Conclusion
Comme Ponge, Heidsieck se place contre toute poésie
formelle, en faveur du vivant, du quotidien, de la dénonciation de ce
banal dont ils nous disent qu'il faut prendre conscience. Certes les moyens
utilisés sont très différents, Ponge reste dans la page,
même s'il joue de cela, et Heidsieck s'en détache avec horreur
quand il découvre la phono-technè. Mais le quotidien,
l'interrogation sur le langage, la Communication restent au coeur de leur parti
pris respectif. Ainsi que leur jeu, leur volonté de jouir des manques du
langage, de leur manque aussi, car tous deux se montrent
particulièrement humbles face à leurs lacunes et en jouent. Nous
avons affaire à deux exorcistes pragmatiques et sémiotiques qui
comme tout un chacun se heurtent à la langue, à son propre usage
en un jeu communicationnel. « [L]ittéralement et dans tous les
sens ». Cependant des différences se dessinent. On observe les
mêmes images : Ponge parle des paroles comme de « vieux
chiffons (...) à remuer, à secouer, à changer de
place », Heidsieck parle de la poésie sonore, sa poésie
comme d'une poésie serpillière. Où est la
distinction ? En ce que Ponge part d'un constat amer et négatif,
vécu personnellement comme un obstacle, Heidsieck ne porte pas de
jugement, mais en fait le constat. Les jeux de paroles enregistrées dans
notre banal quotidien servent alors de vivier pour nous faire prendre
conscience de ces phénomènes. Certes Ponge ensuite, après
Proêmes en fait également un jeu, une jubilation, pour
l'objet devienne objeu, puis objoie. Il se révèle chez Ponge un
parti pris de l'homme qui prend à rebours l'ancien parti pris
nombriliste de l'homme. Les objets sont sources de considération
philosophique. En effet, la poésie de Ponge qui place les objets au
centre de l'univers humain et non plus le contraire vise à replacer
l'homme dans un contexte de finitude, alors que les objets sont d'une certaine
manière éternels. La ressource fondamentale du De natura
rerum de Lucrèce est au coeur de la poétique de Ponge et
sert à passer ce message. « De la nature morte »,
« de la banalité » pourraient être de nouveaux
titres plus adéquats mais ils cachent le souci constant de Ponge,
même s'il le récuse à certains moments de sa
carrière poétique : l'homme. Heidsieck reste a
priori au niveau du constat, de la biopsie et ne prononce pas de morale,
là où Ponge ne s'en prive pas. Mais ils ont en commun le
même sujet unique finalement qui reste l'homme. Mais un homme face au
quotidien.
Bibliographie
1. Oeuvres de Francis Ponge
-OEuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1999, t. I.
-OEuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 2002, t. II.
-Pages d'atelier 1917-1982, coll.
« nrf », Gallimard, 2005.
2. Entretiens de Francis Ponge
-Entretien avec Francis Ponge, « C'est très
jeune que j'ai commencé à ouvrir le dictionnaire »,
Digraphe, décembre 1988, n°46.
-« Entretien avec Francis Ponge et textes
écrits », [31 mai 1976], Cahiers critiques de la
littérature, n° 2, décembre 1976.
-« L'art de la figue », entretien avec Jean
Ristat, Digraphe, n°14, avril 1978.
-Sollers Philippe, Entretiens avec Philippe Sollers
(1967), Gallimard/Seuil, 1970.
3. Oeuvres sur Francis Ponge
-Bobillot J.-P., « Notes pour un Ponge ou D'un
s/ça/voir qui ne serait pas de m/êtrise », Action
poétique, Ponge, 26 fois & Québec aujourd'hui et
autres, Hiver/printemps 1998-1999.
-Cuillé Lionel, L'Herméneutique
littérale : subversion du discours chrétien,
modélisation scientifique, et religion de la Parole dans l'oeuvre de
Francis Ponge, thèse de doctorat, Ecole Normale Supérieure
Lettres et Sciences Humaines, dir. Jean-Marie Gleize, 2003.
-Evrad Claude, « L'Ecriture du regard »,
Francis Ponge, Ed. Pierre Belfond, 1990.
-Gleize J.-M., Poésie et figuration, Seuil,
1983.
-Gleize J.-M., Lectures de...Pièces de Francis Ponge,
Les mots et les choses, coll. « Dia », Belin, 1988.
-Gleize J.-M., À Noir,
coll. « Fiction & Compagnie », Seuil, 1992.
-Jacomino Christian, « Temps et création
(à propos de Francis Ponge) », NRF, n° 407,
1er décembre 1986.
-Maldiney Henri, Le Vouloir dire de Francis Ponge,
« La Parole tenseur de l'être au monde », Ed. Encre
marine, 1993.
-Sartre J.-P., « L'homme et les choses »,
Critiques littéraires (Situations, I), NRF, Gallimard, 1947.
-Smith Paul J., « Ponge épidictique et
paradoxal », Francis Ponge, CRIN 32, 1996.
-Vouilloux Bernard, Un Art de la figure, Ponge dans l'atelier
du peintre, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion,
1998.
4. Oeuvres de Bernard Heidsieck
-Sitôt dit, éditions Pierre Seghers,
Paris, 1955.
-Poème-Partition « R »,
coll. « Jeudigris », Ed. Cahiers de Nuit, 1994.
-Notes convergentes, coll.
« & », Ed. Al Dante, 2001.
-Poème-Partition V, Le Bleu du ciel, 2001.
5. Oeuvres sur Bernard Heidsieck
-Bobillot J.-P., Bernard Heidsieck, Poésie
action, Jean-Michel Place, 1996.
6. Ouvrages divers
-Albiach A.-M., Objet, coll.
« Figurae », Orange Export Ltd, 1976.
-Baudrillard, La Structure des objets,
Denoël/Gonthier, 1968.
-Braque Georges, Le Jour et la Nuit. Cahiers 1917-1952,
coll. « Blanche », Gallimard, 1952.
-Danto Arthur, La Transfiguration du banal Paris, coll.
« Poétique », Ed. du Seuil, 1989 pour la traduction
française et la présentation de J.-M. Schaeffer. Titre
original : The Transfiguration of the commonplace, Harvard
University Press, 1981.
-Deluy Henri, L'Anthologie arbitraire de la nouvelle
poésie, Flammarion, 1983.
-Jakobson, Essais de linguistique
générale, coll. « Points », Ed du Seuil,
1980.
-Lance Alain, Ménagerie quotidienne, Orange
Export Ltd, 1971.
-Lucrèce, De la Nature, trad., intr. et notes
par H. Clouard, Garnier-Flammarion, 1964.
-Royet-Journoud Claude, Les Objets contiennent l'infini,
coll. « NRF », Gallimard, 1983.
-Sacré James, Bocaux, Bonbonnes, carafes et bouteilles
(comme), coll. « CRIR é LIR », Ed. Le Castor
Astral & Le Noroît, 1986.
-fig. 5, Editions fig. & fourbis, 1991.
|
|