2.3.3. La critique épistémologique
La victoire du positivisme
L'inéluctable présence dans la théorie
quantique des notions d'observation et d'observateur, et donc la
nécessité de préciser dans toute description scientifique
d'un phénomène les conditions expérimentales de son
apparition, peut dans une large mesure être vue comme une victoire d'un
point de vue positiviste dans la physique moderne. En effet, dans sa
formulation conventionnelle, la mécanique quantique, en raison notamment
de la contrafactualité et de la contextualité, ne peut fournir un
discours portant sur des objets existant en eux-mêmes. Seuls des
dispositifs expérimentaux précisant à chaque fois les
procédés d'émission et de mesure employés peuvent
être décrits par des vecteurs d'état et donc être
susceptibles de fournir des prédictions. De même ces
prédictions ne peuvent être exprimées qu'en termes de
mesures futures, jamais comme portant sur des états de fait
indépendants de tout observateur.
Il est intéressant de remarquer que ce ne sont pas les
modalités d'assertabilité qui n'ont pu aller plus loin que le
cadre opératoire de l'expérimentation, mais, bien plutôt,
est-ce la volonté théorique et réaliste qui
caractérisait l'essentiel des pères fondateurs de la physique
quantique qui s'est trouvée en échec face à ces nouvelles
données expérimentales. Cette victoire que l'on peut attribuer
à l'opérationalisme tient donc au fait que les grilles de lecture
théoriques avec lesquelles les physiciens ont tenté d'extraire
spontanément les phénomènes quantiques des conditions de
leur apparition se sont montrées inappropriées. L'aspect bien
trop original de cette nouvelle classe de phénomènes a conduit
les scientifiques à contrevenir à un point de méthode
essentiel dans toute construction théorique. Ainsi, en reprenant de
nouveau l'analyse de Bitbol, faut-il en général isoler des
invariants, pouvant être reproduits et réidentifiés, comme
condition d'une objectivation suffisante pour établir la nature des
objets étudiés. C'est donc parce que le concept de corps
matériel est utilisé sans que les conditions nécessaires
au degré d'objectivité qu'il sous-entend ne soient réunies
qu'il se montre inapproprié pour décrire le monde quantique
convenablement. Schrödinger avait bien constaté ce point lorsqu'il
décida d'abandonner le concept de particule, quoique sa vision
ondulatoire ait également montré le même genre de limites.
On est, dés lors, en droit de penser que si la totale
efficacité expérimentale d'un usage purement opératoire de
la mécanique quantique provoque nombre d'incohérences dans le
cadre de la conception corpusculaire qui est toujours celle de la
majorité des physiciens quantiques, c'est parce que cette conception est
tout simplement inappropriée. Si l'on peut donc accorder une certaine
victoire à l'opérationalisme dans la mesure où seule dans
ce strict cadre la mécanique quantique se montre pleinement
cohérente, cela n'est pas exempt de possibles conclusions d'ordre
ontologique. Le fait qu'une conception corpusculaire, pourtant d'une
efficacité rarement égalée avec la mécanique
classique, se montre inappropriée à une échelle
microscopique est une information d'une portée et d'une profondeur
difficilement contestable pour quiconque s'intéresserait à la
structure fondamentale du réel. La négation du modèle
corpusculaire a un pendant positif en limitant d'une manière ou d'une
autre le type de construction théorique envisageable pour rendre compte
du monde.
Enfin, s'il est indéniable qu'une attitude positiviste
est celle qui résiste le mieux aux grandes problématiques sur
lesquelles butent les différents modèles théoriques
construits pour rendre compte de la mécanique quantique, cela tient
peut-être au fait qu'une telle démarche est tout simplement
beaucoup moins exigeante quant aux objectifs de la science. Ce n'est pas en
déclarant forfait sur des questions d'ordre ontologique qu'on les
résout, et encore moins que l'on prouve qu'elles sont insolubles.
