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L'optimisme de Leibniz

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par Jérémy Lebègue
Université Sorbonne Paris 4 - Maitrise 2005
  

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3/ La providence : l'action de Dieu dans l'univers

Nous aborderons plus particulièrement la providence de Dieu et son action dans le monde lorsque nous passerons a l'étude de l'optimisme proprement dit mais il est déjà possible d'établir les thèmes a travers lesquels elles s'expriment: la création continuée qui marque la dépendance des créatures a l'égard de Dieu mais qui pose le problème de la création et de son rapport au temps: comment un acte unique, hors du temps (autrement dit la création), peut il être continué? il faut dire avec Leibniz que le caractère intemporel de l'acte créateur équivaut a une création toujours renouvelée ou se faisant sans cesse, le temps n'est pas réel en Dieu, il est un cadre pour les créatures qui se représentent les choses dans le temps, mais au plan métaphysique, la création n'a ni début, ni fin si bien qu'au regard des créatures l'acte créateur peut être dit contemporain de tous les instants: <<La création continuée n'est que la création tout court, apercue a travers la temporalité du devenir

monadique. >> 1 La providence s'exprime également dans le concours divin aux actions des créatures ce qui pose le problème de la liberté des créatures mais également de la raison pour laquelle Dieu aide certaines créatures et pas d'autres. A cela Leibniz répond que le concours de Dieu est déjà compris dans l'essence des créatures et que donc celui-ci ne fait qu'actualiser ce que l'essence demande, mais globalement, Leibniz réserve le détail de la compréhension de ces questions a celui qui serait capable de percer a jour les desseins cachés de Dieu.

- La creation du monde : l'optimisme comme maximum et comme optimum

Nous entrons désormais au cWur de la philosophie de Leibniz et des thèmes qui vont pouvoir nous servir a appuyer l'idée selon laquelle sa philosophie est un << optimisme >>. Nous pouvons d'ors et déjà affirmer que cet optimisme se manifeste essentiellement sous deux aspects: en premier lieu dans la doctrine de la création avec l'idée selon laquelle la création est un problème de logique et de mathématique, de maximum et de minimum que Dieu se propose et dans un deuxième temps avec l'idée selon laquelle la création de l'univers est un optimum, objet de la bonté de Dieu et par conséquent quelque chose de tout a fait profitable pour les créatures qui sont l'objet de la providence divine et dont la félicité représente l'un des principaux desseins de Dieu. Puisqu'il en est ainsi, démontrer l'optimisme de l'univers compris comme meilleur monde possible suppose que l'on puisse connaItre le fonctionnement de la pensée divine, son mode de détermination et ce afin de pouvoir établir pourquoi le monde actuel est le meilleur des mondes possibles. Nous rencontrons ici encore la principale caractéristique de l'optimisme leibnizien, a savoir le fait qu'il soit objet de démonstration a priori et que cette démonstration parte de l'étude de l'idée de Dieu. Ce qui est ici en jeu, c'est la compréhension du processus qui se déroule dans la création de l'univers, il nous faut percer a jour le mécanisme métaphysique qui s'effectue en Dieu lorsque celui-ci se propose de créer, ce qui suppose l'établissement du mode opératoire de la pensée divine. A. Robinet ne dit rien d'autre lorsqu'il écrit que l'optimisme leibnizien est <<relayé par une lourdeur scolastique du fonctionnement de la pensée divine >>2. Cependant, méme si il est possible de distinguer ces deux voies, c'est-à-dire la voie <<logique>> et la voie <<théologique >>, méme si celles-ci représentent deux angles différents d'oü il est possible d'aborder la création, l'étude de la première qui correspond, comme nous

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.196

2 A. Robinet, Justice et terreur, Leibniz et leprincipe de raison, Paris, Vrin, 2001, P.3

le verrons au <<premier temps>> de la création, nous amène a l'introduction de la seconde, seule véritablement révélatrice de l'optimisme leibnizien et a l'image du créateur (c'est ici qu'intervient l'optimum). En effet, les deux voies sont solidaires et complémentaires et sont l'expression de l'essence divine qui se manifeste a la fois comme parfait géomètre et comme merveilleux monarque, oeuvrant pour le bonheur de sa Cité. Tâchons donc d'examiner ces deux voies et de montrer comment, en s'enchevêtrant, elles expriment l'<< optimisme>> leibnizien.

La voie logique s'exprime de la sorte: <<Tout possible enveloppe une exigence d'existence, et cette exigence est proportionnelle a sa quantité de perfection, c'est-à-dire de réalité positive. Comme tous les possibles ne sont pas compossibles, une sorte de conflit s'établit entre eux, et c'est finalement le système de compossibles le plus parfait qui l'emporte - le plus parfait, c'est-à-dire le plus rationnel, celui qui réalise a la fois le meilleur ordre et la plus grande richesse relative. >> 1 Entrer dans l'explicitation de cette voie suppose que l'on ait non seulement une idée de la nature des essences mais aussi de la théorie de la <<compossibilité>> et plus généralement du fonctionnement de la pensée divine, du mécanisme de sa volonté et de son mode de détermination. Mais précisons dès maintenant que l'affirmation: Dieu crée le meilleur des mondes, celui oü il se réalise le plus grand ordre et oü l'on trouve le maximum de richesses, suppose qu'il puisse y avoir un monde qui soit meilleur que tous les autres et qu'il puisse y avoir un maximum pour Dieu. Leibniz rentre notamment ici en polémique avec St. Thomas mais aussi avec Arnauld, Bayle2 et Malebranche pour qui il est toujours possible de concevoir un monde meilleur que celui qui est donné pour tel, et ce a l'infini, et pour qui définir un optimum revient a limiter la puissance et la liberté divine. Il examine cette objection au §3 de son Discours de Métaphysique:

<< Je ne saurais non plus approuver l'opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n'est pas dans la dernière perfection, et qu'il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout a fait contraires a la gloire de Dieu. >>3

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.203 2Leibniz , Essais de Théodicée, Paris, 1969, Garnier Flammarion, §223 3 Leibniz, Discours de Métaphysique §3

Pour ces <<modernes>> mais aussi pour St. Thomas, Dieu peut toujours créer un monde qui soit meilleur que celui qu'il a créé car il a la puissance nécessaire pour amener a l'existence un monde toujours plus parfait. St Thomas se démarque cependant des autres en ce qu'il refuse d'admettre un meilleur monde possible pour l'homme en vertu des conséquences du péché originel. Par conséquent, si le monde peut être dit parfait c'est parce qu'il dérive d'une cause qui est elle-même parfaite et non parce qu'il est intrinsèquement bon. Pour la scolastique thomiste, le monde est bon car c'est Dieu qui l'a créé, par conséquent la création d'un monde moins parfait que celui dans lequel nous évoluons n'aurait en aucun cas remis en cause la bonté de Dieu. Avec ces penseurs il faut dire qu'en lui-même le monde ne possède pas la raison de sa perfection, il n'est pas parfait en lui-même mais uniquement parce que c'est un être infiniment parfait qui l'a créé et que d'un être parfait il ne peut émaner quelque chose qui ne soit pas parfait ou du moins faut-il dire que Dieu ne peut se voir reproché d'avoir créé quelque chose qui ne soit pas totalement parfait, sachant qu'il aurait pu faire mieux (étant donné qu'il est le critérium de la bonté). Ici, aussi bien avec Malebranche (<< Dieu pouvait sans doute faire un monde plus parfait que celui que nous habitons >>1) qu'avec Thomas, c'est la grandeur (de Dieu) qui explique la perfection du monde et non la perfection du monde qui exprime l'action infiniment parfaite de Dieu. En vertu des perfections métaphysiques que possèdent Dieu (ici l'omnipotence), avec cette tradition nous sommes amenés a concevoir un Dieu non seulement indépendant dans son être mais également indépendant par rapport a tout supérieur au sens oü il est le maître qui définit luimême ce qui est bon sans égard aux choses elles-mêmes. A trop vouloir mettre en avant la puissance divine on fait de Dieu un être au-dessus de la vérité, de la justice et du bien et on rend par là même équivoque le sens de ces notions entre Dieu et ses créatures, c'est ce que Leibniz tâchera de conjurer en maintenant l'indépendance morale de Dieu mais en ne le faisant pas principe du bien et du mal. La bonté de Dieu est ici totalement indépendante et libre de toute référence aux créatures réelles ou possibles, la bonté n'a de rapport qu'avec Dieu et avec l'amour qu'il porte a ses perfections.

On peut voir que Spinoza dérive également la perfection du monde de celle de Dieu: <<les choses ont été produites par Dieu avec la suprême perfection: puisque c'est de la plus parfaite nature qui soit qu'elles ont suivi nécessairement. >>2 La perfection de Dieu nous oblige donc en quelque sorte a affirmer la perfection de ses ouvrages indépendamment des ouvrages eux-mêmes, peu importe finalement ce que Dieu crée, ce qu'il crée est parfait.

1 Malebranche, Traité de la nature et de la grace, Paris, Vrin, 1976, Discours I, § 14

2 Spinoza, Ethique, I Proposition 33, scolie 2, Paris, Seuil, 1999

Cependant, méme si Spinoza déduit la perfection des choses de l'essence divine, il n'en résulte pas pour autant que le monde soit le meilleur des mondes possibles car selon lui, il n'y a qu'un seul possible, celui que Dieu crée d'une puissance aveugle. Les choses sont dites découler de la nature divine comme les propriétés du cercle découlent de sa définition.

En ce qui concerne Leibniz, on peut dire que chez lui aussi la perfection divine est comme la garantie de la perfection de ses effets mais la différence réside dans le fait que le monde créé est le meilleur possible et constitue la raison de la détermination de Dieu a créer (détermination morale nous le verrons par la suite): c'est en lui-même que le monde est le meilleur et non parce que sa cause est parfaite en tous points de telle sorte qu'il est possible d'affirmer que c'est la nature du monde qui détermine la suite des choses avant méme le décret de Dieu. Affirmer qu'une chose est bonne parce que sa cause l'est (bonté conséquence) est acceptable mais insuffisant, Leibniz écrit, toujours au §3 du Discours de

Métaphysique:

<<(...) de quelque facon que Dieu aurait fait son ouvrage, il aurait touj ours été bon en comparaison des moins parfaits, si cela est assez; mais une chose n'est guère louable, quand elle ne l'est que de cette manière.>>

Et avant cela au §2: <<Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l'amour de Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu'il a fait, s'il serait également louable en faisant tout le contraire?>>

Avec Leibniz il est donc possible de déduire de la bonté divine la nécessité morale de la création. Autrement dit, la bonté divine est avec Leibniz directement en relation avec la création et il existe un lien analytique entre <<bonté de Dieu>> et <<création du meilleur >>. Lorsqu'il examine les possibles compossibles, Dieu apercoit ce monde meilleur et ne peut pas ne pas le choisir sans en méme temps agir imparfaitement et ainsi ruiner sa gloire. En créant, Dieu décide a la fois du monde et de lui-même puisqu'il ne peut<< espérer>> retirer de la gloire de son acte créateur si il ne crée pas le meilleur qui soit possible. Le Dieu de Leibniz a ce ceci de particulier que sa puissance est a la foi éclairée par l'entendement qui a pour objet le vrai et guidée par la volonté qui a le bien pour objet, par suite, il ne saurait créer des choses contradictoires ni non plus créer un monde qui ne soit pas le meilleur en bonté.

