3.4.3. Le passage au macroscopique
Le monde quantique comme intermédiaire
Les substances composées tirant leur
réalité de celui qui les observe, il peut être admis qu'une
telle substance soit définie comme un corps à une échelle,
composée d'agrégats non corpusculaires à une autre et en
dernière analyse être constituée d'une infinité de
substances simples. A ce titre il est envisageable de considérer la
physique quantique comme portant, non pas sur le monde des corps ni sur celui
des âmes, mais sur un niveau intermédiaire de
réalité. La réalité indépendante correspond
au niveau de réalité des substances simples ; et les objets
du monde quantique, parce qu'ils sont malgré tout des agrégats,
appartiennent à la réalité empirique au même titre
que les corps macroscopiques. On peut cependant considérer que la
réalité empirique à l'échelle quantique nous donne
davantage d'indices structurels concernant la réalité
fondamentale que le monde des corps macroscopiques.
Parmi ces indices on trouve l'abandon du concept de corps
matériel. Si celui-ci peut encore être utilisé pour le
monde quantique avec un très lourd coût
épistémologique, il ne revêt plus la même
évidence qu'en ce qui concerne l'expérience quotidienne à
l'échelle humaine. Introduire des entités plus fondamentales est
une concession inévitable que doit faire toute reformulation de la
théorie quantique maintenant des particules matérielles bien
constituées. Quelque soit la manière dont on puisse tourner le
formalisme quantique, il semble que celui-ci suggère
inévitablement qu'à une éventuelle échelle
inférieure le concept de corps matériel devrait être rendu
complètement caduque. Il s'agit alors d'une conséquence qui
rejoint bien ce qu'une théorie de la substance comme celle de Leibniz
peut établir concernant la réalité indépendante,
à savoir l'absence de données corpusculaires et
matérielles en ce qui la concerne.
L'espace tridimensionnel classique du monde des corps doit
également être abandonné pour le monde quantique, au profit
d'un espace abstrait multidimensionnel. Cela peut être vu comme un indice
de l'abandon radical du paradigme spatial que l'on peut envisager pour la
réalité indépendante. Nous avons vu que d'Espagnat tient
cela pour une conclusion, certes spéculative mais fort convaincante, que
l'on peut directement tirer du formalisme quantique. C'est également,
comme nous avons tenté de le dégager, une conséquence
logique de la théorie leibnizienne de la substance. Même un espace
multidimensionnel ne peut être admis concernant la réalité
indépendante car l'espace de Hilbert, qui sert de cadre à la
description d'un système microscopique, possède un nombre de
dimensions égal à celui des observables que l'on choisit de
considérer. Ainsi l'espace de Hilbert ne peut satisfaire à une
objectivité forte.
Parce que les particules de la physique quantique ne peuvent
être considérées comme fondamentales et que ce sont
certaines d'entres elles qui correspondent aux phénomènes
électromagnétiques, la physique quantique semble également
nous indiquer l'abandon d'un paradigme énergétique pour la
réalité indépendante. De même le mouvement ne semble
porter que sur la réalité empirique car, en ce qui concerne le
monde quantique, il est en général impossible de trouver une
véritable trajectoire pour une particule. Aussi, l'abandon de l'espace
signifie inévitablement celui du mouvement, et cela peut être vu
comme un bon indice de l'échec total de tout modèle
mécaniste en ce qui concerne les substances simples.
En constituant une perception plus distincte et donc plus
parfaite, la théorie quantique peut être considérée
comme plus proche du réel que la physique classique ou le sens commun.
