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L'optimisme de Leibniz

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par Jérémy Lebègue
Université Sorbonne Paris 4 - Maitrise 2005
  

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TROISIEME PARTIE

L'optimisme chez les creatures rationnelles

Il est temps d'examiner l'optimisme chez les créatures pris en tant que disposition, de voir ses conséquences et d'examiner comment l'optimisme peut par là même s'implanter dans les esprits.

A - L'exercice de la raison mène les esprits a l'optimisme entendu comme disposition.

Jusqu'ici nous avons mis en place la théorie de l'optimisme telle qu'elle a pu être extraite a partir de la considération du mécanisme s'exercant lors de la création de l'univers et plus particulièrement a partir de l'idée de Dieu et de la considération de l'exercice de ses facultés lors de la création du meilleur des mondes, notamment en ce qu'elles s'exercent ensemble. Nous avons, tout au long de l'étude précédente, procédé de manière a priori et selon une méthode progressive en considérant les choses du point de vue de l'essence divine, méthode nécessaire puisque l'optimisme de Leibniz est démontrable par la raison et non par les données de l'expérience qui viennent la plupart du temps se positionner a tort contre toute doctrine soutenant la perfection du monde. Avec Leibniz, il faut dire que l'optimisme domine l'expérience mais sans la nier, Leibniz s'attachant a montrer la raison des maux dans l'univers. Comme le souligne E. Boutroux, <<Au lieu de chercher Dieu par une méthode régressive [de la considération du monde a l'existence de Dieu], il [Leibniz] s'installe d'abord au sein de son essence et considère les choses de son point de vue: il va de Dieu aux choses, de l'infini au fini. >>1 Cette méthode nous a donc permis d'établir que l'optimisme de Leibniz se traduisait sous la forme d'un optimum, d'une création optimale, résultat du travail divin s'opérant <<avant>> le décret final et débouchant sur un état qu'il nous a fallu décréter comme étant le plus favorable, par suite le meilleur (dans son ensemble et particulièrement pour les esprits), eu égard a la nature de Dieu, a son dessein mais également considération faite de la nature de la <<matière>> avec laquelle Dieu s'est vu contraint de composer, a savoir avec des essences ontologiquement imparfaites.

Il s'agit désormais pour nous de prendre en considération l'optimisme mais tel qu'on le concoit au premier abord, c'est-à-dire comme état d'esprit, comme affection, mais comme affection réfléchie, car comme nous l'avons dit, l'optimisme de Leibniz est philosophique, construit d'après des raisons et sur la raison, il ne se laisse pas influencer par l'expérience. Nous devons par conséquent examiner, puisque nous sommes les créatures qui réfléchissons sur le monde et par qui l'optimum du monde fait sens, comment, en effet, depuis notre

1 E. Boutroux, philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.7

condition d'être incarné, l'optimisme peut se manifester et se faire opinion et même doctrine en nous; comment, de plus, il est possible de le défendre contre les objections et apparences de l'expérience, autrement dit établir par quels moyens accessibles a l'homme qui se dit esprit il est possible de parvenir a la certitude que le monde dans lequel nous nous trouvons est le meilleur possible, ce qui est fonder l'optimisme en tant que disposition affective, regard sur le monde.

Il est donc possible de voir que tout ce que nous avons établi dans le second moment de notre étude a été tiré a priori de la notion de Dieu et non de l'expérience, plus particulièrement au moyen d'une faculté de connaItre, celle-la même avec laquelle on définit l'homme : la raison. C'est avec et selon la droite raison que Leibniz met en place son système, c'est avec l'aide de la seule raison qu'il entend faire surgir la vérité lorsqu'il examine la notion de Dieu et ses conséquences pour la création de l'univers. Pour nous qui souhaitons disserter sur l'optimisme, ce n'est pas autrement que nous devons procéder puisqu'il s'avère que montrer comment les créatures peuvent atteindre une disposition optimiste, c'est-à-dire être persuadées que le monde est le meilleur des mondes possibles et qu'il est aussi un optimum pour leur bien être, revient en quelque sorte a expliciter aussi bien la démarche propre de Leibniz que le mécanisme qui doit s'effectuer dans les esprits si ceux-ci veulent parvenir a un état d'oü l'harmonie universelle leur dévoile la perfection métaphysique et morale de l'univers. Le processus par lequel Leibniz aboutit a son <<optimisme>> est le même que chaque esprit doit parcourir pour atteindre la disposition affective que l'on nomme <<optimisme >>. Comment donc s'effectue l'atteinte, l'implantation, la découverte de ce qui est pour Leibniz la vérité et qui apparaIt pour nous source d'optimisme? D'après ce que nous venons de dire, il est clair que l'optimisme comme état d'esprit et par conséquent comme vision du monde résulte d'une réflexion sur Dieu, il est indissociable d'un travail de la raison pour connaItre Dieu, son essence. Par conséquent, il est possible de dire que la disposition de la créature sera différente selon qu'elle se représente un Dieu tel que celui que Leibniz décrit, un Dieu dont les perfections sont liées et s'exercent ensemble, un Dieu qui en conséquence agit en prenant en considération ce que sa nature demande, c'est-à-dire la création du meilleur ou bien un Dieu dont l'essence se trouve circonscrite par la seule notion de puissance infinie. Nous voyons ici qu'il s'agit évidemment de capacité a atteindre la vérité, a raisonner correctement sur les matières concernées et donc aussi de la propension a l'erreur et de ce qui peut être source d'erreur, par conséquent de ce qui peut masquer la vérité nous menant a

l'optimisme, a ce que Leibniz - qui prétend bien sür posséder la vérité sur ces matières - luimême théorise.

