2.3.2. Les problèmes ontologiques
Le concept de corps matériel
Quel que soit l'objectif du physicien, qu'il ait une
véritable volonté théorique visant à décrire
les choses en soi ou qu'il se cantonne à un travail opératoire et
à l'établissement de règles de prédiction
efficaces, certaines questions d'ordre ontologique ne peuvent être
ignorées car elles doivent inévitablement se poser au
scientifique qu'il soit d'inspiration plutôt réaliste ou
plutôt positiviste. Ainsi la question de savoir si le concept de corps
matériel doit être conservé en physique quantique est
inévitablement posée car quelle que soit l'obédience du
discours, il fait invariablement référence à des objets
précis dont la nature doit, à un moment ou à un autre,
être traitée. Même si l'on estime que la nature des objets
étudiés en physique quantique ne peut être fixée, on
a d'ores et déjà admis que le concept de corps matériel
n'y a plus l'évidence qu'il revêt dans la physique classique.
Pour reprendre le propos de l'épistémologue
Michel Bitbol, en toute rigueur il n'est pas possible de retrouver en physique
quantique le type d'invariants dont l'on dispose en physique classique comme
dans la vie courante et qui nous permettent de faire usage en toute
légitimité du concept de corps matériel. Si l'on
définit comme lui un corps matériel comme « un secteur
d'espace tridimensionnel objectivé par la détermination d'effets
locaux invariants sous un ensemble de changements
réglés », ni une localisation précise ni aucun
effet particulier ne nous sont disponibles pour justifier l'usage en
mécanique quantique d'une telle notion corpusculaire. De même,
quelle que soit la théorie de la référence
utilisée, les conditions nécessaires à une objectivation
ne sont pas réunis, que ce soit des procédures de suivi ou des
modalités trans-temporelles de réidentification. Mais les
pères fondateurs de la microphysique ne s'y sont pas trompés en
faisant preuve d'une grande prudence, dés la naissance de la physique
quantique, quand à la nature des entités étudiées.
Ainsi Schrödinger abandonna très tôt le concept de
corpuscules dés lors qu'il n'était plus possible d'avoir de
position et de trajectoire clairement définies. Ce sera Bohr qui ira le
plus loin en affirmant que l'on est réduit à décrire des
dispositifs et des résultats expérimentaux et que les
hypothétiques propriétés de corps existant
indépendamment de toute observation nous sont inaccessibles et n'ont
même aucun sens.
Cependant, malgré son caractère
particulièrement opératoire, la théorie quantique, dans sa
formulation orthodoxe, n'est pas exempte de considérations
corpusculaires. Il y est constamment fait référence à des
particules mais dont on n'exige pas que leur description réunisse tous
les éléments nécessaires à une objectivation
rigoureuse du type de celle d'un corps matériel et dont on ne s'attend
pas à ce qu'elles reproduisent tous les comportements
généralement associés à une entité
corpusculaire. Ainsi une particule possède une position et une vitesse
bien définies, mais uniquement lors d'une mesure et jamais
simultanément. Cet usage d'une notion très proche de
l'idée d'un corps matériel mais qui n'en présente que peu
de caractéristiques est symptomatique, non seulement du flou qui
caractérise les objets étudiés dans la physique quantique
conventionnelle, mais également de l'impossibilité d'y utiliser
le concept intuitif de corps matériel dont nous disposons.
En général les théories à
variables supplémentaires s'attachent à restaurer pleinement
toutes les conditions nécessaires à l'usage d'un tel concept.
Cependant cela se paye d'un coût épistémologique
très lourd car, outre la non-localité qui doit être admise,
des variables inobservables empiriquement doivent être acceptées
pour que l'on puisse continuer à parler des particules comme de petits
corps matériels disposant en permanence d'une position, d'une vitesse,
d'une trajectoire, etc. Cela se rajoute aux difficultés que nous avons
traitées précédemment et nuit grandement à leur
crédibilité car c'est par des invariants qui ne correspondent
à aucune donnée observable, donc à aucune modalité
référentielle, qu'une stabilité suffisante est
trouvée pour redonner du sens au concept de corps matériel.