En toute rigueur elle ne nous fournit pourtant pas de connaissances sur la
réalité indépendante, et cela rejoint la vision que
d'Espagnat a du formalisme quantique comme une description appropriée de
la réalité empirique. De même, certains des principes de la
physique quantique, comme le maintien de certaines notions corpusculaires,
d'une conception encore trop mécaniste de l'action et d'un paradigme
géométrique, restent inappropriés pour décrire les
substances simples et relèvent donc d'une certaine confusion et
imperfection. D'une manière analogue à la hiérarchie des
êtres de Leibniz, on peut échelonner les différentes
perceptions dont est capable une monade selon leurs degrés de
distinction. Une perception infiniment distincte correspond à une
connaissance parfaite des substances individuelles et de leur contenu, et elle
est uniquement accessible à un être infiniment parfait. Le niveau
de distinction apporté par la physique quantique est alors situé
entre cette perception infiniment parfaite et le niveau usuel de confusion qui
est celui de l'existence humaine en général et de sa conception
physicaliste classique. Il demeure que la perfection dont est susceptible le
point de vu de la physique quantique reste infiniment éloigné de
la perception la plus distincte qui soit. A partir de cette
échelonnement, nous pouvons donc imaginer une infinité de points
de vu intermédiaires plus distincts que la théorie quantique. On
peut supposer autant d'hétérogénéité entre
ces points de vu, que nous en avons constater entre la microphysique et le sens
commun. Autrement dit il est tout a fait envisageable que la science, en
explorant plus profondément encore les détails de la
réalité, construise des théories très
différentes de la physique quantique, encore plus
éloignées de notre expérience du macroscopique et
fournissant davantage d'indices
sur la réalité indépendante.
Physique et métaphysique
Traiter ainsi la physique quantique comme portant sur un
niveau de réalité intermédiaire entre le monde des corps
et celui des âmes nous amène à poser la question des
rapports de la métaphysique et de la physique. Leibniz attribue leurs
rôles de manière assez simple et schématique, la
considération des simples revient à la métaphysique tandis
que celle des composés est laissée à une physique pure.
Cependant, dans l'échelonnement des perceptions que nous venons de
proposer, une connaissance de la réalité indépendante, et
donc des substances simples qui la peuplent, a été
considérée comme accessible uniquement à un esprit
infiniment parfait. Se pose alors la question du statut de la théorie de
la substance de Leibniz comme celui de la théorie de l'information que
nous avons proposée. La différence qui sépare la
connaissance métaphysique que Leibniz nous juge accessible et une
perception infiniment distincte de la réalité indépendante
est celle qui existe entre une théorie qui définie les
propriétés générales des monades et de leur
interaction et une parfaite connaissance du contenu de toutes ces monades. On
retrouve donc ici la distinction qui sépare les vérités
nécessaires des vérités de fait. Et cette
différence est véritablement qualitative car les premières
se fondent expressément sur le principe de contradiction tandis que les
secondes demande le principe de raison suffisante. Les connaissances qui
correspondent à une théorie de la substance sont du type de
celles accessibles en logique et en mathématiques ; elles sont
dérivées, non pas des perceptions irrémédiablement
confuses que nous avons des autres substances, mais de la connaissance de nous
même, en cela que nous sommes une âme et qu'il est par
conséquent possible de dériver les propriétés de la
monade de cette connaissance. Au contraire, pour atteindre une parfaite
connaissance de fait de toutes les substances, il faudrait être un sujet
qui n'est que des perceptions distinctes de toute chose, ce que nous ne sommes
pas.
En d'autres termes, la théorie de la substance n'est
pas à une position précise de cette échelle des
perceptions, comme toutes les vérités logiques et
mathématiques, les propriétés de l'âme sont
dérivées de la structure nos perceptions, aussi confuses
soient-elles. Bien que Leibniz ne juge les vérités
nécessaires accessibles qu'aux seules monades ayant le niveau de
distinction humain, comme nous le montre les Méditations
métaphysiques de Descartes, même d'une perception
complètement illusoire et erronée de la réalité, je
peux déduire la vérité éternelle qu'est
l'unité de mon âme. Et Leibniz estime toutes les
propriétés de l'âme déductibles de cette
manière. Une théorie de la substance mérite alors bien le
terme de métaphysique car, excepté la mienne, ce n'est pas sur
les existences qu'elle porte mais, comme toutes les vérités
nécessaires, sur les possibles. Au contraire les sciences physiques,
à l'instar de la physique quantique, recherchent des
vérités de fait et portent donc sur les existences. A ce compte
la physique doit composer avec les perceptions, empruntes inévitablement
d'un certain degré de confusion, que nous pouvons avoir des autres
substances. C'est sur ce point que peut s'observer une progression,
suscitée par l'appétition dont fait preuve toute monade, vers une
perception plus distincte, suivant la hiérarchie
précédemment définie. La physique quantique constitue
alors une connaissance de fait qui possède un certain degré de
distinction à une certaine échelle, mais, en dernière
instance, porte de manière infiniment confuse sur les substances
simples.