Nous ne souhaitons pas revenir ici sur la totalité des résultats de Leibniz que nous avons abordé précédemment, qu'il nous soit simplement permis de dire que l'optimisme de Leibniz dépend intégralement de la représentation qu'il se fait de Dieu: un Dieu dont la puissance va ad maximum et la bonté ad optimum, un Dieu louable car il ne fait rien sans raison, sans connaItre que ce qu'il fait est le meilleur possible, un Dieu qui suit par conséquent ce que sa sagesse lui montre comme devant être. Par là on comprend pourquoi Leibniz s'attache a montrer la fausseté des conceptions spinoziste et cartésienne de la divinité, ce qu'il veut, c'est précisément rapprocher les créatures de leur créateur et il y parvient en définissant un Dieu providentiel, un Dieu proche de l'homme dans les deux sens du terme, notamment parce qu'il le définit comme directement concerné par sa création, soucieux de sa perfection, de son bonheur mais également parce qu'il réduit la différence entre Dieu et les créatures a n'être plus qu'une différence de degré d'être, de degré de perfection et non dans une différence de nature, comme si la manière d'opérer de Dieu n'avait pas quelques similitudes avec celle des esprits lorsque ceux-ci agissent et progressent par la réflexion sur le chemin de la vérité (l'homme peut imiter l'action de l'entendement divin et la de la volonté divine). C'est donc en un sens pour détruire les obstacles menant a l'optimisme - qu'il ne définit pourtant pas - et a la confiance en Dieu que Leibniz montre l'erreur des diverses conceptions de Dieu auxquelles sa philosophie le confronte. Il montre ainsi que le <<despotisme divin>> est l'erreur des théologiens qui suppriment la bonté de Dieu en faisant de la volonté divine la source arbitraire de tout ce qui est et que l' <<anthropomorphisme>> est quant a elle l'erreur de ceux qui au contraire rabaissent la grandeur de Dieu, ce qui, nous le verrons, est la source d'un certain égocentrisme chez le créatures qui s'imaginent a tort que Dieu devrait intervenir auprès d'elles constamment pour supprimer la cause de leur maux, cette erreur, conjuguée avec l'idée selon laquelle tout est fait dans l'univers pour les créatures rationnelles ayant pour conséquence chez la créatures un penchant pour le pessimisme (puisque dans la réalité Dieu n'intervient pas comme elles pensent qu'il devrait le faire), qui a pour conséquence la haine des choses mondaines et de Dieu lui-même. Leibniz écrit:

<<Les théologiens rigides ont plus tenu compte de la grandeur de Dieu que de sa bonté; les relâchés ont fait le contraire: la véritable orthodoxie a également a cWur ces deux perfections.

L'erreur qui abaisse la grandeur divine pourrait être appelée anthropomorphisme, et despotisme celle qui enlève a Dieu sa bonté. >>1

Par conséquent, lorsque Leibniz nous donne sa conception de la nature de Dieu, il est possible ensuite de trouver pour notre propos ce que l'on peut nommer un <<fondement>> a l'optimisme des créatures. Ce qui procure a la créature un état d'esprit confiant et assuré c'est notamment la soumission de Dieu au principe de raison, principe qui sert, nous l'avons dit, a Leibniz dans la fondation méme de son système mais qui par conséquent sert aussi aux créatures lorsqu'elles veulent atteindre la vérité, comme elles peuvent le faire selon Leibniz si elles s'attachent correctement a suivre la raison. La soumission commune de Dieu et des créatures au principe de raison permet a Leibniz de montrer que les assertions qu'il fait et qui sont les composantes méme d'une << théorie de l'optimisme >> sous jacente chez lui ne sont pas rien, c'est-à-dire ne sont pas éloignées de la réalité, si bien qu'avec Leibniz, la raison peut disserter sur Dieu, sur sa nature, comme nous avons pu le faire précédemment, et les assertions avoir quelques rapports avec les vérités qui se trouvent dans l'entendement divin. Ce qui sert de fondement pour l'optimisme des créatures, c'est également l'alliance des perfections divines lors de la création de l'univers si bien que Dieu n'est ni un despote ni pour autant un Dieu au service de ses créatures, il est a la fois parfaitement sage, absolument bon et infiniment puissant, Leibniz le compare souvent a un habile géomètre et a un bon monarque, P. Burgelin écrit a la manière de Leibniz:

<<Le prince juste et sage, s'il a souci de sa magnificence, est d'abord celui qui établit l'ordre, se soumet donc a la raison et considère le bien de ses sujets, par opposition a la gloire ostentatrice du despote qui baptise juste ce qui convient a sa fantaisie égoIste, sans nul égard a ce tout dont il a la charge et dont l'ordre constitue pourtant sa gloire la plus authentique. >>2

Ce qui assure l'optimisme c'est aussi ce qui découle de la nature infinie de Dieu, a savoir que les attributs de Dieu s'exercent de la meilleure manière qui soit et ce infailliblement, Burgelin poursuit:

<<Si, pragmatiquement, le vouloir humain admet un certain décalage entre la perception du bien et l'action, dans son authenticité, la volonté est déterminée par l'entendement et l'idée

1 Leibniz, Causa Dei, §2

2P . Burgelin, Commentaire du discours de métaphysique de Leibniz, Paris, PUF, 1959, P.90

d'une volonté absolument non raisonnable se détruit elle-même. Si Dieu a donc une volonté, il faut lui appliquer le principe universel. Un Dieu voulant a nécessairement un entendement et des raisons de vouloir ceci plutôt qu'autre chose. Il veut le bien, c'est-à-dire ce que lui propose le soin de sa gloire, ce vers quoi sa bonté le porte, ce que sa sagesse lui montre digne de son vouloir. >>1

De manière générale, l'optimisme se fonde sur ce qu'on appel la théorie de l'<< univocité de l'être >> qui rend possible les affirmations précédentes : que Dieu est << soumis >> au principe de raison et qu'il possède lui aussi entendement et volonté comme ses créatures. A la manière suarézienne, Leibniz fait de l'être compris comme essence ou possible l'objet de la métaphysique, il pense l'être commun avant de considérer esprits et Dieu séparément. Ce qui est important avec cette théorie, c'est qu'elle révèle aux créatures que les notions de bien, de justice etc. s'appliquent a la fois a Dieu et a elles-mêmes. Dieu est donc lui-même, du fait de cette univocité, un esprit et de ce fait, est soumis aux mêmes lois logiques, métaphysiques et morales que les esprits créés, ce qui permet l'établissement d'une doctrine unique de la volonté, de la liberté, du choix et de la justice. Ceux qui, par souci d'affranchir Dieu de toute forme de nécessité, ont affirmé qu'il était indifférent eu égard aux notions de bien, de justice, de vérité, lui ôtant par là même le qualificatifde <<bon>> n'ont pas vu que leur facon de penser avait pour conséquences la destruction de la confiance en Dieu qui a pour vertu de nous apaiser mais également celle de son amour qui est pourtant la source de notre félicité. Les trois dogmes destructeurs sont pour Leibniz: <<que la nature de la justice est arbitraire, qu'elle est fixe, mais qu'il n'est pas sür que Dieu l'observe et enfin que la justice que nous connaissons n'est pas celle qu'il observe >>2 et ont donc pour conséquences d'éloigner les créatures de Dieu (elles n'ont plus de motif pour aimer Dieu) mais également de faire de Dieu un être tyrannique a la volonté capricieuse, si bien qu'il sera impossible pour les créatures de se régler sur sa volonté.