Réalité empirique et réalité
indépendante
Malgré le nombre et la variété des
tentatives de théories à visée ontologique qui ont pu
être proposées, du type de celles à variables
supplémentaires ou d'autres sensiblement similaires, aucune ne s'est
montrée décisive et on est alors tenté d'en conclure qu'il
est impossible de construire la théorie décrivant le
réel tel qu'il est indépendamment de nous. Pourtant, nombreuses
sont les théories de ce genre qui présentent une description
cohérente de ce réel. Pour éclairer ce point nous allons
reprendre une vieille distinction que l'on pourrait établir sous la
forme du réel et du sensible, qui a connu ses lettres
de noblesse dans la dualité kantienne des
phénomènes et des noumènes, mais dont
nous emploierons les formulations, empruntées à d'Espagnat, de
réalité empirique et réalité
indépendante. Ces deux derniers termes ont le mérite de
pouvoir tout deux et sans ambiguïté être qualifiés
d'objectifs car d'Espagnat distingue deux types d'objectivité, l'une
faible et l'autre forte. Un énoncé est dit
objectivement faible s'il reste vrai pour n'importe qui indépendamment
des particularités individuelles. Il est objectivement fort s'il
décrit le réel tel qu'il est indépendamment de tout
paramètre humain. Le premier type d'objectivité est le
critère de la réalité empirique tandis que le second est
celui de la réalité indépendante. Il est à noter
que l'objectivité faible se distingue de la pure est simple
subjectivité dans ce sens qu'elle porte sur ce qui des
phénomènes est commun à toute subjectivité et doit
donc nous permettre de trouver le type d'invariants nécessaire, selon
Bitbol, à une rigoureuse objectivation.
Au terme de l'analyse qu'il fournit de la physique quantique
en tant que physicien mais aussi comme épistémologue, à
partir notamment de plusieurs arguments que nous avons déjà
évoqués, d'Espagnat refuse au discours scientifique toute
prétention à accéder à l'objectivité forte
et donc à porter sur la réalité indépendante.
L'ultime raison qu'il invoque tient au fait qu'une théorie visant
à décrire la réalité indépendante à
l'échelle quantique devrait en toute rigueur se mettre en accord avec la
théorie de la Relativité. Nous avons déjà vu que
cela est envisageable malgré de lourdes difficultés. Cependant la
Relativité telle qu'énoncée par Einstein est à
objectivité faible car elle fait d'explicites et capitales
références aux points de vue des observateurs. Pour proposer une
théorie quantique relativiste à objectivité forte il faut
donc modifier la théorie de la Relativité pour qu'elle soit elle
aussi à objectivité forte. Cela est possible mais
nécessite que l'interdiction faite à la transmission de signaux
à une vitesse plus rapide que la lumière se transforme en
l'interdiction de toute influence plus rapide que la lumière. Comme nous
avons vu que les inégalités de Bell impliquent que toute
tentative de description du réel tel qu'il est à l'échelle
quantique, donc à objectivité forte, doit admettre une
non-localité en désaccord avec l'interdiction que nous venons
d'évoquer, on peut alors en conclure que toute tentative de construction
d'une théorie quantique relativiste à objectivité forte
est vouée à l'échec. En d'autres termes cela peut
être vu simplement comme l'échec du critère de
réalité tel qu'énoncé dans l'article EPR.
Dans cette optique, la physique porte uniquement sur la
réalité empirique et la mécanique quantique
conventionnelle peut être considérée comme une description
appropriée de cette réalité à l'échelle
microscopique. A cette condition la physique peut garder, pour parler du monde
quantique, un langage qui ne soit pas exclusivement opératoire si le
caractère empirique de la réalité décrite est
précisé en avant-propos. La réalité
indépendante est quand à elle jugée inaccessible, ce qui
amène d'Espagnat à la qualifier de réel
voilé. Cette formulation est toutefois une manière de
mitiger son discours dans le sens où il admet que le contenu de la
physique quantique nous donne des indications structurelles mais très
parcellaires sur cette réalité indépendante. C'est
pourquoi il admet qu'une théorie à visée ontologique
puisse éventuellement décrire la réalité
indépendante dans une certaine mesure, bien que cela reste purement
spéculatif puisque nous n'avons aucun moyen de comparer les affirmations
de la théorie en question avec une quelconque connaissance de la
réalité indépendante. D'Espagnat a parfaitement conscience
que la restriction qu'il pose n'a rien de nouveau et que nombre de philosophes
l'ont maintes fois répétée, son propos est davantage de
montrer que la physique quantique apporte, selon lui, la preuve tant attendue
de cette impossibilité de toute théorie ontologique à
objectivité forte.
