2/ L'aséité divine : l'unité de Dieu,
ses attributs
Quelle représentation Leibniz se fait-il de
l'aséité divine? Nous avons vu avec la preuve ontologique
qu'à l'essence de Dieu il appartient d'exister, cependant, il convient
de préciser la position de Leibniz dans la conception de
l'aséité puisqu'on distingue généralement deux
conceptions de l'aséité : l'aséité
<<positive>> et l'aséité <<négative
>>. Les partisans de l'aséité positive disent de Dieu qu'il
est <<causa sui >>, c'est-à-dire qu'il semble s'engendrer
luimême. Le principe de son essence étant son existence
même, il est permis de dire que l'essence a une priorité de nature
sur l'existence. Ceux qui défendent une aséité
négative pensent que Dieu n'a pas de cause, qu'il n'a tout simplement
pas affaire avec ce que les créatures appellent <<relation causale
>>. C'est ainsi que St. Thomas rejette l'aséité positive et
se range donc au côté de l'aséité négative en
affirmant que la simplicité de Dieu doit nous obliger a ne pas faire de
distinctions en lui comme celle qui est faite entre son essence et son
existence; de plus Dieu ne saurait avoir de cause ni même être
cause de soi car être causé, c'est participer a l'être de la
cause, or Dieu est l'Etre par excellence, il n'a donc pas de cause, il est
inengendré (on ne peut même pas dire que son essence est la cause
de son existence). Si Leibniz semble parfois se ranger au côté du
thomisme puisqu'il fait de l'essence et de l'existence une seule et même
chose en Dieu et qu'il concoit la substance divine comme l'être Un par
excellence, les principes généraux de sa métaphysique nous
indiquent le contraire. En effet, lorsque l'on dit que Dieu est <<cause
de soi>>, le mot << cause >> ne possède pas le sens
qu'il a pour les créatures, a savoir celui de production, de
génération, il signifie que Dieu est lui-même sa propre
raison d'être et la théorie de l'inhérence de l'existence
dans l'essence nous le démontre parfaitement. Avec Leibniz, la
causalité est intériorisée dans l'essence, et selon
l'exigence du principe de raison, l'existence de Dieu doit elle aussi avoir une
raison. Ne pouvant être extérieure a Dieu, la raison doit
être interne a son être même, c'est-à-dire être
contenue dans son essence en tant que l'essence de Dieu est celle qui exige
infiniment l'existence. Le principe de raison fait qu'il nous est impossible de
refuser a l'essence une priorité de nature sur l'existence, mais cette
priorité ne nuit pas a l'unité de l'essence et de l'existence
puisque l'essence de Dieu est d'être. A propos de l'exigence du principe
de raison, Jalabert écrit:
<<Le rationalisme exigeant de Leibniz entraIne sur le
plan de l'être une sorte de toute puissance des lois logiques. C'est en
vertu d'une exigence logique et ontologique tout a la fois, que Dieu existe de
toute éternité et nécessairement. >>1
Le dynamisme de l'essence explique la priorité de
l'essence sur l'existence en Dieu, mais en Dieu, cette priorité de
l'essence se confond avec l'existence étant donné l'exigence
infinie de celle-ci, il ne peut donc pas être reproché a Leibniz
d'introduire un dualisme en Dieu. jalabert conclut sur ce point:
<<L'existence est l'aspect dynamique de l'essence. Chez
les êtres finis, c'est l'existence virtuelle qui s'identifie a l'essence,
considérée sous sons aspect dynamique; mais en Dieu, l'existence
en acte s'identifie a un dynamisme de l'essence, qui, en vertu de son
caractère, se réalise sans obstacle. >>2
C'est donc l'unité qui est ici la marque de l'Etre par
excellence (le débat sur l'aséité positive et
négative portant sur l'exigence de sauvegarder l'unité de Dieu)
et Dieu est a la fois un en tant qu'être mais également un en tant
qu'infini. En Dieu, les perfections sont compatibles et sont parfaitement en
adéquation avec l'unité divine. Chez Leibniz, si l'unité
peut être de l'ordre de l'infini c'est parce qu'il n'y a pas de nombre
infini possible, pas de quantité infinie, l'infini véritable est
donc de l'ordre de la qualité, c'est la perfection absolue.
