2.3.4. Les questions ouvertes
Spéculations ontologiques
Voyons maintenant, dans une optique purement
spéculative, ce que d'Espagnat s'autorise comme conclusions au sujet de
la réalité indépendante à partir de notre
connaissance de la réalité empirique à l'échelle
quantique. Rappelons encore une fois les réserves qu'il émet
à l'égard de ces conclusions et le fait qu'il n'attribue à
ces spéculations ni la validité ni l'exhaustivité du
savoir qui nous est accessible au sujet de la réalité
empirique.
Traitons dans un premier temps la question de savoir si la
réalité indépendante est insérée dans
l'espace et le temps. La théorie de la Relativité peut nous
laisser à penser que le réel est bien immergé dans
l'espace-temps mais celui-ci n'est pas le cadre ordinaire, stable et
indépendant, de type cartésien/newtonien. La relativité de
l'espace et du temps dans lesquels sont plongés les
évènements implique des transformations et distorsions
liées à la notion de point de vue qui nous laisse penser que la
description spatiotemporelle du réel que propose la Relativité ne
porte que sur la réalité empirique. Pour ce qui est de la
mécanique quantique, on peut remarquer dans un premier temps que son
formalisme, qui est le seul à faire l'unanimité, dépasse
complètement le cadre de l'espace à trois dimensions pour celui
d'un espace abstrait ayant un nombre de dimensions variable. Les objets
quantiques ne peuvent être vraiment pensés comme s'inscrivant dans
l'espace-temps quadridimensionnel que dans le cadre d'une théorie
à variables supplémentaires, seul un modèle de ce type
pouvant leur conserver positions et trajectoires à tout moment. Mais
nous avons déjà remarqué comment toute théorie
à variables cachées doit admettre une non-localité qui ne
peut être compatible avec l'espace-temps relativiste que si celui-ci est
pensé comme objectivement faible. Nous pouvons donc dire que la
mécanique tend à contredire tout modèle objectivement fort
de description de la réalité dans un cadre spatiotemporel
classique. Pour être plus précis c'est essentiellement l'existence
d'un espace objectivement fort qui est contredit mais l'équivalence
partielle entre temps et espace impliquée par la théorie de la
Relativité peut nous permettre d'étendre cette contradiction au
temps. La légitimité d'un modèle spatiotemporel
quadridimensionnel comme description de la réalité empirique en
physique classique comme dans notre vie de tous les jours se trouve cependant
conservée grâce à l'efficacité dont il fait preuve
à cette échelle. Seul le fait d'étendre ce modèle
à la description de la réalité indépendante est
devenu inadmissible ; et cela a d'ailleurs le mérite de rendre
cohérent l'abandon de l'espace tridimensionnel en physique quantique.
C'est au terme d'un raisonnement sensiblement similaire que Bitbol en vient
à suggérer que « la signification majeure de la
révolution quantique est celle d'un parachèvement et d'un
élargissement de la `'révolution copernicienne'' au sens de
Kant », en effet l'espace et le temps ne sont que des
schèmes sensibles qui ne se trouvent appropriés que pour
décrire la réalité empirique (et semble-t-il pas toute la
réalité empirique).
Le second point qu'il nous faut aborder et qui est fortement
lié au premier est la question de la causalité. En effet, si nous
ne pouvons admettre ni un temps ni un espace fortement objectif, il est
difficile de construire le type d'influence impliqué par la notion de
causalité. On peut également remarquer avec d'Espagnat et
d'autres que toute définition d'une relation causale est la description
d'une succession réglée de phénomènes. Il est
cependant toujours possible d'imaginer que cette succession est causée
par une autre cause commune à ces phénomènes et le seul
moyen de contourner cette objection est de construire une définition
opératoire de la causalité. « Si A et B sont deux
évènements répétables, si A est antérieur
à B et si A est d'un type tel qu'il soit possible de le faire survenir
à volonté, alors A cause B si à chaque fois que
l'on fait se produire A, B se produit également et si chaque fois qu'on
fait en sorte que A ne se produise pas, B ne se produit pas non
plus. » Cette définition calquée sur l'implication
logique fait référence aux possibilités humaines et doit
donc n'être que faiblement objective. Là encore la physique
quantique peut nous permettre d'accorder à Kant le fait que la
causalité ne soit qu'une modalité humaine permettant
l'organisation des phénomènes et ne porte donc pas sur la
réalité indépendante. En conséquence du
caractère faiblement objectif de l'espace, du temps et de la
causalité, les notions étranges de non-localité et
d'influence à distance qui apparaissent dans la mécanique
quantique, n'acquièrent de sens que dans le cadre de la
réalité empirique. En effet l'espace-temps et la
causalité, parce que leur association implique contradiction dans le cas
de la non-localité, peuvent être considérés comme de
simples principes humains dans la mesure où cela permet de lever la
difficulté en question.