Cependant, l'idéalisme le plus radical est alors en
droit de demander pourquoi doit-on admettre une telle réalité
indépendante étant donné que notre connaissance ne porte
que sur la réalité empirique. Autrement dit pourquoi ne pas
considérer ce type de réalité comme la seule
réalité, les phénomènes comme les seuls
éléments de réalité fondamentaux, et toute forme de
réalité extérieure comme superfétatoire ? Pour
répondre à cette question sans trop nous étendre sur le
sujet reprenons les arguments que d'Espagnat utilise car, sans être
pleinement décisifs, ils ont le mérite de se montrer quelque peu
novateurs par rapport aux arguments classiques des partisans du
réalisme. Dans la perspective de décrédibiliser
l'existence d'une réalité indépendante, l'idéalisme
en vient souvent à avancer que lorsque nous croyons analyser les
structures du réel ce sont en fait les structures de notre esprit, les
modes à priori de notre sensibilité ou de notre
entendement dans un paradigme kantien, qui sont l'objet de notre étude.
Contre cet argument on peut remarquer que, parmi les innombrables
modèles mathématiques parfaitement valides construits par
l'homme, seuls un très petit nombre sont appropriés pour
décrire la réalité empirique. De même il est
possible de construire des théories mathématiques parfaitement en
accord avec les critères humains de beauté, d'ordre et de
simplicité mais qui se trouvent violemment réfutées par
l'expérience, donc par la réalité empirique. Il semble,
dans ce cas, que ce soit bien quelque chose d'extérieur qui dise `'non''
à certains modèles mathématiques et à certaines
théories et `'oui'' à d'autres. Il est difficile d'argumenter que
ce serait les structures de notre esprit qui diraient `'non'' à
certaines théories alors que ce sont elles qui nous font croire en leur
validité. Bien au contraire cette `'résistance'' de la part de la
réalité empirique ne semble pouvoir être expliquée
que par une réalité indépendante de nos facultés
cognitives, à la source de cette réalité empirique. Aussi
l'idéalisme radical, cette fois en opposition avec Kant, critique
traditionnellement le fait que ce soient des choses en-soi qui causeraient les
phénomènes pour affirmer bien plutôt que ce sont bien plus
les phénomènes que connaît notre sensibilité qui
nous font croire en l'existence d'une réalité extérieure.
On peut répondre à cela qu'affirmer ainsi qu'une connaissance
sensible comme un phénomène soit antérieure à une
existence est un manque caractéristique de rigueur logique. Il peut en
effet être considéré comme insuffisant à la
viabilité d'une telle théorie que de poser une connaissance comme
cause de son objet et donc une connaissance sans objet.
Finalement on peut noter qu'un idéalisme, qui
admettrait l'existence d'une réalité indépendante mais qui
la jugerait complètement inaccessible, et où toute la
réalité empirique est créée par notre esprit mais
sous l'influence de quelque chose d'extérieur, n'entrerait pas vraiment
en opposition avec la théorie du réel voilé de d'Espagnat.
Il faut en effet préciser que, outre les spéculations très
personnelles qu'il propose avec réserves et que nous allons
évoquer ci-dessous, d'Espagnat affirme uniquement l'existence d'une
réalité indépendante mais laisse la question de sa nature
ouverte. Que cette réalité soit les Idées de Platon, la
substance de Spinoza ou le Dieu de Berkeley, seule est affirmée
l'existence d'un quelque chose qui ne dépend pas de nous.
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