6/ La raison ne saurait comprendre>> totalement les
mystères, elle doit les accepter comme des faits, leur pourquoi>>
demeure caché. La conformité de la foi avec la raison est par
conséquent ramenée a une absence de difformiti >>.
Polémique avec Bayle sur le sens des expressions au-dessus de la raison
>> et contre la raison >>.
La définition du comportement a adopter lorsqu'on se
fait le défenseur de la foi et de ses objets ayant été
établie, il convient de revenir sur ce qui a entraIné cette
discussion, a savoir la question d'établir si les mystères,
vérités de la foi, sont au-dessus de la raison et si oui, s'il
est tout de même possible a la raison de se les approprier d'une
quelconque manière.
A cela nous avons déjà esquissé une
réponse avec Leibniz qui nous dit qu'aucune vérité ne
saurait être contraire a la raison et aussi incompréhensible
qu'elle puisse être, ne saurait être au-dessus de la raison a tel
point de ne pouvoir en dire mots. Si il est possible de dire que les
mystères surpassent notre raison, il est en revanche
démesuré de dire qu'ils sont contraires au mode d'enchaInement
des vérités propre a la raison. Les mystères ne sont donc
pas contre la
1 Discours, §25 2lbidem, §22
raison pour la bonne raison que les raisonnements produits
pour leur défense ne vont pas contre la vérité. Il faut
donc conclure que méme si la conformité des mystères avec
la raison n'est pas totale puisque la raison ne saurait parvenir a une
complète compréhension sans en méme temps nier la nature
du mystère, il n'en demeure pas moins vrai qu'elle ne saurait se ramener
a une <<difformité>> qui nous conduirait a une opposition de
la foi et de la raison dans ce domaine. Raison et foi sont pour Leibniz des
dons de Dieu, par conséquent, <<leur combat ferait combattre Dieu
contre Dieu >>1, ce qui est absurde et blessant pour qui
souhaite uvrer pour la gloire de Dieu.
Cependant, la distinction dont il est question ici, a savoir 1
'être au-dessus de la raison et 1 'être contre la raison ne va pas
de soi, Leibniz se trouve encore ici en confrontation avec Bayle. Celui-ci ne
convient pas de la distinction et émet des doutes sur le sens du mot
<<raison>> dans les deux expressions. Pour Bayle, les deux
expressions peuvent ne pas avoir le méme sens suivant ce qu'on entend
par <<raison >>. Dans la première assertion, <<les
mystères ne sont pas au-dessus de la raison >>,
<<raison>> renvoie a la raison de l'homme (<< la raison in
concreto >>) alors que dans la deuxième, <<les
mystères ne sont pas contraires a la raison >>, il s'agit de la
raison en général (la raison in abstracto >>) ou raison
universelle se trouvant en Dieu. Or, a supposer que l'on prenne le mot
<<raison>> dans le deuxième sens dans les deux assertions,
il sera également vrai que les mystères ne sont pas au-dessus ni
contraires a la raison; mais, si il s'agit de deux sens différents dans
les deux expressions, Bayle dit ne pas voir oü se trouve la
solidité de la distinction et ce d'autant plus qu'à tout
ça, vient s'ajouter l'opinion de gens très orthodoxes avouant ne
pas être capables de connaItre la conformité entre les
mystères et la raison. <<Or ce qui nous paraIt n'être pas
conforme a notre raison nous paraIt contraire a notre raison: tout de
méme que ce qui ne nous paraIt pas conforme a la vérité
nous paraIt contraire a la vérité (...). >>2 Si
on accepte ça, il est clair qu'on ne peut que déprécier la
raison, en faire une raison faible et affirmer en conséquence que les
mystères sont au-dessus de ses capacités et méme
contraires a son mode d'enchaInement des vérités.
Avec son aisance habituelle Leibniz répond en clarifiant
bien ce qui peut être dit <<au-dessus de la raison>> (et
pourquoi) et << contre la raison>>:
1 Discours, §39 2lbidem, §63
<<Les mystères surpassent notre raison, car ils
contiennent des vérités qui ne sont pas comprises dans cet
enchaInement; mais ils ne sont point contraires a notre raison, et ne
contredisent a aucune des vérités oü cet enchaInement nous
peut mener. >>~
Par conséquent, dans les deux assertions, il s'agit
bien pour Leibniz de la raison humaine et non de la raison en
général. La question de la conformité des mystères
a notre raison, posée comme problématique par Bayle et les
orthodoxes auxquels il fait appel, se voit conciliée par Leibniz, comme
c'est souvent le cas, par une clarification des termes en jeu et dans notre cas
du terme <<conformité>>: il nous fait voir que si l'on prend
le terme de <<conformité>> dans le cadre d'une
défense toujours réussie du dogme, alors on peut dire qu'il y a
effectivement conformité de la raison avec le dogme; mais si il faut
entendre <<conformité>> par <<une explication du
comment>> du mystère, alors la conformité ne saurait nous
être connue et il faudrait admettre l'opposition de la raison et des
mystères évangéliques.