Pour autant, cette méthode : considérer l'essence de Dieu et voir comment le meilleur en découle, comprendre la création, voir comment le mal s'y insère, et au final posséder une disposition optimiste parce qu'on a la vision de l'harmonie universelle, suppose une certaine capacité chez les créatures, plus particulièrement la capacité de connaItre a priori tout cela et de ne pas se laisser vaincre par l'expérience des maux, par la vision de parties de l'univers qui

1 P. Burgelin, Commentaire du discours de métaphysique de Leibniz, Paris, PUF, 1959, P.91

2 Leibniz, Essais de Théodicée, § 177

peuvent sembler abandonnées de Dieu. Comme nous l'avons dit, sous sa forme philosophique, le problème de l'optimisme suppose en effet que l'homme puisse se détacher assez, par l'observation de tout l'univers (de l'harmonie universelle) et par la réflexion, de sa propre souffrance et de celle qu'il constate de manière générale dans l'univers, pour essayer de les juger selon la droite raison. Nous avons déjà justifié a priori le mal métaphysique et donné son origine: l'imperfection des essences dans l'entendement divin et nous avons également dit qu'il était la cause du mal physique et moral. Chez la créature limitée, la conciliation de l'existence du meilleur des mondes avec celle du mal s'opère par un retour a l'idée de Dieu et en comprenant qu'il est une composante du meilleur, une condition méme si l'on veut qu'il y ait création, passage a l'acte du meilleur des mondes. Refuser l'existence du mal, c'est en réalité refuser l'univers tout entier, refuser que Dieu crée. Si le monde est l'Wuvre de Dieu, écrit Burgelin, <<nous pouvons être persuadés a priori que cela ne saurait échapper complètement a l'expérience elle-méme. Plus donc nous serons éclairés, plus notre science progressera dans l'étude du monde, tant physique et morale. Mais dans notre situation concrète, avec le défaut de nos lumières et de notre information, la confusion de nos perceptions, l'égocentrisme de notre perspective sur le tout, cette excellence nous reste cachée et nous avons facilement tendance a la nier. >1

On voit clairement ici que l'accès a l'harmonie universelle suppose que l'on puisse passer outre notre conditionnement sensible et qu'à l'aide de la raison nous nous élevions a la contemplation du tout. Cependant, ce processus doit se faire dans le temps et suppose un travail constant de décentralisation, de désincarnation presque puisqu'il s'agit de quitter le point de vue limité, partiel qui est le notre afin de se positionner au sein du situs des situs, celui de Dieu, d'oü l'excellence est apercue sans que rien ne nous échappe et d'oü la plus parfaite des félicités ne saurait manquer de nous advenir. On peut méme voir ici que la félicité est indissociable de l'appréhension de l'harmonie universelle (Dieu qui comprend et voit comment tout est lié dans l'univers est donc suprémement heureux), par conséquent, on peut raisonnablement supposer que plus la créature développera sa capacité a connaItre le meilleur des mondes (plus sa connaissance se fera distincte a la manière de celle de Dieu), plus il sera heureux (puisqu'un être est d'autant plus heureux qu'il possède de perfection) et plus sa félicité et donc son optimisme en feront de méme (nous n'assimilons pas ici félicité et

1 P. Burgelin, Commentaire du discours de métaphysique de Leibniz, Paris, PUF, 1959, P.83

optimisme mais l'optimisme ne vas pas sans une certaine félicité et la félicité sans un certain optimisme), s'approchant a l'infini de la félicité divine.

Méme si Leibniz avoue dans plusieurs textes <<que dans le présent état nos sens nous sont nécessaires pour penser, et que si nous n'en avions eu aucun nous ne penserions pas>>1,en réalité il établit l'existence de quelque chose d'indépendant des sens: l'âme, l'esprit ou encore la substance et qui est seule apte a fournir la vérité par son pouvoir de réflexion et de démonstration, pouvoir que les sens ne possèdent pas, cantonnés a la sphère du particulier, et dont la capacité a rendre la raison dernière des choses est nulle. La vérité est affaire de raison et ne dépend pas des sens, par conséquent on voit clairement que l'optimisme des créatures ne saurait a la foi reposer sur ce que les sens nous apprennent (car la bonté du monde se démontre avant méme toute constatation et contre ces constatations si elles se positionnent contre la perfection du monde, par suite ce qui atteste la bonté de l'univers est utile mais pas essentiel pour l'établissement de la doctrine de l'optimisme) mais il faut déduire aussi que ce donné méme de l'expérience ne saurait non plus avoir quelque prétention contre ce que stipule l'optimisme: le croire est en réalité un manque d'attention, de réflexion, pire, se tromper sur ce qui est chez nous source de vérités et ce qui est au contraire source d'erreurs ou sujet a tromper2. Les sens sont donc source de préjugés et Leibniz ne nous conseille rien d'autre que d'exercer notre raison plutôt que de nous fier a nos sens lorsqu'il s'agit de juger la perfection du monde. Le recueillement de la pensée apportant la lumière, le philosophe de la Confessiophilosophi nous dit en effet:

<<(...) si l'on se tourne vers Dieu ou ce qui revient au méme, se détourne des sens et se recueille, si l'on tend a la vérité par un mouvement sincère de l'âme, les ténèbres s'ouvrent comme sous un trait de lumière imprévue, et la voie se présente en pleine nuit, au travers de l'obscurité épaisse. >>3

On voit ici que la solution des objections majeures qui pourraient intenter a l'optimisme de Leibniz peut être atteinte en opérant une réflexion a partir de (l'idée de) Dieu, celle-ci étant effectuée au moyen de la réflexion: la découverte de la vérité semble ici indissociable d'une

1 Leibniz, <<Lettre touchant ce qui est indépendant des sens et de la matière >> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.243

2 Ibidem, P.239: <<(...) l'Existence des choses intelligibles et particulièrement de ce Moi qui pense et qu'on appelle l'esprit ou l'âme est incomparablement plus assurée que l'existence des choses sensibles ; et [qu'] ainsi il ne serait pas impossible, en parlant dans la rigueur métaphysique, qu'il n'y aurait au fond que ces substances intelligibles, et que les choses sensibles ne seraient que des apparences. Au lieu que notre peu d'attention fait prendre les choses sensibles pour les seules véritables.>>

3 Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.41

mise a l'écart de la sensibilité. Le texte assimile la recherche de la vérité par le travail des sens - ce qui est généralement la méthode employée par les êtres intelligents - a <<l'obscurité épaisse >> qui en découle et fait de la réflexion une lumière pouvant remédier a la confusion oü nous plongent les sens. Leibniz ne lance rien d'autre ici qu'un appel a utiliser davantage la raison, il écrit:

<<Je ne désespère point que dans un temps ou dans un pays plus tranquille les hommes ne se mettent plus a la raison qu'ils n'ont fait. >>1

