n'avaient avant la
mesure de position prédéfinie. Elles étaient chacune
à la fois en x et en y, ou du moins affirmer qu'elles étaient
chacune dans une seule position n'a tout simplement pas de sens. Les
prévisions de la mécanique quantique portent toujours sur la
valeur qu'aura une observable après la mesure, parler de la
valeur qu'elle a avant est dénué de sens. On doit
à Bohr la première et la plus célèbre formulation
de l'impossibilité de la contrafactualité en théorie
quantique. Il affirme sans complexe qu'une particule n'a pas de position, de
trajectoire ou n'importe quelle autre grandeur physique indépendamment
du contexte qui permet son observation. Cela le rapproche de la position
positiviste tenue par le Cercle de Vienne et qui consiste à ne
définir aucune propriété physique sans préciser le
ou les contextes expérimentaux qui permettent de la
réaliser ; bien que les philosophes de cette obédience aient
été davantage motivés par le souci de limiter tout contenu
cognitif aux possibilités offertes par la logique formelle. On appelle
cette caractéristique très spécifique de la théorie
quantique la contextualité.
Ainsi, si en physique classique plusieurs expériences
complémentaires peuvent en général être librement
associées et leurs résultats ajoutés via quelques
transformations et corrections mathématiques, la physique quantique ne
jouit pas d'une telle liberté. Toute description d'une entité
à l'échelle quantique doit préciser le contexte
expérimental qui a permis son observation. De plus, comme certaines
observables sont mathématiquement incompatibles, les expériences
qui les mettent en lumière le sont également. Enfin l'ordre dans
lequel les différentes mesures son effectuées est primordial.
C'est pourquoi on n'admet aucune grandeur physique existant en
soi mais on définit des observables dans un espace de Hilbert dont les
valeurs propres sont les valeurs que ces observables peuvent prendre lors d'une
éventuelle mesure. Cela explique également que chaque vecteur
d'état correspond à une préparation expérimentale
bien particulière. L'équation de Schrödinger permet alors de
calculer l'évolution d'un vecteur d'état entre le début de
la préparation et le moment où survient l'opération de
mesure.
Le problème de la mesure
Nous allons maintenant voir en quoi l'opération de
mesure revêt un aspect tout particulier en physique quantique, mais
rappelons tout d'abord comment elle est généralement
traitée dans les sciences physiques. L'influence que peut exercer une
mesure sur un système étudié est un fait fort connu des
scientifiques et ceux-ci disposent de moyens très efficaces pour gommer
cette perturbation de leurs résultats. Pour cela une mesure est
considérée comme n'importe quelle action physique et il suffit
qu'une expérience préalable ait pu quantifier cette influence
pour que de simples opérations mathématiques permettent de
restituer en propre ce qui revient au système étudié.
Malheureusement la théorie quantique ne peut, pour plusieurs raisons,
appliquer une telle méthode.
En l'absence de tout observateur, un vecteur d'état est
soumis à une loi d'évolution définie par l'équation
de Schrödinger. Cette dernière permet de tenir compte de
l'influence que peut subir une particule ou un système, de
prévoir les effets d'interactions entre entités microscopiques,
etc. Malgré la forme mathématique très particulière
qu'elle revêt, cette partie du formalisme quantique est presque aussi
bien maîtrisée que toute autre loi d'évolution en physique.
Le problème apparaît avec le principe de réduction du
paquet d'ondes. Comme nous l'avons vu, un vecteur d'état, sauf cas
particuliers, est un état superposé qui définit des
probabilités d'observation, c'est-à-dire que pour une observable,
chacune de ses valeurs propres est associée à une
probabilité comprise entre 0 et 1. Cependant, lorsque le système
sera effectivement mesuré, une seule valeur précise pour cette
observable sera obtenue. Outre l'aléatoire qui caractérise cette
détermination et sur lequel nous reviendrons, nous avons vu que
l'impossibilité de la contrafactualité en physique quantique nous
interdit d'en conclure que l'observable avait bien cette valeur avant qu'un
instrument de mesure rentre en interaction avec lui. Au contraire, la
théorie quantique conventionnelle, qui ne définit un
système que par le formalisme du vecteur d'état car seul celui-ci
s'avère efficace, ne peut tenir compte d'une opération de mesure
que par une modification soudaine du vecteur d'état, qui cesse
d'être dans un état superposé, et au cours de laquelle
toutes les valeurs propres de l'observable tombent à 0, sauf une qui
prend la valeur 1. Tout le problème réside dans le fait qu'une
telle modification du vecteur d'état ne semble pas du tout être
prévisible au moyen de l'équation de Schrödinger.
Non seulement il est particulièrement gênant en
physique que deux principes d'évolution soient nécessaires pour
rendre compte de l'influence que peut subir un système, mais cela pose
un grave problème épistémologique que la séparation
entre les champs d'application de ces deux principes soit aussi floue. En effet
le premier principe définit l'évolution `'normale'' du
système tandis que le second s'applique spécifiquement à
toute opération de mesure. Celle-ci se trouve alors dans en position
d'exception et il est nécessaire d'établir une définition
précise de ce qu'est une opération de mesure, un instrument de
mesure et un observateur. C'est un problème qui a fait couler beaucoup
d'encre et il semble impossible d'obtenir une solution qui ne soit pas
fortement dualiste ou complètement anthropocentrique. Si les plus
positivistes des physiciens peuvent être prêts à faire ce
type de concessions, les scientifiques qui ont foi en une réalité
indépendante de nous ne peuvent que difficilement s'y
résigner.