Pour Leibniz, si Bayle voit des difficultés dans ces
questions c'est notamment parce qu'il souhaite que l'on rende raison des
miracles de la méme manière que l'on rend raison de faits
ordinaires naturellement explicables par les seules forces des créatures
(autrement dit les faits qui ne sont pas extraordinaires, qui ne sont pas des
miracles et qui peuvent s'expliquer par les lois de la nature). Or, l'ambition
de Leibniz, et de tout défenseur de la foi selon lui, n'est en aucun cas
de justifier totalement les miracles car la compréhension nous passe
pour le moment, méme si il est raisonnablement permis d'en
espérer une pleine vision dans une autre vie. Tout ce qui nous est
possible de faire a l'aide de la raison, c'est de défendre les
mystères contre les accusations afin de montrer que les miracles ne sont
pas hors d'ordre, c'est-à-dire qu'ils sont compris dans le dessein de
Dieu. Face a notre finitude originelle, il s'agit de se contenter de
l'explication, certes imparfaite, que nous pouvons donner des miracles
évangéliques. Leibniz nous dit que <<l'intelligence
analogique >>2 du mystère est suffisante, du moins
n'est elle pas totalement dénuée de sens et affirme méme
qu'il n'est pas nécessaire que l'explication soit totale,
c'est-à-dire qu'elle aille jusqu'au comprendre et au comment pour la
simple et bonne raison qu'un mystère épuisé dans sa
signification est un << mystère >> démontré ne
relevant plus par conséquent de la foi mais entièrement de la
raison. Or de deux choses l'une, l'explication détaillée du
miracle est impossible pour des entendements finis et c'est méme une
chose tout a fait contraire pour qui se fait défenseur et conciliateur
de la foi et de la raison:
~ Discours, §63 2lbidem, §54
<<On blâmera donc ceux qui voudront rendre raison de
ce mystère et le rendre compréhensible, mais on louera ceux qui
travailleront a le soutenir contre les objections des adversaires.
>>1
L'impossibilité de rendre raison totalement des
mystères et le respect de leur nature nous pousse ici au contentement:
<<Il nous suffit un certain ce que c 'est; mais le comment nous passe, et
ne nous est point nécessaire. (...). Nous n'avons pas besoin non plus,
comme j'ai déjà remarqué, de prouver les mystères a
priori ou d'en rendre raison ; il nous suffit que la chose est ainsi sans
savoir lepourquoi que Dieu s'est réservé. >>2
Bayle fait également des difficultés selon
Leibniz par ce qu'il <<porte trop loin l'être au-dessus de la
raison >>3. Pour lui ce qui est au-dessus de la raison ne
saurait être a la fois expliqué, compris par la raison et on ne
saurait non plus répondre aux objections faites contre les
mystères. Sachant cela, Leibniz est d'accord pour dire que la
compréhension des mystères est impossible pour nous mais il
soutient qu'on puisse apporter une explication suffisante, ne serait-ce que des
termes, afin que ce que nous supportons ne soit pas sans signification,
c'est-àdire absurde. Il en va de méme pour les objections
formulées: il est obligatoire de pouvoir y satisfaire sinon la
conséquence sera le rejet de la thèse défendue (selon les
règles de la dispute dont nous avons fait état plus haut).
Par conséquent, pour Leibniz: <<Nous pouvons
atteindre ce qui est au-dessus de nous, non pas en le pénétrant,
mais en le soutenant. >>4
Voilà ce qu'il faut retenir de cette polémique
entre Leibniz et Bayle: au final les vérités de la foi, si
incompréhensibles qu'elles soient pour nous, ne le seront jamais assez
au point qu'on n'en puisse rien comprendre. Celui qui se fait le
défenseur de la foi et des mystères n'est en aucun cas en
position d'infériorité par rapport a son adversaire. Sa
tâche est simple: expliciter aussi bien que faire se peut le
mystère qu'il défend et répondre comme il se doit aux
objections en en négligeant aucune mais en gardant bien a l'esprit que
c'est a celui qui attaque une thèse de fournir le gros de
l'argumentation, car le défenseur ne se met pas en peine de prouver les
mystères, il se contente d'en maintenir la possibilité. En effet,
méme si le défenseur n'est pas contraint de rendre raison de sa
thèse, il doit pourtant, selon la règle d'or de toute dispute qui
se veut intelligente et censée, satisfaire, quand ses objections sont
fondées, son adversaire et
1 Discours, §59 2lbidem, §56
3lbidem, §66 4lbidem, §72
répondre en conséquence ou bien s'avouer vaincu.