Nous pouvons voir que chez Leibniz, optimisme et connaissance sont liés, la créature doit être capable de passer d'un conditionnement sensible, source de mauvais raisonnements a l'exercice de la raison seule. C'est en échappant a son point de vue incarné qu'elle peut connaItre le principe de toutes choses et de là progresser en compréhension, c'est-à-dire voir comment le tout (qui est le plus parfait possible) s'ordonne et comment le particulier (qui peut ne pas être le plus parfait possible et représenter une objection sensible pour celui qui se contente de l'examiner de manière isolée) s'y insère. Si optimisme et connaissance sont indissociables, il faut préciser qu'en réalité c'est l'optimisme qui passe par la connaissance, celle de Dieu puisqu'il a son fondement en lui2 mais également par la connaissance des principes qui gouvernent le monde et par suite par la connaissance de l'ordre, de l'harmonie de l'univers. La créature doit donc passer par un processus au court duquel elle développera sa capacité a percevoir l'harmonie, elle devra aller vers de plus en plus de distinction dans ce qu'elle se représente et ainsi vers plus de perfection. Ce développement est <<un progrès qui part de l'instinct pur, confus, inconscient, pour s'élever a la conscience de soi-même et des choses>> écrit Boutroux3 et ce progrès est en réalité un effort que font les créatures pour connaItre Dieu distinctement ainsi que les vérités éternelles qui font sa nature même. Toutes les créatures possèdent en elles-mêmes sans le savoir les lois d'après lesquelles Dieu régit le monde, le progrès consiste donc a actualiser, c'est-à-dire a prendre conscience de ces lois, ce qui suppose l'aide de la raison. Ce développement des perceptions se révèle être un moyen pour imiter Dieu. En effet, lorsque Leibniz parle de développer la perception des créatures, il faut comprendre que le but est la perception distincte, cette lumière <<qui nous fait ressembler

1 Leibniz, Nouveaux essais sur 1 'entendement humain, Paris, GF, 1990, P.305

2 Objet du second moment de notre seconde étude.

3 E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.181

en diminutif a la Divinité >>1. Par cette perception, nous ressemblons a Dieu, cette ressemblance se trouvant dans le mode de connaissance, dans la manière d'accéder a l'intelligence de l'ordre du monde mais également par la facon dont nous procédons pour gouverner ce qui nous touche. C'est dans cette imitation de Dieu nous dit Leibniz, que consiste notre perfection et c'est également dans celle-ci que nous pouvons trouver notre félicité puisqu'elle est source d'un plaisir sans comparaison.

Cette imitation est donc ce dont nous parlions plus haut, c'est-à-dire ce par quoi il faut passer pour pouvoir atteindre une disposition optimiste: le changement de point de vue s'opère dans une progression vers plus de distinction, dans le passage du confus au distinct, dans l'actualisation des lois ou vérités éternelles contenues dans chaque esprits, il est une condition sine qua non pour qui veut percevoir l'harmonie universelle, être convaincu de la perfection de l'univers et par suite être dans une disposition heureuse. Analysons cette conséquence: comment donc, a la suite de la perception de l'harmonie universelle, la félicité peut-elle advenir? Il nous faut entrer quelque peu dans le détail de l'argumentation de Leibniz. Le philosophe de la Confessio philosophi nous dit que le plaisir consiste dans le fait d'éprouver l'harmonie, c'est-à-dire de voir que le multiple, la diversité tend a l'unité et il fait de la félicité la possession de l'harmonie universelle (qui est en réalité Dieu) en soi, c'est-à-dire sa concentration dans l'esprit. Par suite la félicité est dite consister dans la contemplation de Dieu. Pour nous qui cherchons a établir comment les esprits peuvent parvenir a une disposition optimiste, nous avons dit qu'il leur fallait pour cela se <<transcender>> et établir leur regard sur l'univers en conformité avec celui que Dieu peut avoir, tout cela au moyen de la réflexion et avec comme guide la raison. A travers la doctrine de l'optimisme, la raison demande aux esprits d'aimer le monde, or comme le dit Leibniz, <<on aime un objet a mesure qu'on en sent les perfections >>2. Parvenu a la vision de l'univers, de son ordre, la perfection de celui-ci ne saurait échapper a l'esprit devenu <<petit dieu >>, par conséquent, il éprouve un plaisir a ce que l'univers existe et l'aime notamment parce qu'il voit maintenant qu'il s'y réalise le maximum de bien possible.

Au final, on découvre que Dieu fait le meilleur une fois qu'on a réussi a échapper au point de vue égocentrique, point de départ du fait de l'union de l'âme avec un corps organique mais cependant source des objections contre la bonté de l'univers. Dans plusieurs textes Leibniz

1 Leibniz, <<Lettre touchant ce qui est indépendant des sens et de la matière >> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P245

2 Leibniz, Essais de Théodicée, §278

fait du bonheur quelque chose qui repose sur la volonté de chacun et dénonce l'égocentrisme et l'anthropomorphisme de ceux qui pensent que Dieu n'a pas créé un monde acceptable parce qu'ils ne tirent leur objection que de l'expérience de maux isolés. Il écrit ainsi:

<<Si quelques-uns allèguent l'expérience, pour prouver que Dieu aurait pu mieux faire, ils s'érigent en censeurs ridicules de ses ouvrages, et on leur dira ce qu'on répond a tous ceux qui critiquent le procédé de Dieu, et qui de cette même supposition, c'est-à-dire des prétendus défauts du monde, en voudraient inférer qu'il y a un mauvais dieu, ou du moins un dieu neutre entre le bien et le mal. >> A tous ceux là il faut répondre: <<Vous ne connaissez le monde que depuis trois jours, vous n'y voyez guère plus loin que votre nez, et vous y trouvez a redire. Attendez a le connaItre davantage, et y considérez surtout les parties qui présentent un tout complet (comme font les corps organiques); et vous y trouverez un artifice et une beauté qui va au-delà de l'imagination. Tirons-en des conséquences pour la sagesse et pour la bonté de l'auteur des choses, encore dans les choses que nous ne connaissons pas. Nous en trouvons dans l'univers qui ne nous plaisent point; mais sachons qu'il n'est pas fait que pour nous seuls. Il est pourtant fait pour nous si nous sommes sages : il nous accommodera si nous nous en accommodons ; nous y serons heureux si nous le voulons être. >>1

A lui seul ce texte résume l'optimisme de Leibniz et sa réponse aux mécontents. Les arguments tirés de l'expérience pour montrer que Dieu n'a pas réussi a créer le meilleur et qu'il est la cause du mal dans l'univers n'ont pas de poids face a la démonstration fondée sur l'idée de Dieu de l'existence du meilleur des mondes car ils sont finalement le résultat de deux tendances présentes chez les être rationnels que Leibniz, par sa philosophie, souhaitent éradiquer: l'égocentrisme et l'anthropomorphisme. L'égocentrisme empêche l'homme de sortir de sa condition particulière de créature limitée, au point de vue étriqué et partiel dont l'attention reste empirique et portée, presque par plaisir2, uniquement sur les imperfections de l'ouvrage de Dieu, comme ci il fallait a tous prix que Dieu soit le coupable alors que le mal est la responsabilité des créatures qui ont été créé libres, susceptibles du bien comme du mal mais a tout moment capable de rémission et de voir le bien que Dieu, dans son action

