1.2.2. Physique et dynamique leibnizienne
Relativité du temps et de l'espace, du mouvement et
de l'étendue
C'est par la combinaison du principe des indiscernables et de
celui de raison suffisante que Leibniz conclut à
l'irréalité fondamentale du temps et de l'espace. En effet, une
portion d'espace ou de temps, indépendamment des
phénomènes dont elle est le cadre, ne peut en aucun cas se
distinguer d'une autre qualitativement. Il est alors impossible d'expliquer
pourquoi Dieu a placé une substance en tel lieu et non en tel autre, ou
pourquoi il a mis le monde dans un sens ou dans un autre. Pour éviter de
tomber dans de telles difficultés, il faut refuser à l'espace et
au temps toute substantialité pour n'en faire qu'un certain ordre des
substances qui tient à leur organisation et à leur
communauté. L'espace devient l'ordre des coexistences possibles et le
temps l'ordre des possibilités inconstantes.
En posant l'inexistence, en soi, de l'espace, Leibniz redouble
par la même occasion son argument de l'impossibilité du vide. S'il
n'y a que des substances et leur ordre, le vide ne peut y avoir de place. Cette
non substantialité de l'espace préfigure également cette
réalité immatérielle, infinitésimale, plus
fondamentale, qui n'obéit pas aux lois de la mécanique et qui ne
peut se soumettre à une description géométrique. L'espace
n'est qu'en tant que plusieurs substances coexistent car une substance seule
est inétendue et il faut d'ailleurs une infinité de substances
pour faire la moindre portion d'espace. On voit comment Leibniz identifie
subtilement espace et étendue pour en déduire
l'impossibilité du vide et la non substantialité de
l'étendue. En effet si l'essence du corps résidait dans la seule
étendue et que celle-ci ne possédait que des
propriétés géométriques, comme la
géométrie ne nous donne aucune règle pour distinguer le
plein du vide, dans l'espace conçu comme une substance une portion de
celui-ci pourrait être indifféremment une portion de plein et une
portion de vide. Car sans la considération du mouvement, un corps au
repos est identifiable à un espace vide car il possède exactement
les mêmes propriétés géométriques. Le plein
au repos doit alors être présupposé et un espace sans corps
devient donc parfaitement inconcevable. Pour sa part Leibniz identifie espace
et étendue mais ne fait ni de l'un ni de l'autre une substance mais
suppose des substances comme composantes de cette étendue ; et ces
substances, parce qu'elles sont quelque chose de plus que ce que nous donne la
géométrie, permettent une efficace distinction entre le vide et
le plein. La preuve qu'avance Leibniz pour affirmer la relativité de
l'espace devient exactement la même que celle qu'il avance concernant
l'étendue, il est impossible de faire reposer l'un sur l'autre et la
conception leibnizienne de la substance trouve ici une de ses plus fortes
justifications. On ne peut fonder rien de réel sur des choses
étendues et divisibles, seuls des points de substance peuvent constituer
les éléments derniers des choses et du plein.
Le non-substantialité du temps entre pour sa part dans
un intime commerce avec le problème du mouvement. Leibniz ressuscite ici
implicitement le vieux paradoxe de Zénon : s'il n'y a que des corps
étendus, leur situation spatiale et leur changement dans le temps,
puisque seul l'instant peut-être dit réel, le mouvement n'existe
pas. « Le mouvement est une chose successive, laquelle par
conséquent n'existe jamais, non plus que le temps, parce que toutes ses
parties n'existent jamais ensemble » (Lettre à
Pellisson). La conception cartésienne du mouvement local a en effet
prêté bien maladroitement son flanc à une critique de ce
genre car puisque Descartes fait reposer toute forme d'action dans le monde
matériel sur sa loi de conservation du mouvement tout son système
mécanique est mis en danger par ce paradoxe sur l'inexistence du
mouvement. La faille du mouvement cartésien est simple : si le
monde des corps ne connaît que étendue et figure et que le
mouvement n'est un changement de lieu, ce changement ne peut plus reposer que
sur la multiplication des instants ; à chaque instant pris
indépendamment il n'y a donc pas vraiment de mouvement. Mais Descartes
conçoit une vision arithmétique du mouvement, qui se conserve un
pour un. Leibniz, par la distinction du mouvement d'avec la force et par la
seule conservation de celle-ci, construit une conception dynamique du
changement et de l'action mécanique. Il met dans le corps des
conatus, une tendance au mouvement pour chaque point (minimum d'espace
et minimum de temps), qui est présente à chaque instant et qui
est quelque chose de l'instant ; le conatus est au mouvement ce
que le point est à la courbe. En rajoutant dans le corps cet
élément aux seules données de l'espace et de la figure,
Leibniz sauvegarde le mouvement tout en rendant compte de manière
intelligible de la conservation non pas du mouvement mais de la force. Mais ce
conatus ne peut pas être rigoureusement attribué à
un corpuscule car, en tant qu'étendu, ce dernier est relatif, cette
notion implique elle aussi, mais par une voie encore nouvelle, quelque chose de
plus fondamental et de non étendu pour rendre raison de
l'étendue.