La réponse qu'il fait pour soutenir le dogme doit consister en une
explicitation des termes mais celle-ci ne saurait être le complet
étalage de sa thèse et de tout ce qu'elle implique autrement le
dogme serait démontré et compris. Or cela le défenseur ne
le peut ni ne le doit. Le défenseur n'est donc pas obligé, pour
soutenir le dogme, d'établir sa thèse de A a z, d'en montrer
l'évidence de manière claire et distincte car l'évidence,
il ne la cherche pas; c'est au contraire a l'adversaire de montrer
l'évidence des ses attaques et des arguments qu'il emploie si il veut
que sa critique porte ses fruits, il doit les formuler selon les règles
de la logique et montrer que ses preuves sont contraires aux raisons que le
défenseur a de soutenir le dogme, sans ça, le défenseur
n'aura de compte a rendre a personne. Tout le travail d'argumentation est donc
du coté de l'attaquant, le défenseur n'ayant qu'à
maintenir la possibilité du mystère sans qu'il soit obligé
a autre chose, comme d'établir qu'il est vraisemblable par rapport a
l'état du monde.
Leibniz écrit en ce sens: << Quand on se contente
d'en soutenir la vérité, sans se mêler de la vouloir faire
comprendre, on n'a point besoin de recourir aux maximes philosophiques,
générales ou particulières, pour la preuve; et lorsqu'un
autre nous oppose quelques maximes philosophiques, ce n'est pas a nous de
prouver d'une manière claire et distincte que ces maximes sont conformes
avec notre dogme, mais c'est a notre adversaire de prouver qu'elles y sont
contraires. >>1
Par cette méthode de contrôle et de
vérification, Leibniz se fait le défenseur de la foi, sa
volonté d'insérer la raison dans les spéculations
théologiques n'est donc pas un caprice mais bien une exigence de la
raison elle-même et un devoir pour qui entend faire de la religion une
communauté unifiée. La raison peut être dite
<<facteur d'unité>> car elle est un moyen de concilier les
différents dogmes et les différentes confessions, elle combat non
pas la foi comme les détracteurs peuvent le penser mais la superstition,
les églises. Leibniz présuppose ici une religiosité de la
raison, toute pure et non entachée de polémique, de passions, une
foi innocente. La raison est le principe d'une religion universelle et parfaite
car il est donné a chacun de raisonner correctement:
<<Il n'y aurait rien de si aisé a terminer que ces
disputes sur les droits de la foi et de la raison, si les hommes voulaient se
servir des règles les plus vulgaires de la logique et raisonner avec
tant
1 Discours, §77
soit peu d'attention. Au lieu de cela, ils s'embrouillent par
des expressions obliques et ambiguës, qui leur donnent un beau champ de
déclamer, pour faire valoir leur esprit et leur doctrine (..).
>>1
7/ La conformité fait a certains égards figure de
subordination: la raison subordonne la foi du fait de l'exigence supreme du
principe de raison. La foi doit aussi avoir ses raisons.
Si il s'agit pour Leibniz de la conformité de la foi avec
la raison et non de la conformité de la raison avec la foi, c'est qu'en
un sens, la raison est première. F. Brunner écrit:
Leibniz considère que <<si la
vérité de la foi est incontestable, il suit de la nature de la
foi véritable que son analyse par la raison est possible, du moins a
ceux qui cherchent la vérité avec une attention soutenue et dans
la crainte de Dieu; s'il n'en était pas ainsi, selon lui, on ne pourrait
distinguer la religion chrétienne et l'erreur; la religion serait
arbitraire et nous n'aurions point d'avantage sur les infidèles et sur
les sectes (...). >>2
Ainsi donc, même si Leibniz fait état d'une
<<foi divine >>3, sorte de conscience plus ou moins
obscure de la présence effective de Dieu, foi qui semble ne pas avoir de
motifs mais au contraire, être pure adhésion non
délibérée a Dieu et a ce qu'il commande, une foi
allant<< audelà de l'entendement >>, s'emparant de la
volonté et du cWur, <<sans qu'on ait besoin de penser aux raisons,
ni de s'arrêter aux difficultés de raisonnements que l'esprit peut
envisager >>, il n'en demeure pas moins que la foi, au sens propre du
terme, ne saurait être du ressort de la volonté. En effet, elle
n'échappe pas a l'exigence du principe de raison et suppose donc des
raisons puisqu'elle est <<assentiment a >>, <<mouvement vers
>>. Elle n'est certes pas un acte entièrement intellectuel
puisqu'elle s'empare de la volonté et du cWur mais il est certain que si
la créance était une chose volontaire, elle serait arbitraire. On
ne peut croire sans raisons, il doit toujours y avoir des raisons qui font que
l'on est amené a croire certaines choses et non d'autres, une foi sans
motifs est une pure chimère (on doit même pouvoir rendre compte de
la foi divine en en faisant un don de Dieu, une grace qui trouve sa raison dans
le dessein que se propose le Tout Puissant, dans l'harmonie universelle) comme
l'indifférence face a deux
1 Leibniz, Essais de Théodicée, Discours de la
conformité de lafoi avec la raison §30, Paris, 1969, GF 2F .