L'opposition de Leibniz avec la tradition scolastique mais également avec Spinoza ou encore Descartes tient au fait qu'il distingue entendement et volonté en Dieu, contrairement aux partisans du décret absolu de Dieu qui voient la liberté de Dieu comme primordiale et essentiellement de nature indifférente par rapport a ce qu'elle crée, cette indifférence les conduisant a penser que Dieu est l'auteur des vérités éternelles alors qu'elles sont << des suites de son entendement >> ne dépendant pas de sa volonté mais de son essence. Ceux là ramènent en réalité l'entendement a la volonté puisque la volonté est absolument première et décide de tout, même du vrai et du bien. L'indifférence est en effet la conséquence directe de l'idée selon laquelle Dieu peut touj ours créer un monde plus parfait: si il existe un monde plus parfait que celui-ci, quelle est la raison de la détermination de la volonté divine? S'il n'y a pas d'optimum pour Dieu, comment à-t-il pu se déterminer a en créer un si ce n'est en en choisissant de manière arbitraire? Pour Leibniz, un Dieu dont la volonté est indifférente (et c'est bien le cas ici puisque Dieu se trouve face a une infinité de mondes dont aucun ne peut être dit le dernier en perfection, il n'y a donc pas de raison pour qu'il choisisse le notre plutôt qu'un autre) est un Dieu dont on ne peut faire l'éloge car tout émane de lui de manière arbitraire, dès lors, comment fonder sur lui les notions de justice, de récompense, de châtiment puisque même ces notions deviennent arbitraires, c'est-à-dire sans fondement a partir duquel nous régler ? Le §3 du Discours de Métaphysique nous dit:

<<Car de croire que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune volonté, outre qu'il semble que cela ne se peut point [en vertu du principe de raison qui demande que tout ait une raison d'être et d'être ainsi et non autrement], c'est un sentiment peu conforme a sa gloire ; (...).>>

A un tel <<Dieu >>, Leibniz substitue un Dieu d'autant plus libre et d'autant plus puissant et digne qu'il se soumet a la raison et au bien (<< comme si ce n'était pas la plus haute liberté d'agir en perfection suivant la souveraine raison >>), un Dieu pensant sa création et touj ours déjà tourné vers elle, un Dieu qui ne fait rien dont il ne mérite d'être loué, un Dieu par conséquent différent de celui de Spinoza (qui préfère encore la théorie de la liberté d'indifférence que de concevoir un Dieu guidé par la représentation du bien) d'oü tout découle de la seule notion de puissance infinie (Spinoza ramène la volonté a l'entendement, il n'est pas question de volonté divine chez lui puisque tout se fait en vertu de la nécessité de la substance suprême a exister), un Dieu chez qui la perfection est dérivée de la puissance divine mais éclairée par la sagesse et guidée par la bonté dans le passage a l'acte du meilleur des mondes possibles. Leibniz ne donne donc ni la préséance au vrai (objet de

l'entendement) ni au bien (objet de la volonté) mais harmonise les deux et fait de Dieu le suprême harmoniste en tant qu'il conserve le dernier mot dans le processus de création. Nous pouvons ici faire une remarque qui apportera des précisions sur la nature de l'optimisme leibnizien: a la différence de l'optimisme de Spinoza (s'il nous est permis d'en déceler un), celui de Leibniz n'a rien d'absolu. En effet, avec Spinoza, si tout ce qui est doit être selon la seule nécessité de la substance divine a exister, si tout ce qui découle de Dieu en découle nécessairement et de manière géométrique comme le dit Leibniz, si Dieu est en réalité ce que nous appelons le <<monde >>, on voit clairement que ce qui est se trouve être la seule chose possible, et, comme elle ne saurait être autrement que parfaite puisqu'elle est Dieu et selon ce que nous venons de dire sur le caractère parfait des choses qui dérivent de Dieu, il faut affirmer que l'optimisme de Spinoza est un optimisme absolu: il n'y a rien de meilleur, rien de plus parfait que ce qui est puisque ce qui est, c'est Dieu. L'optimisme de Leibniz a ceci de particulier et en même temps de tout a fait honorable qu'il n'affirme pas l'entière perfection des choses créées, l'optimisme qui caractérise sa philosophie est <<relatif >>, non seulement parce que, étant donnée une chose (particulière), on peut en concevoir une plus parfaite mais également parce que l'optimisme leibnizien, nous le verrons plus tard, fait une place au mal dans la création alors que le panthéisme de Spinoza nous fait concevoir le mal comme une illusion, résultat de notre point de vue subjectif. Avec Leibniz, le mal n'est pas nié, il est au contraire intégré au système de compossibles, lequel se trouve être le meilleur mais relativement. Nous reviendrons sur le mal dans la création mais nous pouvons déjà affirmer que Leibniz, pris entre les exigences de la raison (le mal doit avoir sa raison d'être dans la création et cette raison ne peut qu'être, au final, source de biens supérieurs) et les évidences de l'expérience, refuse cependant d'admettre l'<< existence>> substantielle du mal et s'oppose ainsi aux manichéens qui en font un principe positif alors que Leibniz concoit le mal comme étant de l'ordre de la privation.

Pour montrer la fausseté de la pensée adversaire, mais pour en même temps en tirer quelque vérité comme a son habitude lorsqu'il examine une thèse opposée, Leibniz précise en quel sens il est possible de concevoir, malgré le fait que le monde créé soit le meilleur, quelque chose de meilleur que ce qui est donné. Pour que la thèse adverse puisse avoir quelque sens, il faut distinguer le monde et ses parties, du moins en pensée puisque Leibniz écrit: <<J'appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes >> 1 faisant

1 Leibniz, Essais de théodicée, §8

du monde et de la totalité de ses parties une seule et même chose. Pourtant, si l'idée de meilleur monde possible n'est pas chimérique, c'est bel et bien parce que le monde est pris dans sa totalité et que pris de la sorte on ne peut en concevoir de plus parfait. Là oü il est possible de concevoir que Dieu aurait pu mieux faire, c'est lorsque l'on considère les parties du monde de manière isolées, sans les joindre. En effet, Leibniz nous dit qu'il est toujours possible de concevoir des créatures qui soient plus parfaites car il n'en existe pas d'absolument parfaites; en elles-mêmes, les parties du monde ne sont pas de la dernière perfection, si bien que dans l'entendement divin, il doit y avoir une partie plus parfaite que celle qui a été amené a l'existence en acte. Cependant, il n'est pas permis de faire le même raisonnement lorsqu'il s'agit du monde dans sa totalité englobante car selon Leibniz le monde est un infini, devant s'étendre a travers l'éternité et progressant sans fin.

Leibniz résume: <<Prenant toute la suite des choses, le meilleur n'a point d'égal; mais une partie de la suite peut être égalée par une autre partie de la même suite. Outre qu'on pourrait dire que toute la suite des choses a l'infini peut être dite la meilleure qui soit possible, quoique ce qui existe par tout l'univers dans chaque partie du temps ne soit pas le meilleur. Il se pourrait donc que l'univers allât touj ours de mieux en mieux, si telle était la nature des choses, qu'il ne f?t point permis d'atteindre au meilleur d'un seul coup. >>1

Par conséquent, si il est possible de dire que les parties du monde ne sont pas parfaites, c'est uniquement parce qu'elles sont prises a un moment du temps et que le monde étant en constant accroissement, les parties a un temps t ne peuvent avoir développées totalement leur perfection et être les meilleures possibles ; Leibniz nous dit d'ailleurs que <<ce qui trompe en cette matière, est, qu'on se trouve porté a croire que ce qui est le meilleur dans le tout est le meilleur aussi qui soit possible dans chaque partie. >>2 Leibniz écrit au sujet de la progression du monde dans une lettre de 1715 a Bourguet:

<<On peut former deux hypothèses, l'une que la nature est toujours également parfaite, l'autre qu'elle croIt toujours en perfection (...). Quoique, suivant l'hypothèse de l'accroissement, l'état du monde ne pourrait jamais être parfait absolument, étant pris dans quelque instant que ce soit, néanmoins la suite naturelle ne laisserait pas d'être la plus parfaite de toutes les suites possibles, par la raison que Dieu choisit toujours le meilleur possible.>>

1 Leibniz, Essais de théodicée, §202

2 ibidem, §212

J.F. Nourrisson résume parfaitement et la distinction apportée par Leibniz et l'absurdité de la thèse adverse lorsqu'il écrit:

<<En effet, si le monde était actuellement et totalement manifesté, il est clair qu'on pourrait concevoir et désirer une somme de biens supérieure a celle que ce monde contiendrait. Mais les progrès allant, comme nos conceptions et nos désirs, a l'infini ou a l'indéfini, les progrès du monde égalent ces conceptions mémes et ces désirs. Au reste, demander une réalisation de la plus grande perfection possible, ce serait aller tout ensemble et contre l'expérience et contre la raison. (...). Ce serait aller contre l'expérience car la réalité, qui chaque jour se déploie pour épancher de nouveaux trésors, vaut mieux manifestement que celle qui, tout d'un coup développée, demeure ensuite stérile. >1

Par conséquent, si Leibniz affirme que le monde créé est le meilleur des mondes possibles, ce n'est pas qu'il concoive que cet optimum est déjà effectif mais plutôt a réaliser, la notion de progrès fait donc sens puisque le monde s'insère dans une perspective infinie et que l'optimum, plus qu'un état de fait, représente davantage, en tout cas pour les créatures (parce que Dieu ne concoit pas le monde dans le temps, son point de vue lui dévoile le monde dans son essence) une tâche a réaliser. On peut méme affirmer que Dieu s'est donné une tâche infinie puisque la progression du monde en matière de perfection ne sera jamais achevée. Au final, si Leibniz soutient une doctrine optimiste, c'est non seulement parce que le monde existe effectivement et que Dieu ne pouvant créer quelque chose qui ne soit pas tout parfait, a nécessairement choisit le plus parfait possible; mais c'est également parce que si il était touj ours possible a Dieu de créer un monde plus parfait, il ne pourrait en choisir aucun, et ce serait aller contre la raison que de soutenir une telle chose: il faut donc déduire que ce monde possède un degré de perfection supérieur aux autres, penser le contraire nous conduirait a tomber dans l'objection faites par les adversaires eux-mémes (définir un maximum pour Dieu serait borner sa perfection) car se serait borner l'exercice des attributs fondamentaux de Dieu que sont sa bonté (Dieu ne pourrait pas créer le meilleur pour les créatures susceptibles de bonheur), sa sagesse (Dieu ne pourrait pas concevoir ce qui réaliserait le maximum de réalité) et sa puissance (Dieu n'aurait pas assez de puissance pour amener a l'acte cet optimum).

1 J.F. Nourrisson, Laphilosophie de Leibniz, Paris, Hachette, 1860, Chapitre 4, P.301

En vertu de la théorie chimérique de l'existence d'une volonté indifférente et de ses conséquences désastreuses pour la piété et pour la morale, touj ours guidé par le principe de raison, Leibniz affirme donc en conformité avec les Ecritures et contre la tradition thomiste et les <<modernes>> que Dieu crée le meilleur qui soit possible mais apporte une nuance supplémentaire: Dieu ne fait pas le meilleur lorsqu'il crée l'univers uniquement parce qu'il est Dieu mais il fait le meilleur compte tenu de son objet, c'est-à-dire qu'il compose avec le monde entendu comme pur possible. C'est ici un point fondamental qui démarque Leibniz d'un Descartes ou d'un Spinoza: existences et essences sont distinguées et les essences jouent un role crucial dans la détermination du meilleur. Nous en revenons ici, mais de manière différente, a ce que nous disions plus haut au sujet des deux voies servant a établir l'optimisme propre a la philosophie de Leibniz: tout se passe comme ci les essences et Dieu concourraient ensemble a la détermination de l'optimum, comment, c'est là ce que nous allons tenter de mettre àjour.

Nous avons déjà esquissé quelque peu la théorie des essences chez Leibniz se trouvant dans l'entendement et explicité leur tendance naturelle, leur prétention a l'existence, il nous faut cependant y revenir et pousser plus avant le mécanisme qui s'exerce dans la détermination du meilleur, en prenant en compte non seulement la nature des essences mais aussi les exigences que Dieu rencontre lorsqu'il examine les possibles et le système de compossibles formant le meilleur des mondes possibles. Comme nous l'avons dit, l'optimisme s'exprime en tout premier lieu dans le mécanisme des essences qui s'exerce lors de la création du meilleur des mondes possibles: c'est en vertu de l'exigence enveloppée dans chaque essence, cette exigence étant proportionnelle a la quantité de perfection que possède l'essence, c'est-à-dire de réalité positive, que l'on parvient a la détermination du maximum de réalité dans la création. Le mécanisme n'est certes pas si simple mais nous avons déjà montré que chez Leibniz l'essence possède son propre mode d'être et se trouve être indépendante de la volonté de Dieu au sens oü celui-ci ne la crée pas. Les essences tendent d'elles mêmes a l'existence, d'autant plus qu'elles possèdent de perfections; dès lors, on se rend bien compte qu'une fois affirmé cela, ce ne peut être que le meilleur, le plus parfait (dans l'ordre quantitatif) qui parvient a l'existence. Leibniz écrit:

<<Par là [étant donnée la nature des possibles et leur prétention a l'existence], on comprend de la manière la plus évidente que, parmi l'infinité des combinaisons et des séries possibles,

celle qui existe est celle par laquelle le maximum d'essence ou de possibilité est amené a exister. >>1

Ce premier aspect de l'optimisme - entendu comme détermination du maximum de réalité suivant la tendance des essences - nous conduit a l'idée selon laquelle l'optimisme de Leibniz serait issu de <<la priorité de l'essence >>. Il faut entendre par là que l'indépendance des essences pose problème lorsque, comme chez Leibniz, elles sont la matière même avec laquelle Dieu est amené a composer le monde. Affirmer que l'optimisme de Leibniz repose sur la thèse selon laquelle l'essence est prioritaire (c'est-à-dire que c'est elle qui détermine l'existence future ou non du meilleur des mondes possibles), c'est en même temps s'engager dans une polémique sur le rôle de Dieu dans la création, c'est prétendre élever les essences a la limite de l'indépendance totale. En effet, a regarder ce mécanisme de manière isolée et oü il n'est question que de maximum et de minimum (de réalité dans les essences), il semble que l'on puisse dire que le monde peut se réaliser sans que Dieu ait besoin d'intervenir. C'est l'impression que donne le début de l'opuscule intitulé <<De rerum originatione radicali>> qui fait état du mécanisme que nous tâchons de mettre a jour et qui nous révèle le premier des deux aspects de l'optimisme, a savoir la production des existences contingentes en vertu de la seule théorie de l'exigence des essences en fonction de leur degré de réalité. En effet, la causalité de l'essence dont nous avons fait état précédemment semble pouvoir suffire a expliciter l'existence du meilleur des systèmes de compossibles, si bien que le processus a partir duquel l'univers advient s'apparenterait a une lutt e entre des essences dont le seul critère de distinction serait d'ordre quantitatif, or, on le sait, Leibniz attache beaucoup d'importance au côté qualitatif de la création. Il s'agit ici d'élucider, lors du mécanisme logique qui s'exerce dans le premier temps de la création (là oü intervient la détermination du maximum), la part respective d'implication revenant aux essences, compte tenu de la particularité de leur nature, et celle revenant a Dieu.