Leibniz, en établissant ainsi la non
substantialité de l'espace et du temps, porte un coup décisif
à la vision cartésienne du mécanisme et de la substance.
Si cette vision garde une certaine efficacité en termes pratiques, elle
n'est pas soutenable comme ontologie car elle ne supporte pas une analyse
rigoureuse. Et cette réflexion leibnizienne sur le cadre spatio-temporel
est également d'une importance capitale pour l'ensemble du
système car ce qui se joue ici c'est l'impossibilité de faire
reposer la substance sur des principes matériels, que ce soit
l'étendue substance de Descartes ou des atomes de matière. On
entrevoit, dans la notion leibnizienne d'espace, une conception tout
immatérielle de l'essence des choses, une conception antérieure
à la géométrie, ce qui exclut la compréhension de
cette essence des choses à la seule mécanique. Quand à la
notion de temps et de conatus que Leibniz tire de cette
réflexion, on peut y voir la substance comme dotée d'un
conatus et qui donc n'est plus seulement média pour le
mouvement mais aussi, dans l'instant, tendance au mouvement ou source du
mouvement.
Principes de l'action des corps
Comme nous l'avons déjà vu, Leibniz effectue une
correction de taille, que même Malebranche acceptera, sur une question
purement mécanique, à savoir la non conservation du mouvement
mais plutôt celle de la force. Cette simple correction a de plus une
portée philosophique que Leibniz ne manque pas de constater et
d'exploiter. Il s'en sert notamment à la proposition XVIII du
Discours de métaphysique pour prouver que les fondements de la
mécanique ne peuvent se trouver dans la seule géométrie.
Il l'évoque succinctement dans le Système nouveau de la
nature sur le sujet des formes substantielles et dans un
éclaircissement pour prouver la supériorité de son
Harmonie préétablie sur la vision cartésienne de l'union
de l'âme et du corps. Enfin, dans la Monadologie à la
proposition quatre vingt, il affirme même que cette loi de conservation
de la force doit amener directement à la l'hypothèse de
l'Harmonie préétablie. C'est que le mouvement au sens
cartésien est une simple notion géométrique basée
sur le temps, elle peut donc se contenter d'une explication mathématique
et cinématique malgré la question de son inexistence
soulevée précédemment. Mais la force est plus que le
changement de lieu d'une portion d'étendue, elle demande plus que les
notions d'espace et de temps. Ainsi la dynamique de Leibniz, dans son optique
pratique, rajoutera aux corps des propriétés
supplémentaires à celles de l'étendue et de la figure.
Le conatus, que nous avons déjà
évoqué et que Leibniz emprunte à Hobbes, est le minimum de
mouvement qui s'applique à un point, identique à la
dérivée d'une courbe. Cette notion est complètement dans
l'esprit du calcul infinitésimal naissant car elle conçoit le
point, dans l'espace comme une étendue plus petite que toute
étendue donnée, et dans le temps comme une durée plus
petite que toute durée donnée. Puisque l'étendue est
relative et divisible, le mouvement qu'on donne à un corps doit
être divisible de la même manière que ce dernier ; et
puisque que pour Leibniz, l'étendue est bien plus divisée
actuellement à l'infini, le mouvement doit l'être
également et donc « le mouvement présent d'un corps
naît de la composition des conatus
précédents » (Lettre à Arnauld). En
effet le corps est phénoménal, issu de notre perception
singulière et somme de points de perception davantage réels, donc
son mouvement est lui aussi phénoménal et moins réel que
les conatus individuels de chaque point dont le mouvement d'un corps
est la somme. Ce point de mouvement qu'est le conatus sera beaucoup
plus approprié et plus stable pour recevoir la force car celle-ci ne
s'attribue pas indifféremment comme les cartésiens attribuent le
mouvement et le repos de manière relative au corps de
référence.