Brunner, Etudes sur la signification historique de laphilosophie de Leibniz,
Paris, Vrin, 1950, P.240
3 Leibniz, Essais de Théodicée, Discours de la
conformité de la foi avec la raison §29, Paris, 1969, GF. On la
distingue au 17e siècle de la << foi humaine >>
qui est le fait de croire d'après le témoignage des hommes.
possibilités, qui même si elles nous semblent
également possibles n'en exercent pas moins des impressions
différentes sur notre constitution et par conséquent
déterminent notre volonté avec plus ou moins de force, plus pour
le parti que nous déciderons de suivre et moins pour celui que nous
rejèterons.1
La foi est donc ici également encerclée par le
principe de raison. C'est ici oü nous nous apercevons que la
conformité entre la foi et la raison peut a certains égard faire
figure de subordination de la foi a la raison puisque la raison semble englober
la foi du fait de son ambition d'infiltrer tout le réel, tout le
pensable, tout ce qui peut être source de vérité.
Même face a l'incompréhensible (pour nous) Leibniz nous dit qu'il
ne faut pas <<renoncer a la raison pour écouter la foi
>>2 nous montrant a quel point il fait de la raison le
principe de tout, nous montrant par là que la raison peut toujours
expliquer suffisamment les vérités de la foi3. Rien
n'échappe ala raison, ce qui ne tombe pas naturellement sous son joug en
vient tout de même a être contrôlé par elle sous la
forme, nous l'avons dit, d'un soutien, mais la frontière entre soutenir
et prouver le dogme, nous dit F. Brunner4, tend a s'effacer car ce
qui était objet de foi devient peu a peu, objet de la raison.
D'ailleurs, il est a noter que ce que Bayle appelle le
<<triomphe de la foi >> n'est finalement pas la victoire de la foi
sur la raison au sens oü la raison ne pourrait pas s'approprier ce qui est
objet de foi. Au contraire, pour Leibniz le <<triomphe de la foi>>
est en réalité le<<triomphe de la raison
démonstrative contre des raisons apparentes et trompeuses, qu'on oppose
mal a propos aux démonstrations. >> 5 Il s'agit donc du triomphe
de la raison réussissant a défendre les mystères contre
les objections non fondées des adversaires. Leibniz écrit a ce
propos:
<<Ainsi la foi triomphe des fausses raisons, par des
raisons solides et supérieures, qui nous l'ont fait embrasser: mais elle
ne triompherait pas, si le sentiment contraire avait pour lui des
1 La pensée qu'il puisse y avoir une situation dans
laquelle, deux solutions s'offrant a nous, notre volonté reste
indéterminée, est chimérique pour Leibniz. Il existe
toujours d'infimes perceptions non conscientes qui nous poussent a choisir un
parti plutôt qu'un autre. Le fait que ces perceptions soient inapercues a
conduit certains (Descartes par exemple) a concevoir une liberté
d'indifférence, c'est-à-dire une volonté capable de se
déterminer elle-même dans des situations oü il ne nous semble
pas possible de choisir avec raisons. Le recours de Leibniz a la théorie
des <<petites perceptions>> est ici encore une exigence du principe
de raison, pour toute action raison peut être rendue, au contraire, on ne
peut << vouloir vouloir >>.
2Leibniz , Essais de Théodicée, Discours
de la conformité de lafoi avec la raison §38, Paris, 1969, GF
3 F. Brunner écrit: <<L'objet de la foi constitue un
ensemble de faits échappant a la raison accidentellement et non
essentiellement.>>
4F. Brunner, Etudes sur la signification historique de
laphilosophie de Leibniz, Paris, Vrin, 1950, P.247 5Discours,
§43
raisons aussi fortes, ou méme plus fortes que celles qui
font le fondement de la foi, c'est-à-dire, s'il y avait des objections
invincibles et démonstratives contre la foi. >>~
Si la foi est ici dite triompher de la raison, c'est
uniquement parce qu'il faut dissocier la raison unie a de vraies
démonstrations, la raison alliée aux règles de la logique
de celle qui se fourvoie dans des objections pleines de préjugés
et d'erreurs. Il faut donc dire que la foi, lorsqu'elle est alliée a la
raison bien pensante, triomphe des fausses raisons, non par ses propres forces
mais parce que la raison parvient a contrecarrer les attaques en questions a
force de raisons correctement construites, les mémes qui ont fait
embrasser cela méme qui est défendu.
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