Pourtant, dans nombre d'expériences, il est possible d'effectuer des
observations enchaînées ou des détections
coordonnées de sortes que l'on puisse constater des impressions
de trajectoire concernant une particule, mais, en raison des relations
d'incertitude d'Heisenberg, seule l'introduction de données
supplémentaires non-empiriques permettent d'en conclure logiquement
à la présence localisée, même en l'absence de
mesure, de la particule en chacun des moments de la trajectoire. Cette survie
artificielle de notions corpusculaires inutiles au formalisme, pour son
efficacité prédictive, peut alors rapidement passer pour une
simple astuce conceptuelle, voire un vulgaire réflexe défensif,
de la part des ultimes partisans de la réalité fondamentale des
corps matériels. Nous avons cependant déjà remarqué
que même si l'on n'admet aucune théorie à variables
supplémentaires, il est possible de leur trouver une grande
utilité épistémologique. Quoiqu'il en soit, même un
modèle à variables cachées est obligé d'admettre le
comportement souvent fort contre intuitif des particules et la présence
d'autres entités réelles et non corpusculaire comme des
potentiels ou champs quantiques pour rendre compte de ces bizarreries.
Il arrive que les interprétations de la théorie
quantique dites statistiques ou stochastiques soient
présentées comme résolvant la question de la nature des
entités du monde microscopique. Une telle interprétation part du
fait que le formalisme du vecteur d'état et de l'espace de Hilbert est
une description complète et adéquate d'ensembles statistiques de
systèmes physiques. La parfaite prédictibilité dont fait
preuve le formalisme quantique au sujet de distributions statistiques suscite
en effet l'unanimité, pourtant diverses interprétations
basées sur cette certitude sont envisageables. Ainsi on ne peut
considérer ni les vecteurs d'état ni les ensembles statistiques
comme réels tout en leur restituant la complète validité
opératoire qui leur est due, ou considérer le formalisme
quantique comme une description complète et adéquate de la
réalité à condition que ces ensembles statistiques
constituent des entités réelles. Dans le cadre de la
première hypothèse il est alors possible, dans une optique
réaliste, de construire sur cette base une théorie à
variables supplémentaires qui assigne à chaque système
individuel toutes les propriétés d'un corps matériel en
considérant qu'ils ne sont pas soumis individuellement aux
étrangetés de ce formalisme. Mais il est également
acceptable, sur la même base, de tenir un discours d'inspiration
positiviste où cette seule efficacité opératoire est
considérée comme suffisante et où le concept de corps
matériel n'est plus alors nécessaire. La seconde
hypothèse, si elle n'établit pas quelle est la nature des
entités qui composent les ensembles statistiques, a cependant le
mérite de sauvegarder le déterminisme, car s'il ne s'applique pas
aux systèmes individuels, il reste complètement opérant au
sujet de ces ensembles. Il faut tout de même remarquer qu'une
interprétation positiviste qui ne se prononce pas sur la nature des
entités individuelles, contrairement à une théorie
stochastique à variables supplémentaires, reste condamnée
à invoquer le principe de réduction du paquet d'ondes pour rendre
compte qu'à chaque mesure on observe sur chaque système
individuel des valeurs bien définies. Dans tout les cas, si les
interprétations statistiques du formalisme quantique permettent de
construire de cohérentes théories à variables
supplémentaires et peuvent expliquer l'efficacité
opératoire de la physique quantique concernant des distributions
statistiques, elles n'apportent pas vraiment de réponse au
problème ontologique posé quand au maintien ou non du concept de
corps matériel pour le monde microscopique.