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 194

2Leibniz , Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.94-95 : le mécontent dans son dégoüt des choses du monde et de Dieu trouve toujours matière pour alimenter sa colère et << il est d'autant plus torturé qu'il peut d'autant moins changer et soutenir le torrent des choses qui lui déplaIt. Mais la douleur se change en quelque sorte en plaisir, et les damnés se réjouissent de trouver par quoi être torturés. >> Rien ne réjouit plus le damné que d'avoir de quoi se plaindre, il pense ainsi détenir de droit une vérité allant contre la bonté de Dieu: dans tout ce qu'il fait, son regard se porte sur ce qui est susceptible d'alimenter son irritation.

providentielle leur indique pourtant sous la forme d'un concours positif1. Croire que l'homme est le centre de l'univers, que la création de l'univers a pour unique dessein sa satisfaction est une seconde grande erreur car comme le dit Leibniz il se peut très bien qu'il existe de par le monde d'autres créatures intelligentes dont nous ne soupconnons pas l'existence, qui sont tout autant susceptibles de bonheur et qui sont par conséquent l'objet de la providence de Dieu.

En ayant cela a l'esprit, pénétré des démonstrations leibniziennes, il ne tient par suite qu'à l'homme, par le travail de la raison dont nous avons parlé, de mettre en adéquation son image du monde avec le concept de meilleur des mondes possibles. Leibniz ne fait rien d'autre que de donner au genre humain les moyens d'y parvenir, sa métaphysique est comme une religion a part entière, mais une religion de la raison, naturelle, par conséquent accessible a tous par l'exercice de la raison. Par suite, <<dans la République de l'univers c'est-à-dire dans la meilleure République, dont Dieu est le monarque, n'est malheureux que celui qui le veut>>2 et tout mécontentement est injustice et affront a Dieu, Leibniz écrit:

<<Il ne faut pas être facilement du nombre des mécontents dans la république oü l'on est, et il ne faut point être du tout dans la cité de Dieu, oü l'on ne le peut être qu'avec injustice. >>3

Leibniz fait ici une distinction. Dans la Cité de Dieu, au sein du règne de la grace, être mécontent de l'univers et plus particulièrement être insatisfait de ce qu'il nous procure représente la plus haute injustice puisque nous sommes, dans cette cité, en pleine possession de l'harmonie et les élus de Dieu, par conséquent, ne pas voir que Dieu a fait le meilleur pour tous, c'est s'entêter et refuser de voir la vérité. En revanche, dans la république terrestre qui est la notre, le mécontentement est également une mauvaise chose même si il n'est peut être pas une injustice, puisque nous pouvons d'ors et déjà, avec l'aide de la raison, connaItre a priori que ce monde est le meilleur, dans son ensemble et particulièrement pour nous, que tout y est fait pour nous contenter suivant ce que réclame le plan de Dieu. La persistance dans une disposition telle que celle du mécontentement est pour Leibniz la cause de la damnation chez le pécheur. Ce mécontentement est pour Leibniz une haine cachée de Dieu, un refus du monde et donc une opposition contre la série toute entière des choses et l'harmonie universelle. Combien la haine du pécheur est mesquine, combien son audace est grande, il lui faudrait le monde a ses pieds, Dieu a son service pour réaliser ses désirs d'homme sans intelligence, mais

1 Ibidem, §30 : <<Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu'il y a dans son action.>> 2Leibniz , Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.89

3 Leibniz, Essais de Théodicée, § 15

pourtant, dans son infinie bonté, Dieu veut encore le sauver. C'est dans la Confessio philosophi que Leibniz distingue deux genres d'hommes: ceux qui sont contents de l'état présent des choses et ceux qui en sont les ennemis. C'est pour lui l'occasion de montrer que la réflexion est plus forte que toutes les expériences négatives par lesquelles un homme peut passer. L'interlocuteur théologien de Leibniz objecte qu'<< il est impossible que l'homme

1

abandonné par le succès ne s'afflige point>> 4 quoi Leibniz répond par la théorie des conatus et de la tendance affective de l'âme et son remède. <<Ce que le conatus est dans un corps, la tendance affective l'est dans l'âme. >>2 En effet l'expérience négative, résultat de la victoire d'un conatus opposé provoque une tendance affective négative dans l'âme, mais Leibniz dit que cette tendance ne saurait perdurer car <<la tendance affective primordiale et le premier mouvement ne peuvent être supprimés, mais ils peuvent être vaincus par des tendances opposées en sorte qu'ils perdent leur efficace. >> 3 L'affliction ne peut donc être que temporaire, une expérience heureuse suffira a inverser la tendance et a faire comprendre, par le jeu de la réflexion que tout ce qui est est le meilleur possible, en soi et pour soi, que Dieu veut le bien et le bonheur de toutes les créatures, par conséquent qu'il faut l'aimer lui et son Wuvre. Le pleine possession de ces vérités confortera les esprits dans une disposition optimiste et les expériences malheureuses ne seront plus reprochées mais comprises comme faisant partie intégrante du meilleur, vaincues donc par l'exercice de la raison et l'amour de Dieu qui nous fait voir l'univers sous un angle nouveaux, sous son véritable jour. Par suite, ceux qui persisteront a dire que Dieu aurait pu mieux faire, ceux donc qui ne seront pas contents de l'ordre du l'univers et qui pour le montrer prendront des exemples tirés du désordre des choses qu'ils s'imaginent ne pas être conciliable avec la perfection du monde, devront être des <<haIsseurs de Dieu >>, cette haine de Dieu et des choses mondaines étant caractéristique de l'athéisme et ayant pour conséquence une disposition négative, celle là même qui masque l'harmonie et qui cause la damnation.

- La victoire de la raison, l'optimisme implanté dans les esprits, ses consequences.

Abordons ici a titre d'éclaircissement ce que la disposition optimiste engendre chez les esprits.

