1.3.2. Le possible et l'existant
Distinction des essences et des existences
Cette distinction est un bel exemple de la façon dont
Leibniz parvient à éclaircir des problèmes
métaphysiques très controversés en donnant successivement
les définitions de tous les termes du problème pour finir par
poser clairement et distinctement des principes qui se suffisent à
eux-mêmes.
Leibniz a devant lui le cartésianisme qui, pour
garantir à Dieu une volonté absolue, le libère de la
nécessité et affirme que c'est Dieu qui détermine le
nécessaire ; aussi est-ce par une liberté
d'indifférence, soumise à aucune inclination, que Dieu à
créer le monde. Spinoza ira plus loin en refusant même toute
volonté à Dieu pour n'en faire qu'une pure
nécessité ; et toute la création n'est plus alors
qu'une suite aveugle de cette nécessité suprême. La
critique leibnizienne de ces théories du possible et de l'existant
prendra deux formes.
La première repose directement sur les principes de
contradiction et de raison suffisante ainsi que sur la différence des
vérités nécessaires et contingentes. Leibniz constate que
le principe de contradiction, qui est la règle des vérités
nécessaires, n'est capable que de discriminer entre le possible, le
nécessaire et l'impossible. Il n'y a aucune demi-mesure, que ce soit
entre le possible et le nécessaire ou entre le possible et l'impossible.
Le principe de contradiction sert de règle pour nous permettre de
connaître des vérités éternelles et pour savoir si
une proposition est possible ou pas. Mais il ne peut en rien nous aider quant
au choix entre les possibles, quand à savoir pourquoi tel contingent est
avéré plutôt que tel autre ; la contradiction ne peut
être discriminante au sujet des vérités contingentes. La
solution spinoziste ne tient pas car, si l'on fait bon usage du principe de
contradiction, on peut constater a posteriori des êtres,
possibles parce qu'ils n'impliquent pas contradiction, qui n'existent pas. Le
principe de raison suffisante nous oblige cependant à admettre une
raison pour qu'existe tel possible plutôt que tel autre. Et puisque nous
ne pouvons achever d'analyse à propos des vérités
contingentes parce que cela nous lance dans une série infinie, nous
l'avons déjà remarqué, il faut une raison absolument
nécessaire hors de la série pour en rendre raison. Le possible et
l'existant ont alors une distinction fondée sur le fait que l'existant
est une portion, élue par un critère de raison, du possible,
lui-même déterminé par le principe de contradiction.
L'autre aspect de la critique leibnizienne de la vision qu'a
le cartésianisme du possible et du nécessaire repose sur des
arguments théologiques. Leibniz constate le danger que représente
une telle opinion pour la piété : Descartes et ses
disciples, de même qu'ils bannissent les causes finales de la physique,
enlève toute considération de sagesse et de bien dans la
création divine. En effet, Descartes abolit au sujet de Dieu les
attributs, en vigueur pour l'esprit humain, que sont l'entendement et la
volonté. Ainsi en vient-il à affirmer que tous les principes de
la logique, des mathématiques, de la physique et du bien ne sont que des
choix purement arbitraires de Dieu car, étant sans borne, rien ne
devrait incliner ni restreindre sa volonté. Dans la théorie
cartésienne, la volonté divine est même antérieure
aux vérités éternelles, et Dieu aurait pu donc
créer un monde obéissant à des principes radicalement
différents, voir inverses, et s'il l'a créé ainsi c'est
par une liberté d'indifférence. Leibniz s'insurge contre ceux qui
mettent ainsi en danger la bonté divine car en « disant que
les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la
seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser,
tout l'amour de Dieu et toute sa gloire » (Discours de
métaphysique). Il réhabilite, au nom du principe de
continuité, un entendement et une volonté à Dieu. En
effet, Dieu doit contenir, antérieurement à sa volonté,
tous les possibles car cette dernière y fait un choix, et le rapport
qu'il peut avoir avec ces possibles ne peut être conçu que comme
celui d'un entendement à ses idées. D'ailleurs toute idée
est un possible et nous expérimentons nous même l'idée de
possibles non existants dans notre entendement. Et les vérités
éternelles, car elles relèvent des essences et des possibles mais
pas des existences, logent elles aussi dans l'entendement de Dieu de sorte
qu'elles soient antérieure à sa volonté ; car les
vérités éternelles et les possibles, qui n'existent pas
substantiellement, doivent bien avoir quelque réalité et c'est
dans un entendement qu'il faut les chercher. De la même manière
que notre volonté peut s'exercer conformément à la raison,
à laquelle nous pouvons accéder par notre entendement, Dieu,
parce qu'il y a continuité avec nous mais qu'il est infiniment parfait,
agit toujours selon la raison, qui réside entièrement en son
entendement. Ainsi ne choisit-il pas les vérités
nécessaires car elles ont directement leur raison dans son entendement.