Comme nous l'avons déjà dit, chez Leibniz les essences dépendent de l'entendement de Dieu au sens oü son entendement est le lieu oü se trouvent les possibles possibles avant tout décret et les possibles réels, compossibles. Les essences sont incréées et participent de l'éternité de Dieu, la volonté de Dieu ne décident pas de leur être comme le Dieu de Descartes peut en un sens le faire, elles possèdent leur propre modalité d'être et Dieu ne peut changer leur

1 Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.85

<<nature >>, il est tenu de les respecter aussi bien quand il les pense que lorsqu'il les examine dans le but de former le système de possibles le plus parfait. Lorsque nous disons que les essences possèdent leur modalité d'être il faut entendre par là qu'en elles-mêmes, elles possèdent l'unité et représentent chacune une entité a part entière; distincts de tous les autres, il n'existe pas deux possibles identiques dans l'entendement de Dieu et chacun d'eux, en vertu de l'inhérence des prédicats dans la <<notion complète>> du sujet possèdent une <<histoire>> qui l'individualise absolument: ainsi l'essence de César se trouve dans l'entendement de Dieu avant même qu'elle parvienne a l'existence (on peut parler d'existence virtuelle) et comprend en elle-même tout ce qui peut et pourra être dit de César si celui-ci est inséré dans le système de compossibles. Dieu peut donc percer a jour toutes essences et lui seul est capable de voir parfaitement la composition de chaque essence. Par modalité d'être, il faut également entendre ce qui caractérise les essences en elles-mêmes, a savoir la manière dont elles se présentent a Dieu: a ce sujet, Leibniz est clair, les essences sont dynamiques. En effet, nous l'avons déjà dit, toutes les essences dans l'entendement de Dieu possèdent une certaine tendance, relative a leur perfection ou degré d'être, a l'existence. Pour bien comprendre ce qui se passe aux niveaux des essences, il faut prendre l'exemple de l'essence divine: l'essence de Dieu est celle qui possède le plus de perfection ou de degré d'être, par conséquent c'est aussi celle qui prétend le plus a l'existence. Comme nous l'avons dit précédemment lorsque nous avons examiné l'aséité divine, la prétention de l'essence divine a l'existence se confond avec l'existence elle-même puisqu'il n'y a rien qui fasse entrave a son déploiement. En revanche, en ce qui concerne les essences coéternelles a Dieu, leur prétention a l'existence s'exerce proportionnellement a leur degré de perfection qui reste infiniment inférieur a celui de Dieu, et, comme ces essences se trouvent être en nombre infini, il résulte de là qu'une essence ne peut se déployer uniquement au dépend d'une autre, c'est ce que Leibniz nomme l'<< entr'empêchement >>. De là, on comprend comment seul le maximum peut advenir a l'existence (si on s'arrête ici dans l'établissement du processus de création de l'univers) puisque seules les essences qui possèdent un degré de perfection élevé pourront prétendre a l'existence au point de faire passer leur virtualité a l'acte. Grua écrit a ce sujet nous révélant ce qui semble être la cause de l'existence:

<<La perfection ou essence exige l'existence, qui la suit en soi, mais non nécessairement, a savoir si rien de plus parfait ne l'empêche. >>1

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, Chapitre 8

Cet aspect mécanique (c'est un jeux de plus et de moins) de l'origine des choses soulève une difficulté de taille puisque si on se contente de cette théorie, on voit clairement que la création semble pouvoir se passer de Dieu, car, comme le dit Jalabert: <<La même causalité de l'essence, qui fait exister l'Etre nécessaire, paraIt expliquer également, en vertu d'une logique implacable, le meilleur des système de compossibles. >> 1 Dans ces circonstances, Dieu sert tout au plus de <<support >>, de <<récipient>> contenant les essences. Rien ne nous empêche donc au premier abord de penser que le mécanisme des essences qui s'exerce suffit a expliciter l'origine de la création du monde. C'est une difficulté qui se présente lorsqu'on examine la théorie des essences de Leibniz: on peut en effet être tenté de les concevoir comme indépendantes du vouloir de Dieu. C'est donc sur le rapport entre les essences et la volonté de Dieu que se joue le problème, pour le résoudre il est donc nécessaire de clarifier en quel sens il est possible de dire que les essences son indépendantes et de définir le role de Dieu dans ce même processus oü c'est le meilleur qui est recherché en vue de la création du monde.

Lorsqu'on regarde le texte intitulé <<De rerum originatione radicali >>, on voit qu'il est démontré comment le monde dérive de Dieu a travers un mécanisme métaphysique et sont expliquées les opérations par lesquelles il passe avant de parvenir a l'existence. Comme nous l'avons déjà dit, il est possible de dire que deux étapes sont nécessaires pour parvenir au meilleur des mondes possibles: l'étape du maximum, et celui de l'optimum, là oü se manifeste pleinement ce que nous entendons réellement par l'optimisme leibnizien. Il est cependant important de voir que ces deux aspects sont complémentaires et inséparables. Si nous en sommes venus a l'examen de cette difficulté c'est uniquement parce que nous avons examiné la première voie sans la lier a la seconde alors que c'est cette liaison qui est a même d'apporter la solution de la présente difficulté. En effet, Jalabert, comme bien d'autres commentateurs, commence par l'examen de cette première voie et tombe logiquement sur le problème du role de Dieu dans la création et même sur l'idée selon laquelle l'existence du monde serait nécessaire (puisqu'en vertu de la seule exigence des essences, il serait possible de déduire l'existence des essences qui comportent le plus de degré d'être) il écrit:

<<Sous l'un de ces aspects la production des existences contingentes s'apparente a la réalisation de l'existence nécessaire. Dans les deux cas, c'est l'essence, qui fait exister. (...).

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.106

En vertu de la théorie prédicative de la vérité, nous savons d'ailleurs que l'existence elleméme doit se déduire de l'essence de la chose. Puisqu'elle se déduit, l'existence est donc en un sens nécessaire, mais d'une nécessité que Leibniz déclare <<hypothétique >>, qui ne nuit pas a la contingence, et s'éclaire a l'examen du second aspect du mécanisme métaphysique (...).>> 1

Dans un premier temps Jalabert semble donc vouloir nous dire que la raison de l'existence des choses se trouve dans les choses elles-mémes, autrement dit que la raison de l'existence se trouve dans la possibilité qui elle-méme représente de l'être sous forme virtuelle, et pour cause : <<une fois accordée au possible une exigence d'existence, on ne peut refuser d'établir une proportion entre la quantité de virtualité et l'exigence d'exister. A tous les niveaux de la virtualité, le plus l'emporte sur le moins, en vertu du caractère <<inessentiel>> du négatif, du non-être. >>2 Par conséquent, cette seule voie pourrait suffire. Mais il n'en est rien, car l'étude de la deuxième voie nous invite a changer de regard sur les essences et leur role dans le mécanisme métaphysique dont il est question depuis le départ. L'idée est simple: l'univers ne peut se réaliser sans Dieu, l'essence dépend sinon totalement de Dieu, du moins essentiellement et ce méme jusque dans sa pré-tension. Acquiescer a l'idée selon laquelle les possibles passent naturellement a l'existence en vertu de leur lutte et de leur nature est quelque chose de tout a fait absurde car ce serait par là rendre la dualité essence-existence pourtant chère a Leibniz, tout a fait vaine, pire, Dieu ne serait plus nécessaire pour départager les possibles destinés a être amenés a l'acte et ceux destinés a rester de purs possibles. Il est préférable de dire avec E. Boutroux qu'il n'y a méme pas de combat entre les essences au sens propre du terme, donc pas de destruction ni de sélection naturelle des essences (de plus, la causalité est interne chez Leibniz) : Leibniz parle de combat idéal, combat des raisons dans l'entendement divin3. Si il y avait effectivement une lutte, il n'y aurait pas d'ordre dans la création, viendrait a l'existence qui en aurait les moyens (l'origine du monde serait donc basée sur l'injustice car les essences ne méritent pas a proprement parler leur perfection puisqu'elles sont ainsi de toute éternité) sans qu'il n'y ait aucune règle présidant a l'élection, ce qui est manifestement aller contre la raison4. Il faut donc dire que <<ce n'est pas en tant que possible qu'ils tendent a l'existence, mais en tant que la volonté de Dieu les y appelle. >>5

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.103

2lbidem, P.104

3 Leibniz, Essais de Théodicée, §201

4E. Boutroux, Laphilosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.128

5lbidem, P.143

Il est donc préférable de parler de choix des possibles et de loi sous laquelle les possibles qui veulent passer a l'acte doivent tomber. A quelles règles sont-ils donc soumis? Les possibles sont principalement soumis a deux exigences : la non-contradiction et la compossibilité c'esta-dire qu'ils doivent être compatibles avec l'essence du système le plus parfait. Dès lors, il est possible de dire que ce n'est pas de la nature des essences que découle le système le plus parfait, autrement dit l'harmonie universelle; au contraire, c'est cette méme harmonie qui fait figure de loi et qui subordonne les possibles, les obligeant a se plier a ses exigences qui finalement sont celles de Dieu. Dieu joue donc un role plus que crucial puisqu'il est celui qui exerce une volonté sur son entendement oü se trouvent les possibles qui, sans cet appel, resterait a l'état de purs possibles impuissants. Si Dieu n'était pas la source des existences, nous dit Leibniz au §36 du Discours de métaphysique, <<il n'y aurait aucune raison pour qu'un possible existât préférablement aux autres >>. C'est donc avec l'assistance de Dieu que le possible peut se développer et se réaliser car dans son état initial, il ne possède aucun degré d'existence: il tient non seulement sa prétention de Dieu qui fait appel a lui lorsqu'il exerce sa volonté antécédente, cherchant par là a déterminer le maximum de perfection mais aussi sa <<réalité>> de l'être méme de Dieu puisqu'il se trouve dans l'entendement divin qui lui est pleinement réel. Il faut tout de méme prendre garde de ne pas retomber dans les conséquences fâcheuses exposées plus haut qui sont le résultat d'une conception erronée de l'essence divine, a savoir celle de Descartes qui refuse d'admettre que Dieu se représente des essences lorsqu'il se propose de créer le monde. Il faut tout de méme dire que les essences participent a la création sinon nous retomberions dans ces erreurs. Boutroux écrit:

<<S'ensuit-il que la création soit une action absolument transcendante de Dieu, un phénomène absolument contingent? Si cette conséquence est légitime, nous n'existons pas, et l'action divine est tout. Si nous n'avons pas collaboré a notre propre création, nous n'avons pas de nature propre, et nous sommes simplement des produits. >>1

Boutroux refuse cette doctrine nous menant tout droit au panthéisme de Spinoza et affirme, avec comme soutient la théorie de la volonté divine propre a Leibniz que nous avons exposée (une volonté qui n'est pas arbitraire mais déterminée par le bien, le vrai, qui se représente donc des essences) que <<les possibles sont donc les créatures elles-mémes en germe. Ainsi, dans l'acte de la création, les créatures collaborent a l'opération divine. >>2 Leur collaboration,

1 E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.153 2Ibidem

répétons le, tient dans le seul fait que Dieu les prend en considération, il les examine suivant ce que l'on peut appeler la loi de la création des essences qui n'est rien d'autre que la possibilité et suivant la loi de la création des existences qui est la perfection consistant dans la plus grande quantité d'être. Dieu est cependant contraint, étant donné l'indépendance des essences qui signifie qu'aucun possible pris en lui-même n'en appel un autre, de les examiner et de les choisir sous l'angle de la compossibilité qui, du fait de l'indépendance radicale des essences, doit être entendue au sens de <<liaison possible>> et non de <<liaison nécessaire >>1, la seconde exigence étant que Dieu ne peut créer ensemble ce qui s'exclut en vertu du principe de contradiction.

