DEUXIEME PARTIE
L' <<optimisme>> déduit de
l'idée de Dieu
On définit généralement l'optimisme comme
une opinion d'après laquelle le monde est une uvre bonne malgré
<<l'existence>> du mal en son sein; bonne, c'est-à-dire
préférable au néant, et oü le bonheur a l'ascendance
sur le malheur. Nous donnons ici la définition commune car
originellement, l'<< optimisme>> ne correspond pas tout a fait a la
définition que nous venons de donner. Même si Leibniz n'emploie
pas le terme même d'<< optimisme>> pour désigner son
système philosophique, le terme a historiquement été
employé pour la première fois par des jésuites dans un
compte rendu de la Théodicée de Leibniz, donc pour
caractériser sa philosophie et plus particulièrement pour en
exprimer son idée, si ce n'est principale, du moins son idée la
plus connue et la plus, souvent a tort, banalisée: le monde actuel est
le meilleur des mondes possibles qui puisse jamais exister comparaison faite
avec les autres mondes tout aussi possibles a l'origine des temps, il est celui
oü se réalise le maximum de bien possible (la définition est
sensiblement différente a cause de l'introduction de la notion de
<< monde possible >>).
La définition classique de l'optimisme étant
posée, il convient de se demander de quel droit il est permis de penser
que notre monde est le meilleur, quel crédit accorder a une telle
doctrine? Assurément, il faut des raisons pour affirmer une telle chose,
d'autant plus que l'humanité expérimente sans cesse des maux
aussi divers les uns que les autres. Si Leibniz parvient a nous fournir des
raisons qui nous font penser que sa philosophie est un optimisme, d'oü les
tire-t-il? Précisons que pour les rationalistes, connaItre, c'est
connaItre par idée, l'expérience ne saurait être
essentielle pour connaItre ce qui est. Leibniz se situe, en bon conciliateur,
entre Locke, pour qui l'expérience est le ce sans quoi la pensée
ne pourrait être, et Descartes qui fait de l'expérience un
auxiliaire. Pour Leibniz l'expérience est nécessaire mais
insuffisante, elle n'est que l'occasion de découvrir les
vérités nécessaires et universelles que nous portons en
nous de manière innée sans même le savoir,
c'est-à-dire sans en être conscient. Leibniz nous montre sa
position dans ce débat sur l'innéisme des idées et des
principes de la pensée, par exemple, lorsqu'il se fait fort d'être
l'inventeur du principe de raison: le principe de raison est comme les autres
principes fondamentaux de la pensée, une sorte d'instinct intellectuel,
de tendance opératoire qui guide nos réflexions sans même
que l'on prenne conscience du principe lui-même, il est effectif a la
pensée uniquement si l'on fait réflexion sur les
opérations de l'esprit. Leibniz établit donc une sorte de
virtualisme des vérités et principes logiques régissant le
progrès de la pensée en matière de connaissance que
l'expérience nous permet de découvrir mais qu'elle ne crée
pas pour autant.
Pour en revenir aux raisons de l'optimisme, il nous faut
affirmer que l'expérience toute seule ne saurait fournir de raisons
suffisantes pouvant nous faire admettre l'effectivité de ce que la
doctrine de l'optimisme énonce, a savoir la supériorité de
notre monde sur les autres mondes possibles en matière de perfection, de
bonté etc. En effet, l'expérience n'est source que de
vérités contingentes, elle ne saisit que le particulier et son
domaine se limite souvent a la sphère du paraItre, aussi ne peut elle
nous donner accès aux autres mondes possibles, ce qui pourtant nous
permettrait de faire des comparaisons. Par conséquent, dans le cas d'une
justification des raisons de l'optimisme, l'expérience ne peut nous
être d'une très grande utilité et ne peut certainement pas
servir de principe explicatif. Cependant, dans l'hypothèse oü
l'expérience serait capable d'étendre ses bornes aussi loin, au
point d'avoir une vision de notre monde qui soit intégrale et
détaillée de chacune des choses qui existent, on peut
raisonnablement se demander si elle aurait tout de méme la
capacité suffisante pour émettre un jugement sur l'univers qui
soit complet? En effet, la perfection du monde ne saurait se résumer a
la seule quantité de perfection qui s'y trouve, le monde est
également un optimum au point de vue qualitatif et pas seulement
quantitatif, notamment parce qu'il s'y méle des intentions, une
finalité qui sont l'objet d'une conscience guidée par le bien et
parce qu'il est aussi question des êtres qui vivent dans ce monde et de
leur bonheur. Nous pouvons entrevoir ici un problème essentiel, celui de
savoir si un entendement fini, tel que celui de l'homme est capable d'avoir une
juste représentation de l'harmonie universelle qui se trouve dans
l'univers, question qui trouvera sa réponse a un autre moment de notre
étude.
Quel autre moyen avons-nous a notre disposition si
l'expérience ne peut fournir les raisons de l'optimisme? Là
encore, il faut faire appel au principe de raison et de manière
générale aux principes de la pensée logique qui sont, pour
Leibniz, sources des vérités nécessaires (le principe de
contradiction, le principe d'identité et d'autres principes que Leibniz
formule, grand inventeur de principes qu'il est).