La conception arithmétique du mouvement
cartésienne considère donc l'étendue comme
indifférente au mouvement et au repos car ces deux notions
dépendent du corps de référence. Un corps au repos, aussi
grand soit-il, devrait, selon ces principes, se laisser pleinement emporter par
n'importe quel corps le percutant car rien alors ne l'enclin à rester au
repos. Pourtant, avec sûrement le dessein de concilier la loi de
conservation de la quantité de mouvement avec les expériences,
Descartes, parmi les lois du choc qu'il dérive de cette conservation du
mouvement, en énonce une qui veut qu'un corps plus petit entrant en
contact avec un plus grand au repos rebondit d'une manière
déterminée. Mais Leibniz montre que ce principe ne souffre aucune
continuité avec les autres principes du mouvement cartésien de
sorte qu'entre le choc de deux corps de même grandeur et celui de deux
corps de grandeurs variant d'une quantité plus petite que toute
quantité donnée (une quantité infinitésimale) il y
a une différence qui rompt le principe de continuité. Par
l'inertie naturelle des corps, que l'on constate empiriquement, il a
pourtant toujours résistance et que même un corps plus petit
percuté par un corps plus grand fera perdre au second une partie de sa
vitesse. Le corps n'est plus indifférent au repos et au mouvement :
on pourrait plutôt dire qu'il tend au repos. Mais cela n'est pas tout
à fait fidèle à Leibniz car, par sa conception
infinitésimale des choses liée au principe de continuité,
il voit le repos comme un mouvement imperceptible, plus petit que tout
mouvement que nous pouvons donner. Ainsi l'inertie est entièrement
compatible avec la dynamique leibnizienne, mieux elle l'implique, car elle
suppose une élasticité au corps qui n'est pas transmissible, qui
lui est propre et qui est principe du mouvement.
La matière n'est pas neutre comme le pensent les
cartésiens, même eux lui accorde l'antitypie qui est
l'impénétrabilité et l'extension qui est la
tendance à l'étendue. Ces deux notions sont le fondement de la
résistance que l'on observe dans tout corps. Elle devient
élasticité à mesure que le corps devient un peu
plus organisé car la résistance qui s'opère entre les
différentes parties d'un corps entraîne sa réaction lorsque
celui-ci est sollicité. C'est que le corps n'est pas mobile mais il est
toujours animé d'un certain mouvement ou du moins a-t-il toujours une
tendance au mouvement qui est la stricte somme des conatus des
substances qui le composent. Ce qui peut alors donner du repos, ou plutôt
l'illusion du repos, c'est que les corps s'entre empêchent ; mais
aucun corps, s'il peut perdre son mouvement, ne perd sa force, celle-ci peut
seulement devenir potentielle. Et là encore il faut être
rigoureux : tout corps a actuellement un certain mouvement aussi
imperceptible soit-il car il ne saurait être totalement empêcher
(ou il n'existerait alors tout simplement pas), et il n'applique non plus
jamais pleinement sa force car il faudrait qu'il soit seul au monde puisque
tout corps, aussi petit soit-il, l'empêcherait d'appliquer sa force dans
une mesure certes tout aussi petite.
Cette vision de l'action des corps permet de rendre pleinement
compte de la résistance et de l'élasticité qu'on leur
observe tout en assurant à Leibniz une voie dégagée pour
formuler sa théorie des substances et de leur commerce. Outres à
formuler des lois sur le fonctionnement de la nature plus précises et
plus véridiques, ces considérations sur l'essence du mouvement et
de la matière amènent également à la question de la
substance car Leibniz a besoin, pour sa dynamique, contrairement à
Descartes pour sa mécanique, d'unités véritables qui
puissent constituer les éléments derniers des choses.
Réhabilitation des formes substantielles
La forme substantielle, dans les traditions
aristotélicienne et scolastique, constitue l'essence d'un corps en cela
qu'elle est un passage entre matière première et matière
seconde. Alors que la première constitue la matière non
formée, c'est-à-dire qui n'est à proprement pas encore
parler existante, la seconde s'est vue rajoutée une forme qui la
détermine et qui lui permet d'exister par l'individuation. On assiste
par la forme au passage de la pure matière à un corps
déterminé, à un corps substance, et cette forme donne au
corps ses qualités intrinsèques. Le mouvement est lui aussi
qualitatif, déterminé par l'essence du corps, par sa forme.
Dans la vision mécaniste de Descartes où il n'y
a que l'étendue et la quantité, toute qualité ou forme
doit posséder une traduction quantitative et géométrique.
De la même manière que les causes finales sont à expulser
hors de la physique, les arguments formels ne doivent pas servir tel quels
à l'explication des phénomènes, ils doivent se
réduire en notions distinctes, qui sont pour Descartes l'étendue
et sa figure. Et le mouvement est donc conçu différemment, il
n'est plus qu'un changement de lieu, ni naturel ni violent, ou plutôt
toujours les deux, qui tient à une communication réglée
par de stricts règles mathématiques indépendantes des
corps eux-mêmes. La rupture est radicale car alors que pour Aristote le
mouvement est déterminé par la forme, Descartes fait
découler la forme d'un corps du mouvement de ses parties.