Au final, l'existence des choses contingentes ne suit pas de leur essence mais dépend de la volonté divine ou de l'harmonie universelle (si les essences existent c'est parce qu'elles sont compatibles avec le système qui réalisent le plus de perfection) sans qu'il soit fait ici d'équivalence entre Dieu et l'harmonie universelle puisque l'harmonie universelle est la cause de la détermination du vouloir de Dieu. Seul Dieu donc possède le privilège d'avoir une existence qui soit une suite logique de son être car pour les créatures contingentes, l'essence ne fait que tendre a l'existence sans y parvenir si Dieu ne décide pas qu'elles doivent passer a l'acte après la confrontation avec l'exigence de compossibilité avec le meilleur système. En vertu de cette exigence nécessaire, on déduit que les essences existent, non pas en vertu de leur <<définition>> (comme si l'existence pouvait être déduite de leur nature) nous dit Grua mais par <<comparaison >>2 avec d'autres en vue du plus parfait. Le possible le plus parfait arrive a l'existence non par sa nature mais par le décret divin de faire le meilleur. Si certains textes de Leibniz présentent la prétention de l'essence a l'existence comme raison de celle-ci nous dit Grua, il faut en réalité voir que l'on y remplace la prétention a l'existence par la raison de l'existence qui est le plus de perfection et sans ajouter que Dieu est ici nécessaire pour coordonner tous les possibles suivant ce que demande l'essence du système le plus harmonieux et pour expliquer pourquoi il y a de l'être et non pas le non-être, autrement dit pourquoi il y a ce monde et pas un autre. Précisons également, afin de rentrer un peu plus dans la compréhension du mécanisme que <<si des incompossibles inégaux ont tous une raison d'exister, existera le moins empêché, donc le maximum, le plus parfait des compatibles. >> 3 On voit donc bien ici comment intervient le

1 E. Boutroux, Laphilosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.143

2 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, Chapitre 8 3Ibidem, P.3 19

maximum, au départ, une essence ne peut être créée toute seule, il faut qu'elle soit en bon <<rapport>> avec d'autres, que rien ne lui fasse obstacle, c'est-à-dire qu'elle doit être celle qui est la moins empêchée, celle qui réalise la plus grande quantité d'être comparaison faite avec celles que Dieu lui oppose lors du combat idéal qui se déroule dans l'entendement. Mais, l'exigence suprême reste la compossibilité avec le système optimal, en d'autres termes avec les attributs de Dieu, or c'est ici un point important, cette compossibilité ne peut être apercue que par une intelligence, Dieujoue donc un rôle actifdans le mécanisme. Jalabert écrit:

<<L'incompossibilité de tous les possibles rend nécessaire un choix intelligent [et intelligible] et nous oblige a admettre un entendement et une volonté dans l'Etre absolu. >>1

Il faut d'ailleurs préciser ici que la volonté est la mise en pratique des lois prescrites par l'entendement de Dieu et que tous deux sont liés. Dans le problème de savoir ce que gagne le monde a être créé si on considère qu'il l'est déjà dans l'entendement (le monde est déjà composé avant de passer a l'acte) et que la volonté est inutile ou tout au plus là pour réaliser la mathématique, si on considère que <<les essences paraissent contenir déjà en elles-mêmes de quoi arriver a l'existence, c'est qu'elles sont le produit de l'entendement divin, et que l'entendement de Dieu ne peut se séparer de sa volonté. La volonté divine est ce qu'il y a de réel dans les essences. >>2 C'est la volonté divine qui intervient lorsqu'il s'agit de procéder a l'ordonnance des possibles en système harmonieux.

Par conséquent, les possibles ne tendent pas d'eux-mêmes a l'existence, leur passage a l'acte est le résultat de leur intégration a la série maximale organisée par Dieu, autrement dit la vraie cause qui faut exister les essences se trouve dans les décrets que Dieu fait librement, le principal étant de vouloir faire le meilleur.

Clôturons ce point avec un beau passage de Jalabert résumant parfaitement tout ce que l'on vient de dire:

<<Le relatif ne peut être et agir qu'en fonction de l'absolu. Les essences relatives ne peuvent prétendre a exister que relativement a la sagesse divine, en tant qu'elles sont présentes a son entendement; elles ne peuvent triompher dans le conflit des possibles qu'en rapport avec la bonté divine et par un acte décisoire de sa volonté. (...). Le possible logique ne devient un

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.106 2E. Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1948, P.156

existant possible, que parce que Dieu le concoit comme possible; sa tendance a exister n'est que la volonté antécédente du Créateur, qui se porte a tout bien; tandis que sa réalisation est la volonté conséquente, qui est créatrice par elle-méme. >>1

La difficulté que nous venons d'examiner nous éclaire sur les deux voies que nous avons recensé et nous pouvons désormais apporter quelques détails supplémentaires, dans un premier temps sur la voie logique qui correspond au premier temps de la création, là oü s'exerce la volonté antécédente de Dieu et le jeu des maxima et des minima. Lorsqu'il appel les possibles dans son entendement, Dieu est guidé par un principe de détermination: pour chaque possible examiné, est prise en compte la dépense faite au cas oü il serait incorporé au meilleur système possible ainsi que son rendement, c'est-à-dire la richesse dont il pourrait être la source. Leibniz écrit dans le <<De rerum originatione radicali>>:

<<Il y a toujours, dans les choses, un principe de détermination, qu'il faut tirer de la considération d'un maximum et d'un minimum, a savoir que le maximum d'effet soit fourni avec un minimum de dépense.>>

Si pour tous possibles examinés, ne sont retenus que ceux qui sont producteur du maximum de richesses et de variétés et qui ne nécessitent pas de dépenses excessives, on voit bien comment Dieu, a partir de peu, fait se réaliser le maximum d'essence ou de possibilité. De manière générale, le temps, le lieu et la matière sont les données avec lesquelles Dieu compose, Leibniz parle de <<réceptivité ou capacité du monde >>, il s'agit de créer le maximum de réalité compte tenu des cadres que sont l'espace et le temps et la matière que représentent les essences. Dans ce contenant doit se loger la plus grande somme d'objets possibles et il en est du monde <<comme dans certains jeux oü il s'agit de remplir tous les espaces vides d'une table selon certaines règles. Si vous ne procédez pas avec une certaine adresse, vous finissez par vous trouver arrété devant des espaces inégaux aux jetons et vous serez forcé de laisser plus de vides que vous n'aviez le droit ou le désir d'en laisser. >>2 Par conséquent, on comprend pourquoi Dieu choisira davantage de donner au monde une forme sphérique puisqu'elle représente la forme oü il y a le moins de place perdue.

Au sein de la sphère se trouve donc un <<terrain >>, composé du lieu et du temps : il s'y exerce une stratégie, tout se passe comme si Dieu faisait une topographie du monde, le lieu donne le

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.106 2Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.85

cadre oü il est possible de réaliser certaines choses, car chaque lieu peut recevoir telles ou telles choses mais pas n'importe lesquelles. Dieu est donc tenu de respecter le terrain sur lequel il compose le meilleur et relativement au temps, deuxième composante du terrain, il faut savoir qu'il y a un moment propice pour laisser éclore les choses, Dieu ne peut créer la chute d'Adam et l'incarnation de Jésus-Christ en un seul et méme temps (le temps étant ici compris comme étant le temps des créatures intelligentes) ou le second antérieurement au premier sans faire des choses contradictoires. De méme, on peut déduire de cela que Dieu ne saurait créer le monde complètement << réalisé >>, c'est-à-dire déjà tout parfait, au contraire, si Dieu ne peut créer tout tout de suite puisque le monde, étant donné sa particularité, l'en empéche (en effet, le monde limite l'action de Dieu en ce qu'il possède une capacité de réception limitée, Dieu ne peut donc pas porter le monde directement a l'infini c'est-à-dire a sa complète réalisation), on doit concevoir que la notion de <<progression>> n'est pas contradictoire lorsque l'on parle de l'Wuvre de Dieu.

Pour remplir ce monde, il faut donc qu'il soit composé d'une multitude de formes dont la variété doit être telle que l'on puisse remplir n'importe quels espaces afin d'éviter les vides, cet art nécessite par conséquent une méthode et une intelligence ordonnatrice supreme puisque son objet est un infini et qu'il s'agit par-dessus tout de produire le plus d'effets possibles en empruntant le moins de voies possibles et les plus simples. Selon cette méthode de rendement maximal orchestrée par Dieu oü il est question d'examen des possibles suivant leur convenance avec la capacité du monde, d'exigence de variété et d'ordre (l'une ne va pas sans l'autre car <<Une variété sans ordre est un état d'extrême confusion. Un ordre sans variété est parfaitement statique et finit par s'identifier a la mort >>1) et selon le mécanisme des essences parvenant a l'existence suivant qu'elles possèdent plus de perfection, on comprend comment la série des choses possédant le maximum de réalité parvient a l'existence.

Cependant, comme le dit F. Fédier, lorsqu'il s'agit, comme nous venons de le faire, d'examiner le rendement qui s'opère dans le mécanisme métaphysique afin de montrer que le meilleur des mondes possibles parvient comme cela a l'effectivité, il faut mettre au second plan la considération du bonheur des créatures. Méme si l'effet du meilleur des plans possibles sur les créatures est le plus de bonheur et de bonté possibles, la considération isolée du mécanisme sans qu'il ne soit fait état du dessein de Dieu de composer un monde oü il se

1 F. Fédier, Leibniz: deux cours: Principes de la nature et de la grace fondes en raison, Monadologie, Paris, Lettrage, 2002

réalise aussi le bonheur le plus haut conduit a penser que la perfection de l'univers est uniquement d'ordre logique et mathématique, par conséquent dénuée de caractère moral. C'est ici une objection de taille et non sans liens avec la dernière exposée (Dieu ne semble pas jouer un grand role dans le passage a l'acte des essences étant donné que la seule prétention des essences a l'existence semble pouvoir suffire a l'expliquer) et qui est soulignée par Couturat. En effet, celui-ci fait de la Théodicée de Leibniz une <<Logodicée >>, un système oü la bonté de Dieu ne transparaIt pas, un système froid oü tout se déduit de principes logiques, par conséquent, un système oü les créatures rationnelles, leur bonheur, ne sont pas pris en compte. Selon Couturat, la perfection de l'Wuvre de Dieu est mathématique parce que la perfection s'identifie a la quantité de réalité positive et elle est logique parce que Dieu crée un monde qui réalise le maximum d'effets a partir d'un minimum de principes. De ce point de vue on a vite fait de se représenter la création du meilleur des mondes possibles comme un problème de mathématiques ou comme un processus mécanique sans vie et sans dessein particulier, orchestré uniquement pour amener le maximum de perfection a l'être, sans considérations pour les êtres vivants. Certes l'ordre qui se compose dans l'entendement de Dieu selon le principe d'économie qui est une balance entre la fin et les moyens est digne de louange puisqu'il manifeste la perfection de son auteur et sa sagesse, mais c'est là le problème, il semble ne manifester que cela alors qu'on s'attendrait a ce qu'il laisse transparaItre la bonté de Dieu, elle qui est notamment orientée vers les créatures.

Certains textes de Leibniz nous invitent a abonder dans le sens de l'objection de Couturat, notamment le §5 du Discours de métaphysique oü Leibniz utilise cinq images pour exprimer la sagesse de Dieu et l'ordre du monde qui en découle, examinons ces images et tâchons d'en retranscrire la signification:

La première image est celle d'un excellent géomètre, Dieu est ici celui qui détermine le monde selon le principe de rendement tiré de la considération du maximum et du minimum; de là Dieu choisit une solution maximale.

La seconde image est celle d'un bon architecte, Dieu établit ici le meilleur rendement possible entre les données et leur utilisation (le terrain) et les multiples formes que l'édifice peut revêtir.

La troisième image est celle d'un bon père de famille, ici on s'attendrait a une comparaison avec Dieu pour montrer l'amour du père et l'action préservatrice qu'il exerce sur sa famille mais au lieu de ça Dieu est comparé a un père qui est capable de gérer les biens de la maison sans faire de gâchis, donc a un bon économe.

La quatrième image compare Dieu a un habile machiniste capable d'agencer des moyens efficaces pour une fin déterminée, Dieu est ici créateur d'une machine automatisée.

La cinquième et dernière image compare Dieu a un savant auteur, par conséquent Dieu et celui qui est capable de faire un minimum de décret faisant sens mais s'appliquant a quantité de choses, son << discours >> est ordonné, dans ses décrets s'expriment un maximum de pensée alors que ceux-ci sont en petit nombre.

On voit clairement que ces images n'expriment pas du tout la bonté de Dieu ni méme le rapport de Dieu avec ses créatures, tout est question de rendement maximal dans la production du meilleur monde possible, mais les créatures qui y vivent ne sont pas prises en compte, ce qui conforte la pensée de Couturat. Cependant, Leibniz dit lui-même que ces comparaisons ne doivent pas être prises au pied de la lettre et il y a nombre de textes qui viennent contrecarrer l'objection de Couturat et qui affirment au contraire que le bien, le bonheur des créatures est également pris en compte dans la création.

