2.3. Les solutions proposées
2.3.1. La réforme conceptuelle
Les théories à variables
supplémentaires
Il est impossible de fournir ici la moindre description
exhaustive de toutes les théories de ce type qui ont pu être
proposées, c'est pourquoi nous nous contentons d'une rapide description
structurelle et d'un bref et incomplet historique de l'apparition de ces
théories.
C'est à partir du résultat de l'article EPR que
les partisans, comme Einstein, de l'incomplétude de la mécanique
quantique tentèrent de construire une théorie qui devait
dépasser, en l'intégrant, la théorie actuelle pour
proposer les mêmes prédictions tout en rendant compte de
manière plus cohérente du monde. Toutes ces tentatives sont
classées comme théories à variables
cachées, quoique beaucoup d'auteurs préfèrent parler
de théories à variables supplémentaires car si la
première formulation est consacrée par l'usage, la seconde est
moins trompeuse et plus exhaustive. Bell étant de ces physiciens
soucieux de retrouver une description du monde plus proche de ce que peut nous
procurer notre intuition, c'est en travaillant à ce projet qu'il
découvrit ses inégalités. Ces dernières posent
d'ailleurs un cadre essentiel à toute entreprise de ce type, mais un
cadre très restrictif comme nous l'avons vu car il y est établi
qu'une théorie destinée à reproduire les prévisions
de la mécanique quantique tout en revendiquant une description
complète de la réalité doit contrevenir à la
localité. C'est en effet en tentant de contourner ce point que ces
théories furent considérées comme introduisant des
variables cachées. Car la localité au sens de la
Relativité n'interdit pas tout à fait toute forme d'influence
plus rapide que la lumière mais seulement tous les transferts de signaux
plus rapides que la lumière ; ce qui limite toutefois grandement le
type d'influence non-locale permis. Le seul moyen alors de réconcilier
une théorie ayant ce genre de visées ontologiques avec la
théorie de la Relativité est de supposer que les influences
à distance qui y sont possibles doivent correspondre à des
variables qui nous sont complètement inaccessibles. Cependant nombre
d'autres théories à variables supplémentaires introduisent
pour d'autres raisons des variables qui n'ont rien de caché, ce qui
explique le choix de la présente formulation.
Si elles sont regroupées dans la même
école de pensée, c'est que ces théories présentent
un certains nombre de similitudes structurelles et conceptuelles. Elles ont
toutes le même objectif : réinterpréter le formalisme
quantique pour lui donner une signification ontologique. En d'autres termes, il
s'agit de construire une théorie mathématiquement
équivalente au formalisme conventionnel mais qui a prétention
à décrire le réel tel qu'il est en soi,
c'est-à-dire en définissant la nature des objets
étudiés, le statut des particules et des opérateurs
mathématiques, etc. En général d'une construction plus
complexe que la théorie orthodoxe, ces alternatives réutilisent
tout son bagage mathématique permettant la prédiction des
phénomènes, substituent les termes du formalisme pour lui donner
du sens et introduisent de nouveaux outils afin de gérer les variables
ajoutées.
Si l'engouement pour les théories à variables
supplémentaires correspond plus ou moins à l'article EPR, on peut
remarquer que la première construction de ce type fut la
théorie de l'onde pilote que de Broglie proposa dans les
années vingt, avant même que s'établisse le point de vue
conventionnel en physique quantique que nous avons évoqué et que
ces théories doivent remplacer. Bohm repris cette théorie
à la suite de l'article EPR dans la perspective einsteinienne de
compléter la physique quantique et Bell entreprit la synthèse et
l'actualisation des travaux des deux physiciens dans une même optique. On
peut sans trop de risque affirmer que la théorie de l'onde pilote, ainsi
augmentée et raffinée, est l'archétype d'une
théorie à variables cachées et nous permet d'en donner un
bon exemple. Cette théorie consiste à supposer l'existence d'une
fonction d'onde de l'Univers qui piloterait toutes les particules de
l'Univers. Chacune d'entre elles possède alors position, vitesse et donc
trajectoire, ce qui nous réconcilie avec des conceptions
familières. Les particules sont alors des existences fondamentales qui
possèdent une persistance ontologique, de même que cette fonction
d'onde qui définit le potentiel quantique tout aussi
réel de chaque particule. C'est ce potentiel, comparable à un
champs de force et donc lui aussi susceptible d'une compréhension
relativement intuitive, qui détermine les particules à parfois
adopter un comportement si particulier, comme les franges d'interférence
dans l'expérience de Davisson et Germer. Ce qui provoque alors les
nombreux problèmes épistémologiques que nous avons
remarqués, c'est le fait déjà constaté qu'une
fonction d'onde ou un vecteur d'état décrivant plusieurs
particules enchevêtrées n'est pas la somme ou le produit des
vecteurs d'état de toutes ces particules. Comme nous ne pouvons
connaître et quantifier en détail le vecteur d'état du
système qu'est l'Univers, nous en sommes réduit à ne
considérer que des sous-systèmes de celui-ci et leurs vecteurs
d'état respectifs qui ne contiennent par conséquent pas toutes
les informations permettant de décrire le comportement des particules
qui y évoluent. De même l'influence de l'observateur que l'on peut
considérer concernant le problème de la mesure se résout
par le fait que nous aussi, observateurs, nous sommes composés de
particules pilotées par la fonction d'onde de l'Univers et donc
enchevêtrées avec toutes les autres.