Il y a cependant un moyen de réunifier ces deux
principes d'évolution pour ne garder que celui de l'équation de
Schrödinger. Comme, après tout, l'instrument de mesure comme
l'observateur lui-même sont effectivement composés de
molécules, d'atomes et donc de particules, il est complètement
envisageable de faire intervenir dans les calculs ces entités
macroscopiques comme des systèmes quantiques composés d'un grand
nombre de particules. L'observateur et son instrument de mesure peuvent donc en
théorie être définis comme un système S ayant un
vecteur d'état qui est un état enchevêtré de toutes
leurs particules. Aussi, lors d'une opération de mesure effectuée
sur le système étudié E, les système S et E entrant
en interaction doivent par la suite composer un grand système G
décrit par un seul vecteur d'état qui est l'enchevêtrement
de toutes les particules de l'observateur, de l'instrument de mesure et de la
préparation expérimentale. Le premier problème qui se pose
alors est que dans ce grand système G, puisqu'il est dans un état
enchevêtré inséparable, il n'est plus possible
d'établir une distinction rigoureuse entre l'observateur, l'instrument
de mesure et le système étudié et cela nous interdit
de déterminer ce qui, des résultats de l'expérience,
revient en propre à chaque élément. Ce point est l'autre
fondement de la contextualité de la physique quantique et explique que
celle-ci ait le plus grand mal à fournir un discours sur la nature des
choses indépendamment de nous. Le second problème est qu'un tel
état enchevêtré est également à coup
sûr un état superposé. Comme seule la réduction du
paquet d'ondes pouvait rendre compte du fait qu'un tel état doit
soudainement changer pour prendre une valeur définie, avoir
expulsé ce principe nous ferme cette possibilité. Nous devons
donc par exemple considérer que, pas plus que la particule, ni
l'observateur ni l'instrument de mesure n'ont de position bien
définie.
Apparaît un problème récurrent de la
physique quantique et que nous avons déjà
évoqué : comment faire le lien entre les lois du monde
macroscopique et celles radicalement hétérogènes du monde
microscopique sachant que les deux théories sont confirmées
expérimentalement mais que la seconde est censée décrire
le détail des éléments de la première ? Pour
illustrer ce point Schrödinger avait fourni un célèbre
paradoxe qu'il est intéressant de résumer ici. Il suffit
d'imaginer une particule qui est dans l'état superposé des deux
états possibles A et B. Un dispositif qu'il n'est pas nécessaire
de décrire a pour conséquence d'émettre un gaz mortel si
la particule est dans l'état A. Accompagné d'un chat, tout cela
est placé dans une boîte fermée afin d'éviter toute
observation pour que l'état en question reste superposé. Un
raisonnement identique à celui du paragraphe précédent
doit nous faire conclure que puisque la particule est à la fois en A et
en B le chat doit à la fois être mort et vivant. Il ne devrait
connaître un état défini que lorsque nous ouvrirons la
boîte et réduirons le paquet d'ondes. La question se pose alors de
savoir d'un côté, si les lois quantiques sont ainsi transposables
aux entités macroscopiques, et de l'autre, puisque la conscience semble
jouer un rôle clé dans la réduction du paquet d'ondes, si
l'observation que le chat effectue spontanément de son propre
état peut suffire. Dans tous les cas le principe de réduction du
paquet d'ondes semble difficile à mettre de côté.
Une célèbre théorie, communément
admise dans la communauté des physiciens, a souvent été
proposée comme solution au problème de la mesure, il s'agit de la
décohérence. Celle-ci montre que l'état de
superposition d'un système quantique est lié à sa
cohérence interne. Là encore nous ne rentrons pas dans les
détails mathématiques d'une telle théorie mais il faut
juste noter qu'elle consiste à prendre en compte, outre celle de
l'instrument de mesure, l'influence de l'environnement. Si dans un dispositif
expérimental de quelques particules il est possible d'isoler le
système de l'environnement extérieur, pour des raisons physiques
liées à leur niveau d'énergie et à la constante de
Planck, il est impossible d'isoler les systèmes macroscopiques de la
sorte. Seul un système isolé peut être dit cohérent
tandis que l'effet qui se manifeste quand on augmente d'échelle est
justement la décohérence. Celle-ci a pour conséquence
d'approcher toutes les valeurs propres d'une observable aussi proche de 0 qu'on
le veut, sauf une qui par conséquent s'approche de 1 de la même
manière. Ainsi, pour les systèmes macroscopiques, l'influence de
l'environnement a pour conséquence de limiter les états de
superposition car en pratique la valeur propre majorée peut être
considérée comme égale à 1 et les autres à
0. Ainsi on tend à expliquer pourquoi les objets macroscopiques nous
apparaissent comme ayant une position et une trajectoire bien définies.
Mais, en toute rigueur, l'état de l'objet reste superposé et
aucune de ses valeurs propres n'a une probabilité d'être
observée de 1. Donc, pour expliquer qu'au moment d'une mesure c'est bien
telle ou telle valeur qui est observée, il est nécessaire de
réintroduire le principe de réduction du paquet d'ondes. La
décohérence est une théorie confirmée par
l'expérience qui a le grand mérite de nous aider à mieux
comprendre le comportement quantique des entités macroscopiques, mais
rigoureusement elle ne résout pas cet épineux problème que
pose l'opération de mesure en physique quantique.
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