Accessoirement cela nous amène à nuancer une
antinomie classique et particulièrement répandue parmi les
scientifiques, celle de l'empirique et du métaphysique. Elle semble
pourtant justifiée par le fait que la métaphysique, dans le
système de Leibniz, en étudiant la structure du possible,
s'oppose à une méthode empirique consistant à ne prendre
en considération que les seules existences. Cependant un tel
raisonnement fait abstraction de l'existence que prend en considération
le métaphysicien, à savoir sa propre conscience réflexive.
L'expérience psychique personnelle, parce que siège de la
subjectivité, est éjectée de la plupart des discours
scientifiques ; même une théorie à objectivité
faible se doit d'éviter un tel particularisme et rechercher ce qui est
commun à toute subjectivité. Mais il s'agit tout de même
d'une expérience réelle et, comme Descartes l'a montré, il
s'agit de la plus irréfutable de toute. Notre propos n'est pas de rendre
accessible aux assertions métaphysiques le type de preuves empiriques
dont est capable la physique ; parce que ne portant pas sur des existences
extérieures, cette possibilité leur est fermée. De plus,
la physique ne pourra jamais atteindre empiriquement l'objet du
métaphysicien, à savoir la substance simple. Il s'agit
plutôt de montrer que la métaphysique ne porte pas sur de la pure
virtualité et qu'elle ne doit pas être éjectée a
priori de toute entreprise de compréhension rationnelle du monde.
Seule notre expérience psychique personnelle peut nous faire
connaître la perception et l'appétition, qui sont des notions
essentielles pour le système de Leibniz mais également pour de
nombreuses sciences empiriques comme la biologie ou la psychologie.
Finalement, bien qu'employant des modes différents et
que l'imperfection intrinsèque de toute créature le masque
souvent, c'est bien toujours la même réalité qui est
étudiée. Comme la métaphysique traite de ce que pense
Dieu, c'est-à-dire les possibles, et la physique de son choix, autrement
dit les existences, si chacun se borne à la place qui est la sienne, une
fructueuse complémentarité peut être envisagée. La
physique ne pouvant pas atteindre le degré de distinction
nécessaire pour se prononcer sur les existences fondamentales, c'est
à la métaphysique de définir ce qu'il est possible
à leur propos. Aussi, puisque statuant sur les seuls possibles, la
métaphysique n'est pas en mesure de déterminer lesquels existent
parmi ceux-là (excepté bien ma propre existence que je peux
affirmer avec certitude), cela incombe à la physique, quoiqu'elle ne
puisse déterminer les existences que dans le strict cadre de la
réalité empirique. Une fois les rôles attribués, la
physique est alors en mesure de suppléer à la métaphysique
en lui fournissant d'éventuels contre-exemples, tandis que cette
dernière est susceptible de fixer un cadre axiomatique à la
physique comme le font en général la logique et les
mathématiques.
A partir de là nous pouvons constater que la physique
quantique, pas plus que la physique classique, ne fournit de données qui
entrent en contradiction avec le système leibnizien. Pourtant, certains
systèmes concurrents, comme les plus matérialistes ou ceux qui
substantifient l'espace, peuvent voir comme un contre-exemple la théorie
quantique. D'un autre côté on peut remarquer que c'est lorsque ses
partis pris ontologiques ne dépassent pas ce que fixe un système
métaphysique comme celui de Leibniz, que la physique quantique se montre
la plus efficace. A ce sujet on peut prendre pour exemples les modèles
à variables supplémentaires, qui peinent à décrire
le monde quantique en maintenant des notions déjà
expulsées par la théorie de la substance.
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