Ces remarques introductives nous permettent déjà
et nous invitent méme a donner l'une des caractéristiques
principales de l'optimisme de Leibniz, a savoir le fait qu'il ne soit pas
constatable empiriquement et uniquement d'après les relevés des
sens mais plutôt le fruit d'une démonstration, objet de la raison,
démonstration pouvant tout de méme être appuyée,
mais comme après coup, par l'expérience, de la méme
manière qu'une vérité ou qu'un principe logique est
effectif de tout temps a la pensée mais qu'il arrive a la conscience a
force de réflexion sur les opérations de l'esprit ou par une
expérience venant corroborer ce qu'énonce un principe
fondamental. La perfection du monde, idée stipulée dans la
définition
classique de l'optimisme doit donc être
démontrée par la raison, c'est-à-dire de manière a
priori, il nous faut donc partir d'un principe, des raisons de cet optimisme et
ensuite, de ce principe, aller au monde lui-même afin de le voir sous un
angle différent (en ayant fait sien l'optimisme et ce qu'il stipule,
tout en possédant les raisons de son affirmation) et de trouver en son
sein des confirmations aux preuves a priori apportées. Ainsi
l'expérience peut être dite trouver sa justification
métaphysique après coup, c'est-à-dire, encore une fois,
lorsque les raisons de l'optimisme ont été mises a jour par la
pensée logique et métaphysique et que l'expérience se voit
insérée dans un cadre explicatif plus grand et englobant ses
données (décentralisation de l'expérience). Nous assistons
ici a un aller-retour, le point de départ est un Principe suprême
explicatif de l'ordre de l'univers et de son état optimal, Principe
suprême supposé avec raison par la pensée car la raison de
l'optimisme ne saurait être trouvée par des entendements finis au
sein même de l'univers. L'introduction d'un Principe suprême
résulte de la définition de l'optimisme établi plus haut
qui nous dit que le monde est une << Wuvre >>, bonne de surcroIt,
ce qui nous fait présumer que celui-ci doit être
façonné par un être dont la puissance, la sagesse et la
bonté sont infinies étant donné la tâche dont il
s'agit ici: créer le meilleur des mondes possibles et y réaliser
les maximum de bonheur pour les créatures qui en sont susceptibles et
qui vivent en son sein. Par conséquent, l'optimisme doit être
établi a priori a partir de Dieu. C'est d'autant plus vrai qu'en droit,
la voie a priori est suffisante pour connaItre les choses parfaitement
puisqu'elle répond a l'exigence du principe de raison et que tout ce qui
est possède a priori sa raison d'être tel ou d'être
autrement plutôt que de ne pas être du tout. En droit, l'optimisme
est donc tout a fait justifiable même si en fait, cette manière de
connaItre est impossible pour l'homme et qu'il faut en quelque sorte que la
voie aposteriori prépare la voie déductive qui est la seule
véritablement explicative et métaphysique. Pour l'homme toujours
déjà encré dans le sensible, la seule manière de
démontrer l'optimisme pris comme optimum du monde (il ne peut y avoir de
monde meilleur que celui là) est d'accomplir par la pensée
régressive un retour a Dieu et a son idée, et de là,
suivant les mêmes principes qui l'ont conduit a Dieu, redescendre vers la
création, toujours guidé par l'idée de Dieu et des
principes qu'il possède et qui lui permettent d'acquérir des
vérités, mais cette fois-ci avec une compréhension sans
égale que la seule vue du sensible ne saurait lui apporter. Ici, Leibniz
ne fait pas exception a la règle:
<<Comme dans toutes les grandes métaphysiques du
1 'le siècle, l'idée de Dieu joue chez Leibniz un role
tout a fait central. La philosophie leibnizienne se développe suivant
deux voies, qui se rejoignent précisément dans l'affirmation d'un
Dieu, dont l'essence même est
d'exister. En vertu de cette nécessité
d'existence, Dieu fonde toute réalité, le possible comme
l'actuel. Dès lors, tout peut se déduire de lui, et tout
ramène a lui l'esprit avide de comprendre la raison des choses. La voie
a priori dérive les effets des causes, les conséquences des
principes. Elle trouve donc son point de départ en Dieu, qui est le
Principe suprême. La voie aposteriori remonte des effets aux causes, des
conséquences aux principes. Elle trouve son achèvement dans
l'affirmation de l'Etre divin. >>1
L'idée de Dieu est donc le point de départ pour
nous qui souhaitons éclaircir l'<< optimisme>> de Leibniz et
qui par là même sommes amenés a expliciter l'origine du
monde, son pourquoi et son comment.
A - L'idée de Dieu
Avant de rentrer dans notre sujet principal, l'optimisme de
Leibniz, nous nous devons d'expliciter quelque peu l'idée de Dieu en
général et les particularités que Leibniz lui a
apporté afin que notre futur propos en soit plus clair.
Ainsi, analyser l'idée de Dieu implique que nous
établissions son existence, la nature de son essence et de ses attributs
et enfin son action dans le monde. Définir ces trois réquisits,
c'est déjà se situer dans le contexte bien précis d'un
Dieu unique, créateur et providentiel, par conséquent, c'est se
démarquer de conceptions qui, par exemple, font du divin une
modalité d'être totalement désengagée dans la
création du monde et qui, suivant cette idée, font de Dieu, ou
des dieux, des êtres sans aucuns rapport ou presque avec le monde et les
êtres animés qui l'habitent. C'est ainsi qu'Epicure voyait le
divin, une <<race>> d'être désengagée,
parfaitement heureux, indifférent au sort de l'humanité, il
concevait l'idée même de création comme incompatible avec
l'idée du divin, la nature bienheureuse des dieux leur interdisant tout
efforts pénibles. Aristote pensait lui aussi que Dieu n'avait pas grand
rapport avec le monde. En effet, le divin chez Aristote repose sur une
<<théologie astrale>> d'essence scientifique et non
religieuse, il ne faut donc pas confondre la doctrine aristotélicienne
avec les cosmogonies religieuses qui expliquent la formation de l'univers et
des astres. Chez Aristote, les astres sont des Dieux visibles en mouvement, ils
nous donnent une image du principe supérieur invisible. Il existe un
premier moteur, principe de tout mouvement dans l'univers qui n'est pas mu
lui-même donc immobile, a savoir Dieu, dont la
1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960, P.7
<<tâche>> consiste a mouvoir les astres du
monde supralunaire continuellement, c'est ainsi qu'il se communique a nous, par
l'image d'un mouvement éternel. La particularité du Dieu
aristotélicien est très bien définie par Pierre Aubenque
dans ces quelques lignes:
<<Le dieu d'Aristote est un Dieu lointain, mais il n'est
pas caché; c'est un Dieu a la fois présent et absent,
séparé de nous, mais se donnant a nous en spectacle, et
compensant son éloignement de notre monde par l'exemple toujours visible
de sa splendeur. >>1
Ce n'est pas ici notre propos d'établir les
différentes conceptions du divin au court des âges, remarquons
simplement pour notre sujet que Leibniz s'inscrit dans l'optique religieuse
d'un Dieu créateur, unique et providentiel, c'est-à-dire
directement lié a sa création. Mais l'encrage de Leibniz dans le
christianisme ne va pas de soi, car le Dieu de Leibniz est-il finalement le
Dieu des chrétiens? Cette question est posée par Jalabert alors
qu'il remet en cause l'orthodoxie de Leibniz d'après les thèmes
métaphysiques de sa philosophie et leurs conséquences, notamment
en ce qu'ils nous invitent a pencher en faveur du spinozisme qui on le sait est
un panthéisme contraire a la Religion et a l'affirmation principale d'un
Dieu transcendant. Au final, pour Jalabert le Dieu de Leibniz est effectivement
celui des chrétiens car il s'agit d'un Dieu transcendant et personnel,
c'est-à-dire proche de l'homme non seulement au sens oü, par sa
providence, il prend grand soin de sa création, mais également au
sens oü il est << comme >> un grand homme, assertions tout
d'abord blasphématoire puisque Dieu ne saurait être réduit
dans son être a n'être qu'un homme dont les perfections seraient
poussées a l'infini mais qui, après réflexions, n'a
quelque chose de choquant que pour celui qui pense mal l'essence de Dieu et en
fait un Dieu dont la transcendance est synonyme de domination, de froideur et
qui se représente la relation entre Dieu et l'homme davantage comme une
relation entre Maître et servant, qu'une relation entre Père et
fils (une des tâches de Leibniz est d'ailleurs d'atténuer la
distance qui sépare Dieu de ses créatures en affirmant que la
différence entre eux n'est qu'une différence entre le fini et
l'infini, une différence de degré dans l'être et non une
différence de nature, si bien qu'il contribue a la conception de
l'univocité de l'être ici extrêmement étendue au
point de rapprocher Dieu de notre entendement). En réalité, ce
qui fait s'opposer Leibniz et l'orthodoxie catholique (et qui suscite la
question posée par Jalabert), c'est l'idée selon laquelle Dieu se
devait de créer le meilleur des mondes possibles. En effet, cette seule
idée implique que Dieu est déterminé par
1 P. Aubenque, Le prob1ème de 1 'être chez Aristote,
Paris, PUF, 1692, P.348
sa bonté dans son choix lorsqu'il crée le monde,
ce qui est aller contre l'indéterminisme traditionnel. Pour Leibniz,
nous y reviendrons, la volonté divine ne saurait être
indifférente dans ce qu'elle se propose de créer, en affirmant
cela, Leibniz prend position entre un nécessitarisme aveugle comme l'est
la philosophie de Hobbes pour qui tout ce qui est représente le seul
possible (par conséquent, Dieu n'a pas choisi, il a créé
le seul monde possible) et un indéterminisme comme celui de Descartes
pour qui entendement et volonté ne font qu'un chez Dieu et qui se
représente donc la réflexion avant la création et la
création comme un seul et unique moment ou plutôt comme le seul
fait d'une volonté dont les décrets sont absolus alors que pour
Leibniz, même si il est exclu de concevoir l'exercice de la
volonté sur l'entendement (phase réflexive) lors de l'appel des
possibles dans l'entendement et la détermination a créer le
meilleur système de compossibles comme deux moments distincts dans le
temps, en revanche il est possible de concevoir entre eux une priorité
de nature, ce qui permet entre autre de montrer que la création n'est
pas arbitraire mais qu'il y a bien examen des possibilités multiples,
donc choix fondé en raison. Au final, pour Leibniz, même si Dieu
n'obéit pas a un fatum, il agit selon la représentation du bien,
du vrai, de la justice parce qu'il est lui-même vérité,
bonté et justice, en effet, qui d'autre que lui pourrait être
Raison et Bonté? Par conséquent, il est absurde de dire qu'en
créant selon la représentation du bien, Dieu aliène son
indépendance car il ne fait que créer selon ce qu'il est et ce
que lui disent sa raison et sa bonté.