Ainsi on peut voir clairement que pour expliquer la
théorie quantique comme pour prouver son efficacité, celle-ci n'a
absolument pas besoin de notions corpusculaires. Cependant, comme Bitbol le
suggère, si de telles notions sont maintenues dans le langages de la
plupart des physiciens c'est peut-être parce qu'elles sont
nécessaires pour conserver un lien entre ce formalisme si particulier et
l'expérience commune qui est la nôtre et dans laquelle nous
pouvons en général toujours compter sur des entités
spatialement bien localisées et dont le suivi ne pose guère de
problème.
Le statut de la conscience
Il nous faut maintenant revenir au problème de la
mesure que nous n'avons fait que poser précédemment et notamment
sur le statut particulier que le principe de réduction du paquet d'ondes
semble donner à l'observation et donc à la conscience. Dans une
perspective réaliste ce problème du statut de la conscience est
très grave car il devient alors très complexe de construire une
description objective de la réalité indépendante. Mais le
physicien positiviste doit également être gêné par ce
statut très particulier et très important qui est donné
à l'influence de l'observateur dans toute opération de mesure car
il empêche à première vue de trouver une équation
prédictive purement déterministe concernant les résultats
de mesures possibles sur un système individuel. La question est donc de
savoir si la théorie quantique donne vraiment un statut exceptionnel
à la conscience ou s'il est possible de retrouver une description
purement physicaliste du réel qui réutilise le même
formalisme.
Dans un premier temps il faut remarquer que la plupart des
théories à variables supplémentaires, dans l'optique d'une
description cohérente du réel, évacuent
complètement le principe de réduction du paquet d'ondes, et donc
toute intervention de la conscience. Pour cela elles supposent
généralement que toutes les observables d'un système ont
toujours des valeurs bien définies bien qu'elles ne soient pas
données par son vecteur d'état. Dans ce cas l'opération de
mesure, comme dans toutes les autres sciences, ne fait que dévoiler une
donnée préexistante et le vecteur d'état, qui n'est pas
plus une description complète du système, n'est actualisé
que grâce à l'apport de cette nouvelle donnée comme dans
tout fonctionnement probabilistique en physique classique. Cependant nous avons
déjà assez précisé les problèmes
épistémologiques que soulèvent les théories
à variables cachées pour que nous ne nous suffisions pas des
solutions qu'elles proposent et qui ne sont de toute manière pas
admissibles dans une optique positiviste.
Nous devons tenter d'éclaircir le problème
posé par le statut de la conscience dans le strict cadre de la
théorie quantique conventionnelle. Partons pour cela de la
célèbre théorie des états relatifs
proposée par Hugh Everett. Celle-ci évacue complètement le
principe de réduction du paquet d'ondes mais d'une manière
très particulière : il n'est pas question de supposer pour
cela des valeurs prédéterminées aux observables du
système, bien au contraire, même après la mesure, ces
observables ne sont toujours pas considérées comme ayant des
valeurs déterminées. Pour se passer ainsi de la réduction
du paquet d'ondes et résoudre le problème de la mesure, la
théorie des états relatifs se propose de traiter la conscience
comme une propriété purement physique de l'observateur,
lui-même conçu comme un automate de sorte qu'il n'y ait aucune
différence entre lui et n'importe quel autre instrument de mesure.
Ainsi, après l'interaction, entre un observateur et un système
étudié, que nous appelons communément opération de
mesure, le grand système composé de leur combinaison se trouve
dans un état enchevêtré, et superposé car il n'y a
pas eu réduction du paquet d'ondes. L'observateur, comme tout
système quantique dans la théorie orthodoxe, est alors
considéré comme étant dans plusieurs états en
même temps. Mais comment expliquer alors l'unicité que nous
observons perpétuellement à propos de la valeur d'une observable
mesurée aussi bien qu'au sujet de notre propre conscience ? La
théorie des états relatifs montre comment il découle
directement des règles de la mécanique quantique que les
différentes `'branches'' du vecteur d'état du système
total, qui correspondent chacune à un état précis, ne
communiquent pas entre elles et sont individuellement cohérentes. En
réalité, selon cette théorie, lors d'une mesure, nous
observons toutes les valeurs possibles de l'observable considérée
mais dans autant d'états de conscience qui ne communiquent pas entre
eux. On comprend alors bien comment la théorie de Everett a pu
être à la base de la tout aussi célèbre
théorie des mondes multiples de Bryce De Witt. Toute
opération de mesure crée plusieurs ramifications qui peuvent
cohabiter sans encombre en raison du cloisonnement qui les caractérise.
