3.4.2. Dynamique et mécanique quantique
L'efficacité de la physique classique
Si le système de Leibniz relègue les corps
matériels et leur commerce au rang de phénomènes, il leur
attribue tout de même une efficacité indéniable. La
description métaphysique et ontologique du monde ne peut se faire en
terme mécaniste, ni ses objets ni son fonctionnement ne correspondent
à rien de physique. Mais, pour ce qui est de la compréhension des
objets qui nous entourent et que nous percevons à notre échelle,
la mécanique est le moyen le plus efficace de compréhension des
évènements. Et cette compréhension a un sens pratique de
sorte que l'on peut légitimement penser que Leibniz devait
déjà avoir à l'esprit une dualité du type
réalisme et positivisme. Bien qu'à la différence de
nombreux physiciens de notre temps il laisse les questions ontologiques
à la métaphysique, c'est bien la physique et l'empirisme qui
seuls peuvent assurer la bonne marche de la science dans une optique
positiviste. Autrement dit, le réalisme est métaphysique et
concerne la réalité indépendante, tandis que le
positivisme traite des phénomènes et porte sur la
réalité empirique. Le cloisonnement qui sépare ces deux
types de réalité et qui nous voile le réel fondamental,
explique que le positivisme arrive toujours plus facilement à ses fins
que le réalisme.
Si Leibniz reprend donc une mécanique de type
cartésienne, il la modifie pour en faire une dynamique. Nous avons
déjà remarqué les erreurs que présente le
modèle leibnizien par rapport à son concurrent newtonien, mais
aussi qu'elles ne remettent pas fondamentalement en cause ses grands principes.
Ainsi Leibniz a-t-il vu juste en distinguant la force du mouvement. Cela permet
de mettre en accord, peut-être pas les lois qu'il énonça
précisément, mais les principes de la dynamique de Leibniz avec
ceux de la physique classique arrivée à maturité. Celle-ci
traite comme des phénomènes hétérogènes les
objets de type corpusculaire et les entités de type ondulatoire. Ces
deux genres de phénomènes correspondent assez bien, moyennant
quelques ajustements qu'il n'y a pas lieu de traité ici, à la
distinction que fait Leibniz entre les corps et la force qu'ils se
communiquent. Le fonctionnement des corps et celui des ondes font chacun
l'objet d'une théorie physique différente, et cette
séparation fait également preuve d'une grande efficacité,
bien que la physique quantique réunisse phénomènes
corpusculaires et phénomènes ondulatoires dans un formalisme qui
décrit par les mêmes principes le comportement de toutes les
entités microscopiques. Dés le commencement de
l'expérience quantique et la création de ses premiers outils, les
pères fondateurs entreprirent avec succès de refonder les lois de
la physique classique sur la base de ces nouveaux acquis (c'est à cette
occasion que la théorie quantique reçut la dénomination de
`'mécanique''). Cependant, encore aujourd'hui, ce sont les
équations de Newton, concernant la mécanique, et celles de
Maxwell, pour l'électrodynamique, que l'on utilise encore pour
prédire le comportement des entités macroscopiques
correspondantes.
On peut donc remarquer que l'efficacité qu'accorde
Leibniz à une physique classique est similaire à celle que la
science moderne lui conserve également. Lorsque Leibniz suggéra
que la réalité fondamentale ne devait pas obéir au type de
fonctionnements que la physique décrit, la réforme qu'il proposa
n'alla pas jusqu'à la remise en cause totale de celle-ci. De la
même manière les déconcertantes découvertes de la
naissante physique quantique ne pouvait pas rendre caduque l'efficacité
prédictive des théories physiques classiques. Dans les deux cas,
seule les conclusions ontologiques qui pouvaient être traditionnellement
tirées de ces théories furent mises en échec.