1 Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.91

2lbidem 3lbidem

D'après ce que nous venons de dire, on peut voir que la disposition optimiste, résultat de la perception de l'harmonie universelle par suite de la perfection de l'univers, de sa bonté et donc de la sagesse et de la bienveillance de son créateur, a pour effet le plaisir pris a la perception de tant de perfection et l'amour de l'univers mais surtout de Dieu, elle produit un contentement qui en termine une bonne fois pour toute avec les multiples reproches fait a tort sur la perfection de l'univers et sur la nature de Dieu: Dieu est bon, il veut le meilleur pour ses créatures et par conséquent choisit un monde oü elles seront capables, si elles le veulent, d'être heureuses. Cependant, comme le théologien de la Confessio philosophi le dit, soulignant un problème important: <<A philosopher de la sorte, il ne sera pas permis de travailler a réformer les choses. >> 1 Le contentement de l'univers semble inviter a l'inaction, bien plus, c'est l'amour même de Dieu et du monde qui semble nous inviter a cette conclusion. Pour autant, il s'agit de distinguer ici l'optimisme du quiétisme et de définir ce qu'entend Leibniz lorsqu'il parle d'amour de Dieu car dans ces textes Leibniz n'est pas homme a inviter a l'inactivité, au contraire, l'action est même souvent entendue comme un devoir: il faut uvrer pour le perfectionnement de l'univers afin de réaliser le dessein de Dieu qui s'inscrit dans le temps. Il faut donc expliciter ce que Leibniz entend lorsqu'il écrit par exemple:

<<Il appartient donc a celui qui aime Dieu d'être satisfait du passé et de s'efforcer de rendre le futur le meilleur possible. >>2

Commencons par voir en quoi consiste l'amour de Dieu. Nous avons dis plus haut que la félicité de l'esprit se trouvait complète lorsque celle-ci percevait l'harmonie universelle, Dieu en d'autres termes. Mais, il est possible de voir que la perception de l'harmonie universelle, de l'ordre de l'univers, supposait que la créature puisse s'élever au point de vue de Dieu, jusqu'à son situs, par conséquent qu'elle puisse en quelque sorte devenir un dieu ayant accès a l'intelligence du tout. Il y a ici une assimilation qui n'est pas sans poser problème pour notre présent propos. Dans l'amour, on assiste a une identification qui tend a réduire de plus en plus la distinction sujet/objet: l'objet de l'amour, parce qu'il est aimé, prend plaisir a l'être, prend plaisir de lui-même a travers l'amour de l'autre, il est en même temps sujet et objet de cet amour. L'identification qui s'opère est ce qui nous permet par ailleurs de distinguer l'amour de la simple jouissance de l'objet qui n'est en réalité qu'un simple rapport d'utilité, de

1 Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.91 2lbidem, P.93

satisfaction égoIste alors que dans l'amour, il y a recherche du bonheur de l'objet aimé: ainsi, Dieu aimant sa création, recherche infailliblement son bonheur (ce qui pose également le problème d'une éventuelle identification de Dieu au monde pouvant déboucher au panthéisme mais la philosophie de Leibniz nous permet d'y échapper, nous verrons comment). Cette identification nous révèle également que l'amour de Dieu ne saurait être désintéressé puisque dans l'amour nous recherchons notre propre bien. Cependant, cet amour ne peut être répréhensible puisque dans l'amour, le bonheur de l'autre devient notre bien propre (a cause de l'identification qui s'y opère).

Leibniz rentre ici dans la polémique portant sur la <<querelle du pur amour>> (qu'aime t-on lorsqu'on aime Dieu? Dieu lui-même? Ses bienfaits?) et comme a son habitude, en montre le non sens en proposant une définition de l'amour valable aussi bien pour l'amour divin que pour l'amour humain: <<amare est felicitate alterius delectari>> (aimer c'est trouver du plaisir dans la félicité d'autrui). Avec cette définition, Leibniz résout le problème d'un possible mouvement vers Dieu qui soit un mouvement intéressé parce que il est également volonté de bienveillance et en méme temps désintéressé puisqu'il n'est pas a sens unique et qu'il ne résulte pas d'une volonté perverse, cherchant le profit sans prendre en considération l'objet de son amour qui de ce fait n'a rien de sincère et de pur. Leibniz écrit:

<<Lorsqu'on aime sincèrement une personne, on n'y cherche pas son propre profit ni un plaisir détaché de celui de la personne aimée, mais on cherche son plaisir dans le contentement et dans la félicité de cette personne. Et si cette félicité ne plaisait pas en elle-méme, mais seulement a cause d'un avantage qui en résulte pour nous, ce ne serait plus un amour sincère et pur. >>1

Par conséquent, lorsque nous nous mouvons vers un objet qui constitue pour nous une source de plaisir et de bien et que nous aimons, nous voulons en méme temps le bien de l'objet luiméme puisque nous ne saurions aimer ce qui nous déplaIt. Remarquons au passage que Leibniz semble réduire l'amour au plaisir parce qu'il réduit au plaisir le bien désiré. A ce sujet Grua écrit:

<<Aimer est touj ours trouver du plaisir, au sens large dans le bien ou perfection d'autrui, au sens propre d'amitié ou amour vrai, dans son bonheur, au point de faire entrer le bonheur

1 Leibniz, << Sur l'amour désintéressé de Dieu>> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.126

d'autrui dans le sien. On peut identifier l'amour a ce plaisir; comme tout plaisir comprend une tendance, l'amour tend encore a plus de connaissance et encore plus d'amour, indéfiniment quand son objet est Dieu infiniment parfait et heureux. >>1

Le plaisir est donc a l'origine de l'effort et comme le plaisir comprend une tendance a sentir ce qui plait donc a le produire s'il manque, selon les dires méme de Grua, on comprend que l'amour soit producteur non seulement de bienveillance (on se réjouit du bonheur d'autrui) mais aussi bienfaisance (on contribue au bonheur d'autrui). Tel est l'homme de bien, il est celui qui aime tous les hommes et qui la règle a laquelle Dieu ne déroge pas, fera le meilleur pour le bien public, le bien se mesurant non suivant l'addition mais suivant la multiplication <<car ce qui s'est reporté sur l'un se sera multiplié en se réfléchissant sur plusieurs, et par suite, en faisant le bien de l'un, l'on fera celui de beaucoup (...). >> 2 En revanche, nuire c'est diviser. En vertu de l'expression propre aux esprits, le bien se répercutera dans toutes les substances.

Cependant l'identification qui s'opère dans l'amour et notamment dans celui de Dieu pose problème. En effet, la théorie de l'amour se rapproche dangereusement des partisans de la fusion mystique et des quiétistes pour qui l'amour de Dieu consiste dans un anéantissement du sujet, donc dans la négation de l'individualité de la créature. La question qui se pose est la suivante: si dans l'amour entre deux créatures la dualité est maintenue, lorsqu'il s'agit de Dieu, n'a-t-on pas affaire a une absorption du fini par l'infini, autrement dit, l'objet infini aimé n'absorbe-t-il pas la créature jusqu'à lui enlever toute identité et pire toute activité? Leibniz ne peut accepter le mépris de soi caractéristique de la tradition mystique, il s'oppose notamment a Fénelon et préfère soutenir que l'amour de Dieu est une relation interpersonnelle dans laquelle ne disparait ni la créature, ni Dieu. M. de Gaudemar dit qu'il s'agit davantage chez Leibniz d'une unification des volontés que d'une fusion des personnes3 mais tempère les résultats de Leibniz lorsqu'elle écrit, révélant le nWud du problème lorsqu'il s'agit de parler des rapports qui se jouent dans l'amour de Dieu:

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.206

2 Leibniz, <<Lettre a Arnaud de novembre 1671>> in Discours de métaphysique et autres textes, Paris, GF, 2001, P.57

3 M. de Gaudemar, Leibniz, de lapuissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, section 3, §3.4 <<Identification et Amour de Dieu>>

<<S'il y a une unification ou identification des volontés, comme le plaide Leibniz, il y a en fait deux amours qui sont supposés faire la même opération. Lorsqu'il s'agit d'un amour humain, on peut déjà douter qu'il s'agisse de part et d'autre d'une même réalité. Mais dans l'amour de Dieu, il est clair que les roles ne peuvent être symétriques. Alors de deux choses l'une: soit la créature peut donner a Dieu quelque chose dont il fasse sa jouissance, et l'on pourra ironiser sur le besoin divin d'amour et de gloire; soit c'est Dieu qui donne tout, et la voie la plus simple serait de dire que Dieu s'aime lui-même. Dans un cas, c'est Dieu qui n'est pas mis a sa place, dans l'autre, c'est le mépris de soi et de l'univers créé qui nous guette. Dans le premier cas, l'amour pourrait être de la part de la créature un calcul égoIste des avantages de l'opération, dans l'autre, on peut verser dans l'anéantissement fusionnel. >>1

Leibniz est donc proche de la doctrine fusionnelle oü Dieu est la seule cause de l'amour, oü la dualité entre Dieu et la créature saute parce que toute l'activité semble ne venir que de Dieu. Cependant, pour Leibniz, l'indépendance des créatures dans l'amour de Dieu doit être effectif. Ce n'est pas sans raison que la philosophie de Leibniz peut être dite une <<philosophie de l'activité>>; les substances sont créées toujours percevantes, leur activité consiste dans la perception continue, même si celle-ci demeure parfois inconsciente : avec la théorie des petites perceptions, Leibniz théorise l'idée d'une sphere de l'inconscience mais dont l'efficace reste complet; c'est ainsi que dans les situations oü il ne nous semble pas possible de choisir entre deux partis et oü il nous semble que nous choisissons comme par hasard, nous sommes en réalité sans le savoir déterminés dans notre choix par de petites perceptions et suivant l'apparence du bien. De plus, nous avons évoqué auparavant le role des esprits dans l'univers: rendre gloire a Dieu et manifester la perfection de l'univers. Comment donc pourraient-ils jouer leur role si leur individualité est niée des lors qu'ils sont amenés a aimer Dieu? Leibniz ne peut accepter le quiétisme, l'amour de Dieu doit par conséquent être source d'activité. La doctrine quiétiste est une ruine pour la morale et la religion selon Leibniz car elle affirme qu'il est possible d'atteindre un état continuel (s'il est continuel alors les esprits ne pourront pas agir comme nous venons de le dire) d'amour et d'union avec Dieu qui dispense l'âme de tout autre activité et la fait perdurer dans un état de contemplation inactive. Pour Leibniz, il est donc préférable de laisser les âmes indépendantes de Dieu, de ne pas concevoir la divinité comme un océan d'âmes dans lesquelles les âmes se perdraient, il faut laisser <<les âmes particulières demeurer toujours en faction, c'est-à-dire dans des fonctions

1Ibidem, P.244

particulières qui leur conviennent et qui contribuent a la beauté et a l'ordre de l'univers, au lieu de les réduire au sabbat des Quiétistes en Dieu, c'est-à-dire a un état de fainéantise et d'inutilité. >> 1 Il est même <<bien plus raisonnable de croire, qu'outre Dieu, qui est l'Actif suprême, il y a quantité d'actifs particuliers, puisqu'il y a quantité d'actions et passions particulières et opposées, qui ne sauraient être attribuées a un même sujet, et ces actifs ne sont autre chose que les âmes particulières. >>2

Par suite comment résoudre le problème de la distinction entre les créatures et Dieu dans l'amour de Dieu? Avec M. de Gaudemar, il faut affirmer que Leibniz pense que dans cet amour, l'union, pourtant passive, avec Dieu puisse tout de même produire de l'activité: l'amour de Dieu nous apparaIt ici comme la source de la puissance d'action des créatures intelligentes. Il y a donc un effet dynamisant de l'amour de Dieu. De plus, Dieu ne peut vouloir cette union anéantissante. Certes la création est l' uvre de l'amour, par conséquent, Dieu aimant ce qu'il crée, devrait s'unifier a elle, mais en vertu de la théorie propre de Leibniz, il nous est impossible d'accepter cette conséquence. En effet, si la fusion avait lieu, la réflexion<<précédent>> lefatum divin et conférant une individualité a chacun des possibles devrait être le seul stade dans l'agir de Dieu, tout se résumerait a l'entendement de Dieu et le passage a l'acte du système de compossibles serait vain.

M. de Gaudemar écrit a ce sujet:<<(...) la création de l'univers est uvre de l'amour, qui va au-delà de la possibilité en envisageant des êtres seulement possibles comme s'ils étaient des sujets véritables, et qui leur confère la puissance d'agir pour qu'ils soient effectivement sujets. L'amour de Dieu est refus de la fusion, qui reviendrait a la pure possibilité, et annulerait l' uvre de Dieu. Le maintien de la dualité, (...), est alors voulue et entretenue par Dieu. >>-

Comme nous le verrons bientôt pour apporter une nuance a ce qui a été établi dans la première sous partie de ce troisième moment de notre étude, le développement des esprits dans l'atteinte du situs de Dieu ne dépend pas uniquement de la puissance des esprits, elle est le résultat d'une alliance entre la volonté de la créature intelligente et de la grace de Dieu, la volonté de la créature la prédisposant a recevoir l'aide de Dieu dans le but d'atteindre la félicité. Leibniz ne fait donc pas de l'amour de Dieu l'objet d'une stratégie de la créature

1 Leibniz, << Sur la doctrine d'un esprit universel >> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.228

2lbidem

- M. de Gaudemar, Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, P.245

puisqu'il faudrait dire que l'origine de cet amour se trouve dans l'intérêt calculateur de la créature cherchant a rentabiliser son mouvement vers Dieu1. Leibniz écrit:

<<Et lors même qu'on fonde l'amour de Dieu sur ses bienfaits, considérés d'une manière qui ne marque pas en même temps ses perfections, c'est un amour d'un degré inférieur, utile sans doute et louable, mais qui ne laisse pas d'être intéressé, et n'a pas toutes les conditions du pur amour divin. >>2