<<L'unité divine n'est pas l'unité
arbitraire du nombre un; c'est l'unité concrète d'un Etre
souverainement réel et vivant, c'est une unité substantielle.
Notre habitude de compter et d'abstraire fait du nombre un le symbole de la
pauvreté et de la sècheresse d'être ; mais il n'y a rien
que l'on puisse compter en Dieu, car il est qualité pure.
>>3
Cette citation nous invite a préciser que la
distinction qui est communément faite pour distinguer les
facultés de Dieu en entendement et volonté doit davantage
être prise pour une distinction de convenance, elle n'est pas effective
en Dieu comme si il y avait de la multiplicité en lui, de la
composition, elle est en réalité une manière pour
l'intelligence finie d'appréhender la substance suprême ; les
facultés de Dieu sont des <<puissances
dérivatives>>
1 j. jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960, P.128 2lbidem
3lbidem, P.136
nous dit Jalabert, c'est-à-dire des manières
d'être, des aspects de l'unité de la substance suprême. Il
en va de même pour les attributs divins, toutes les distinctions verbales
que l'on peut faire ne sont en réalité effective que sous l'angle
de la relation, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit pour Dieu d'agir sur des
objets. Cependant, avec Leibniz, nous ne pouvons dire que cette
multiplicité en Dieu est uniquement le fait de notre esprit.
Contrairement a ce que pense Descartes, les perfections divines ne sont pas
uniquement distinguables dans les créatures finies, du moins ces
distinctions ne sont elles pas sans fondement dans l'essence divine et Leibniz
se fait fort de nous le montrer lorsqu'il affirme, tout en maintenant la
distance entre le degré de perfection divine et celui de la perfection
des créatures, que notre manière de raisonner est en
adéquation avec la nature de ce qui est et que la différence de
degré (notamment entre Dieu et les créatures) ne change rien a la
nature des choses. Leibniz se refuse <<a considérer le passage a
l'infini comme un saut dans l'inconnu >>1, il applique ici le
principe scotiste de l'univocité de l'être qui nous enseigne les
caractères de l'être en général, donc a la fois les
caractères de Dieu et ceux des créatures raisonnables.
Malgré le fait que ce soit l'absolu qui soit objet de nos recherches et
de nos spéculations alors que nous ne pouvons saisir que le relatif, il
faut affirmer que l'absolu exprimé sous l'angle du relatifn'en reste pas
moins compréhensible: notre connaissance des perfections de Dieu est
certes imparfaite car celles-ci ont un caractère absolu mais,
exprimées sous l'angle du relatif leur absoluité n'en reste pas
moins compréhensible. L'analogie entre les facultés de Dieu, ses
attributs avec les facultés des créatures est donc réelle.
Jalabert écrit:
<<C'est encore l'univocité de l'être qui
conduit Leibniz a considérer Dieu comme une Monade et a lui attribuer
les caractères généraux de l'essence monadique. (...).
Mais cela signifie également que cette participation du fini a l'infini
autorise une certaine compréhension de la Monade suprême, a la
lumière des propositions essentielles de la monade créée,
qui est faite a l'image de la divinité. Elle fournit la clé de la
Théologie naturelle chez Leibniz. Elle ne se contente pas d'affirmer la
dépendance des êtres relatifs et l'existence d'une analogie de
principe dont il est impossible de tirer des conséquences. Elle est au
contraire un principe fécond de métaphysique, qui nous permet de
connaItre d'une certaine manière, exacte quoique imparfaite, les
attributs divins. >>2
1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960, P.140 2lbidem, P.141
La perfection divine comprend des attributs
métaphysiques relevant de la grandeur de Dieu, elle-méme
s'exprimant a travers l'omnipotence et l'omniscience et des attributs moraux
relevant de la bonté divine. L'omnipotence, c'est la perfection de la
puissance, autrement dit c'est une capacité d'agir a laquelle rien ne
peut s'opposer, c'est un acte pur sans limite (méme si chez Leibniz la
puissance est << limitée >> par la volonté qui a pour
objet le bien antécédemment et le meilleur conséquemment).
