2.4. Conclusion
Au terme de cet exposé, ce que nous sommes le plus
certain d'avoir réussi, c'est d'avoir mis en évidence le
caractère philosophiquement très problématique de la
théorie quantique, ce qui explique le choix du titre de cet
exposé. Il ne faudra cependant pas prendre celui-ci pour un essai sur la
physique quantique se suffisant à lui-même. Si nous avons
tenté de donner quelques détails techniques lorsque cela
était nécessaire, nous invitons vivement le lecteur à se
renseigner sur les différentes théories évoquées
s'il souhaite pleinement les comprendre. Les résumés que nous
avons donnés doivent cependant permettre de dégager les
problèmes épistémologiques et ontologiques essentiels
posés par la mécanique quantique.
En effet nous avons d'un côté les questions
strictement épistémologiques qui gravitent autour de la physique
microscopique. La plupart n'ont rien d'original mais la théorie
quantique leur apporte une matière nouvelle particulièrement
fructueuse pour alimenter les débats. Notamment les dualités
classiques entre positivisme et réalisme ou entre idéalisme et
réalisme jouent un rôle majeur dans les querelles
d'interprétation concernant la mécanique quantique. Celle-ci
semble mettre à mal toutes les tentatives de discours réalistes
qui ont été tentées sans pour autant donner le moindre
argument qui les rendent caduques a priori. Au contraire
l'échec à son sujet de toutes les grilles de lectures classiques
dont nous avons l'habitude nous laisse à penser que doit exister quelque
réalité indépendante se distinguant fortement de la
réalité empirique que nous construisons naturellement. La
physique quantique ne constitue donc pas la découverte qui va clore ce
débat plusieurs fois millénaire mais elle évite, d'un
côté un réalisme naïf qui croirait en un
quasi-isomorphisme entre les phénomènes et les choses en soi, et
de l'autre un idéalisme qui considérait la chose en soi comme une
vulgaire copie du phénomène. Quant au positivisme, s'il est
toujours d'une efficacité incontestée pour prédire le
comportement des entités quantiques, plus que jamais il nous laisse dans
un flou théorique difficilement acceptable en suspendant la question de
savoir ce qui est réel parmi tous les objets
épistémologiques utilisés (particules, vecteurs, champs,
ensembles, etc.). De plus un tel discours positiviste ne peut manquer
d'être exprimé dans un certain langage qui possède quand
à lui toujours un certain parti pris ontologique.
Ce sont bien les questions ontologiques qui constituent
l'autre classe de problèmes que pose la physique quantique. Même
les physiciens les plus positivistes n'ont pu éviter de participer
à ce type de débat car pour adopter un langage neutre encore
faudrait-il définir cette neutralité. Les questions ontologiques
posées par la théorie quantique, et surtout par les diverses
interprétations tentées pour lui donner un sens réaliste,
s'articulent avec les problèmes épistémologiques qu'elle
pose dans la mesure où ce sont les particularités dont
témoigne la mécanique quantique sur ce plan qui fixent les
limites de tout discours réaliste portant sur elle. Nous avons pu voir
que si ce sont bien des quantités discrètes qui ont
été introduites avec la théorie quantique, cela ne peut
être interprété comme une confirmation du modèle
atomiste. En effet, les concepts de matière et de corps ne peuvent
être difficilement conservés à l'échelle quantique.
Ce n'est donc pas tant qu'aucune conclusion ontologique ne soit envisageable
à partir des données de la mécanique quantique, bien
plutôt est-ce le paradigme matérialiste usuel qui est incapable
d'en tirer rien d'autre que des incohérences. Que l'on admette ou pas
des particules élémentaires, il est difficile de rendre compte de
la théorie quantique dans une optique ontologique sans faire intervenir
des potentiels ou champs qui constituent également des
réalités fondamentales. Celles-ci doivent par ailleurs
présenter des caractéristiques qui dépassent toute
conception ondulatoire ou corpusculaire ainsi que la discrétisation qui
se constate lors des mesures. Plus généralement, expliquer les
phénomènes tridimensionnels et déterministes
observés à une échelle humaine nécessite à
l'échelle quantique l'usage d'entités probabilistiques,
dimensionnellement variables, et dans une certaine mesure atemporelles, de
sorte que l'on soit tenté d'en conclure que, si de telles entités
nous donnent des fragments d'information concernant la réalité
fondamentale, celle-ci doit également présenter ce type de
caractéristique. Tout du moins ce serait faire preuve d'un bien trop
naïf réalisme que de penser que nos modalités perceptives
familières nous donnent une bien plus sûre description de la
réalité indépendante que les modèles
mathématiques les plus vérifiés par l'expérience.
Il semble plus sage de penser que nous construisons une réalité
empirique à partir de notre expérience du monde et que, au fur et
à mesure que cette expérience gagne en précision, en
raffinement et en efficacité prédictive, ses structures doivent
tendre à s'approcher de celles de la réalité
indépendante, quoique nous ne soyons jamais en mesure de
déterminer la distance qui sépare ces deux
réalités. Cette incertitude tend d'ailleurs à identifier
sémantiquement un tel réalisme et un idéalisme
mitigé qui admettraient tout deux une réalité fondamentale
inaccessible et qui plongeraient l'expérience humaine dans une autre
réalité hétérogène et gouvernée par
ses propres contraintes cognitives. Finalement, si l'on cloisonne
complètement réalité indépendante et
réalité empirique, on doit admettre que ni le paradigme du temps
plat et de l'espace tridimensionnel ni le paradigme relativiste spatiotemporel
quadridimensionnel ne peuvent convenir pour saisir l'ensemble des
phénomènes de la réalité empirique.
Fort de ces conjectures sur les plans
épistémologique et ontologique ainsi que des données que
nous avons réunies sur la physique quantique, nous pouvons nous estimer
relativement bien équipés pour mettre le système de
Leibniz à l'épreuve de cette branche très
problématique de la physique moderne. Il nous faudra cependant toujours
garder à l'esprit cette particularité de la physique quantique
que nous avons bien mise en évidence, à savoir que si son
formalisme connaît unicité et unanimité, ses diverses
interprétations à visée ontologique ne connaissent ni
consensus ni preuve de leur validité. En conséquence c'est
essentiellement à ce formalisme que nous confronterons le système
de Leibniz bien que nous conserverons à ces modèles le rôle
de `'laboratoire théorique'' que d'Espagnat leur attribue.
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