Le cadre de la discussion étant établi, nous
pouvons aborder le premier point nécessaire a l'étude de
l'idée de Dieu: l'existence de l'être absolument parfait.
1/ L'existence de Dieu
S'il est besoin de prouver l'existence de Dieu dans un
système comme celui de Leibniz, cela tient au fait qu'il prétend
proposer une théologie rationnelle oü, comme dans les Religions,
Dieu a une place tout a fait centrale. En effet, comme nous l'avons dit, Dieu
est le principe de toute chose, la raison première et dernière de
toute chose suivant que l'on pense a priori ou bien a posteriori. La raison
nous invite a démontrer l'existence du divin afin d'avoir un fondement
solide et réel qui puisse garantir ses assertions en matière de
théologie. Dieu n'est donc pas appréhendé avec le cWur ici
mais avec la raison et Leibniz, comme ses prédécesseurs et
contemporains dont la métaphysique est orientée
théologiquement, ne souhaite en rien réduire le champ d'influence
de la foi, au contraire son but est de rapprocher
les hommes de Dieu et de son culte, mieux de les y mener et de
combattre aux côtés des croyants, en renforcant leur foi par des
raisons. Par conséquent lorsque Heidegger écrit : <<un
Dieu, qui doit au préalable se faire prouver son existence, ne serait en
fin de compte qu'un Dieu fort peu divin, et (...) la preuve de son existence
aboutirait tout au plus a un blaspheme. >>1, il ne souhaite
pas signifier que Dieu peut se passer de démonstration puisqu'il est
Dieu mais qu'une démonstration de son existence par la raison est une
atteinte a la Religion et a la foi, c'est une atteinte a la toute puissance de
Dieu et a sa transcendance, c'est un blaspheme en tant que Dieu semble mis au
rang d'objet purement théorique alors que le cheminement vers Dieu
devrait venir exclusivement du cWur, de la foi et de l'amour. C'est ici une
polémique importante et Leibniz, peut être plus que quiconque, est
dans la ligne de mire. En effet, on reproche au Dieu des philosophes
d'être trop éloigné de celui des croyants, mais ce n'est
ici rien d'autre, encore une fois, que la polémique sur l'opposition ou
non de la foi avec la raison. Ce qui est reproché a la théologie
rationnelle c'est sa tendance a faire de Dieu un objet d'argumentation
rationnelle et par conséquent proposer une voie différente de
celle de la croyance. Pour certains, Pascal entre autres, il n'est pas possible
d'aimer ce qui est objet de démonstration, que serait en effet un amour
dont les raisons nous sont données, autrement dit, donner a l'homme les
raisons pour lesquelles il doit aimer Dieu, c'est nier l'amour véritable
que porte le croyant a Dieu, c'est faire de l'amour quelque chose qui est du
ressort de la raison et non du sentiment. Pour Pascal le Dieu des philosophes
ne procure pas de joie et est étranger au sentiment. Nous ne reviendrons
pas sur la position de Leibniz sur la polémique de la conformité
de la foi avec la raison mais nous pouvons cependant indiquer que quelque soit
la force de l'objection de Pascal, il nous faut affirmer que Leibniz n'entend
en rien faire du Dieu des philosophes un Dieu différent de celui des
Ecritures et de la Religion, bien au contraire, il a parfaitement conscience
que la raison ne peut tout expliciter intégralement, preuve en est
certains passages oü il réserve certaines vérités a
la foi, aux <<yeux de la foi >>2, préservant
ainsi une part de croyance même si celle-ci n'est pas sans raison. La
théologie de Leibniz participe donc a la fois de la science et de la
croyance. Il est effet, a la lecture des textes de Leibniz, impossible de
penser que Leibniz puisse subir pleinement la difficulté
soulignée par Pascal, il sera d'ailleurs a propos pour nous qui allons
traiter de l'optimise de Leibniz, de montrer que cette part obscure,
intouchable mais respectée par Leibniz qui concerne la foi pourra
être prise pour un obstacle dans la
1 Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, P.286
2Leibniz, Causa Dei, §144
démonstration de l'optimisme, pour une limite même
dans la volonté de prouver ce que l'optimisme stipule, mais nous y
reviendrons.
Nous pouvons donc voir que plusieurs sortes de preuves de
l'existence de Dieu ont été établies a travers l'histoire
de la pensée: la célèbre preuve ontologique, nommée
ainsi depuis la critique kantienne théorisée par St. Anselme,
sous certains aspects reprise par Descartes, complétée par
Leibniz, les preuves dites cosmologiques mais aussi la preuve par les
vérités éternelles reprise par Leibniz a la suite de St
Augustin et de Malebranche. Remarquons avant d'entrer dans le détail des
différents types de preuves qu'il est d'ors et déjà
possible de distinguer deux manières de prouver l'existence de Dieu, a
savoir en partant de son idée et en étudiant sa nature, son
essence ou en partant du monde, autrement dit du relatif, du contingent qui
présuppose l'existence de l'Absolu.