La toute puissance de Dieu fait qu'il est par soi, totalement
indépendant par rapport aux autres choses, a la fois dans son être
(il est donc seul a pouvoir décider, rien d'autre ne peut l'influencer,
nile déterminer que lui-même, il est naturellement et moralement
libre) et dans son activité. Cette puissance fait que tout dépend
de lui, les possibles (renfermés dans son entendement) comme les
êtres en acte (qui dépendent de la puissance divine dans leur
existence et leurs actions, ordinaires ou miraculeuses) puisque celle-ci prend
pleinement son sens en étant puissance créatrice et en
étant opératoire a tout instant (l'omniprésence est la
présence de l'action divine sur sa création a travers la
création continuée). Chez Leibniz, la perfection ne s'exerce pas
aveuglément, l'entendement propose un objet a réaliser et la
volonté donne l'ordre a la puissance de passer a l'acte ou non. On
assiste a une coopération de l'entendement qui a pour objet le vrai, de
la volonté qui a pour fin le bien et de la puissance qui va a
l'être. Cependant, la puissance est ici ce qui est dirigée,
notamment par la volonté, elle-méme éclairée par
l'entendement, lieu des vérités et du possible. Si la puissance
doit être contrôlée, c'est parce qu'elle est plus
<<ample>> que la volonté, elle va a plus de choses que la
volonté guidé par le bien (la puissance de Dieu va a tous les
biens mais la volonté de Dieu, après réflexion, va au
meilleur, suivant la logique des compossibles). Si Dieu est dit moralement
indépendant, il ne décide pas de ce qui est bien ou mal, vrai ou
faux par le seul décret arbitraire de sa volonté, en lui se
trouve déjà le bien et le vrai, par suite il n'a plus qu'à
les suivre sans que cela puisse nuire a son indépendance puisque ce qui
le détermine, c'est son essence méme. L'omniscience est en un
sens une forme de l'omnipotence puisque la connaissance est une puissance et
une condition de l'omnipotence car Dieu ne pourrait créer sans avoir
connaissance de tous les possibles (uniquement valable si on concoit, comme
Leibniz, que Dieu ne peut créer arbitrairement le monde ; pour Descartes
l'omniscience se réduit a la science de ce que Dieu crée). Cette
omniscience s'étend a tous ce qui est possible, Leibniz parle ici de
science <<de simple intelligence >>, science connaissant les
possibles avant le décret de la volonté et qui s'oppose a la
science <<de vision >>, science grace a laquelle Dieu connaIt, de
manière intellectuelle et non sensible, ce qui a été
réalisé par la connaissance méme de son décret. A
cela, les partisans de la liberté d'indifférence, les molinistes
ont
ajouté une science <<moyenne>> ayant pour
objet les possibles contingents ou futurs contingents, science qui n'est pas
utile chez Leibniz car avec les deux premieres sciences, la totalité du
pensable est déjà circonscrite, aussi bien ce qui est
nécessaire, que ce qui est contingent, aussi bien l'actuel que le
possible et parce que la science <<moyenne>> des partisans de
l'indifférence implique une conception des futurs contingents (et de la
liberté) qui ne se trouve pas chez Leibniz. Les futurs contingents
seraient en fin de compte des possibles indéterminés, pouvant se
réaliser ou non suivant le passage a l'acte de certaines conditions. Or,
chez Leibniz, même le contingent a sa raison a priori dans l'entendement
de Dieu, et la liberté n'est pas l'indétermination face a
diverses possibilités, c'est l'agir intelligent et spontané,
déterminé par des motifs qui sont contenus dans la notion
complete de l'individu en question de toute éternité. Cependant,
en conciliateur, Leibniz accepte cette troisième science mais en
redéfinit le sens: <<Ainsi, la science de pure intelligence sera
prise dans un sens plus restreint, a savoir comme traitant des
vérités possibles nécessaires, tandis que la science
moyenne traitera des vérités possibles contingentes et la science
de vision des vérités contingentes actuelles.