Abordons maintenant un autre sujet de spéculation
essentiel concernant la physique quantique, celui de l'atomisme. Nous avons
déjà vu que le modèle corpusculaire classique se trouve en
échec concernant la physique quantique et que cela nous laisse à
penser qu'il est inapproprié pour décrire la
réalité indépendante. De plus, si l'on abandonne le cadre
spatial tridimensionnel au sujet de cette réalité, la notion de
localisation nécessaire à celle de corps matériel doit
également être rejetée. Il semble donc là encore,
même si de nombreux philosophes ont déjà pu le soutenir,
que la physique quantique peut être considérée comme
apportant la preuve que la réalité fondamentale ne peut
être composée de microscopiques portions de matière
ontologiquement constituées. Du moins soutenir leur existence serait
faire preuve d'un manque total de rigueur en posant la réalité de
ces atomes de matière par hypothèse et de fournir une
théorie ad hoc pour expliquer que nous ne puissions les
observer. Si la physique continue de parler de particules et notamment
de particules élémentaires cela est, selon la plupart
des physiciens eux-mêmes, qu'un langage métaphorique et
évocatoire généralisé par l'usage et par son
efficacité pédagogique. Pour illustrer ce point il faut prendre
la théorie quantique des champs qui est une reformulation
récente, mais conventionnelle, de la mécanique quantique
destinée à en fournir une version relativiste. Dans cette
théorie le système étudié est
considéré comme la réalité fondamentale tandis que
le nombre et la nature des particules qui le composent ne sont
considérés que comme des variables de ce système. Ainsi on
ne parle plus d'un système à n particules mais du
nième état du système. Une particule devient une
observable qui revêt donc autant de réalité qu'une
propriété dynamique telle que la vitesse ou
l'énergie ; selon les règles quantiques une telle observable
ne peut être considérée comme ayant une valeur avant la
mesure et n'a donc autrement qu'une réalité mathématique.
Cette version du formalisme quantique a entre autre l'avantage de régler
le problème posé par les créations et annihilations de
particules que l'on doit admettre à l'échelle quantique si l'on
veut conserver un sens ontologique aux particules, ces créations et
annihilations cessent de constituer des problèmes
épistémologiques en devenant de simples changements
d'état. A partir de la théorie quantique des champs on peut donc
imaginer, comme d'Espagnat, que le réel n'est absolument pas
composé d'une myriade d'entités mais seulement d'une
entité, une substance unique que nous connaîtrions au moyen d'une
myriade d'entités mathématiques, qui correspondent
peut-être à autant de propriétés de cette substance.
La non-séparabilité qui caractérise les
phénomènes d'enchevêtrement en physique quantique cesse
alors d'être problématique dans la mesure où cela signifie
simplement que le type de découpage épistémologique
correspondant à des particules n'est tout simplement plus
approprié à la situation.
Quel que soit le degré spéculatif de ces
conclusions ontologiques, il est clair que l'on ne peut pas admettre une
vulgaire transposition de nos modes familiers d'appréhension du monde
à la structure fondamentale du réel. Bien au contraire
l'étrangeté de la physique quantique semble suggérer un
éloignement conceptuel considérable mais difficile à
estimer entre les constantes humaines que nous connaissons bien et avec
lesquelles nous devons composer, et les structures de la réalité
indépendante que nous pouvons tout juste effleurer. Aussi, même si
nous admettons ce type de conjectures et donc la possibilité d'un
certain savoir concernant la réalité indépendante, il faut
constater que ce savoir est essentiellement négatif et consiste en
général à dire que cette réalité `'ne peut
être ainsi''.
L'accord intersubjectif
Pour finir le tour d'horizon de la problématique
quantique que nous avons entrepris, abordons le problème de
l'intersubjectivité qui est un point assez secondaire mais qui permet
quelques éclaircissements. S'il n'apparaît dans les détails
d'aucun des thèmes que nous avons abordés, c'est parce qu'il
s'agit d'un problème sous-jacent à l'ensemble de la
théorie quantique et même à toute forme d'entreprise
théorique.
L'accord intersubjectif est couramment conçu comme un
acquis, consistant dans la correspondance que l'on peut observer entre les
points de vus de différents observateurs. En général
pouvons-nous nous accorder aisément sur la présence de tel objet,
en tel lieu et sur la plupart de ses propriétés. C'est notamment
sur cette base qu'est fondée la traditionnelle dualité entre les
qualités primaires et les qualités secondes. En
effet les premières bénéficient habituellement d'un accord
intersubjectif sans faille tandis que les secondes sont souvent le
théâtre de divergences entre points de vue. L'accord
intersubjectif est également traditionnellement utilisé pour
appuyer les thèses réalistes. Comme seule explication à
cet accord on suppose que si plusieurs observateurs voient tel objet avec
telles propriétés c'est qu'un existant réel et disposant
bien de ces propriétés doit y correspondre. Voyons maintenant
comment ce point de vue résiste à l'analyse que nous pouvons en
faire sur la base des données que nous avons apportées.