Etant donné le nombre de consciences et de mesures effectuées
dans l'univers on peut imaginer un nombre astronomique et en augmentation
constante pour ces ramifications. Le concept des mondes multiples vient tout
simplement de l'idée, que l'on ne peut ni réfuter ni prouver,
qu'à la création d'une ramification doit correspondre celle d'un
univers correspondant de sorte que le nombre des univers parallèles doit
lui aussi être dans une augmentation constante. Aussi étrange
qu'elle puisse paraître, la théorie des états relatifs est
logiquement très cohérente et permet d'expulser efficacement le
principe de réduction du paquet d'ondes sans introduire de
données inobservables. Que l'on considère son modèle comme
valide ou non, le coup de génie d'Everett demeure qu'il ait songé
à faire glisser le problème de la mesure de considérations
physiques à une conception davantage psychologique, tout en admettant
comme valide l'essentiel des règles de la mécanique quantique
conventionnelle. Cependant, dans l'analyse que d'Espagnat a pu en proposer, il
est possible de remarquer que la théorie des états relatifs peine
quelque peu à donner un statut à la mémoire de
l'observateur et qu'il est nécessaire pour régler ce point de
retomber sur un certain dualisme car l'état de conscience de
l'observateur est alors une propriété particulière soumise
à un régime spécial. Dans ce dernier cas, si la
théorie des états relatifs a le mérite de refuser à
la conscience une quelconque influence lors de l'opération de mesure,
elle ne parvient pas tout à fait à lui enlever son statut
particulier.
Quelle que soit la tournure dans laquelle nous prenons le
formalisme quantique orthodoxe, on doit inévitablement constater que les
notions d'observation et d'observateur ne peuvent en être
expulsées. Etant donné que toute forme d'observation suppose une
conscience correspondante et que toute formulation de loi en physique quantique
conventionnelle ne peut manquer de faire appel à ce concept
d'observation, une vision matérialiste de la théorie quantique du
type de celle habituellement adoptée en physique classique,
c'est-à-dire éjectant complètement toute
référence à l'esprit humain, n'est tout simplement pas
envisageable. Et cela est tout à fait indépendant du
problème posé par la réduction du paquet d'ondes car par
exemple la règle de Born, qui sert à calculer la
probabilité que telle valeur soit mesurée sur telle observable,
ne peut être transformée en une règle nous permettant de
déterminer la valeur que telle observable a avant la mesure que si l'on
se place dans le cadre d'une théorie à variables
supplémentaires. Donc soit on prend le formalisme dans sa mouture
orthodoxe et on est alors dans l'incapacité de tenir l'habituel discours
scientifique et physicaliste, soit on adhère à l'une des
théories à variables cachées mais, en admettant ainsi des
données non-empiriques, on s'expose à l'accusation scientiste,
habituellement réservée aux théories les moins
matérialistes, d'accepter des hypothèses métaphysiques.
Comme le remarque Bitbol, cette irréductible présence de
l'expérimentateur dans la formulation de la théorie quantique
fera rappeler à Bohr ce fait, pourtant déjà
remarqué par la tradition philosophique mais oublié dans la
construction de la méthode scientifique, que « nous sommes
aussi bien acteurs que spectateurs dans le grand drame de
l'existence ».
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