Commencons par la preuve ontologique, preuve a priori. Elle
est exposée par St. Anselme dans son Proslogion et possède une
valeur fondatrice. En effet, elle réunit la foi et la raison et
représente dans l'histoire de la pensée le cadre de toute
réflexion philosophique sur Dieu chez de nombreux philosophes, notamment
chez Bonaventure, Thomas d'Aquin, Descartes, Spinoza, Leibniz ou même
chez Kant. L'argument ontologique de St. Anselme ne constitue pas a proprement
parler une preuve de l'existence de Dieu, du moins ne se veut-il pas tel. Il
s'agit davantage pour St. Anselme d'une réflexion sur ce qu'il est
possible de savoir sur Dieu: existence, nature de la substance divine et
dénombrement de ses principaux attributs. Il faut noter que cette
<<preuve>> fait référence, touj ours chez le
même auteur, a la grandeur de Dieu, plus qu'à son être
même. En effet, Dieu est définit comme grandeur suprême et
toute la déduction rationnelle a partir de lui repose sur cette notion,
Dieu est <<quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand
>>1. Or ce qui est tel ne pouvant être uniquement dans
la pensée, Dieu existe réellement, c'est-à-dire hors de la
pensée de celui qui se le représente. Pour St. Anselme,
<<être en réalité>> est quelque chose de plus
grand que d'<< être simplement dans la pensée >>,
l'idée de l'être tel qu'il ne peut y en avoir de plus grand
implique donc que celui-ci existe en dehors de la pensée car un
être qui existe réellement mais qui pourrait ne pas exister est
moins grand qu'un être qui existe parce qu'il ne peut pas ne pas exister.
Si l'être le plus grand qui soit possible ne possédait pas une
existence nécessaire, alors il ne serait pas en conformité avec
sa définition. Précisons, en
1 Anselme de Cantorbery, Proslogion, Paris, GF, 1997
guise de commentaire, que dans le Proslogion, St. Anselme
entend mettre la foi en accord avec la raison, la foi étant pour lui ce
qui nous éclaire sur les grandes vérités philosophiques et
théologiques et l'occasion pour la lumière naturelle de nous
faire saisir la relation qui se joue entre l'essence divine et son existence.
Cependant, dans un autre texte, le Monologion, St. Anselme présente ses
arguments en faveur de l'existence de l'être le plus parfait sans avoir
recours aux Ecritures, il établit l'existence de Dieu avec l'aide de la
seule raison, en un acte relevant de la seule intelligence nous
révélant ainsi que la foi n'est pas la seule puissance a pouvoir
nous démontrer l'effectivité de l'être tel qu'il ne peut y
en avoir de plus grand. Quoi qu'il en soit, peu importe la voie
empruntée, foi ou raison, elles font toutes les deux font
référence a l'idée d'un Dieu dont l'existence est une
suite de son essence. Face a l'objection classique selon laquelle cette preuve
n'établit en rien l'existence de Dieu hors de notre pensée,
Descartes répondra, puisqu'il reprend la preuve ontologique a sa
manière, que si notre pensée n'impose en effet aucune
nécessité aux choses, elle exprime, lorsqu'elle est pensée
vraie, la nécessité des choses. Jalabert écrit a ce
sujet:
<<Sans avoir l'intuition de l'essence divine, sans
apercevoir dans cette intuition l'aséité de Dieu, notre
pensée éclairée par la vérité,
c'est-à-dire par Dieu, concoit par une idée la souveraine
perfection et comprend qu'à cette nature parfaite une existence
réelle actuelle appartient nécessairement.
>>1
Cependant, chez Descartes la preuve ontologique n'est pas
similaire a celle de St. Anselme. L'apparition de l'idée innée de
Dieu n'est plus le fait d'une illumination par la substance infinie, c'est la
lumière naturelle chez Descartes qui, même si elle est d'origine
divine, est seule responsable de l'acte d'intellection qui, guidé par
l'attention et la méthode du doute, fait se dévoiler
l'idée de Dieu, mise dans notre âme par Dieu lui-même lors
de la création. Le maître mot de Descartes dans ces
matières est <<intuition>> et avec lui cette intuition
devient humaine et non pas uniquement le privilège de l'être tout
puissant. Plus particulièrement, la preuve ontologique
cartésienne part de l'idée de Dieu mais n'en cherche pas la cause
comme c'est le cas pour les deux autres preuves que Descartes apporte. En
effet, la preuve de l 'existence de Dieu par l 'idée du parfait
énonce ceci : nous avons en nous plusieurs idées, la question qui
se pose lorsqu'on applique la méthode cartésienne, le doute
méthodique, consiste alors a se demander si a chacune des ces
idées il faut y faire nécessairement
1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960, P.72
correspondre un objet qui soit extérieur a notre
pensée. La réponse de Descartes est la suivante: il n'y a qu'une
seule idée qui nous oblige a le faire, l'idée d'un être
parfait, l'idée de Dieu. La démonstration s'effectue de la
manière suivante: toute idée doit avoir une cause et cette cause
doit avoir au moins autant de réalité que ce qu'exprime
l'idée même, par conséquent, pour l'idée de Dieu,
nous ne pouvons en être nous-mêmes la cause car comment un
être imparfait pourrait il trouver en lui assez de réalité,
assez de force pour former l'idée de perfection infinie? Il faut donc
que cette idée ait été mise par Dieu en notre âme
dès l'origine, ce qui est prouver l'existence de Dieu hors de notre
pensée. La même <<méthode>> est utilisée
pour la preuve de l 'existence de Dieu par la contingence du moi,
c'est-à-dire qu'ici encore il faut rechercher la cause de l'idée
de Dieu en nous qui se trouve être le fait que la création toute
entière (et tout ce qui y est contenu) ne possède pas en
elle-même sa raison d'être et qu'elle est donc causée par
une cause extérieure et transcendante qui est, elle, causa sui.
La preuve ontologique chez Descartes part donc de
l'idée de Dieu mais n'en cherche pas la cause, au contraire, il s'agit
d'en développer les implications: dans l'idée de l'être
souverainement parfait se trouve enveloppée l'idée de son
existence car l'existence étant une perfection et la non-existence une
imperfection, on doit conclure que Dieu, l'être possédant toutes
les perfections, existe nécessairement.