C'est dans le <<De rerum originatione radicali>> que Leibniz affirme la perfection morale du monde en plus de sa perfection métaphysique. Nous l'avons dit plus haut, c'est l'examen isolé de la première voie qui conduit a de telles erreurs de pensée, dans ses textes Leibniz met souvent en évidence le côté logique et mathématique de la création et le côté moral en aparté mais dans cette opuscule il établit comme il se doit sa pensée en affirmant qu'il ne faut pas confondre la perfection morale ou bonté avec la perfection métaphysique ou grandeur, il écrit >

<<(...) il faut prendre garde a cette conséquence de ce qui a été dit [il a été dit que le meilleur des mondes découlait de la prétention des essences a l'existence suivant leur degré de perfection, c'est la voie métaphysique], a savoir que le monde n'est pas seulement le plus parfait physiquement ou bien, si l'on préfère, métaphysiquement, parce qu'il contient la série des choses qui présente le maximum de réalité en acte, mais qu'il est encore le plus parfait possible moralement, parce que la perfection morale est en effet, pour les esprits eux-mémes, une perfection physique. D'oü il suit que le monde est non seulement une machine [on retrouve le côté mécanique] très admirable, mais encore qu'il est, en tant que composé d'esprits, la meilleure des républiques, celle qui leur dispense le plus de bonheur ou de joie possible, la perfection physique des esprits consistant en cette félicité. >>1

1 Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, Paris, Vrin 1962, P.89

A la lumière de ce passage nous pouvons dire que le système de Leibniz est loin de ressembler a une Logodicée, il ne s'agit donc pas seulement d'une doctrine logique ou mathématique, quantitative et donc sans aucun caractère qualitatif et moral; au contraire, même si le monde est parfait métaphysiquement parce qu'il est celui qui actualise le plus de réalité, il est aussi celui qui est parfait moralement car il est l'Etat, la République la plus parfaite possible oü les esprits, créatures rationnelles susceptibles de bonheur, de plaisir mais aussi des contraires, ont, sinon la place centrale dans la création, du moins une grande importance aux yeux de Dieu. En effet, comme nous l'avons déjà dit, Dieu ne peut créer un monde oü les esprits seraient sacrifiés pour la perfection métaphysique de l'univers, ils sont au contraire ceux qui sont le plus a même de rendre hommage a l' uvre de Dieu, par conséquent Dieu ne peut que les <<favoriser >>, d'autant plus que de son acte créateur il est censé en retirer de la gloire: un monde dans lequel le bien des créatures est mis aux oubliettes risquerait d'être un monde placé sous le signe de l'échec divin, car comment Dieu retirait-il de la gloire de son uvre si les seules créatures vraiment capables de lui rendre ce dü ont été négligées lors de la détermination du meilleur des mondes possibles? Il faudrait nécessairement conclure a l'échec de l'entreprise divine, ce qui ne peut manifestement pas être le cas, Dieu se devant de créer le meilleur, non seulement au sens oü c'est le maximum de réalité qui est actualisé en fonction du cadre particulier que représente l'univers mais également au sens oü la création est aussi un optimum pour les créatures.

Il faut même dire que la perfection métaphysique n'est pas uniquement de l'ordre de la quantité car le maximum n'est pas seulement grandeur, il est aussi qualité. Même si il est vrai que la perfection du monde possède un aspect mathématique car il y a de l'infini partout, il faut être conscient qu'à côté de la quantité il y a aussi la qualité et que l'infini n'est pas de l'ordre de la quantité, comme nous l'avons déjà dit, mais bien de la qualité : Dieu est infini et pourtant il est un. Le nombre infini est contradictoire si bien qu'il n'est plus possible de soutenir que la perfection est d'essence quantitative.

Le §5 du Discours de métaphysique est très important pour la présente difficulté puisqu'il nous montre que le sort des esprits et déjà présent a l'esprit de Dieu lorsqu'il cherche a amener a l'existence le maximum de réalité suivant les considérations que nous avons abordé précédemment:

<<Or les plus parfaits de tous les êtres [Leibniz expose que la simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets lors de la détermination du maximum], et qui occupent le moins de volume, c'est-à-dire qui s'empêchent le moins, ce sont les esprits, dont les

perfections sont les vertus. C'est pourquoi il ne faut point douter que la félicité des esprits ne soit le principal but de Dieu, et qu'il ne la mette en exécution autant que l'harmonie générale le permet.>>

Par conséquent, déjà dans le mécanisme métaphysique qui nous apparaissait tout a l'heure avec les cinq images comme étant dénué de références au bien des créatures, s'exerce ce que l'on peut appeler une providence divine a l'égard des créatures intelligentes. Les créatures sont elles-mémes l'objet du calcul divin, de la mathématique divine oü s'opère la détermination du maximum mais cela n'empêche pas que Dieu ait a l'esprit le dessein de rendre le monde propice au développement du bien des créatures autant que l'harmonie universelle le lui permet, car Dieu ne saurait faire d'entorse au meilleur des systèmes pour le bien des créatures. Ce §5 du Discours de métaphysique nous montre donc que la simplicité des voies, qui a lieu a l'égard des moyens, s'exerce également pour les créatures intelligentes, nous pouvons d'ailleurs préciser que selon Leibniz cette simplicité se manifeste, dans son rapport aux créatures, par l'hypothèse de l'harmonie préétablie. Leibniz la confronte a la théorie de Descartes qui explique l'influence de l'âme sur le corps comme un vécu que nous expérimentons au quotidien (via l'existence d'une glande faisant la jonction entre l'âme et le corps) mais qui au final demeure inexplicable (pour Descartes) et celle de Malebranche pour qui l'âme ne peut agir sur le corps ni sur d'autres âmes et le corps agir sur l'âme non plus que sur d'autres corps; il fait donc appel a Dieu (cause efficiente) pour expliquer la communication des substances et fait des créatures des causes occasionnelles: a l'occasion des modifications du corps ou de l'âme, c'est Dieu qui produit (miraculeusement selon Leibniz) dans l'âme ou dans le corps les modifications correspondantes. Avec l'harmonie préétablie de Leibniz, les créatures ne sont plus rattachées qu'à Dieu, il n'y a plus d'influences entre les esprits ni de manière générale entre les substances qui soient de l'ordre d'une causalité externe (le mécanisme de l'action et de la passion est interne et est lié a la théorie de la perception chez les substances), les rapports entre substances sont donc grandement simplifiés, la simplicité se trouvant également dans le fait qu'il n'existe qu'un seul lien, celui qui va de chaque substance a Dieu. Le §5 nous montre également que la variété, la richesse qui a lieu a l'égard des effets ou fins s'exercent aussi pour les créatures intelligentes. En effet, les esprits eux-mémes participent a la multiplication des effets de par leur nature de miroirs se représentant l'univers et Dieu luiméme. Leibniz écrit:

<<De plus toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l'univers, qu'elle exprime chacune a sa facon, a peu près comme une méme ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l'univers est en quelque facon multiplié autant de fois qu'il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de méme par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage. >>1

Et: <<(...) toutes les âmes étant essentiellement des représentations ou miroirs vivants de l'univers suivant la portée et le point de vue de chacune, et par conséquent aussi durables que le monde lui-même. C'est comme si Dieu avait varié l'univers autant de fois qu'il y a d'âmes, ou comme si il avait créé autant d'univers en raccourci convenants dans le fond, et diversifiés par les apparences. Il n'y a rien de si riche que cette uniforme simplicité accompagnée d'un ordre parfait. >>2

Cette théorie de l'expression permet a Leibniz de démultiplier a l'infini la représentation de l'univers puisque chaque substance est un centre de perspective sur l'univers ou comme un monde en concentré et exprime, méme si c'est de manière confuse, tout ce qui se passe dans l'univers, passé, présent et futur. De plus, comme les substances s'entr'expriment, on peut dire que dans chaque représentation se trouve compris l'ensemble des autres substances et ce dans chaque substance, ce qui s'apparente a un jeux de miroirs se reflétant les uns les autres démultipliant ainsi l'univers et la représentation de sa perfection. Il est méme possible d'affirmer, pour aller contre l'objection formulée par Couturat, qu'en créant le plus parfait, Dieu favorise déjà les esprits et leur bonheur puisque ceux-ci éprouvent d'autant plus de plaisirs qu'il contemple la perfection du monde. En créant la série infinie des substances et plus particulièrement les esprits, Dieu réalise donc un merveilleux moyen de production de richesses, de variétés, en un mot, de perfection mais fait également preuve d'économie puisqu'il fait se refléter la diversité des substances dans chacune des substances créées et simplifie les rapports entre substances avec l'harmonie préétablie, qui, rappelons-le est une doctrine inventée par Leibniz d'après laquelle il n'y a pas d'action directe entre les substances créées mais uniquement un développement parallèle qui assure l'existence d'un rapport mutuel réglé d'avance par Dieu.

1 Leibniz, Discours de métaphysique, §9

2 Leibniz, <<Lettre a la reine Sophie-Charlotte du 8 mai 1704 >>, in Principes de la nature et de la grace, monadologie et autres textes, Paris, GF, 1996

Leibniz écrit: <<Or cette liaison [il parle de l'harmonie préétablie] ou cet accommodement de toutes les choses créées a chacune et de chacune a toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers.

Et, comme une méme ville regardée de différents côtés parait tout autre, et est comme multipliée perspectivement; il arrive de méme, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade.

Et c'est le moyen d'obtenir autant de variété qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre, qui se puisse, c'est-à-dire, c'est le moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut. >>1

Si au niveau mathématique (de la science), la perfection consiste dans l'homogénéité, la simplicité, l'unité, au niveau de l'être, la perfection consiste dans la richesse, la fécondité, l'activité et c'est encore de Descartes que Leibniz se distingue ici, car méme si celui-ci admet, en bon mathématicien, la réduction logique du divers a l'homogène, il ne méprise pas pour autant, comme Descartes peut le faire, le divers (en effet, pour Descartes le divers n'est qu'une apparence au sein de laquelle il faut trouver l'homogénéité, il réduit d'ailleurs tout le domaine de l'étant a de l'étendue ou a de la pensée). En métaphysicien, Leibniz effectue l'inverse d'une réduction, il souhaite montrer que dans le domaine de la vie, l'homogène doit engendrer le multiple, la variété en accord avec la loi de l'harmonie universelle.

Reprenons l'étude de l'objection, Grua écrit: <<Graduée, la perfection comporte donc une mesure métaphysique, science capitale car elle détermine l'existence du meilleur, du plus harmonique et beau, du plus parfait ou du plus possible d'essence. >>2

Il y a donc bien ici, comme l'a souligné Couturat, un maximum, une volonté de chercher << le terme supreme de chaque genre>> mais a la lumière des textes leibniziens, nous sommes en mesure d'affirmer que déjà dans ce mécanisme est présente la considération du bien des créatures car le maximum est aussi recherché en matière de bonheur pour les esprits et les esprits eux-mémes font partis du calcul qu'opère Dieu a l'origine de la création.

1 Leibniz, Monadologie, Paris, Delagrave, 1963, §56, 57 et 58

2 Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.338

Leibniz écrit : <<Il suit de la perfection suprême de Dieu qu'en produisant l'univers il a choisi le meilleur plan possible oü il y ait la plus grande variété, avec le plus grand ordre, le terrain, le lieu, le temps les mieux ménagés : le plus d'effet produit par les voies les plus simples ; le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bonheur et de bonté dans les créatures que l'univers en pouvait admettre. Car tous les possibles prétendant a l'existence dans l'entendement de Dieu a proportion de leurs perfections, le résultat de toutes ces prétentions doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible. Et sans cela il ne serait pas possible de rendre raison pourquoi les choses sont allées plutôt ainsi qu'autrement. >>1

Dans ce texte, on voir clairement que Leibniz fait référence au principe de détermination du maximum et que le bonheur et la bonté des créatures y sont compris. Pourquoi donc l'objection de Couturat a-t-elle été formulée? D'oü vient l'erreur de ce reproche? Pour Jalabert, l'objection résulte d'une mauvaise compréhension de la bonté divine. En effet, celle-ci ne doit pas être prise dans un sens anthropomorphique, la bonté de l'homme consiste a aimer son prochain mais dans la tradition, la bonté de Dieu consiste dans l'amour que Dieu porte a ses perfections (Leibniz est d'accord avec cela). Bien entendu, personne n'oserait nier l'amour que porte Dieu a ses créatures car il dérive, comme on l'a vu de l'amour de soi, Dieu aime ses créatures parce qu'elles sont faites a son image. Le problème est que dans l'objection que Couturat formule, le jugement porté sur la création résulte d'un point de vue humain, l'homme ayant tendance a se représenter un Dieu pardonnant, rendant la faute impossible alors que Leibniz, lui, lorsqu'il porte un jugement sur la création, le fait en se placant au sein de l'essence divine et ne concoit pas le bien uniquement dans son rapport avec les créatures intelligentes mais dans son rapport avec l'univers tout entier. Même si Dieu possède une volonté de gloire qui enveloppe une volonté de bienveillance, elle ne s'y ramène pas, si bien que Dieu ne sacrifiera pas tout a l'intérêt des créatures raisonnables. Dieu a le souci de chaque être mais également de l'ensemble de la création et il concilie les deux en créant le meilleur. Cependant la commodité du monde (et par suite l'optimum) n'apparaIt pas a tous car le plan divin, pourtant le meilleur, n'est pas avantageux pour tous, d'oü l'existence de jugements négatifs, partiels et fondés sur un anthropomorphisme et un égocentrisme démesurés. Heureusement, la philosophie de Leibniz invite les créatures intelligentes a dépasser leur point de vue, c'est-à-dire, non pas a détourner les yeux du mal qui se trouve dans la création mais a le regarder comme un composante nécessaire, permise

1 Leibniz, Principes de la nature et de la grácefondes en raison, Paris, GF, 1996, § 10

puisqu'elle fait parti du meilleur que Dieu a créé et a s'élever a celui de Dieu d'oü l'harmonie universelle peut être contemplée et l'insertion de l'humanité dans le dessein de Dieu comprise.