Mais il doit choisir parmi les possibles, qui n'ont jamais leur raison
d'être dans l'entendement. Comme l'entendement divin a l'idée
parfaite de tous les possibles, son entendement ne contient pas à
proprement parler une idée des choses, il contient bien plus directement
leurs essences. Et comme la volonté divine est chargée d'y
choisir les possibles qui seront élus pour exister, là où
l'entendement divin, par le principe de contradiction, est la source des
essences, la volonté divine est la loi des existences.
Nous avons donc deux principes, celui de contradiction et
celui de raison suffisante, qui correspondent à deux genres de
vérité, les nécessaires et les contingentes, et à
deux domaines, celui des possibles ou essences et celui des existences, qui
correspondent quand à eux à deux attributs de Dieu, son
entendement et sa volonté. Loin d'être un anthropomorphisme,
l'application de ces deux attributs à Dieu est nécessaire pour
garantir une distinction entre possible et nécessaire qui satisfasse la
raison et également pour garantir une intelligence au créateur.
Et rien n'est ôté à la puissance divine dans cette
opération car l'on ne borne pas la volonté divine par quelque
chose d'extrinsèque mais par son propre entendement.
Le choix divin et le principe du meilleur
C'est une suite, donc, de la méditation des deux types
de vérités et des deux principes qui les fondent, que le monde ne
soit pas le fruit d'une pure nécessité. De même Dieu n'a
pas créé le monde par une pure liberté
d'indifférence car lui supposer une volonté sans aucune borne,
même rationnelle, reviendrait à lui donner un entendement
défectible, incapable de régler sa volonté, ou tout
simplement aucun entendement pour réglé sa volonté. C'est
en effet le principe d'une bonne action qu'elle soit gouvernée par
l'entendement lorsque celui-ci s'applique correctement. Dieu, parfait et bon,
doit donc être doté d'une volonté parfaite mais celle-ci
doit être précédée d'un entendement tout autant
parfait qui lui donne sa règle. L'entendement de Dieu est discriminant
pour exclure l'impossible mais c'est à sa volonté d'être
déterminante entre tous les possibles.
Mais nous nous retrouvons en butte avec le principe de raison
car il faut bien établir pourquoi Dieu n'a pas tout simplement
créer tous les possibles. Il faut donc, à la fois pour trouver
cette raison et pour satisfaire à la bonté divine, que Dieu est
créé selon un critère moral qui, puisque que Dieu est
infini et sans borne, doit se transformer en principe du bien. Leibniz se
trouve alors confronté à de nombreuses idéologies qui,
constatant le mal dans le monde sous ses différentes formes, jugent de
l'imperfection de la création divine. Comment en effet concilier le mal
dans le monde et la bonté infinie de Dieu ? Leibniz répondra
par la compossibilité qui signifie que tous les possibles ne
sont pas compatibles entre eux ; non pas que la volonté divine soit
impuissante à les combiner mais parce que leur combinaison se trouve
être préalablement contradictoire dans l'entendement divin. La
compossibilité laisse à Dieu un nombre infini de combinaisons de
possibles qui sont autant de mondes possibles. Autrement dit, ce dernier, lors
de la création du monde, en choisissant quels possibles élire
à l'existence, choisit plutôt un monde possible parmi tous les
mondes possibles. Et c'est parce qu'aucune de ces combinaisons, aucun de ces
mondes, ne contient aucun mal, que Dieu a été forcé de
choisir celui qui en contient le moins, le meilleur en d'autres termes car
« comme un moindre mal est une espèce de bien, de même
un moindre bien est une espèce de mal »
(Théodicée). Le principe du bien devient plus
précisément celui du meilleur. Le mal est inévitable car
il est nécessaire au bien, nous le constatons bien souvent a
posteriori mais il nous est impossible de le démontrer a priori
parmi les choses contingentes et dans leur détail. Ce mal
inéluctable est du à l'imperfection inhérente à
toute créature ; une créature parfaite ou un monde parfait
est impossible dans la mesure où cela reviendrait à dupliquer
Dieu. Et la supériorité de notre monde sur tous les autres mondes
possibles n'est pas non plus démontrable car il est inaccessible
à un esprit humain de comparer deux infinis, de parcourir le
détail de deux mondes possibles pour juger la supériorité
de l'un sur l'autre. Il nous est seulement donné de constater ce
monde-ci, que Dieu a effectivement créé et qui doit par
conséquent être le meilleur.
Et ce choix du meilleur est opéré par la
volonté de Dieu car son entendement n'en possède pas le
critère, seul la volonté peut opérer un tel choix moral.
C'est pourquoi, si on peut avoir une certitude métaphysique au sujet des
vérités nécessaires, c'est une certitude morale que l'on a
à propos des vérités contingentes. Mais il demeure que la
volonté est déterminée, sans être
nécessitée, par l'entendement car la supériorité
d'un monde possible sur un autre est due au fait que cette combinaison contient
davantage de perfection. Et cette perfection d'un possible est
intrinsèque, elle découle directement de son essence et a donc sa
source dans l'entendement de Dieu. Ce dernier choisit les existences au terme
d'une délibération qui fait suite à la
considération des essences. C'est le principe d'économie
que nous observons ici et qui consiste à maximiser les fins en
minimisant les moyens afin d'optimiser au sens le plus général.