Parce que l'amour de Dieu ne peut trouver sa pureté lorsqu'il vient des créatures car leur intention n'est pas toujours bien fondée, Leibniz fait de l'origine de l'amour de Dieu un don de Dieu même. Il insiste ensuite sur les effets de cet amour: <<Par lui les créatures intelligentes travaillent activement a la réalisation de la gloire de Dieu et accroissent la richesse universelle. L'amour de Dieu produit dans l'univers créé une majoration, non un anéantissement ou une résorption. >> - Le contentement dont nous parlions plus haut n'est donc pas qu'un simple état d'esprit, c'est aussi un engagement de la puissance propre des créatures intelligentes, puissance que Dieu consent a produire continuellement afin de maintenir notre autonomie, si tel n'était pas le cas, les créatures seraient tout a fait vaines et inutiles. <<Le tort des mystiques est [donc] de ne tenir compte que de la puissance de Dieu, en oubliant que cette puissance est précisément responsable de l'autonomie de la nôtre. >>4

Chaque esprit est donc invité a s'associer au développement du monde. Parce que la volonté conséquente de Dieu ne donne pas aux choses toute la perfection qu'elles comportent, une part est réservée a l'action des créatures rationnelles qui doivent, suivant ce que l'être même demande, travailler pour achever l'Wuvre de Dieu, non que celle-ci ne soit pas achevée dans les idées que Dieu en a, mais selon le point de vue temporel des créatures, l'univers est parfait mais a l'état d'enveloppement comme le sont leurs perfections qu'il s'agit également de réveiller de la confusion. Les créatures ne doivent surtout pas perdre de vue la volonté antécédente de Dieu qui tendait uniquement au bien et écartait toutes espèces de mal, elles doivent tendre a la réunion des deux volontés et ce a l'infini parce que la progression du

1 Grua souligne, touj ours dans son ouvrage Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, que Dieu est aussi en un sens animé par un amour de concupiscence, il écrit : <<Mais Dieu aussi a pour lui-même, et pour les autres en vue de lui-même, l'amour appelé d'abord de concupiscence. Au dessus de son amour pour les hommes, l'harmonie de l'univers lui est agréable et il crée des êtres raisonnables pour être les échos ou miroirs de sa gloire (...).>>

2Leibniz , <<Sur l'amour désintéressé de Dieu>> in Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes, Paris, GF, 1994, P.128

- M. de Gaudemar, Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, P.246

4lbidem, P.247

monde ne sera jamais achevée selon ce qu'énonce le <<De rerum originatione radicali >>1. Ce concours a l'Wuvre de Dieu se fait par l'imitation de l'action divine mais l'imitation et par suite la fusion avec Dieu ne sera jamais effective, le maintien de l'altérité étant une exigence de la raison afin de maintenir l'identité de chacun. Cependant, il se crée quelque chose comme une <<Société avec Dieu>> puisque ensemble, créatures et créateur mettent en jeu leur puissance pour l'avènement de l'Etat le plus parfait2, Etat qui se fait sentir déjà dans le monde physique et qui est en réalité l'Wuvre des créatures les plus perfectionnées, aptes a diminuer en son sein la part du mal. L'optimisme de Leibniz s'apparente ici quelque peu a un <<méliorisme >>. En effet, du point de vue de Dieu, le monde possède sa perfection dernière, rien ne peut lui ajouter de la perfection, mais du point de vue des créatures, le monde peut être rendu meilleur par leurs actions, ce qui est affirmer la thèse du méliorisme mais il faut finalement dire que Leibniz s'en démarque en ce qu'il affirme que le monde, dont la perfection se révélera aux créatures au fur et a mesure du temps, est le meilleur possible en soi, ce que la thèse du méliorisme n'affirme pas, la perfection du monde étant uniquement la tâche de l'homme alors que l'optimisme de Leibniz introduit Dieu. La Cité de Dieu s'apparente davantage a l'univers se faisant, de sorte qu'elle peut déjà être dite présente dans l'ordre des causes efficientes (Leibniz affirme d'ailleurs que le règne de la grace a déjà son efficace dans le règne des causes physiques), qu'à un <<au-delà>> oü tout est déjà parvenu a terme. En effet, que serait ce monde optimal dans lequel nous évoluons si on devait lui préférer un monde surnaturel? Boutroux, lorsqu'il parle de la nature et de la grace, affirme que ce monde surnaturel n'est certes pas le produit d'un effort isolé de la nature pour se dépasser mais qu'elle est bel et bien la base sur laquelle la Cité de Dieu se construit. Il écrit:

<<Ce monde ne s'est pas produit par développement ou par évolution; il ne s'est pas produit non plus en dépit des lois de la nature. La nature en fournit les éléments indestructibles; (...), mais une nature supérieure, la grace, s'y superpose. >>-

Parce que la République de Dieu n'est pas eschatologique, Boutroux en tire une conclusion importante: <<La volonté de Leibniz, c'est la volonté chrétienne aspirant au bien, la volonté cherchant son objet non plus dans un monde surnaturel, mais dans le monde naturel luimême. >>4 Malgré le péché originel, Leibniz concilie la peur chrétienne de l'attachement excessif au monde sensible et la recherche du bien dans le monde naturel, il trouve la

1 Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.92

2Liebniz , Monadologie, Paris, Delagrave, 1998, § 84-85

- E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.227 4lbidem, P.166

satisfaction, le besoin d'infini de la volonté chrétienne sur terre là oü déjà le pressentiment du divin peut être trouvé.

Cette remarque étant faite, nous pouvons revenir et terminer sur la conséquence de l'amour de Dieu: l'action des esprits pour faire advenir l'harmonie universelle. Au final Leibniz nous donne l'origine de notre puissance: l'amour que nous recevons de Dieu, un amour qui nous incite a être, a développer ce qui est en nous et a répandre le bien autour de nous. M. de Gaudemar écrit:

<<Reconnues, aimées, les intelligences sont des personnes qu'unit a Dieu une relation privilégiée. Relation a travers laquelle elles peuvent se reconnaItre, s'aimer et offrir leurs concours actifà l' uvre de Dieu, dès lors uvre commune. >>1

La métaphysique de Leibniz appel donc chacun a l'action et a l'amour de Dieu en vue du complet développement de tout l'univers et de la félicité dans l'union avec Dieu. <<Chacun est invité a effectuer un transfert de son désir sur Dieu lui-même, de facon a se diriger vers le point de vue qui sera celui de la vie futur >>2, on voit ici qu'il s'agit de décentrer son point de vue et de développer ses perfections comme nous en avons parler précédemment afin de rejoindre le situs divin d'oü nous verrons le tout comme Dieu. Mais déjà dans le présent progressant, en aimant Dieu, nous pouvons par le déploiement de ce qui est en notre puissance, goüter a la félicité future par de multiples bénéfices que nous retirons de notre activité, de notre association pour l'avènement de l' uvre de Dieu.

*
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1 M. de Gaudemar, Leibniz, de la puissance au sujet, Paris, Vrin, 1994, P.250 2lbidem, §262

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