La négation cartésienne des formes
substantielles tient au dualisme qu'il instaure. La pensée et la
matière sont deux substances complètement distinctes qui doivent,
selon Descartes, pour être bien comprises, considérées
chacune à part, l'une ne pouvant être expliquée par quelque
chose de l'autre. Ainsi y a-t-il les qualités premières,
grandeur, figure et mouvement, qui appartiennent en propre à la
matière et dont la compréhension permet sa réelle
connaissance, et les qualités secondes, ou qualités sensibles,
qui ne sont pas dans les choses mais seulement dans notre esprit et qui sont
donc quelque chose de notre esprit. Pour un cartésien l'usage des formes
et de la finalité dans le monde des corps est un usage illégitime
qui correspond à une introduction inappropriée du spirituel dans
le matériel.
Leibniz en appelle de bonne heure à la
réhabilitation des formes substantielles pour résoudre les
problèmes qu'il soulève quand à la nature du mouvement et
de sa communication. A la critique de la vision cartésienne de la
matière comme résidant dans la seule étendue correspondra
une remise en cause du procès que fit Descartes aux formes
substantielles au nom de cette vision. Leibniz montre en effet par plusieurs
voies que l'étendue ne peut constituer l'essence des choses mais que des
unités véritables doivent constituer le continu. De même,
la force que Leibniz isole dans les corps comme quelque chose de plus que
l'étendue, n'est pas, comme nous l'avons vu, quelque chose qui se
transmet de corps en corps à la manière du mouvement de
Descartes. Elle exprime bien plus une spontanéité de la part de
la matière et cette spontanéité, s'il est possible de
l'observer à l'échelle des corps sensibles par la
résistance et l'élasticité dont ils témoignent, sa
réalité est davantage à chercher dans les conatus
individuels qui correspondent à ces unités véritables.
Nous avons donc des unités inétendues et
dotées d'une tendance au mouvement, d'une spontanéité. De
la même manière que Aristote parlait de la forme substantielle
comme de l'âme du corps par analogie avec notre âme et notre corps,
Leibniz, quand il cherche la nature d'une telle unité source de ses
actions et indivisible, ne peut manquer de reproduire le même
schéma et de faire de ces points des âmes ou esprits. Il semble en
effet « que leur nature consiste dans la force et que cela s'ensuit
quelque chose d'analogique au sentiment et à l'appétit ; et
qu'ainsi il fallait les concevoir à l'imitation de la notion que nous
avons des âmes » (Système nouveau de la
nature). Car puisque la notion cartésienne d'une étendue
indifférente au mouvement est erronée mais que bien plus les
corps possèdent une tendance propre qui apparaît même dans
les lois de la nature que la mécanique peut déceler, les notions
d'action et de passion doivent avoir quelque fondement. Et si
toutes les substances sont susceptibles d'action c'est qu'elles doivent bien
toutes avoir quelque chose d'une âme. Plus radicalement les unités
dernières des corps ont une tendance à l'action qui n'est jamais
une puissance nue mais jamais non plus un acte parfaitement accompli,
d'où l'analogie avec l'appétit, par conséquent les causes
efficientes ne peuvent pleinement les expliquer car quelque chose de la
finalité et de la rétention doit se trouver dans les substances.
En effet le conatus est dans l'instant et le mouvement dans l'instant
n'existe pas, c'est donc qu'il représente, pour ainsi dire, un mouvement
prévu, conséquence du mouvement
passé ; il n'est jamais accompli mais il est toujours
déjà commencé. Ces entéléchies
premières sont donc des forces primitives qui consistent
en une activité originale distincte aussi bien de l'acte que de la
puissance.
Leibniz diffère d'Aristote en libérant les
formes des corps car ces derniers ne sont pas des substances, il s'agit de les
rendre intelligibles en séparant « l'usage qu'on doit en
faire de l'usage qu'on en a fait » (Système nouveau de la
nature). Dans l'explication des phénomènes particuliers de
la nature elles n'ont pas à intervenir puisque la considération
des unités dernières de la nature n'est ni utile ni
nécessaire et que le commerce des corps peut s'expliquer par les seules
lois de la mécanique et des causes efficientes. Mais l'utilité de
ces formes substantielles est du ressort de la métaphysique, elles
permettent de rendre raison des notions utilisées en mécanique et
qui ne se suffisent pas à elles-mêmes. Ainsi l'étendue et
la force, et tous les objets de la mécanique qui en découlent
(espace, temps, mouvement, résistance...), doivent faire appelle
à ces unités véritables lorsque l'on tente de les
expliciter. Les qualités d'un corps sont explicables, comme le pensait
Descartes, par le mouvement de ses parties mais les unités
dernières de ses parties, indivisibles, ne peuvent être expliquer
mécaniquement car elles n'ont pas de parties, une forme ontologique
donc, proprement substantielle, doit alors être invoquée pour
rendre compte de leur activité.
|
|