A ce sujet Leibniz écrit, nous montrant par là le double point de vue, celui de l'homme égocentrique, étriqué et celui de l'homme savant, a priori : <<Mais dira-t-on, c'est le contraire que nous constatons dans le monde [point de vue a posteriori] : c'est pour les meilleurs, bien souvent, que les choses vont le plus mal, ce ne sont pas seulement des bétes innocentes, mais encore des hommes innocents qui sont accablés de maux, tués parfois méme avec une extreme cruauté, si bien que le monde, surtout si l'on considère le gouvernement humain, ressemble plutôt a un chaos qu'à l'Wuvre bien ordonnée d'une sagesse supreme. Que telle soit la première apparence, je l'accorde. Mais dès qu'on examine les choses de plus près [point de vue a priori], l'opinion contraire s'impose. Il est a priori certain, par les arguments mémes qui ont été exposés, que toutes choses et a plus forte raison les esprits recoivent la plus grande perfection possible. >>1

La deuxième source d'erreur qui amène a s'imaginer que la perfection du monde n'est que métaphysique, nous l'avons déjà dit, se trouve être que l'on pense en général que la perfection du monde, sa bonté, et plus particulièrement celle qui se trouve au sein de l'humanité, doivent être jugées d'après un critère quantitatif alors qu'il doivent l'être d'après un critère qualitatif. En effet, mesurer la perfection ou encore le bien selon la quantité revient a accepter l'idée selon laquelle le nombre est susceptible d'infinité, ce qui est contradictoire.

Expliquons maintenant un peu plus en détail comment la détermination de l'optimum intervient dans le processus de création. La clé de la compréhension réside dans l'harmonie des facultés de Dieu: entendement, puissance et sagesse, ses trois attributs permettent de démontrer l'optimisme de Leibniz. En effet, l'optimisme repose sur l'affirmation qu'en Dieu la puissance est coéternelle a l'entendement et a la volonté ; il s'exerce là encore un jeu entre ces facultés d'oü le meilleur ne peut qu'advenir. Il faut donc examiner la manière dont les attributs divins se concilient en Dieu méme. Comme nous l'avons dit précédemment, il existe dans l'entendement de Dieu une infinité de mondes possibles mais parmi tous ces mondes, un seul doit parvenir a l'acte, Dieu doit donc choisir parmi la multiplicité des mondes

1 Leibniz, 0pusculesphilosophiques choisis, << De rerum originatione radicali >>, Paris, Vrin 1962, P.89

possibles. Cependant, comme il ne saurait le faire arbitrairement, il doit exister une raison suffisante a son choix. Nous avons explicité ce choix dans un premier temps par la théorie des essences possédant une tendance a l'existence suivant leur degré de perfection, Dieu ne pouvant vouloir que ce qui est le plus parfait possible. Nous avons également parlé de la nature des essences en affirmant que celles-ci étaient des êtres virtuels, incomplètement réalisés, <<existant>> parce que l'entendement de Dieu est réel mais sous une forme enveloppée, demandant cependant a devenir pleinement sujet et substance. Nous les avons caractérisées comme étant indépendantes entre elles et s'affrontant idéalement dans l'entendement de Dieu pour l'existence suivant une jeu de plus et de moins (de perfection) mais également comme représentant des unités dont les <<parties>> sont logiquement compatibles selon le principe de contradiction, ce qui signifie que Dieu ne conçoit pas de choses contradictoires, chacune des essences possédant une cohérence sans faille (en effet, dans la nature interne d'un possible tout est lié, rien ne peut être changé, c'est pourquoi un possible est ou bien admis a l'existence ou bien rejeté entièrement, Dieu ne peut décomposer les <<parties>> d'un possible pour les allier a d'autres). Elles nous sont apparues comme étant également indépendantes de Dieu lui-même car leur nature préexiste a l'action divine, en d'autres termes, elles possèdent un mode d'être qu'elles ne tiennent pas de Dieu mais qu'elles possèdent de toute éternité. Dans tout cela, le role de Dieu nous est cependant apparu comme indispensable. Malgré le côté mécanique du processus qui se joue a l'origine des temps, lorsque Dieu lance un appel aux possibles dans son entendement, il ne faut pas concevoir ce processus comme quelque chose qui s'amorce et se réalise tout seul. Certes, lorsque l'on dit que le role de Dieu est de régler le passage des essences a l'existence, on tend a penser au premier abord que Dieu est uniquement sollicité en tant que puissance productrice et que le reste se fait sans son intervention, comme si Dieu intervenait uniquement pour le passage a l'acte du meilleur des mondes possibles. Cependant, il s'avère que ça ne peut être le cas car il s'agit bien ici de régler le passage des essences a l'existence, par conséquent, Dieu doit également intervenir en tant qu'intelligence, procédant a la création du monde selon la représentation d'une loi. Laisser le monde se réaliser selon la seule exigence des essences reviendrait a accepter un monde chaotique et a faire du processus de création un processus se faisant selon une nécessité métaphysique ou absolue. A cela il est préférable de substituer l'exigence d'un choix divin guidé par la sagesse et la représentation du bien, par conséquent de faire du processus de création un processus nécessaire (puisqu'en vertu de la manifestation des ses attributs et de sa volonté de gloire, Dieu ne peut pas ne pas créer), mais d'une nécessité morale, compatible avec la liberté. Jalabert écrit:

<<Il ne faut pas séparer la volonté des motifs, considérer les idées de l'entendement [les essences tendant a l'existence] comme des forces indépendantes exercant leur pression sur la volonté. (...). Plus la volonté est éclairée, et plus l'action est libre. Il est facile d'en conclure que la seule liberté parfaite est la liberté divine, car Dieu seul choisit touj ours en parfaite connaissance de cause et par suite choisit toujours le meilleur. >>1

Outre la comparaison de la liberté divine avec celle de la créature imparfaite opérée dans ce passage, on peut relever la nature de l'action divine ainsi que la liaison des facultés. L'activité de Dieu résulte de la volonté divine inclinée moralement au meilleur et éclairée par l'entendement, c'est un déterminisme moral qui s'opère <<par le moyen terme d'une volonté réfléchie>> nous dit Jalabert, c'est-à-dire que l'action divine est subordonnée a la représentation du bien fournie par l'entendement, non de manière arbitraire mais en adéquation avec la volonté de Dieu qui dans son essence est prédisposée a suivre cette représentation sans qu'il y ait pour autant un déterminisme absolu.

Or cette nécessité morale s'exprime a travers le principe de raison, dans une des ses formulations particulières, a savoir a travers le principe de la convenance qui implique l'intervention de la volonté divine. En effet, si la puissance de Dieu peut réaliser n'importe quel monde, la sagesse de Dieu l'incline sans la nécessité, si ce n'est moralement, a réaliser le meilleur monde possible. Il faut remarquer quelque chose de très important pour la suite, c'est que, comme le dit Jalabert, la puissance de Dieu est <<plus ample>> que son action volontaire, autrement dit la puissance de Dieu va ad maximum et sa volonté, par l'intermédiaire de la sagesse qui lui montre l'optimum (c'est-à-dire le meilleur qui doit être créé) ad optimum. C'est ici un point central puisqu'il signifie que le mondé créé par Dieu n'est pas absolument parfait, et pour cause: au final, lorsque la volonté, <<conséquente>> ou encore <<décretoire >> comme l'appel Leibniz, fait passer a l'aide de la puissance divine le meilleur des mondes a l'existence, Dieu ne crée pas tout ce qu'il peut, autrement dit, Dieu <<aurait pu mieux faire>> si il n'avait pas été nécessité moralement a suivre la représentation de l'entendement. Ce que nous venons de dire ne signifie en aucun cas que, prises en compte toutes les choses auxquelles Dieu lui-même doit se plier, le monde ne soit pas le meilleur des mondes possibles, au contraire, il l'est et ce précisément en vertu de l'alliance des facultés de Dieu. Alors pourquoi avoir affirmé cela? Expliquons nous.

1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de France, 1960, P.149

Leibniz écrit: <<Et c'est ce qui est la cause de l'existence du meilleur, que la sagesse fait connaItre a Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire. >>1

Dans ce paragraphe se trouve la théorie de l'optimisme de Leibniz sous la forme de l'affirmation de l'existence du meilleur: le monde actuel est celui qui représente, comme nous l'avons dit, le plus riche composé (il s'y trouve de la diversité dans les formes et dans les êtres), celui oü le terrain a été le mieux aménagé de sorte que Dieu a pu y mettre le plus grand nombre possible d'éléments et oü il peut se réaliser le plus merveilleux développement possible suivant une parfaite harmonie. Il est également fait état dans ce texte de la prépondérance de la sagesse divine. En effet, on y voit la bonté déterminée par elle et ce infailliblement et la puissance produire ce que la sagesse même de Dieu a proposé a la volonté. Or, ce que propose la sagesse de Dieu ce n'est pas la perfection absolue mais le <<meilleur >>, qu'est-ce donc qui <<empêche>> la création d'un monde absolument parfait, aussi bien pris dans sa totalité que particulièrement, lorsque l'on observe ses parties? Premièrement (bien que cette raison soit importante, elle n'est pas celle qui constitue a proprement parler notre propos), le fait même que le monde créé se doit d'être imparfait sinon il faudrait dire que Dieu aurait créé son sosie, ce qui, en vertu du principe de l'identité des indiscernables que Leibniz formule et qui stipule que deux êtres réels diffèrent touj ours par des caractères intrinsèques et non pas seulement de par leur position dans l'espace et dans le temps (distinguables en soi donc), serait absurde car si Dieu créait son double identique, il faudrait dire qu'ils ne font qu'un. Plus particulièrement, ce qui empêche la création d'un monde absolument parfait, c'est la limitation originelle des essences dans l'entendement divin. En effet, l'imperfection fait aussi partie de la <<nature>> de toutes les essences, on ne saurait les concevoir comme parfaites sans en même temps en faire des petits dieux, ce qui est contradictoire, car c'est par ce moyen même que l'on peut les distinguer de Dieu. Dieu ne peut pas remédier a cette imperfection, il ne peut composer et décomposer les essences pour en faconner de plus parfaites, nous l'avons dit, elles doivent être prises telles qu'elles sont. La création ne résout pas non plus le problème puisqu'elle ne fait pas disparaItre la limitation originelle, bien plus elle la laisse intacte. On peut même voir que cette imperfection originelle explique beaucoup de choses dans le système leibnizien, notamment l'origine du mal qui ne saurait être attribuée a Dieu car le mal étant pour Leibniz une privation d'être, un

1 Leibniz, Monadologie, §55, Paris, Delagrave, 1998

manque, une imperfection et Dieu étant l'Etre qui existe par excellence, possédant toutes les perfections au plus haut degré, il ne peut en être le principe. Il faut davantage dire que c'est la <<région des vérités éternelles>> qui est la <<cause idéale >> ~ du mal (comme du bien), idéale parce qu'il n'en a pas d'<< efficiente>> car on ne peut causer ce qui a proprement parler n'existe pas. Cette imperfection originelle est appelée <<mal métaphysique>> par Leibniz et provoque le <<mal physique>> ou souffrance ainsi que le <<mal moral>> ou péché, le physique en tant que les créatures sont susceptibles de peine dont la finalité peut être multiple (pour corriger ou éviter un mal présent ou futur), moral en tant que le péché résulte d'une disposition oü la créature se ferme a l'action providentielle de Dieu, se met dans la haine des choses mondaines et de Dieu. Une autre exigence avec laquelle Dieu est <<contraint>> de composer se trouve dans l'idée de <<compossibilité >>. L'entendement de Dieu se représente le système le plus parfait compte tenu de l'imperfection originelle des essences, de la considération de leur quantité de perfection, mais également compte tenu du fait que les essences ne peuvent pas toutes faire partie du même monde, non seulement parce que cela viendrait a dire qu'un seule monde est possible (la distinction essence-existence serait donc superflue), et nous sombrerions alors dans un nécessitarisme a la Hobbes mais également parce que les essences ne sont pas toutes compatibles entre elles. L'univers actuel n'est que la collection d'un certains nombres de compossibles, les autres possibles compossibles entre eux formant d'autres mondes possibles mais étant restés a l'état de pures possibilités a cause de leur incompossibilité avec l'essence du meilleur système. En effet, si certaines essences étaient actualisées dans le même monde, il y aurait des contradictions dans l'Wuvre de Dieu, ce qui est impossible, par exemple, si Dieu faisait passer a l'acte un César franchissant le Rubicon et un César ne le franchissant pas, la contradiction serait manifeste, par conséquent, dans l'entendement de Dieu certaines essences ne sont pas compatibles, si l'une advient, l'autre ne le peut, d'oü l'importance du choix divin et de la règle qu'il suit lorsqu'il examine ces possibles: a la fois la compossibilité entre essences mais aussi la compossibilité avec l'harmonie universelle autrement dit avec l'essence du meilleur des mondes qu'il se propose de créer en vertu de son infinie bonté.