Car c'est ainsi que l'on reconnaît la perfection d'un ouvrage, en
comparant les moyens mis en oeuvre, l'effort fourni et les principes
posés avec le résultat final, sa beauté, son harmonie, son
utilité et son étendue. On retrouve ici une idée
chère à Leibniz, que l'intelligence du Créateur doit
s'observer dans la nature car, la nécessité pure ne suffisant
pas, un choix devant être opéré, c'est qu'une intelligence
doit être à l'origine de la création. Ceci est bien
évidemment à mettre en relation avec la position
particulière de Leibniz au sujet du mécanisme, qui défend,
en conséquence de ce principe d'économie, le rôle des
causes finales en physique.
C'est bien le célèbre optimisme
leibnizien que nous avons quelque peu explicité ici, mais il s'agit
d'une conséquence métaphysique que Leibniz opère en toute
rigueur logique, rien à voir avec un espoir aveugle et naïf. Il ne
s'agit pas de prouver qu'il y a peu de mal dans ce monde ou que ce monde est
bien selon un critère quelconque, ce monde est logiquement le meilleur
et Dieu l'a créé en parfait géomètre en ayant
égard à tout. Cela signifie que spéculer sur un monde
meilleur que celui-ci est absurde et qu'il n'y a rien de contradictoire
à concilier le mal dans le monde, qui est du à l'imperfection
inhérente aux créatures, et la bonté sans borne de Dieu,
qui a créé le monde en minimisant ce mal autant qu'il est
possible.
La tendance, intermédiaire entre la puissance et
l'acte
Comme nous l'avons déjà vu concernant le
cheminement extrinsèque de Leibniz, celui-ci constate qu'une puissance
nue n'est pas intelligible mais qu'un acte pur n'est pas non plus
approprié pour expliquer un corps car il ne peut pas rendre compte du
mouvement. Son cheminement intrinsèque l'amène également
à battre en brèche cette dualité inappropriée. Et
c'est sur cette distinction des essences et des existences, qui pourrait
à première vue nous rappeler la puissance et l'acte, que Leibniz
s'appuie pour, au sujet de la création du monde, introduire la notion de
tendance, intermédiaire entre la puissance et l'acte.
C'est un élément crucial dans la pensée
de Leibniz, formalisé dans le principe de continuité, que les
choses ne changent pas par palier ou par saut mais par une progression
réglée, par une variation de degrés continue. Toutes les
essences, dans le système leibnizien, tendent à une plus grande
perfection sans pour autant jamais atteindre un degré maximal car cela
n'appartient qu'à Dieu. De surcroît Leibniz identifie plus grande
perfection et plus grande réalité, de sorte que plus une essence
contient de perfection plus elle peut prétendre à l'existence.
Aucune essence, excepté Dieu, ne peut se hisser d'elle-même
à l'existence, seule la volonté divine possède ce pouvoir
d'élection. Mais cette volonté obéit à un principe
du meilleur qui lui fait choisir un monde possible à mesure de la
perfection que possèdent les essences qui le constituent. Donc plus une
essence revêt de perfection plus elle se rend susceptible d'être
élue par la volonté divine et d'être par conséquent
appelée à l'existence. S'il y a des essences élues et des
essences non existantes, il demeure que toute essence tend à l'existence
et qu'il y a donc solution de continuité entre un possible et une
existence, certains possibles sont plus près d'exister que d'autres et
certaines existences possèdent moins de réalité que
d'autres.
On retrouve ici également la spontanéité
de la substance simple. Puisque toute substance a une certaine perfection, elle
possède également une certaine réalité. Toute
monade a une prétention à l'existence qui lui vient de son
essence propre. La création divine dans le système leibnizien ne
consiste par en une volonté choisissant de faire passer certaines
puissances à l'acte, la volonté divine ne fait que favoriser
certaines essences au détriment d'autres. Toutes les essences tendent
à l'existence mais seule la volonté divine a le pouvoir de
déterminer qui y parviendra. Car à cause de leur
incompossibilité, les différents mondes possible
s'entre-empêchent d'exister avant que n'intervienne la volonté
divine. Et, une fois la création effectuée, si la puissance
divine est toujours nécessaire afin de maintenir le monde, chaque
substance créée continue de concourir à son existence
à mesure de la perfection que contient son essence. Cela correspond
à ce que nous avons observé dans le conatus, qui fait
tendre une substance à persévérer dans son être.
Mais, là encore, il ne faut pas croire que cette
spontanéité enlève quoique ce soit à Dieu car si on
attribue une perfection propre à l'essence d'un être
indépendamment de la volonté divine, il ne faut pas oublier que
l'entendement divin est la source des essences. Rien n'est enlevé
à Dieu mais tout n'est pas donné à sa volonté car
la perfection des créatures est à chercher dans son
entendement.
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