Avant de voir la position de Leibniz sur la preuve
ontologique, remarquons que Malebranche s'oppose a Descartes. Selon lui l'homme
ne saurait avoir l'idée de l'infini en lui car son entendement
étant fini, il ne peut posséder en lui une modalité
infinie. Cette thèse de Malebranche tient a la particularité de
sa doctrine de la vision en Dieu. En effet selon cette doctrine la
créature n'est pas a elle-même sa propre lumière, quand la
créature pense, elle pense par les idées de Dieu et voit toutes
choses en Dieu, par conséquent lorsqu'elle pense a Dieu, elle voit Dieu
même si elle n'en saisit pas toute l'essence. Dieu est donc l'objet
immédiat interne de la créature lorsque celle-ci le concoit en
pensée. Précisons quelque peu la pensée de Malebranche: Si
celui-ci en vient a théoriser une telle doctrine cela tient a plusieurs
raisons dont la première se trouve être que les créatures,
lorsqu'elles apercoivent un objet extérieur, ne l'apercoivent pas par
lui-même mais par l'intermédiaire d'une idée correspondante
; la seconde raison étant que Malebranche refuse tout autre mode de
représentation des choses extérieures que celui qui consiste a
faire dépendre totalement l'intellection et la sensation de Dieu. Dans
La recherche de la vérité, Malebranche nous expose les diverses
manières qu'il est possible de concevoir lorsqu'il s'agit de se
représenter
les choses extérieures, il nous donne six
possibilités et pour chacune d'elles pose la question de l'origine des
idées, par exemple est ce que les idées sont produites par notre
âme ou bien sont elles produites en même temps que notre âme
lors de la création. Malebranche s'attache a déconstruire les
unes après les autres les diverses conceptions pour finir par nous
révéler sa propre penser dans la sixième hypothèse:
nous voyons les choses en Dieu. Exposer sommairement ici ces divers moyens
ainsi que leur critique nous aidera a comprendre un peu mieux le propos de
Malebranche1:
- Il n'est pas possible pour Malebranche que les idées
viennent des corps car selon lui il n'est pas concevable, contre les
péripatéticiens, que des corps envoient des
<<espèces qui leur ressemblent>> sans par la même
devenir moindre.
- Il n'est pas possible que l'âme produise
d'elle-même les idées des choses auxquelles elle pense. Cette
opinion résulte de l'idée selon laquelle l'âme est faite a
l'image de Dieu et donc aurait la capacité de produire et
d'anéantir les idées des choses (autrement dit les susciter par
elle-même). Penser cela, selon Malebranche c'est dire que l'âme est
capable de créer des êtres plus nobles et plus parfaits que le
monde créé par Dieu (il fait des idées des êtres
réels, plus nobles que les corps). C'est en fin de compte quelque chose
d'illusoire de penser cela et il en est ainsi parce que les hommes, voyant
qu'ils ont a l'esprit les idées des choses quand ils le veulent,
s'imaginent que ces idées sont présentes selon leur bon vouloir,
que leur volonté est la cause de leurs apparitions dans l'esprit.
- Il n'est pas vrai non plus que Dieu ait produit les
idées en même temps que notre âme. Malebranche s'oppose ici
a la théorie des idées innées. Cet argument n'est pas
vraisemblable car il existe un autre moyen, beaucoup plus simple, pour
expliquer comment l'âme voit les choses. La création des
âmes avec toutes ses idées va contre la simplicité des
voies de même qu'il n'est pas possible que Dieu produise les idées
a chaque fois que nous pensons a un objet.
- Il n'est pas possible que l'âme voit l'essence et
l'existence des objets uniquement en considérant ses propres
perfections, c'est une chose réservée a Dieu seul. L'âme ne
peut pas se représenter d'elle-même les choses, ce serait faire
d'elle un monde intelligible bien plus noble que ce qu'elle est capable de
concevoir, ce serait la mettre au-dessus de la création du monde et
concevoir que l'âme n'a besoin que d'elle-même pour voir et
connaItre les choses. Ce n'est donc ni en soi ni par soi que l'âme peut
voir les choses, elle est dépendante d'une autre puissance.
1 Malebranche, La recherche de la vérité, Paris,
Vrin, 1946, T.3, II
- En réalité l'âme voit toutes choses en
Dieu. Celui-ci est en effet uni a chacune des âmes, il est directement
présent a elles et représente en quelque sorte le
<<lieu>> des esprits. Si Dieu a procédé ainsi a
l'origine au lieu de créer une infinité d'idées dans
chacune des âmes c'est essentiellement parce que Dieu s'est
proposé de créer le monde en utilisant les voies les plus simples
tout en se proposant de grandes choses (c'est ainsi qu'avec la seule
<<étendue>> Dieu produit tout ce que nous pouvons
<<voir>> dans la nature), Dieu est en effet plus parfait s'il
crée des grandes choses par des voies simples que s'il crée de
grandes choses par des voies multiples et compliquées.
Dieu ayant en lui les idées de toutes les choses qui
sont créées, la spécificité de cette doctrine est
donc que nous connaissons en Dieu et sentons par Dieu (nous voyons en Dieu mais
nous n'avons pas en Dieu les sentiments, c'est Dieu qui agit sur nous dans ce
cas précis), les sensations que nous avons sont le résultat ou
l'effet des idées que Dieu imprime dans notre âme. Qu'en conclure
sinon que l'origine de toutes nos idées est entièrement divine et
soumise intégralement au bon vouloir de Dieu. Cette philosophie s'oppose
donc a la fois aux empiristes pour qui les idées ont une origine
extérieure, l'expérience et aux innéistes comme Descartes
pour qui les idées sont en nous et nous invite a conclure que le monde
matériel ne nous affecte pas, que nous ne pouvons même pas en
démontrer l'existence car toutes les impressions que nous pouvons en
avoir sont en réalité le résultat de l'action de Dieu sur
nous qui imprime directement sur notre âme les sensations correspondantes
liées au corps (Dieu joint la sensation a l'idée lorsque les
objets sont présents), lui-même matériel et par
conséquent tout aussi indémontrable puisqu'il ne saurait y avoir
de lien entre notre âme qui est immatérielle et les choses
matérielles.
Au final, chez Malebranche la connaissance rationnelle, mais
aussi la connaissance sensible ont leur fondement en Dieu, il n'y a plus
d'argument servant a démontrer l'existence de Dieu, plus de
déduction a partir d'une idée innée, l'existence de Dieu
est une évidence due a la théorie de la vision en Dieu et a
l'appréhension de l'infini de manière directe.
Quelle est la position de Leibniz en ce qui concerne la preuve
ontologique de l'existence de Dieu? Dans nombre de texte, Leibniz fait des
reproches a Descartes sur l'insuffisance de sa formulation de l'argument mais
également a Malebranche, surtout sur le fait qu'il fait intervenir sans
cesse Dieu dans la création pour produire les idées
correspondantes aux objets présents aux créatures, selon lui
Malebranche aurait mal compris l'exigence de la simplicité des voies
dans la création et Leibniz trouve son hypothèse de l'harmonie
préétablie plus
digne de Dieu que celle des causes occasionnelles
théorisée par Malebranche. Mais pour ce qui est de Descartes,
Leibniz pense que l'argument ontologique est de manière
générale imparfaitement établi, il convient donc de le
compléter a la lumière des principes de la logique. Le reproche
que fait Leibniz a Descartes dépend de sa conception de l'<<
intuition >>, plus explicitement, Leibniz lui reproche de penser qu'il
suffit de comprendre ce dont on parle pour avoir l'idée de la chose en
question. En ce qui concerne Dieu, Descartes se fie a la prétendue
évidence d'une intuition pour ensuite en déterminer l'essence. La
théorie de la connaissance de Leibniz s'oppose a celle de Descartes en
ce que pour Leibniz, il y a idée d'une chose lorsque ce qu'elle implique
n'est pas contradictoire, c'est-à-dire lorsque ce qu'elle désigne
est logiquement possible ou ne manifeste aucune absurdité. Or, la
possibilité de l'idée d'un être parfait n'a pas
été démontrée par Descartes selon Leibniz. Leibniz
rejette le recours de Descartes a l'intuition, il lui demande de
démontrer l'accord de la pensée avec l'être. Etablir
qu'à notre notion d'être parfait, un possible correspond, c'est
voir si ce concept n'enveloppe aucune contradiction. Prenons un exemple:
l'idée du nombre le plus grand de tous ou de la figure la plus grande
parmi toutes les figures. Plusieurs seraient d'avis que nous possédons
l'idée du nombre des nombres car nous comprenons effectivement ce dont
il s'agit, cependant, pour Leibniz nous n'avons pas une telle idée car
elle implique contradiction: a une grandeur possible, il est toujours possible
d'en rajouter une autre qui la fasse devenir supérieure a la
première. Si l'idée du plus grand des nombres est contradictoire,
il y a lieu de douter selon Leibniz si l'idée du plus grand de tous les
êtres n'est pas elle-même sujette a contradiction:
<<De même quoique je sache ce que c'est que
l'être et ce que c'est que le plus parfait, néanmoins je ne sais
pas encore pour cela s'il n'y a une contradiction cachée a joindre tout
cela ensemble (...). >>1
Malgré le fait que l'on sache parfaitement ce que c'est
que l'être et ce qu'on entend par le plus parfait, on ne sait pas si
l'union des deux peut former une idée qui soit possible au sens
leibnizien, qui soit sans contradiction et qui par là même nous
révèle la possibilité d'un tel être.
Leibniz inverse donc le rapport de force, c'est de la
possibilité désormais que l'on peut déduire la
clarté et la distinction, la possibilité <<
s'établit par l'analyse complète des notions;
1 Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes,
<<Lettre a Elisabeth de 1678 >>, Paris, GF, 2001, P.156
si, décomposée en ses éléments
simples, la notion ne laisse apparaItre aucune contradiction, on en conclut
qu'elle est possible. Ainsi la possibilité s'établit d'une
manière négative, par la constatation d'une non-contradiction,
d'une <<non-impossibilité. >> >> 1 C'est donc
l'impossibilité qui est en réalité démontrable.
Dans l'article <<Que l'être tout parfait existe
>>2, Leibniz nous expose les deux conditions pour qu'un tel
être soit possible: l'idée de perfection ne doit pas être
contradictoire, il doit donc exister des qualités susceptibles d'un
suprême degré et toutes les perfections doivent être
compatibles. Selon Leibniz et sa <<caractéristique
universelle>> les perfections sont compatibles et peuvent par
conséquent appartenir a un seul et même être, ce qui rend
possible l'idée d'un être parfait.
Cependant, la possibilité de l'être tout parfait
étant établie, il faut encore prouver son existence. Comme la
simple évidence de son existence ne saurait suffire, il faut donc se
demander si l'existence figure aux nombres des perfections et si oui, alors
Dieu, l'être possédant toutes les perfections, existera. C'est ici
un moment décisif, particulièrement important pour la
compréhension de la spécificité du système
leibnizien, notamment dans ce qu'il nous introduit directement dans une
polémique sur la notion d'<< existence >>. Or, il est
curieux au premier abord de voir que Leibniz ne définit pas la notion
d'existence, mieux, il la dit indéfinissable pour la simple et bonne
raison qu'elle est pour lui une notion simple et que la définir
reviendrait a en compliquer la compréhension. Mais comment Leibniz peut
il dès lors nous montrer que Dieu existe s'il ne nous dit pas auparavant
ce que c'est que l'existence? Il nous le montre en introduisant une des
idées chères a son système: la prétention de
l'essence a l'existence proportionnellement a son degré de perfection.
Nous étudierons plus tard et plus en détail le mécanisme
qui s'exerce dans le passage de l'essence a l'existence, ici concentrons nous
sur le fait que, pour établir que l'existence est une perfection,
Leibniz fait appel au principe de proportionnalité entre l'essence et la
prétention a exister. Nous pouvons remarquer que Leibniz n'énonce
pas ce principe pour l'appliquer uniquement a l'essence divine, cette
prétention concerne au contraire toutes les essences, donc y compris
celles qui se trouvent dans l'entendement divin, il explique d'ailleurs
pourquoi certaines essences parviennent a l'existence et d'autres non. C'est
ici encore une formidable manWuvre pour rapprocher le créateur et le
créé, le nécessaire et le contingent, l'infini et le fini.
L'essence divine enveloppe donc une exigence d'existence et cette exigence est
d'ailleurs première et la plus a même de faire exister son sujet
puisque Dieu est l'être
1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960 2Leibniz, Discours de métaphysique et autres
textes, Paris, GF, 2001, P.95
infiniment parfait et qu'une essence prétend d'autant
plus a l'existence qu'elle possède de perfection. Il faut même
dire qu'en Dieu, exigence d'existence et existence en viennent même a se
confondre puisque rien ne peut empêcher Dieu d'exister. En Dieu,
l'essence et l'existence actuelle son une seule et même chose alors que
pour les possibles contingents, présents dans son entendement, l'essence
peut être dite identique a l'existence virtuelle puisqu'une essence peut
venir a l'existence si Dieu la choisit (les essences ne sont donc pas des purs
riens, puisqu'elles ont une modalité d'être dans l'entendement de
Dieu). Jalabert reproduit l'argumentation de Leibniz pour montrer que
l'exigence de l'essence se confond avec son existence de la manière
suivante:
<<Si l'existence était autre chose que l'exigence
de l'essence, elle viendrait en quelque sorte s'ajouter a l'essence de la
chose, dès que cette chose s'actualise. Dans ce cas, l'existence aurait
elle-même une essence, qui lui serait propre et qui complèterait
l'essence de la chose qui existe. Il faudrait se poser, a propos de l'essence
de l'existence, la même question que pour les autres essences, et se
demander si elle existe et pourquoi elle existe plutôt qu'une autre.
>>1
Ce raisonnement nous invite a préciser davantage la
pensée de Leibniz notamment en la mettant en parallèle avec la
critique kantienne sur le caractère non-analytique de l'existence. Nous
disions donc que la raison de l'actualisation de l'essence était sa
prétention même a exister suivant son degré de perfection,
or Kant n'admet pas le caractère analytique de l'existence, pour lui,
l'affirmation d'existence est synthétique c'est-à-dire qu'elle
est un donné issu de l'expérience, de la sensibilité; sans
intuitions les concepts sont vides, or c'est précisément ce qui
se passe avec l'affirmation de l'existence de Dieu. Kant refuse donc le passage
de la simple possibilité logique a la possibilité d'exister
commune il refuse tout autant de déduire l'existence de l'essence.
Cependant, qu'il nous soit permis de dire que Leibniz se situe a un autre
niveau car pour lui l'existence est un prédicat de l'essence. Par
conséquent, qu'elle soit virtuelle (pour les possibles contingents dans
l'entendement divin) ou actuelle, l'existence est contenue analytiquement dans
l'essence et cette inhérence est d'ailleurs prise comme raison de
l'existence des choses. L'exigence infinie de l'essence divine explique dans un
premier temps l'existence de Dieu puisque Dieu existe nécessairement en
vertu de son essence qui possède une exigence d'être infinie. Par
suite,
1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960, P.89
l'exigence de toute essence fait que toutes prétendent
a l'existence et contiennent en ellesmêmes la raison de leur existence
possible: leur tension vers l'être. A cela, nous le verrons, s'ajoute le
choix divin des possibles, mais nous pouvons d'ors et déjà voir
que les essences ne sont pas passives dans l'entendement divin mais au
contraire dynamiques et que par conséquent Dieu ne saurait faire
abstraction de leurs revendications et choisir arbitrairement, sans examen, le
système de compossibles qui parviendra a l'existence en acte. Au final,
avec sa théorie de l'exigence d'existence des possibles, Leibniz veut
nous faire comprendre la raison de l'existence nécessaire de Dieu,
même si son aséité nous reste cachée.
Ce qui vient d'être dit sur la démonstration de
l'existence de Dieu a été le fruit d'une déduction a
priori a partir de son idée, nous sommes donc partis de l'idée de
Dieu et avons établi que son existence était une suite logique de
son essence. Il est temps d'aborder une seconde catégorie de preuve, de
passer a ce qu'on appel une argumentation cosmologique de l'existence de Dieu.
Ici, les preuves procéderont a partir de la considération des
choses créées. Selon Leibniz cette seconde sorte de preuve est
plus naturelle pour l'homme et a sa manière de raisonner. En effet,
l'attention de l'homme est davantage portée sur le sensible, par
conséquent le fait de partir du sensible pour remonter a
l'inconditionné représente une démarche moins complexe
pour l'homme commun qui n'est pas habitué a raisonner de manière
a priori (c'est d'ailleurs un souci constant chez Leibniz de s'adresser a ses
interlocuteurs en prenant en considération leur capacité a
raisonner de manière a priori ou non, préférant la voie a
posteriori si ceux-ci ne sont pas d'habiles penseurs comme Arnaud peut
l'être lorsqu'il s'adresse a lui dans le Discours de metaphysique). La
preuve primitive de l'existence de Dieu est donc cosmologique, elle a en effet
la force d'être a portée de tous et ne nécessite pas a
proprement parler de démonstrations rigoureuses comme pour la preuve
ontologique, elle se contente d'une réflexion a partir du monde
physique. De manière générale, la preuve cosmologique nous
fait prendre conscience de la nécessité de supposer un être
nécessaire étant donné le caractère contingent du
monde physique. Cette preuve est en quelque sorte première a
l'entendement humain et nous invite a la découverte de la preuve
ontologique. Même si l'établissement des diverses preuves
cosmologiques de l'existence de Dieu ne rentre pas tout a fait dans notre
discussion sur l'idée de Dieu (bien qu'elle y conduise), il convient
cependant d'en dire quelques mots.
Ici encore, c'est le principe de raison qui fonde la preuve
cosmologique, elle prend une premiere forme a travers la preuve de l'existence
de Dieu par l'exigence d'un premier
moteur. De la méme manière que St. Thomas le
fait dans sa Somme contre les gentils1, Leibniz, dans le <<De
arte combinatoria>> de 1666 s'appuie sur le principe
aristotélicien selon lequel tout ce qui est mu est mu par autre chose.
Ainsi, de deux choses l'une, ou bien ce qui meut est mobile ou bien immobile,
s'il est immobile, alors il faut poser l'effectivité d'un moteur qui ne
soit pas en mouvement et qu'Aristote nomme Dieu; si le moteur est lui aussi en
mouvement, alors il faut remonter a l'infini la chaIne des moteurs, mais ne
pouvant remonter cette chaIne a l'infini, il faut poser un premier moteur
immobile.
Quelle utilité peut avoir une telle preuve dans le
système leibnizien? Nous avons déjà dit qu'elle est un bon
moyen pour le vulgaire d'accéder a une vérité essentielle
sans pour cela supposer chez lui une quelconque spécialisation dans les
matières logiques et métaphysiques, mais nous pouvons
également dire que la preuve par le mouvement est un argument qui permet
a Leibniz de combattre ceux qui pensent que l'explication mécaniste du
monde est suffisante par elle-méme. Ici, Leibniz se fait le conciliateur
de la science et de la religion. Si certains disent que la science
éloigne de Dieu, c'est uniquement parce qu'ils ne poussent pas assez
loin leurs réflexions et ne se rendent pas compte que le
mécanisme méme suppose le finalisme. Leibniz pense donc
qu'<< un peu de science éloigne de Dieu, mais que beaucoup y
ramène>> et que ce qui éloigne de Dieu, c'est la physique
nouvelle, celle de Descartes notamment, qui rejette les causes finales et qui
explique tous les phénomènes par des lois mécaniques.
Jalabert écrit a ce sujet:
<<Le mécanisme se passe en effet du recours a
Dieu dans le détail de son analyse des phénomènes ; mais
le vrai savant ne s'arrête pas là, il veut fonder en raison le
mécanisme luiméme, et c'est dans la recherche de la raison ultime
des phénomènes qu'il rencontre Dieu. >>2
Le danger du mécanisme est qu'il conduise a
l'athéisme, or cela Descartes est loin de le vouloir. Cependant, il
concoit le mécanisme comme auto suffisant parce que pour lui le
finalisme, la finalité de Dieu est impénétrable pour
l'homme. La particularité de Descartes est qu'il érige le
mécanisme en ontologie après avoir opéré une
scission entre la pensée et la matière, dès lors, l'unique
<<fonction>> de Dieu et donc de la métaphysique est de
fournir l'explication de l'origine de l'étendue et du mouvement. Face a
cela, Leibniz pense que le mécanisme ne peut être auto suffisant,
la physique appelle une métaphysique selon l'exigence méme du
principe de raison car la sphère des causes efficientes n'est qu'une
1 St. Thomas d'Aquin, Sommes contre les gentils, I, 13, Paris,
GF, 1999, P.165 et suivantes
2 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960, P9
sphère régissant les apparences et
déjà dans cette sphère, de l'intelligible (puisque la
matière n'est pas uniquement matérielle mais également
spirituelle), et du finalisme se manifestent a celui qui possède l'Wil
du savant. Jalabert conclut sur ce point:
<<Leibniz ne se contente pas de recourir a la
métaphysique et a Dieu pour en fonder la vérité; il s'y
réfère pour compléter l'explication du physicien et pour
accéder a une vision plus réelle et plus profonde des choses.
>>~
Une seconde preuve de type cosmologique, déjà en
partie exposée avec Descartes plus haut, se trouve être la preuve
par la contingence, elle énonce ceci: la matière mais aussi les
substances ainsi que leurs états respectifs sont contingents,
c'est-à-dire que tous n'ont pas la raison de leur existence en
eux-mêmes. La contingence est aussi affirmée par Leibniz au sens
précis et propre qu'il en donne, c'est-à-dire au sens oü la
non-existence de la matière, des substances, de leurs états, est
tout a fait concevable, autrement dit possible ou non contradictoire. En effet,
toutes les choses qui n'ont pas leur existence enveloppée dans leur
essence sont contingentes. Par conséquent, seul Dieu est
nécessaire, toute autre essence étant soumise au calcul divin et
a son choix dans la détermination du meilleur des mondes possibles.
Cet argument a lui aussi le mérite de nous
élever par la réflexion jusqu'à l'origine radicale de
toute chose en ce qu'il thématise un monde n'ayant pas sa raison
d'exister en lui-même et nous invite donc a poser que la raison du monde
est extérieure au monde lui-même, c'est-à-- dire dans un
être transcendant.
Leibniz donne en réalité plusieurs moyens de
prouver la contingence du monde, il fait une liaison comme nous venons de le
voir entre le caractère fini de l'univers et des choses dont il est
composé et le caractère contingent de l'existence mais il donne
une seconde manière et cette fois-ci pose un lien entre la contingence
et le choix, celui de Dieu lorsqu'il crée le monde. Dieu étant
l'intelligence par excellence, il a dans son entendement une infinité de
possibles qui peuvent potentiellement former des mondes possibles eux
mêmes légions. La contingence du monde suppose le choix entre
plusieurs possibilités et une intelligence infinie qui puisse aller a
tous le possibles, par conséquent une volonté qui crée en
connaissance de cause et dont la puissance n'est pas empêchée.
1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960
Qu'il nous soit permis de faire ici une comparaison avec St.
Thomas qui apportera un peu plus de lumière sur la notion de contingence
chez Leibniz. Pour St. Thomas, la contingence repose sur l'expérience du
devenir, sur la possibilité d'être et de n'être plus dans le
temps, par conséquent, est contingent ce qui peut périr et
nécessaire ce qui est éternel. Avec Leibniz, la contingence par
excellence, n'a rien a voir avec le temps, bien plus, elle est affaire de
logique et repose sur le principe de contradiction: une chose est dite
contingente lorsque la pensée de son non-être n'implique pas de
contradiction dans la pensée (par exemple il est contingent d'être
en train d'écrire cette phrase parce que l'on peut tout a fait penser
qu'elle aurait pu ne pas être écrite), sinon elle est
nécessaire (il est nécessaire que deux et deux fassent quatre et
non cinq).
Pour terminer sur les preuves de l'existence de Dieu, abordons
la preuve par lafinalite, plus ou moins similaire a la preuve par la
contingence, que Leibniz reprend avec sa théorie de l'harmonie
préétablie. Ce qu'elle a de similaire avec la preuve par la
contingence, c'est le fait qu'elle énonce également que le
mécanisme de la sphere des causes efficientes ne possède pas sa
raison d'être et soit par conséquent dépendant d'une autre
sphere qui l'englobe et la dirige, celle des causes finales comme nous l'avons
dit. L'harmonie préétablie fait état de plusieurs choses,
elle montre que les substances sont plus ou moins guidées vers le bien
lorsqu'elles agissent même si elles sont souvent abusées par les
passions et le manque de réflexion; elle énonce également
que le règne des causes finales s'accorde avec celui des efficientes,
preuve en est ce que l'on vient de dire sur la tendance vers le bien mais
également parce que l'ordre des causes finales est lui-même
subordonné a la dynamique des possibles dans l'entendement divin
(lesquels manifestent une tendance et forment un dessein, une
réalisation). Enfin, le fait même que pour Leibniz et selon sa
théorie de la substance, il n'y ait pas d'interaction entre les
substances et entre les substances et leur corps nous montre que le
mécanisme de l'action et de la passion se situe a une autre
échelle, a savoir au niveau des raisons que Dieu a de faire agir cette
substance et pâtir celle-ci, au niveau même des essences qui dans
les idées de Dieu <<demande avec raison que Dieu en réglant
les autres des le commencement des choses, ait égard a elle >>. 1
De plus, la force de cette preuve réside assurément en ce qu'elle
nous fait supposer un être infiniment parfait ayant le pouvoir, la
sagesse et la bonté nécessaire pour créer, faire se tenir
et se réaliser l'harmonie universelle.
Jalabert écrit au sujet de la proximité entre la
preuve par la contingence et celle par l'harmonie préétablie:
1 Leibniz, Monadologie, §51, Paris, Delagrave, 1998
<<La preuve par l'harmonie préétablie ne
met pas l'accent sur l'existence des choses, mais sur leur ordre: elle fait a
son tour appel a l'intelligence et a la volonté d'un être premier
et absolu. Dans les deux cas le choix ne peut être qu'un choix infiniment
sage. Les deux arguments ne diffèrent guère que par leur point de
départ dans l'expérience: la contingence de l'existence et
l'ordre. >>1
Terminons avec la preuve a priori par les
vérités éternelles, présente dans toute la
tradition chrétienne, notamment chez Augustin et Malebranche. Leibniz
reprend cette preuve dite du <<Dieu-Vérité>> et fait
de Dieu le garant de la vérité. En quel sens? Leibniz s'oppose
ici a Descartes sur un point capital : pour Descartes les vérités
éternelles sont des créatures, c'esta-dire qu'elles sont
créées par Dieu. A la différence du Dieu de Leibniz, le
Dieu de Descartes ne possède pas d'entendement, lieu des essences, tout
dépend de sa volonté. Pour Leibniz, les vérités
éternelles dépendent de Dieu parce qu'elles se trouvent dans son
entendement, elles font parties de Dieu, de son essence, de sa
possibilité. Sans Dieu, il n'y a plus rien de possible, plus de
vérités puisque les vérités sont en Dieu, mais
celles-ci conservent leur modalité d'être dans le sens oü
elles sont incréées et qu'elles ont donc une existence
quasiindépendante du vouloir de Dieu, elles ont la même origine
que Dieu, l'éternité, leur raison d'être est Dieu
lui-même tandis qu'avec Descartes, les vérités
éternelles n'ont pas de modalité d'être ni non plus de
raison d'être. Au sein du monde, la créature intelligente
s'apercoit également qu'il existe des vérités
nécessaires et en vient a se demander leur origine étant
donné la contingence du monde dans lequel elle se trouve, il parvient
sans peine a s'élever jusqu'au fondement du monde et en infère
que tout, même la vérité, trouve sa raison en Dieu.
La place de cette preuve peut être dans les deux
catégories de preuves relevées : a priori (de l'idée de
Dieu a ses conséquences) ou a posteriori (a partir du monde). En effet,
elle est considérée comme une preuve a priori étant
donné la nature de la théorie de la vérité (les
vérités ont leur fondement dans l'entendement divin) mais elle
peut aussi être classée parmi les preuves cosmologiques
étant donné que la preuve par les vérités
éternelles constate l'effectivité d'un monde contingent et de
choses contingentes mais qui ont pour autant une essence qui leur correspond
dans l'entendement de Dieu, essence éternelle et nécessaire, et
infère l'existence d'un être fondateur de ces
vérités, Dieu.
1 J. Jalabert, Le Dieu de Leibniz, Paris, Presse Universitaire de
France, 1960, P.117
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