Lors de se processus, la sagesse de Dieu lui présente donc ce qui doit être, il a ainsi accès a une connaissance distincte de l'essence et du degré de perfection de tous les possibles mais aussi et surtout accès a l'essence du meilleur des mondes et a la manière dont il doit le composer suivant la matière dont il dispose (les possibles) ; sa bonté choisit effectivement ce

1 Leibniz, Essais de Théodicée, §20

que lui propose l'entendement, car en tant qu'il est souverainement bon, il veut le meilleur d'une nécessité morale, c'est-à-dire qu'il suit le jugement de son entendement de manière infaillible (il est en effet préférable d'être guidé par une regle, ici le bien, la représentation du meilleur donnée par l'entendement que d'agir a l'aveugle); sa puissance a en quelque sorte pour role d'écarter ce qui empêcherait aux essences choisies de développer ce qu'elles contiennent ou impliquent, c'est-à-dire de réduire a l'impuissance les autres possibles qui ne sont pas compossibles avec le plan divin et ce même si ils possèdent un degré de perfection élevé. Il faut d'ailleurs préciser que si l'entendement de Dieu ne lui avait pas montré l'optimum, c'est-à-dire si il n'y avait pas eu de meilleur monde possible, Dieu n'en aurait produit aucun puisqu'il n'y aurait eu aucune raison pour qu'il le fasse. L'exigence suprême est la compossibilité avec le dessein de Dieu, tout le processus qui se déroule <<avant>> la création (priorité de nature) aussi bien que le fonctionnement de la pensée divine et la coordination des facultés se fait en fonction de etpour la réalisation de l'optimum, le meilleur doit être. C'est ce qui fait dire a Boutroux que la question du degré de perfection que présente le monde doit être traitée avant tout a priori en partant de l'idée des attributs de Dieu et en prenant soin de les prendre ensemble car les traiter séparément provoque des erreurs. Par exemple, on ne peut comprendre le <<sacrifice>> d'une créature si on ne regarde que la bonté de Dieu, par contre, si on lie les attributs de Dieu, il est possible d'expliquer ce <<sacrifice>> par la considération de l'harmonie universelle en tant que dans l'entendement divin, la créature demandait elle-même le sacrifice, en vertu de son essence et compte tenu la marche de l'univers.

On peut donc voir que lors du processus visant a déterminer le meilleur des mondes possibles, il s'exerce une sorte de <<compromis >>. En effet, il est possible de distinguer deux phases : la premiere correspond a la volonté de Dieu de créer tout le bien et toute la perfection possible en vertu de sa suprême bonté; la seconde est celle qui a proprement parler détermine l'optimum, elle correspond au compromis qu'établit la sagesse compte tenu de l'exigence de compossibilité et de la limitation originelle des essences, elle correspond a une volonté <<conséquente>> qui se détermine au meilleur et non a l'absolument parfait, Leibniz écrit:

La BONTE de Dieu << l'a porté antécédemment a créer et a produire tout bien possible ; mais [que] sa SAGESSE en a fait le triage, et a été cause qu'il a choisi le meilleur

conséquemment; et enfin [que] sa PUISSANCE lui a donné le moyen d'exécuter actuellement le grand dessein qu'il a formé. >>1

La sagesse de Dieu intervient donc au moyen de la puissance divine pour borner le premier dessein de Dieu qui est de réaliser toute espèce de bien possible, et ce en présentant a la volonté le meilleur des systèmes possibles étant donné les exigences auxquelles Dieu doit se plier. La volonté conséquente de Dieu porte au décret global, elle porte sur l'ensemble du meilleur des systèmes, sur la série des choses qui s'y trouve ainsi que sur leurs rapports, elle est la volonté qui procède par <<optimisation>> et qui résulte du concours de l'ensemble des volontés antécédentes en conflit dans l'entendement divin a la manière d'un combat entre des raisons pour amener telle chose a l'existence de telle facon et non telle autre. Ces volontés finissent cependant par se <<composer>> entre elles et donc par se modifier mutuellement. Elles sont loin d'être <<vaines >> nous dit Leibniz2 car elles possèdent un efficace, même si au final, leur effet n'est pas <<plein>> puisque d'autres raisons, supérieures ou tout simplement en conflit, viennent les limiter. De cette compétition entre les volontés antécédentes résulte la volonté conséquente <<de telle sorte que, quand les effets de toutes ne peuvent coexister, il en soit obtenu le plus grand effet qui puisse être obtenu par le moyen de la sagesse et de la puissance. >>3

Précisons que la volonté antécédente primitive porte sur le particulier mais qu'elle veut universellement la même chose pour chaque être particulier (elle veut par exemple le salut de toutes les créatures rationnelles), cette première volonté (composée de multiples volontés) ne fait pas de compromis, elle veut empêcher le mal et faire advenir uniquement le bien, elle est a la fois proche des essences et en même temps semble en être éloignée car elle ne prend pas encore en compte leur limitation qui inclue nécessairement l'idée d'imperfection et qui est la source du mal; Leibniz parle même d'une troisième sorte de volonté, intermédiaire', la <<moyenne>> qui est déjà plus proche de la réalité des exigences auxquelles Dieu doit se plier (compossibilité et imperfection des essences) et qui est proche de la volonté qui porte au

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 116

2Leibniz , Causa Dei, §27

3lbidem, §26

' Dans un opuscule intitulé << Conversation sur la liberté et le destin >>, Leibniz tient a clarifier une chose: il n'y a pas de <<priorité de temps >> dans les décrets de Dieu même si on peut parler de <<priorité de nature >> lorsque l'on parle de volonté antécédente, moyenne et conséquente. Cependant <<il faut considérer que Dieu ne forme aucun décret sans avoir en vue toutes les causes et toutes les suites dans tout l'univers, a cause de la connexion de toutes choses. De sorte que le meilleur serait de dire que Dieu ne forme qu'un seul décret, qui est celui de choisir cet univers parmi tous les autres possibles, et dans ce décret tout est compris sans qu'on ait besoin de chercher un ordre entre les décrets particuliers, comme s'il y en avait d'indépendants les uns des autres.>>

décret; elle commence a combiner bien et mal mais de manière particulière, sans avoir égard a l'ensemble des biens et des maux et compose avec ce que la sagesse de Dieu montre, c'esta-dire le fait qu'il ne soit pas possible d'amener uniquement le bien a l'existence, le mal étant une composante des essences étant donnée leur limitation originelle. Leibniz écrit:

<<La volonté antécédente primitive a pour objet chaque bien et chaque mal en soi, détaché de toute combinaison, et tend a avancer le bien et a empêcher le mal : la volonté moyenne va aux combinaisons, comme lorsqu'on attache un bien a un mal; et alors la volonté aura quelque tendance pour cette combinaison lorsque le bien y surpasse le mal; mais la volonté finale et décisive résulte de la considération de tous les biens et de tous les maux qui entrent dans notre délibération ; elle résulte d'une combinaison totale. >>1

Ainsi, plus on descend vers la volonté conséquente et plus Dieu respecte ce que son entendement lui montre. Cependant, on voit clairement que dans ce processus c'est la bonté de Dieu qui transparaIt, elle est celle qui inaugure le mécanisme, elle est comme la cause de la création, car Dieu veut créer, il veut répandre ses perfections, et dans son infinie bonté il irait presque jusqu'à commettre une absurdité, créer un monde infiniment et absolument parfait comme lui, il irait presque jusqu'à s'épuiser dans cette création tellement il veut le bien de sa créature, le Dieu de Leibniz est a l'image du père se sacrifiant corps et âme pour son fils. Cependant, ne pouvant réaliser un monde absolument parfait sans en même temps violer les lois de son entendement et sans par conséquent se détruire lui-même, il prend en considération la matière déjà composée d'êtres <<vivants >>, lui demandant l'existence et avec lesquels il se doit composer le monde ; car il n'est pas le Dieu tyran, il n'est pas le Dieu froid de Descartes. Sa sagesse lui montre qu'il peut réaliser le bien en composant le meilleur des systèmes, certes imparfait, sans que sa bonté ne soit en rien entamée, diminuée, il suit ce que lui recommande sa sagesse et sa puissance réalise, en conformité avec sa volonté, un monde dont la bonté, la beauté et la perfection sont optimales.

Il doit nécessairement en être ainsi car la bonté de Dieu est infinie, on ne peut en concevoir de plus grande comme on ne peut concevoir une sagesse et une puissance supérieures a celle de Dieu. A ceux qui pensent que l'optimum est indigne de Dieu nous ne pouvons que leur reprocher leur mauvaise compréhension de l'aséité divine et de ses attributs: Dieu ne peut

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 119

faire que le meilleur sinon il faudrait concevoir une limitation aux facultés divines. Leibniz écrit a ce sujet:

<<(...) Dieu fait le meilleur qui soit possible: autrement ce serait borner l'exercice de sa bonté, ce qui serait borner sa bonté elle-méme, si elle ne l'y portait pas, s'il manquait de bonne volonté; ou bien ce serait borner sa sagesse et sa puissance, s'il manquait de la connaissance nécessaire pour discerner le meilleur et pour trouver les moyens de l'obtenir; ou s'il manquait des forces nécessaires pour employer ces moyens. >>1

La volonté divine se détermine donc selon la représentation du bien, il existe un lien indissociable entre la bonté de Dieu et la création du meilleur. L'optimum sert ici de motif a Dieu en méme temps qu'il explicite la structure de la création. Mais cet optimum résulte d'un concours de Dieu avec les essences, d'un concours de l'infini avec le fini, du parfait avec l'imparfait, de ce concours il ne peut donc pas résulter le tout parfait. Expliquons nous. Les perfections de Dieu s'exercent ensembles (elles sont compatibles en tant que formes simples, distinctes les unes des autres, elles ne peuvent se contredire) si bien que la volonté de créer le meilleur intervient lorsque la puissance est déterminée par la lumière de l'entendement, de plus on ne saurait concevoir que dans la création de l'univers Dieu ne fasse pas le meilleur car ce serait borner ses perfections dans leur exercice.

Cependant, il faut dire, face a l'objection suivante: si Dieu avait réellement un amour infini pour le bien et une haine infinie pour le vice, il n'y aurait pas du tout de vice dans le monde, que : <<quoique chaque perfection de Dieu soit infinie en elle-méme, elle n'est exercée qu'à proportion de l'objet, et comme la nature des choses le porte (...). >>2 Comme nous l'avons dit, Dieu ne peut remédier a l'imperfection originelle des essences, source du mal, c'est donc bien en conformité avec la nature des essences et en fonction de ce que lui commande son entendement moyennant la volonté de faire le bien3 que Dieu réalise le meilleur possible. Mais l'optimum a un prix: le mal métaphysique. Il est en effet un coüt <<minimum>> nécessaire pour que le meilleur des mondes parviennent a l'existence et comme l'être est supérieur au non-être (c'est un postulat), il est préférable de créer un monde présentant des imperfections que de ne rien créer du tout. A partir de là suit le processus que nous avons mis a jour suivant la limitation originelle des essences.

1 Leibniz, Essais de Théodicée, § 117 2Ibidem

3 Ibidem, § 327: <<Il n'y a que Dieu qui ait toujours les volontés les plus désirables, et par conséquent il n'a point besoin du pouvoir de les changer.>>

L'optimisme de Leibniz se manifeste dans cette deuxième voie que nous nommions plus haut <<théologique >>1 a travers l'idée selon laquelle la bonté de Dieu (perfection de la volonté) est un attribut essentiel et est déterminée moralement a se répandre; elle englobe méme en un sens la première voie, la logique, puisque de tout temps Dieu est guidé par la représentation du bien. L'aboutissement du mécanisme qui s'exerce dans le processus de création de l'univers se trouve être le plus parfait des mondes possibles mais cette perfection est relative et non absolue puisque l'univers ne possède pas la supreme perfection, seul fait de Dieu, il se caractérise davantage par la plus grande perfection possible (pour lui), notamment parce qu'en son sein le mal (en tant qu'il trouve son origine dans l'imperfection des essences) est présent de manière irrémédiable. Le mal métaphysique est donc nécessaire, contrairement au mal physique et moral, il entre dans les différents mondes possibles a titre de composant nécessaire puisque, aussi bien pour le monde actuel que pour les autres mondes possibles dans l'entendement divin, les essences restent finies, limitées. Leibniz écrit:

<<On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement. (...). Or, quoique le mal physique et le mal moral ne soient point nécessaires, il suffit qu'en vertu des vérités éternelles ils soient possibles. Et comme cette région immense des vérités contient toutes les possibilités, il faut qu'il y ait une infinité de mondes possibles, que le mal entre dans plusieurs d'entre eux, et que méme le meilleur de tous en renferme; c'est ce qui a déterminé Dieu a permettre le mal. >>2

Le mal métaphysique est inévitable, il est la privation d'un bien métaphysique, il est donc indissociable du bien lui-même. Dans le concept méme de <<finitude>> qui caractérise les essences sont comprises les notions d'imperfection, de limitation et de privation. Par conséquent, ceux qui auraient préféré que Dieu ne crée pas de créatures imparfaites en créant le monde, auraient préféré en fin de compte que Dieu ne crée pas du tout. La création de ce monde n'est possible qu'à la condition de créer des créatures imparfaites puisqu'elles sont déjà, dans leur nature idéale, limitées. D'un point de vue logique, il faut d'ailleurs que cela soit ainsi car si la créature n'était pas imparfaite, si elle ne possédait pas quelques

1 Jalabert décrit de la sorte la voie théologique in Le Dieu de Leibniz, P.204: <<La bonté est un attribut essentiel de Dieu; en tant que telle, elle est nécessaire, et consiste dans l'amour que Dieu porte a ses perfections. Mais cette bonté divine est déterminée, quoique librement, a se répandre, a créer. Dieu veut tout bien d'une volonté antécédente; il veut le meilleur monde possible d'une volonté conséquente ou décrétoire.>>

2 Leibniz, Essais de Théodicée, §21

imperfections de toute éternité, c'est-à-dire avant même le péché, il faudrait dire qu'elle est Dieu lui-même.