Premièrement nous devons noter que l'accord
intersubjectif se constate sans ambiguïté dans l'ensemble des
phénomènes étudiés par la physique quantique. Si
plusieurs observateurs, avec chacun leur propre instrument, mesure la
même observable sur un même système, ils obtiendront la
même valeur (pour peu que les mesures soient assez rapprochées
dans le temps pour que cette valeur n'ait pas changé). Sans accord
intersubjectif la physique quantique n'aurait à coup sûr jamais
été considérée comme une science valide et les
étrangetés de la théorie pourraient être simplement
expliquées par l'absence d'une réalité sous-jacente
correspondante. Le point essentiel qui se dégage de la cohabitation
entre intersubjectivité et théorie quantique découle de la
contrafactualité qui caractérise cette dernière.
L'impossibilité de déduire d'une mesure sur un système que
celui-ci possédait la valeur obtenue sur telle observable avant cette
mesure met inévitablement en échec le raisonnement
réaliste que nous avons présenté au paragraphe
précédent. C'est en effet entrer en contradiction avec les lois
quantiques que de déduire de l'accord intersubjectif constaté
lors de la mesure d'une propriété dynamique à
l'échelle microscopique qu'un existant fondamental doit posséder
cette propriété en l'absence de mesure. On peut remarquer que
cette contradiction s'étend à l'existence même des
particules si l'on se place dans le cadre de la théorie quantique des
champs que nous avons rapidement évoquée dans la section
précédente. Non seulement l'accord intersubjectif constatable en
physique quantique ne peut nourrir un argument réaliste pour en conclure
l'existence et la nature des objets considérés mais cela a
également pour conséquence de nous interdire cette explication de
l'intersubjectivité.
La théorie quantique est cependant capable d'en fournir
une et tel est le rôle du principe de réduction du paquet d'ondes.
Si un premier observateur mesure une observable dans un état
superposé pouvant prendre deux valeurs possibles, comme il n'observe que
l'une de ces valeurs, la fonction d'onde se réduit de sorte que cette
valeur possède dés lors une probabilité de 1 d'être
obtenue lors de toute mesure ultérieure, la probabilité qu'un
second observateur obtienne la seconde valeur est alors de 0 et il est donc
impossible de constater un désaccord intersubjectif. Même en
évacuant la réduction du paquet d'ondes il est possible de rendre
compte de l'intersubjectivité. Ainsi, dans le même exemple, le
premier instrument (et l'observateur correspondant dans la théorie des
états relatifs d'Everett), en entrant en interaction avec le
système mesuré, se trouve alors dans un état
enchevêtré avec celui-ci, lorsque le second instrument effectue
une mesure il entre en interaction avec ce système total de sorte qu'au
final les deux instruments et le système étudié se
trouvent dans un état enchevêtré descriptible par un seul
vecteur d'état. Les corrélations quantiques entre les
différents éléments de ce vecteur d'état permettent
alors d'expliquer sans ambiguïté que les aiguilles des deux
instruments donneront toujours les mêmes valeurs. Non pas que la physique
quantique contredise le réalisme, nous avons déjà vu un
certain nombre d'arguments en sa faveur qui n'ont pas étés remis
en cause, elle interdit uniquement de conclure à l'existence de ses
objets à partir de l'intersubjectivité. Elle présente par
contre le grand mérite de fournir une explication, que l'on peut
qualifier de scientifique, de l'accord intersubjectif qui soit neutre
philosophiquement parlant, il n'est pas nécessaire d'adhérer au
réalisme ou à l'idéalisme pour admettre sa
validité. Et comme la physique quantique se veut la théorie des
rouages de la matière, on peut étendre cette explication à
l'intersubjectivité observée à l'échelle
macroscopique.
Comme nous avons vu que notre connaissance ne peut semble-t-il
pas rigoureusement porter sur la réalité indépendante, il
est évident que l'accord intersubjectif concerne essentiellement la
réalité empirique. Cela est d'ailleurs renforcé par le
fait que l'intersubjectivité à l'échelle quantique ne
porte que sur des résultats de mesure et ne peut servir à
déduire l'existence d'objets. En conséquence il nous est en
général impossible de déterminer si tel accord
intersubjectif constaté est dû à la présence d'une
réalité fondamentale correspondante, ou plutôt à
telle modalité perceptive ou cognitive commune à tous les
observateurs.
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