>>1
En ce qui concerne les attributs moraux de Dieu, la
bonté est en fait l'attribut moral par excellence, celui qui conditionne
tous les autres, elle est la perfection de la volonté2 en
tant que celle-ci est rendue droite par l'omniscience et efficace par
l'omnipotence. La volonté est elle-même divisée en <<
antécédente >> et << conséquente >>, en
<<productive >> et <<permissive >>. Il faut voir que
l'objet de la volonté antécédente est le bien en tant
qu'elle veut produire tout le bien possible et exclure totalement le mal de la
création, cela résulte de la logique de l'exigence des essences
suivant leur degré de perfection. Mais comme toutes les volontés
antécédentes ne sont pas compatibles dans leur objet, la
volonté conséquente intervient et choisit ce qui peut procurer le
maximum d'effet suivant la sagesse et la puissance de Dieu. La bonté de
Dieu se manifeste également pour Leibniz en ce que Dieu, lorsqu'il
formule son décret, a en vue le bonheur des créatures
rationnelles ou <<esprit >>. Certes il ne s'agit pas du but
essentiel que Dieu se propose lorsqu'il crée le monde mais Leibniz nous
dit que c'est l'un des principaux. La bonté de Dieu se manifeste donc
dans la création d'un monde oü les esprits sont susceptibles
d'être heureux et oü ils doivent l'être sous prétexte
de ne pas être digne de leur créateur. Avec Leibniz, la
bonté divine n'est plus essentiellement définie, comme elle l'est
avec la tradition scolastique, par l'amour de soi, c'est-à-dire par
l'amour que Dieu porte a ses perfections. Au contraire, la bonté de Dieu
chez Leibniz est envisagée dans
1 Leibniz, Causa Dei, § 17 2lbidem, §18
son rapport aux créatures, même si celui-ci est
d'accord pour dire que l'amour que Dieu se porte lui est essentiel. Mais le
point important qui contrebalance cette <<difficulté>>
réside dans la gloire de Dieu: comme Dieu aime ses perfections, il veut
les manifester, les faire connaItre et aimer des créatures (le motif de
gloire l'incite sans le nécessité a créer le meilleur) et
pas seulement tirer sa gloire de la contemplation de ses propres perfections,
il trouve donc son intérêt en étant <<proche>>
des êtres qui sont capables de lui renvoyer son image, Dieu ne pouvant
vouloir sa gloire sans vouloir le bonheur des esprits. C'est par les
créatures intelligentes que Dieu peut réaliser le but de la
création, sa gloire.
Les autres attributs moraux sont la justice et la
sainteté, la justice étant une conséquence directe de la
bonté et de la sagesse de Dieu. Toutes deux sont en rapport avec les
créatures. La justice se distingue de la bonté en tant que la
bonté est générale et pas seulement relative aux
créatures alors que la justice intervient dans la particularité
du gouvernement des esprits et représente un cas particulier de la
providence divine. La sainteté est un attribut essentiellement divin car
Dieu est pur de tout péchés et possède une perfection
morale sans failles, il veut et fait le bien selon l'excellence de sa nature et
n'a pas a dominer de mauvais penchants comme les créatures le doivent.
La sainteté de Dieu se manifeste au final dans le fait qu'il
exècre les péchés et veuille les éradiquer, surtout
chez les créatures, en les sanctifiant par sa grace.
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