A l'instar de la théorie de l'onde pilote, on peut en
général remarquer que les théories à variables
supplémentaires, pour donner une interprétation ontologique
à la physique quantique, réaménagent son formalisme pour
réintroduire, sauvegarder ou renforcer des concepts classiques qui
avaient étés plus ou moins abandonnés et notamment des
conceptions corpusculaires. C'est par là même que de telles
théories présentent un intérêt et un attrait
certain, elles ont l'avantage d'offrir une description du monde quantique qui
satisfasse à la grille de lecture classique avec laquelle nous avons
tendance à raisonner. Nous allons maintenant voir qu'elles ont
à faire face à un certain nombre de difficultés qui ne
peuvent être négligées.
Les difficultés
Outre les théories à variables
supplémentaires qui doivent être abandonnées car des
erreurs mathématiques et logiques ont pu être
décelées dans leur formulation, des difficultés
très particulières d'ordre épistémologique et
conceptuel sont communes à toutes les théories de ce type qui
présentent pourtant une validité incontestée sur le plan
logique.
Premièrement il nous faut rappeler le commerce
très spécial que doit entretenir toute théorie à
variables supplémentaires avec la Relativité en raison des
inégalités de Bell. Même s'il est possible de trouver des
astuces structurelles qui permettent de réconcilier les deux par une
légère modification du formalisme quantique ou de la
Relativité, il demeure qu'en poursuivant son objectif de proposer une
alternative à la mécanique quantique conventionnelle à
l'aide de conceptions classiques, toute théorie à variables
supplémentaire doit introduire une non-localité fortement contre
intuitive. Aussi, si en effet une théorie à variables
cachées permet une description plus intuitive des
évènements du monde microscopique dans des cas simples ou des
exemples types, l'équivalence avec le formalisme orthodoxe à
laquelle ces théories doivent souscrire leur fait perdre toute cette
simplicité dans des cas plus complexes, notamment lorsque augmente le
nombre de dimensions de l'espace abstrait dans lequel évoluent les
vecteurs d'état. On est donc en droit de penser que la cohérence
que semble présenter ce type de théories pour rendre compte du
monde quantique ne tient qu'à une efficacité pédagogique.
La simplicité basée sur l'usage de termes classiques comme ceux
de corps, position et vitesse dont ces théories peuvent faire preuve
pour expliquer le comportement d'une particule se dissout progressivement
lorsque le cas considéré se complexifie.
De telles théories à variables
supplémentaires présentent également une difficulté
liée au fait même qu'elles aient pour but de fixer la nature
fondamentale des existants du monde quantique, difficulté qu'elles
partagent avec d'autres travaux théoriques à visée
ontologique dans d'autres domaines scientifiques. En effet, une fois que la
théorie a déterminé et décrit les
éléments de réalités qui correspondent aux
phénomènes quantiques, une rigidité a été
introduite qui peut poser un certain nombre de problèmes conceptuels
dés que de nouvelles données expérimentales sont
apportées. De nouvelles avancées scientifiques peuvent alors
sonner le glas d'une théorie à variables supplémentaires
comme la théorie de Relativité remit en cause l'existence (mais
pas l'efficacité) des champs de gravité newtoniens car le type
d'existants fondamentaux qui avait été postulé se trouve
impossible à conserver dans la nouvelle théorie. Ainsi, si la
théorie conventionnelle, essentiellement opératoire, se garde de
ce type de problèmes car elle s'abstient de se prononcer sur la nature
des objets étudiés, une théorie qui a prétention
à décrire la réalité fondamentale ne peut qu'avoir
une postérité bien incertaine.
Un problème bien plus radical et plus spécifique
à la physique quantique caractérise toutes les théories
à variables supplémentaires qui ont pu être construite. Si
toutes ces théories, pourvu qu'elles soient correctement construites,
reproduisent toutes les prédictions permises par la mécanique
quantique, aucune n'a jamais fourni une prédiction
vérifiée qui ne puisse être fournie par la théorie
quantique conventionnelle. Autrement dit aucune n'a pu fournir la moindre
preuve expérimentale de sa supériorité sur le
modèle orthodoxe. D'autant plus que les théories à
variables supplémentaires, puisque d'une construction
mathématique plus complexe, ont toujours plus de mal à assimiler
de nouvelles données fournies par l'expérience. Par
conséquent ces théories ne peuvent avancer que leur clarté
conceptuelle et leur efficacité pédagogique pour soutenir leur
supériorité. Cela est particulièrement symptomatique si
l'on considère que parmi les multiples modèles à variables
supplémentaires qui ont pu être proposés et qui
présentent chacun une parfaite cohérence interne, aucun n'a pu
présenter d'argument décisif pour montrer sa
supériorité sur les autres. Ainsi, même le physicien
soucieux d'adhérer à une théorie décrivant le
réel fondamentalement aurait bien du mal à discriminer parmi tous
les modèles disponibles.
Nous ne pouvons donc en toute rigueur, c'est-à-dire
uniquement sur la base d'arguments rationnels, adhérer à aucune
de ces théories à variables supplémentaires. Mais,
à la suite de Bernard d'Espagnat, nous pouvons tout de même
considérer ces modèles comme de bons « laboratoires
théoriques » permettant de mieux analyser les enjeux
ontologiques et épistémologiques que présente le
formalisme quantique. Comme exemple ou contre-exemple, de telles constructions,
visant à décrire avec un maximum d'objectivité le monde
quantique, permettent d'éviter certaines conclusions et
généralisations hâtives à partir de données
expérimentales qui pourraient être interprétées de
diverses manières.
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