Un fonctionnement hétérogène à
l'échelle microscopique
L'autre point sur lequel s'accordent le système
leibnizien et la physique quantique est directement lié à
l'efficacité strictement phénoménale dont fait preuve la
physique classique. Il s'agit du fait qu'à une échelle
inférieure au macroscopique, des règles très
différentes de la mécanique et de l'électrodynamique
doivent être construites pour expliquer le fonctionnement de la
réalité. Pourtant, ce sont par des voies radicalement
différentes que la théorie de la substance et la théorie
quantique en viennent à la nécessité d'un tel
fonctionnement hétérogène pour rendre compte des
détails de la matière.
C'est par des considérations métaphysiques que
nous avons précédemment traitées que Leibniz en vient
à la conclusion que les substances simples qui constituent la
réalité fondamentale ne peuvent obéir à des
principes physiques. La logique doit faire déduire
l'indivisibilité et l'inétendue de ces substances et aucun
commerce ne peut alors être pensé entre eux dans un paradigme
mécaniste. Le cogito nous fournit la seule véritable
expérience d'une substance ontologiquement constituée et il faut
dés lors imaginer toute substance à son image. De plus, une
âme a le mérite de connaître changement et
multiplicité sans être étendue ni divisible. La
théorie de la communication entre les substances que Leibniz construit
alors est radicalement différente d'une mécanique ou d'une
physique mais permet tout de même de rendre compte des apparences
corpusculaires que nous connaissons.
Le cheminement de la physique quantique est radicalement
différent car il est essentiellement empirique. Les schèmes de
pensée corpusculaires qui imprégnait l'essentiel de la
communauté des physiciens trouvèrent leurs limites lors de la
construction même du formalisme quantique. Des grilles de lecture issues
de la physique classique furent d'emblée appliquées aux
phénomènes microscopiques qui se présentèrent aux
scientifiques, mais leur échec ne fit que mettre mieux en
évidence l'originalité qui caractérise cette nouvelle
classe de phénomènes. Si de nombreux physiciens font encore
preuve d'une certaine réticence en tentant, notamment par des
théories à variables supplémentaires, de maintenir des
notions classiques pour décrire les entités quantiques, le point
de vu orthodoxe tire comme conclusion des particularités de la
théorie quantique que les principes de la physique classique doivent
être remplacés par des notions originales et propres à la
microphysique, pour garantir sa cohérence interne.
Le système de Leibniz et la physique quantique
s'accordent donc bien pour limiter le champ d'application des concepts de la
physique classique au monde macroscopique. Ils n'aboutissent pourtant pas
à cette conclusion de la même manière. Leibniz
déduit cela de la logique et de l'expérience métaphysique
de notre conscience, tandis que la physique quantique la déduit bien
malgré elle de l'analyse de ses objets expérimentaux. L'analogie
entre leurs conclusions s'arrête pourtant là car si la
théorie de la substance éjecte toutes les notions physiques pour
les placer tout entières dans le phénoménal, la
théorie quantique revendique encore le statut de physique car elle
maintient toujours un certain dualisme de type cartésien. En effet le
but de la physique quantique demeure, en général et même
chez les physiciens d'obédience positiviste, l'étude d'une
réalité différente de notre expérience psychique
interne. L'abandon du concept de corps matériel doit modifier le
dualisme cartésien esprit/matière en esprit/quelque chose, mais
le principe de base reste maintenu, il s'agit d'étudier une
réalité extérieure. Les difficultés que
présente le problème de la mesure aux physiciens
témoignent d'ailleurs bien de leur désire d'exclure tout
référence spirituelle de la science. De plus, rappelons que si
Leibniz recherche directement les existences fondamentales en tentant de
dépasser notre expérience particulière par la
considération des vérités nécessaires, la physique
quantique poursuit une entreprise empirique dont on peut penser qu'elle ne peut
logiquement pas atteindre ces existences. Pourtant, comme il sied à la
rigueur leibnizienne, nous pouvons juger que les découvertes empiriques
de la théorie quantique tendent à valider l'abandon des notions
de physique classique qu'opère la théorie leibnizienne de la
substance ; alors qu'elles contredisent le type de
généralisation ontologique qu'en fait Descartes.
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