On peut donc voir déjà que Dieu n'est pas cause du mal métaphysique (ce qui répond a une partie des objections sur l'effectivité du mal dans le monde), ce sont les créatures qui du fait de leur imperfection originelle sont par suite créées déficientes (dans leur mode de connaissance, dans leur capacité a voir le bien réel), il faut même dire que si l'origine du mal se trouve dans cette limitation essentielle des possibles, il n'y a pas a proprement parler de cause efficiente du mal, celui-ci a tout au plus une cause idéale (comme le bien) qui se trouve être l'entendement de Dieu car il est une privation totale d'être. Pour signifier que le mal n'a pas de cause, que son non-être n'est pas causé, ce qui serait absurde, la tradition scolastique a nommé la cause du mal comme étant une cause deficiente.

Puisque la constitution des possibles est ainsi de toute éternité, il faut dire que le mal est inséparable du bien mais qu'il est aussi sa condition: inséparable parce que le mal est coéternel au bien dans l'entendement divin et sa condition parce que la volonté conséquente qui (ne) tend (qu') au meilleur, admet le mal comme condition de la réalisation du bien qui se trouve dans le meilleur des systèmes possibles. Il sera a propos de voir par la suite que même dans la considération a posteriori du monde, le mal joue aussi ce rôle de condition, il rend possible et détermine un plus grand bien. Mais pour l'instant, il suffit pour notre propos de dire que le mal, le désordre qui se trouvent impliqués dans le meilleur des mondes possibles, n'entament en rien la perfection, aussi bien métaphysique que morale, de l'Wuvre de Dieu. L'inégalité au niveau de la répartition des biens et des maux dans le monde, comme l'imperfection des créatures représentent une nécessité que demande l'harmonie universelle. C'est en vertu de ces imperfections que Dieu peut réaliser l'infinité des degrés de l'être. Comme nous l'avons dit, la sagesse de Dieu demande a ce que l'univers soit riche et varié, composé d'une multiplicité de formes, or on voit clairement que si Dieu multipliait uniquement le parfait, il n'en sortirait pas de la diversité mais de la pauvreté: <<multiplier la même chose, si noble qu'elle puisse être, est une pauvreté>> écrit Boutroux dans son explication de la philosophie de Leibniz. On retrouve la même exigence dans la création des créatures dont le degré de distinction dans leur perception est inégal; là encore il s'agit de diversité exigée par la sagesse de Dieu, cela permet aux substances de se distinguer et en même temps de faire en sorte qu'il n'y ait pas de lacunes entre les degrés de perfections mais plutôt continuité de zéro a l'infini.

Au final, il faut dire que Dieu ne créant pas les essences, il n'est pas responsable de leur déficience originelle, il fait donc exister le mal, ou plutôt le permet, non pour lui-même car il n'est pas l'objet d'une volonté particulière, mais parce qu'il est compris dans le meilleur des plans que sa sagesse ne pouvait manquer d'élaborer. Cette permission ne doit donc pas poser problème comme si il était question de savoir si celle-ci est licite et digne de Dieu, elle doit être prise comme une composante nécessaire et comme quelque chose d'obligatoire, même, et surtout pour Dieu.

Il nous faut maintenant amorcer une descente en nous intéressant aux créatures qui seront plus particulièrement l'objet d'une troisième étude. Nous pouvons d'ors et déjà affirmer que la création du monde est aussi un optimum pour les créatures susceptibles de bonheur malgré le mal. Grua cite Leibniz:

<<Dieu, s'il est ce qu'il ne peut manquer d'être, a sans doute eu égard principalement a cette sorte de créatures capables de le connaItre et de l'aimer, lorsqu'il a formé les autres, et puisqu'il est lui-même un esprit, et que tout n'est fait que pour les esprits, je suis assuré que les esprits ont été bien coordonnés préférablement a toutes les autres choses, qu'ils passent infiniment en noblesse, puisqu'ils expriment la perfection de leur créateur d'une toute autre manière que le reste des créatures incapables de cette élévation. >>1

Ce texte nous révèle que les esprits représentent un souci particulier pour Dieu mais nous en apprend également un peu plus sur Dieu lui-même: Leibniz raisonne de manière logique, si Dieu est ce qu'il est, il n'a pu que faire en sorte de faconner le monde a la convenance des esprits. Pourquoi cela? Cela tient au fait même que les esprits sont les seules créatures capables de bonheur et de plaisirs et les seules a pouvoir rendre hommage a leur créateur qui, comme on l'a dit, crée pour répandre sa gloire et manifester ses perfections. Par conséquent, si seuls les esprits sont capables de bonheur et seuls a pouvoir manifester la gloire de Dieu, il est logique que Dieu se soit donné pour principal dessein de contenter les esprits et ait fait en sorte que le monde soit pour le mieux pour eux. Cela ne veut pas pour autant dire que Dieu sacrifierai tout le reste de la création au seul bonheur des esprits puisque les autres créatures sont également censées manifester la gloire de Dieu mais comme elles sont dénuées de

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, chapitre 11

réflexion, elles servent plus qu'elles ne témoignent de cette gloire et favorisent également le bonheur des esprits. Grua écrit:

<<Créant pour sa gloire, Dieu a tout constitué de la façon la plus parfaite par rapport aux créatures raisonnables, pour que tout leur plaise d'autant plus qu'elles entreront dans l'intimité des choses. >>1

Bonheur et connaissance sont ici rapprochées. La Confessio philosophi nous le montre encore plus parfaitement lorsqu'elle nous dit que les esprits sont les seuls a pouvoir être heureux car ils sont les seuls être conscient de leur bonheur: nul n'est heureux sans savoir qu'il l'est, or tout être conscient de son état est un esprit, donc nul n'est heureux qui ne soit un esprit2 . Ce rapprochement est d'autant plus sensible que le bonheur des esprits consiste a <<éprouver l'harmonie >>, c'est-à-dire a percevoir la tendance a l'unité qui se joue au sein méme de la diversité, a percevoir la perfection du monde, sa richesse, son unité en méme temps que sa diversité. De la méme manière que l'harmonie dans la perception consiste a percevoir la tendance a l'identité, l'harmonie de l'esprit se jouera dans la pensée de l'harmonie concentrée dans l'esprit, autrement dit dans la perception intuitive de l'harmonie universelle, par suite de Dieu. Le bonheur est donc inséparable du plaisir que l'on a de contempler Dieu et l'univers.

Ce qu'il nous faut ici retenir pour la suite, c'est que Dieu voulant retirer de sa création de la gloire il a nécessairement du, lors de la composition du meilleur de monde, accorder une attention toute particulière aux esprits qui sont les seuls a pouvoir manifester sa gloire. L'amour et la gloire de Dieu sont indissociables de la création du meilleur des mondes, en général mais aussi pour les esprits. Cependant, il ne faut pas tirer de conséquences hâtives, certes le monde a été créé de facon a convenir aux esprits mais cette convenance n'a pas été exclusivement mise en place pour satisfaire les désirs égoIstes des esprits: si Dieu privilégie les esprits, il ne peut le faire que relativement a ce que demande l'harmonie universelle et non intervenir miraculeusement pour sauver un esprit ou pour lui éviter un mal, Dieu est nécessité moralement a respecter le cours harmonique de l'univers. C'est ce que Grua dit lorsqu'il écrit :

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, chapitre 11 2Leibniz, Confessio philosophi, Paris, Vrin, 1970, P.31

<<On peut dire que les esprits rendent gloire a Dieu par leur bonheur même, et que Dieu a fait le monde en vue de sa plus grande gloire, ou du plus grand bonheur des esprits, non absolu et universel, mais tel qu'il est collectivement possible. Ainsi, tout en prenant la tête des créatures, les esprits restent subordonnés a la gloire de Dieu. Leur bonheur collectif lui équivaut. Sa distribution est limitée par l'harmonie universelle qu'elle exige. >>1

Il faut donc se garder de deux choses : une gloire qui ne soit recherchée par Dieu sans même une manifestation de sa bonté (cette recherche serait vaine puisque les esprits ne reflèteraient pas l'harmonie mais un Dieu tyran) ou encore une bonté que ne soit définie que par rapport aux esprits et a leurs profits (ce serait prendre la bonté de Dieu dans un sens anthropomorphique et penser que Dieu pourrait sacrifier l'univers pour le bonheur d'un esprit).

Au terme du second moment de notre étude, nous pouvons voir que l'optimisme de Leibniz est l'objet d'une démonstration, il est considéré a priori et se construit a partir d'une réflexion sur l'idée de Dieu. Afin d'établir pourquoi la philosophie de Leibniz pouvait être dite << optimiste >>, nous avons été contraint de passer par l'établissement de l'essence de Dieu en explicitant notamment en quoi consistaient ses attributs. Une telle méthode s'est en réalité révélée être une description du mécanisme de la pensée divine mais également une analyse de la relation entre Dieu et les créatures possibles avant même la création de l'univers. C'est en effet une chose très importante que cette distinction que Leibniz opère entre les essences et les existences puisque l'univers résulte du <<concours>> entre Dieu, en ce qu'il se propose de créer le meilleur et les essences compte tenu de leur nature (elles sont incréées dans l'entendement divin, se révèlent ne pas être toutes compossibles lorsqu'il s'agit pour Dieu de les assembler pour composer le meilleur des systèmes et sont imparfaites). Ce mécanisme de la pensée de Dieu nous est apparu comme procédant selon deux voies ou deux temps, non distincts mais solidaires et interdépendants, deux temps qu'il est possible de distinguer mais qui ne sont en réalité qu'un seul en Dieu. Un premier temps, logique et mathématique oü entrait en considération la détermination d'un <<maximum>> dans l'optique de la création du meilleur des mondes, ce maximum ayant égard a la perfection des essences et a leur

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.375

prétention a l'existence mais également au fait méme que Dieu se propose de créer le plus riche composé, possédant variété et ordre selon des voies dont la simplicité ne diminue pas la richesse des effets ; un second moment, moral ou théologique, oü la bonté de Dieu entrait en considération dans la détermination cette fois-ci d'un <<optimum>> correspondant réellement a ce que nous appelons le <<meilleur >>. Cette bonté de Dieu est en effet la clé du mécanisme métaphysique qui s'exerce a l'origine, elle est cause dufiat de Dieu et méme avant cela, de la décision de créer et de se communiquer. Nous avons affirmé que cette bonté s'exercait sur l'univers tout entier: Dieu ayant égard au tout et aux parties, rien n'est laissé pour compte car aucune partie ne peut être jugée moins digne de la bonté de Dieu quelque soit son degré de perfection. La bonté de Dieu s'exerce sur tout mais en conformité avec ce que l'harmonie universelle réclame. Si Dieu a égard a tout lors de la détermination du meilleur des mondes possibles, le genre humain, une partie de l'univers qui rentre en compte dans le dessein de Dieu doit donc aussi être l'objet d'un optimum, autrement dit, l'optimum créé par Dieu doit pouvoir être profitable aux créatures susceptibles de bonheur, celles qui sont a méme de penser et d'éprouver l'Wuvre de Dieu. C'est ce que Leibniz entend démontrer, et c'est ce que nous avons esquissé en affirmant que la volonté qu'a Dieu de retirer de la gloire de son Wuvre était indissociable de la création du meilleur et plus particulièrement du meilleur pour les esprits et ce compte tenu du mal métaphysique qui s'exerce déjà a l'origine dans l'entendement divin au sein des essences. <<La gloire exclut le pouvoir de faire mieux, car elle consiste a montrer la perfection divine, elle suppose donc que Dieu agit de la facon la plus parfaite, choisit ce qui atteste le mieux sa gloire. >> 1 Il ne peut en être autrement sinon Dieu n'aurait pas créé l'univers. Face aux objections sur la bonté de l'univers dans son rapport aux esprits, il faut se garder de tomber dans un anthropomorphisme, comme si l'univers était uniquement fait pour les esprits que nous sommes; il faut au contraire affirmer, contre toutes objections et contre l'expérience méme qui recense une multitude de maux, que Dieu nous aime et qu'il peut se faire aimer de nous en retour suivant ce que demande l'harmonie universelle.

Mais qu'en est-il des créatures en tant que telle? Il est vrai que jusqu'ici nous avons procédés de démonstrations en démonstrations, c'est-à-dire totalement a priori afin de révéler que l'optimisme de Leibniz se montrait dans la doctrine de la création et dans le jeu méme des facultés de Dieu suivant les exigences auxquelles Dieu était confronté lors de la détermination du meilleur possible. Mais que dire des créatures encrées dans ce meilleur des

1 G. Grua, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953, P.311

mondes possibles ? Quelle est, ou plutôt quelle devrait être leur disposition ? De l'optimisme comme théorie nous pouvons passer a l'optimisme comme état d'esprit, comme disposition des esprits et examiner comment la philosophie de Leibniz, dans ce que nous venons d'établir, procure aux créatures intelligentes un contentement que l'on peut nommer <<optimisme >>. Il sera également intéressant d'examiner les conséquences d'une telle disposition chez les esprits : quel regard sur le monde, que procure de manière générale cet optimisme? Mais aussi les modalités méme d'accès a cet optimisme, plus particulièrement dans ce qu'il affirme: notre monde est le meilleur des mondes possibles, seront aussi abordées : la raison suffit-elle pour accéder a ce que l'optimisme en tant que théorie stipule ou bien serait-il finalement question de foi?

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe