8/ La subordination n'est pas une négation du
subordonné, la foi demeure intacte même enveloppée par la
raison. La raison est un chemin vers Dieu.
Nous pouvons voir qu'il s'exerce une subtile relation entre la
raison et la foi: malgré la capacité de la raison bien pensante a
défendre la foi et ses mystères, il faut dire que la raison ne
peut en aucun cas parvenir a remplacer la foi et par là méme
parvenir a une complète compréhension de ses objets. Dans son
entreprise de défense, la raison ne pénètre pas l'essence
du mystère, elle possède des arguments réfléchis
qui lui ont fait embrasser le mystère et qui lui permettent, en cas
d'objections, de satisfaire aux démonstrations qui entendent montrer le
contraire de ce qu'elle défend. Comme nous l'avons dit plus avant, la
raison ne cherche pas l'évidence en matière de défense de
la foi, elle cherche davantage et méme uniquement la sauvegarde de
celle-ci. Malgré sa grande force, la raison, pourtant très
dominatrice chez Leibniz, laisse la foi demeurer intacte, non seulement parce
qu'elle assure sa défense (et qu'elle ne l'attaque pas) mais aussi parce
qu'elle la laisse subsister, vierge de tout contenu visant a une
rationalisation complète. Le but de la raison est de rester a sa place
de protectrice, elle ne doit pas, sous prétexte qu'elle remporte les
disputes contre les objecteurs, s'enorgueillir et penser qu'elle peut investir
totalement la foi et ses objets comme si elle les fondait intégralement,
sous peine de faire preuve de témérité et de n'avoir par
la suite plus aucun crédit aux yeux des théologiens et des
croyants et de donner des raisons de décrier la raison a ceux qui
pensent qu'elle ne doit pas <<s'occuper>> de théologie. La
raison fait donc ici figure de
~ Discours, §42
gardienne, protégeant ce qui est difficilement
intelligible des agressions extérieures provenant d'ambitions non
fondées, des passions, de la déraison.
Brunner écrit d'ailleurs a ce sujet: <<Il est
légitime de soutenir le dogme, mais a condition qu'en lui-même il
n'en soit pas affecté. Le dogme, a supposer que son objet soit
réel, se soutient véritablement d'en haut et non d'en bas, et la
foi peut s'appuyer sur des raisons humaines, mais non pas se nourrir d'elles.
>>1
Brunner affirme clairement l'indépendance absolue de la
foi et de ses dogmes, même a l'égard de la raison. Cette
indépendance résulte d'une double exigence, sensible dans la
citation que nous venons de reporter:
- Le défenseur de la foi et de ses mystères,
même si il a parfaitement le droit de se mêler des
polémiques d'ordre théologiques et de défendre les dogmes
qu'il sait être révélés car fondés sur de
bonnes raisons, ne doit cependant pas nuire aux dogmes eux-mêmes en les
réduisant a des formules rationnelles de part en part. En d'autres
termes, il doit les laisser mystérieux, c'est-à-dire tels qu'ils
sont, les défendre, non les conquérir (le défenseur, fort
de ses anciennes réussites pourrait en effet vouloir encercler
totalement le dogme et le prouver a force de démonstration, mais il
tenterait là quelque chose d'impossible pour tout esprit
créé non relevé et se placerait davantage du
côté des opposants au dogme que de celui oü l'on entend
simplement le sauvegarder tel qu'il est; la raison n'est donc jamais vierge de
dérapages et de vaines prétentions).
- Face a cela, il faut considérer le dogme en
lui-même. Sa nature est telle que la raison ne peut, quelque soient ses
prétentions, le comprendre dans sa totalité, si bien que sa
raison d'être ne peut être prouvée par les seules forces de
la raison. Lorsque Brunner dit que le dogme <<se soutient d'en
haut>> il souhaite par là signifier que le mystère a sa
raison dans l'entendement divin, siège des vérités
éternelles. Par conséquent, les raisons <<d'en bas
>>, c'est-à-dire les raisons que l'homme allègue dans la
défense du dogme ne sont que des raisons subsidiaires mais qui ne
s'écarte pas pour autant de la vérité. Cependant, si les
mystères sont fondés dans l'entendement de Dieu et dans
l'harmonie universelle, les raisons humaines nous font déjà
goüter légitimement a la justification totale de tout ce qui est
mais qui ne sera pleinement effective que dans l'autre vie. Voilà
pourquoi il est dit que la foi peut s'appuyer sur des raisons humaines parce
que celles-ci, grace a la force de la raison humaine, peuvent soutenir son
1 F. Brunner, Etudes sur la signi~ication historique de
laphilosophie de Leibniz, Paris, Vrin, 1950, P.248-249
fondement en montrant comment il est possible que les dogmes
entrent dans le dessein de Dieu sans introduire de l'arbitraire dans la
création, mais la foi en elle-même ne peut <<exister>>
uniquement d'après ces raisons, elle suppose un fondement autrement
intelligible, un fondement transcendant la raison humaine. C'est d'ailleurs
pour cela que la religion, comme les dogmes semblent être acceptés
par Leibniz comme des faits, la raison venant s'y ajouter pour les
défendre et suivant ce qui résulte des disputes, les
déclarer comme révélés ou non.
Par conséquent, même si pour Leibniz il n'y a que
la création, l'incarnation et quelques autres actions de Dieu qui soient
vraiment des miracles et que les autres ne sont miracles que comparativement et
relativement a nous - de la même manière que nos actions peuvent
être miraculeuses aux yeux des bêtes si il était en leur
pouvoir de faire réflexion sur elles - il n'en demeure pas moins vrai
qu'on puisse douter que la seule raison suffise a faire prendre conscience des
vérités de la foi, car comme nous l'avons montré, elle ne
doit pas et de toute facon ne peut pas épuiser le contenu de la foi,
uniquement intelligible dans l'entendement de Dieu (tout ce qui est a sa raison
d'être dans l'entendement de Dieu car tout est fondé en raison,
même les miracles).
Ainsi donc, ce qui nous semblait auparavant être une
subordination de la foi a la raison du fait de l'extrême exigence du
principe de raison se révèle être une relation complexe
entre deux partenaires oü la subordination n'est certes pas absente mais
oü le subordonné n'est pas pour autant nié. Dans le cas
présent, la raison semble tout d'abord vouloir s'approprier tout le
pensable, tout le possible et le domaine de la foi ne fait pas exception a la
règle mais il se révèle que son entreprise relève
davantage de la défense que de la démonstration, de la protection
que d'une volonté de prouver son objet. Brunner écrit:
<<Dans ces conditions, l'intelligence ne supprime point
le mystère, elle ne le ruine point, ne le réduisant point au
niveau de la raison. Elle s'élève au contraire jusqu'au
mystère, jusqu'à percevoir comme naturel, dans sa surnature, le
mystère lui-même. Si la foi nous apprend quelque chose de Dieu,
l'âme qui veut posséder Dieu doit passer par la foi. Et la foi
reste intacte et mystérieuse, parce que l'intelligence en la
dépassant, l'enveloppe sans la détruire et fonde sa
réalité. >>1
1 F. Brunner, Etudes sur la signi~ication historique de
laphilosophie de Leibniz, Paris, Vrin, 1950, P.258
Cette belle citation vient conforter ce que nous disions:
- Premièrement, le mystère n'est pas nié
dans l'entreprise de défense car il n'est pas réduit a la sphere
de la raison, il conserve donc son côté <<surnaturel>>
même si il n'est pas hors de la sphere de la raison qui peut des lors
fonder sa réalité en maintenant sa possibilité. -
Deuxièmement, la foi reste donc intacte en elle-même et
inaccessible a toute tentative de rationalisation totale, elle est simplement -
et c'est ici que réside le lien, la relation subtile dont nous parlions
plus haut entre la raison et la foi - englobée par l'intelligence
(désignant ici l'ensemble des capacités de l'esprit ayant pour
objet la connaissance), englobée dans le sens d'une subordination qui ne
dénature pas mais qui au contraire protege et fonde pour permettre a ce
qui est protégé de perdurer. C'est en somme une aide qu'apporte
la raison, sa force étant mise au service de la foi. Elle est en quelque
sorte la carapace qui protege le cWur. C'est d'autant plus crucial que la
théologie est sans cesse, comme nous le dit Leibniz, sujette a des
débats oü l'on fait plus cas de la défense de sa these que
de la recherche de la vérité. La raison bien pensante
étant pour Leibniz source de vérité, il entend
l'incorporer dans les questions de foi pour là encore fonder et
édifier un temple a la vérité et a la gloire de Dieu, car
loin de nous éloigner de Dieu, la connaissance nous ramène a
lui.
Nous pouvons dors et déjà conclure sur un point:
contrairement a Descartes, Leibniz ne dissocie pas Religion et science, raison
et foi. Selon lui, il est possible d'établir une connexion entre les
vérités humaines et la foi puisque celle-ci gagne a contempler
les desseins de Dieu par elle-même ainsi que ceux que la raison
découvre dans la science par ses propres moyens. La raison humaine est
l'occasion de monter vers la raison divine afin d'y contempler la
vérité et l'harmonie de toute chose, d'autant plus qu'en vertu de
l'univocité de l'être, Dieu et l'homme sont
considérablement rapprochés dans leur être: les
vérités nécessaires mettent l'homme en rapport avec
l'entendement de Dieu, donc avec Dieu lui-même. L'univocité de
l'être, notamment théorisée par Duns Scot, fait qu'il n'y a
plus entre l'homme et Dieu qu'une différence entre le fini et l'infini :
la différence réside des lors dans la perfection de l'être,
Dieu étant l'être souverainement parfait alors que l'homme est
limité originellement, et non dans une différence de nature,
comme si il ne nous était pas permis de concevoir l'homme comme un petit
Dieu, c'est-à-dire comme un être possédant entendement et
volonté. Le rapprochement de l'entendement de l'homme a celui de Dieu
nous permet de dire que grace a sa raison, l'homme peut aller vers Dieu. En
effet, les assertions faites a son sujet ne pourront pas être
dénuées de sens car Dieu et l'homme sont tous deux mu par le
bien, infailliblement pour Dieu, selon les apparences (de bien) pour l'homme.
De même les notions de <<justice >>, de
<<choix>>
ne sont pas des chimères pour Dieu, la théologie
de Leibniz nous révèle un Dieu proche de l'homme dans sa
manière de raisonner, d'agir, voilà pourquoi il est permis a
l'homme de s'avancer vers Dieu par quelque chemin sür oü la
pensée aura pied.
- Cette remarque nous mène au troisième point de
la citation de Brunner: il s'agit du rabaissement de la distinction entre
nature et surnature. Brunner nous dit effectivement que l'intelligence, en
s'appropriant le mystère (sans pour cela le nier), le rend en quelque
sorte <<terrestre>> en le rabaissant a la sphère de la
raison juste ce qu'il faut pour permettre de comprendre qu'il n'est pas
contradictoire: la raison percoit comme naturel le mystère dans sa
surnature. Les mystères sont donc comme
<<naturalisés>> et mis en adéquation avec notre
raison afin que celle-ci puisse les saisir sans en dire des choses
insensées. Nous voyons encore ici la délicate relation qui semble
osciller entre subordination et respect total de l'essence du mystère.
Il faut cependant conclure que la raison bien pensante laisse le mystère
tel qu'il est mais que son entreprise de défense nécessite
qu'elle le saisisse par certains aspects qui ne sont ni contraires au
mystère ni non plus réducteurs de son essence. Par la raison,
nature et surnature sont donc rapprochées comme l'homme et Dieu le sont
en vertu de l'univocité de l'être qui leur donne une
<<commune nature>> (méme si celle-ci diffère en
grandeur intensive) et de la commune <<soumission>> au principe de
raison, de sorte qu'il est permis de dire que plus l'homme se rapproche de
Dieu, plus le <<surnaturel>> lui devient <<naturel >>,
et qu'à l'inverse, plus l'homme sombre dans l'abIme de l'ignorance, plus
ce qui est <<naturel>> lui paraIt démesure, <<
surnaturel >>, hors d'ordre.
Le rapprochement entre le créé et
l'incréé permet a Leibniz de faire de deux ordres distincts une
seule et méme expression de l'harmonie universelle, l'intimité
est telle que celui qui s'adonne aux réflexions, guidé par le
seul principe de raison, et par la raison elle-méme, pourra sans aucun
doute percer en compréhension le court des choses et prendre conscience
de la continuité qui peut se trouver entre les différents points
de vue que la foi et la raison représentent.
A.Vinet écrit a ce sujet: <<La gloire paraIt un
sommet pour qui la voit du fond de l'abIme; la nature paraIt surnaturelle pour
qui est au-dessous de la nature >>.1
1 A. Vinet, Philosophie religieuse, Lausanne, 1918
Autrement dit, tout est miracle et grace pour l'homme
séparé de Dieu, tout est <<naturel>> a l'homme
relevé.
Leibniz distingue donc la foi de la raison mais sans les
opposer, il en fait deux moyens, deux sources de vérités valant
chacune pour elle-méme mais étant donné l'importance que
donne Leibniz a la raison, il faut voir chez elle une certaine tendance a
vouloir compenser la foi qui n'exprime pas la vérité sur le
méme mode que la raison. Cependant, cette tendance de la raison,
lorsqu'elle est correctement pensée et correctement comprise chez celui
qui se fait le défenseur de la foi et le conciliateur de la foi et de la
raison, ne va pas a l'excès, c'est-à-dire jusqu'à pousser
la défense a être un moyen de prouver l'indémontrable et
d'asservir contre raison le domaine de la foi. Au final la conformité de
la foi avec la raison est aussi une conformité de la raison avec la foi
puisque la foi n'est pas contraire a la raison, ses objets sont accessibles a
la raison (et méme fondés en partie sur elle) sous la forme d'une
attitude protectrice et défensive contre une raison pleine de vaines
prétentions et la raison bien pensante se conforme également a la
foi en la préservant telle qu'elle est, en ne prétendant pas la
réduire a l'exclusivité de la raison, en se faisant par
conséquent son alliée plus que son adversaire, en se faisant
chemin, voie vers Dieu.
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