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La Représentation de la ville de Paris dans le roman négro-africain

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par Aubin KUIETCHE FONKOU
Université Paris 13 - Master 1 (ex-maà®trise) 2005
  

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Troisième partie : LE PARIS REEL ET LE PARIS VECU

La deuxième partie de ce travail a montré à travers quelques éléments que la rêverie de la Ville lumière fait partie du quotidien des jeunes africains. Paris, la France et l'Europe sont des lieux qu'ils veulent absolument visiter. Dans cette troisième partie, nous poursuivrons le voyage entrepris par nos romanciers à travers leurs personnages principaux, rendus à présent à Paris. Il s'agira à présent de passer d'une ville abstraite à une ville concrète, d'un mirage à une réalité. Car, comme le reconnaît le protagoniste-narrateur de Bernard Dadié,

« La France ! Jusqu'à aujourd'hui elle avait été pour lui un simple nom ; bien plus une abstraction qui s'éloignait sans cesse ; quelque chose de si extraordinaire qu'il en admettait l'existence sans grande conviction »,

Comment se présente l'objet de leur rêve ? Que feront-ils là-bas ? Pour le savoir, nous présenterons leur séjour, dans un premier temps à travers la description physique de Paris, telle qu'elle est observée dans les romans de notre corpus. Le deuxième volet de cette dernière partie de notre travail sera quant à lui, réservé aux différentes fonctions et aux symboles auxquels renvoie la ville de Paris, à la lumière d'Un Nègre à Paris, Mirages de Paris, Kocoumbo l'étudiant noir et Chemins d'Europe.

VII. La description physique de Paris

Le premier contact des jeunes africains qui ont quitté leur village pour venir à Paris leur révèle une ville à des années lumière de ce qu'ils s'étaient représentés jusque-là. Le choc est immense, car « Paris est un véritable univers », où, « les maisons (sont) grises, démesurément hautes, l'air très confortable. Les rues, larges, infinies, solidement pavées ». Ce choc est donc d'abord physique ; ils découvrent une ville gigantesque, énorme et imposante dans sa matérialité. Aucune rue ne ressemble aux pistes de leur brousse ; aucun immeuble, palais, château n'est non plus semblable aux maisons de leur village. Quand bien même ils la rapprochent des villes de leur pays, le fossé est toujours très grand :

« c'est vraiment beau tout ce que je vois ici... architecture, transports, confort, hygiène, ordre, activité, tout est sur un plan supérieur à celui de l'Afrique, tout est sur un rythme affolant comparé aux choses africaines »

Tout leur semble donc nouveau, meilleur, et, devant cette nouveauté, ces jeunes ne restent pas insensibles à ce qu'ils voient. Leur regard est sans cesse renouvelé par le côté esthétique des éléments qui composent la ville de Paris ; de même que leur envie de savourer cette beauté croît au fur et à mesure qu'ils prennent pied dans la ville de leur rêve. Il y a même ceux qui vont jusqu'à penser que Paris est une ville imprenable:

« Paris, par la construction de ses maisons collées les unes aux autres, par ses nombreuses rues ne se coupant jamais à angles droits, est une ville qu'on ne peut enchaîner. Cela se sent de prime abord. C'est son premier air »..

C'est donc cette ville gigantesque qu'ils décrivent au fur et à mesure que leur séjour passe, à travers plusieurs éléments qu'ils côtoient ou qu'ils fréquentent. Nous les classerons en trois catégories : les « éléments » de transition, les « éléments» nouveaux et les « éléments » ordinaires :

v. Les « éléments » de transition

Dans cette rubrique nous mentionnons les éléments physiques qui montrent la passage entre le lieu d'origine des personnages (l'Afrique) et leur futur lieu de résidence (Paris, France, Europe).

1) Le port, l'aéroport et la gare

Principales portes d'entrée dans un pays, le port et l'aéroport sont aussi les lieux d'arrivée en France des personnages des romans de notre corpus. Après plusieurs jours de voyage, Fara débarque dans le port de Bordeaux :

« Le soir du neuvième jour de traversée, on entra dans les eaux profondes de Gironde. On devait arriver à Bordeaux vers minuit et l'on ne débarquerait que le lendemain. (...) Il alla s'asseoir sur le même cabestan à l'avant du navire qui glissait sans secousse sur l'eau calme de la Gironde ».

Pour leur part, partis du port d'Abidjan après avoir laissé quelques jours plus tôt Kouamo leur village, Kocoumbo et ses compatriotes, arrivent en France par le port de Marseille : « le voyage s'achevait. Bientôt ils allaient débarquer à Marseille ».

Nous avons déjà signalé plus haut qu'on ne sais pas grand-chose du séjour parisien d'Aki Barnabas, encore moins du lieu où il accosta en France. Beaucoup plus chanceux que Fara et Kocoumbo, qui ont passé plusieurs jours en bateau avant d'entrer en France, Tanhoé Bertin arrive, lui, par un aéroport de Paris. Celui d'Orly en l'occurrence. Seul Fara décrit l'environnement de son lieu de débarquement en France : « les maisons étaient grises, démesurément hautes, l'air très confortable ». Tous, ils ont en revanche une idée très précise de la gare dans laquelle ils prennent leur premier train. Surtout pour ceux qui sont arrivés par « la province » (Marseille et Bordeaux). C'est à la gare Saint-jean que Fara, accompagné de ses hôtes (le Syrien et le commerçant), prit son train pour Paris. Celle où Kocoumbo prend sa correspondance, n'est pas mentionnée, mais on sait que le lendemain de son arrivée en France, il prend « un train du soir pour Paris ». Ces différents lieux revêtent une importance particulière dans le début du séjour parisien de ces personnages, que l'évocation des moyens de transport devrait compléter.

1) Les moyens de transports : avion, bateau, train

Le bateau et l'avion sont les moyens de locomotion dont se sont servis nos héros pour venir en France. A les entendre, c'est la première fois qu'ils empruntent l'un ou l'autre. Ce sont, à leurs yeux autant d'éléments qui collent davantage à la réalité de l'Europe qu'à celle de chez eux. Bien sûr, l'un comme l'autre de ces éléments les impressionne et le commentaire qu'ils en font, montre bien qu'ils ne sont pas en face d'un élément ordinaire, ni même d'une situation habituelle, comme en témoigne cette tirade de Tanhoé Bertin.

« L'avion m'emporte. Chaque fois qu'il plonge dans un trou d'air, je m'accroche à mon fauteuil comme si le fauteuil était un appui sûr dans une chute. Les autres passagers ont le même réflexe. (...) Le gigantesque oiseau emporte les oeufs que nous sommes. Où nous posera t-il ? Tant qu'il y'a des trous d'air. On dirait des obstacles sur le chemin de Paris ».

La description du moyen de locomotion est aussi une façon de commencer à se familiariser avec son nouveau milieu. Pressentant qu'il allait dans un monde nouveau, où il va voir des personnes nouvelles, Tanhoé Bertin constate qu'il est déjà le seul noir dans l'avion qui le transporte pour Paris. Cela lui permet de comprendre qu'il ne part pas en terrain conquis. Bien plus, que pour avoir droit à quoi que ce soit il devra le conquérir, le gagner. Rien n'est fait en somme pour qu'ils pensent qu'il aura la vie facile dans cette nouvelle ville.

Dans son bateau, baptisé « l'Asie », Fara découvre les paysages sublimes qui jonchent leur itinéraire : « les lumières de Rufisque », les « archaïques réverbères » de l'île de Gorée. Kocoumbo et ses compagnons apprennent dans leur embarcation, comment se sauver en cas de naufrage. Puis, c'est dans le train qu'ils prennent pour Paris qu'ils commencent à sentir la différence d'avec leur village, et, en éprouvent même furtivement l'envie d'y retourner au plus vite.

« Ils s'installèrent dans un compartiment à moitié vide ; deux vieilles dames occupaient un coin ; un journal marquait la place du troisième voyageur qui fumait dans le couloir ».

a. Les « éléments » nouveaux et communs

En général, certains « éléments » urbains, notamment à Paris, se détachent de la vision d'ensemble de la ville et ils méritent, de part leur « corps » et leur fonctionnalité, qu'on leur consacre une étude particulière. Ces « éléments », plus nombreux, peuvent être des espaces précis, ou des éléments se produisant dans ces espaces

3) Le métro

Nous n'avons pas classé le métro avec les autres moyens de transport, parce qu'il est à la fois lieu et engin. En outre, il représente dans l'imagerie de ces jeunes, un élément de rupture par rapport aux autres sus évoqués. A la différence des autres qu'ils ont aussi aperçu en Afrique, le métro est une véritable nouveauté. Il est donc certainement l'élément qui attire le plus leur attention. Même à envisager qu'ils en aient peut-être entendu parler dans la triade « métro-boulot-dodo », ils n'en ont pas une idée tangible. Les lectures faites au pays, ne les ont pas assez renseigné sur ce moyen de locomotion. Pas plus qu'elles ne leur ont décrit la frénésie qui s'empare des parisiens quand ils sortent du travail en début de soirée et qu'ils doivent l'emprunter pour regagner leur domicile.

Tout ce qu'il sait avant d'arriver à Paris, c'est qu'il y a un métro qui roule dans le souterrain. Les définitions que nos héros en donnent ne laisse aucune place au doute sur leur « connaissance » du métro. Le métro c'est

« Cette gigantesque toile d'araignée souterraine prenant Paris dans ses rêts (...) ; ce réseau fait de couloirs, d'escaliers roulants, de montées de descentes, de stations, est un enchevêtrement de lignes menant à tous les coins de Paris », dit Tanhoé Bertin.

Pour le héros de Mirages de Paris, Fara, c'est « une suite de wagons sans locomotive » qui surgit de la pénombre d'un souterrain et qui roule rapidement. Plus simple est cette définition de Durandeau, « un train qui passe sous la terre ». L'émerveillement de Kocoumbo est sans borne à son premier contact avec le métro :

« C'est ça le métro, le train qui passe sous terre ! (...) Quel beau plafond ! Quelle belle voûte ! De gros fils la parcourent. Les lampes sont-elles toujours allumées ? Ces carreaux blancs sur le mur, quel travail ! Comme cela semble solide !» P85. En somme, le métro c'est « une invention magique »

Ce qui est aussi frappant et plus inattendu pour ces personnages, c'est l'usage qu'en font les parisiens et la place qu'occupe le métro dans leur quotidien. Le métro est pour eux, un compagnon quotidien fidèle, et que chaque parisien s'est approprié.

« Dans les rues, on se presse parce qu'il y a le métro à prendre (...) c'est dans le métro qu'on saisit le plus le rêve prodigieux du parisien d'être le roi de ses machines, de se faire porter par elles, d'avoir le droit de paresser, de jouir de la vie parce qu'il s'est substitué à lui les machines... »

Dans cette longue réflexion de Tanhoé Bertin, on comprendra allègrement toute l'étendue de la complexité du métro et les difficultés d'usage pour le jeune africain qui débarque à Paris.

« Lorsque tu viendras à Paris, dans ce Paris qui vit sous terre, à circuler dans le métro, achète-toi aussi un guide. (...) Muni de ce plan, perds-toi dans les dédales de couloirs et de flèches, de plaques indicatrices et de coulées humaines, de sens interdits, de montées de descentes (...) »

Malgré ces difficultés d'usage, il n'empêche que cet élément nouveau est apprécié des jeunes africains. Ils lui reconnaissent un côté pratique dans le transport des personnes. Bien plus, ils sont même d'avis à reconnaître que, c'est le lieu par excellence des rencontres et surtout de familiarisation avec les habitants autochtones de la ville : « n'empêche, dans les couloirs et les voitures, on coudoie beaucoup de monde pour se faire une idée exacte de la vie à Paris. Je dirai même que pour connaître le parisien, il faut l'aborder dans le métro, soit qu'il se rende à son travail, soit qu'il en revienne». On voit donc à travers ces exemples que, pour être en phase avec la ville il faut se familiariser avec le métro :

« Qui n'aime pas le métro, n'aime pas Paris. Car, Paris respire, tousse, vomit, avale, résiste et se rebelle par le métro, qui est à la fois sa bouche, ses poumons, ses artères, ses veines, son coeur ».

Maîtriser ses itinéraires, son usage et même connaître sa symbolique, sont des données importantes pour les jeunes africains qui arrivent à Paris. Comme le sont aussi la connaissance des palais et des musées.

1) Les palais et les musées

Pendant la période coloniale, il n'y a presque pas de musées en Afrique noire francophone. Quelques palais existent tout de même ; ce sont les résidences privées des chefs traditionnels locaux. Ces palais, sanctuaires des trésors culturels de ces localités, étaient riches en valeurs symboliques. Néanmoins, ils ne sont pas comparables à ceux que vont découvrir nos héros à Paris. Par exemple le palais oriental d'Angkor, construit pour l'Exposition coloniale : tout juste arrivé à Paris, Fara visite l'avenue des Colonies et ses nombreux palais. Là, il se met à admirer le palais d'Angkor, le plus apprécié de tous, que le narrateur décrit de la sorte :

« Le palais d'Angkor était le plus admiré. Sa masse gris bleuté se détachait du ciel parisien où se reflétaient, en poussières multicolores, les lumières d'en bas. Il se dégageait des dragons et des dieux asiatiques, la rigidité mystique des sphinx ».

L'autre palais qui revient avec récurrence dans les descriptions de ces personnages, c'est le palais de Versailles -bien que situé en dehors du Paris urbain. Le narrateur-héros d'Un nègre à Paris souligne le fait que ce lieu soit propice aux amours de tous genres.

« Tout dans le parc de cette demeure royale incite au rêve, aux confidences, aux effusions : les allées, les jets d'eau, le bois, le silence, le reflet du soleil à travers les feuillages, l'air, la brise, les parfums, le sourire des gens, l'éclat des regards... ».

Pour sa part, Kocoumbo -et son ami Durandeau- arpente parfois les artères du palais du Luxembourg, où siège les sénateurs, à la recherche d'un représentant d'Outre-mer. Il s'émerveille devant l'architecture de ce bâtiment et reste coi à l'évocation de sa richesse historique ; « les couleurs claires et les proportions du palais de Chaillot réveillèrent en lui une émotion troublante ».

Tout comme pour les palais, les personnages des romans de notre corpus sont aussi frappés d'une très grande admiration quand ils visitent les musées parisiens et découvrent les trésors qu'ils recèlent.

« J'ai donc vu dans un de ces musées, le Musée Grévin, le chapeau de paille que le plus grand de leurs empereurs, Napoléon, portait à Sainte-Hélène ; sa table de travail dans cette île ».

Fara, comme Kocoumbo, parlent davantage du musée du Louvre et de se nombreux objets d'art. Ils ont même l'occasion de le visiter.

1) Les rues, les avenues et les boulevards

Une autre « découverte » faite par nos personnages, concerne les routes. A la place des pistes et des routes non bitumées auxquelles ils sont accoutumés, ils ont droit à Paris à une diversité de voies, les unes aussi belles que les autres. Elles n'ont pas toujours la même étiquette, car, selon leurs dimensions, on les appelle rues, allées, boulevards, avenues. Plusieurs d'entre-eux figurent dans les ouvrages que nous étudions. Leur évocation est tantôt précise, tantôt vague. Certaines n'ont pas de symbole particulier et d'autres, si. Au demeurant, on dirait que nos auteurs en font mention, davantage pour montrer qu'ils sont bien à Paris, que pour autres choses. De manière rassemblée, on pourrait citer la Rue Coloniale (là où se déroule l'Exposition coloniale), la rue des Ecoles, la Rue marchande de Rivoli... La rue Fontaine décrite dans Mirages de Paris se présente comme le coin des boîtes de nuit. Sur cette rue,

«Aux frontons des boîtes de nuit, les lumières multicolores se mouvaient en un tournoiement chatoyant qui incitait aux folies de jeunesse. Les autos, glissantes, bêtes sombres, dardaient leurs yeux incandescents sur tout ce qui peuplait la rue »

Les Boulevards Saint-Michel, de la République et surtout les Grands boulevards sont autant de lieux où, Tanhoé Bertin et Fara disent pouvoir aller flâner, de même que Kocoumbo, à son retour du lycée d'Anonon-les-Bains. Dans ce registre des routes, la palme de la description revient sans conteste à l'Avenue des Champs-Élysées :

« Dans le taxi qui le conduisait à l'avenue des Champs-Élysées, il regardait à travers les vitres les multitudes de maisons défiler, hautes grises, portes et fenêtres innombrables toujours closes (...) Dans cette avenue (...) les maisons avaient encore été plus hautes, les enseignes multicolores plus lumineuses ! Partout glaces, verreries scintillantes, bijoux aux mille reflets, automobiles miroitantes dans des vitrines tapissées et fleuries »

Alors que Kocoumbo, en compagnie de Raymond Brigaud admire sur cette avenue « tous les lampadaires qui brillent comme autant de fleurs lumineuses » P94, Durandeau pense que c'est tout simplement « le plus beau quartier de Paris ».

a. Les « éléments » ordinaires

Ici, en dehors des églises dont la description est précise et les occurrences nombreuses, d'autres éléments à l'importance réduite, mais significative ont aussi attiré notre attention.

6) Les Eglises

Toujours animés par leur souci de découverte, nos personnages visitent aussi les Eglises, même sans être particulièrement fervents chrétiens -Fara est musulman, Kocoumbo croît en ses ancêtres, Tanhoé Bertin s'amuse de toutes les religions et on ne sait pas grand-chose d'Aki Barnabas à Paris. Comme d'autres touristes, le narrateur-héros d'Un nègre à Paris sillonne le quartier de Montmartre. Là, il visite le Sacré-Coeur et reconnaît qu'on ne peut pas

«Aller à Paris et ignorer Montmartre (car), le Sacré-Coeur veille sur ses montmartrois et regarde d'un oeil placide les voyageurs plus pressés de photographier que de parler aux gens ». C'est la cathédrale Notre-Dame de Paris qui est la mieux représentée : « c'est la plus grande (...) églises. Une merveille d'architecture. Les hommes ont dans la pierre gravée leur foi. Pour te faire une idée de la majesté de l'édifice, figure-toi qu'ils ont mis deux cents ans pour l'achever ».

Sublimé devant sa beauté et la fréquence de fréquentation de ce monument, le personnage d'Aké Loba essaie même de donner ses dimensions et la symbolique de certains éléments y figurant :

« (...) cette église sommée de deux tours s'élevant à quatre-vingt-neuf mètres, (avec) trois étages. Il n'y a rien (ici) qui ne vous tienne un langage : la pierre grise, la dalle usée sous les pas des rois, des fidèles des touristes, les striges qui se tiennent la tête... »

Fara aussi est impressionné par cette église de style gothique; il l'est d'autant plus qu'il sait que Notre-Dame de Paris a prêté son nom et son antre à quelques romans qu'il a lu

« Notre-Dame produisit sur lui sa plus profonde impression parisienne. Que de foi ardente se matérialisait en ce gigantesque « rêve de pierre » qui s'élançait vers l'éternité ! Il admira longuement les vitraux, les dentelles de pierre, les scènes allégoriques ».

L'évocation des églises parisiennes dans ces romans, reste sommaire. Les narrateurs n'évoquent que leurs aspects physiques extérieurs ; aucun détails ou presque, n'est donné sur l'intérieur de ces maisons de prière. Est-ce à dire que le décor intérieur est inexistant ? Ou alors, peut-on voir dans cette simple description de l'architecture extérieure des églises de Paris une certaine banalisation de la religion ? Cela pourrait être possible, car, on voit déjà chez Aki Barnabas, à sa sortie du séminaire, un anticléricalisme vigoureux qui se caractérise par le fait de tourner les prêtres en dérision. C'est à peu près le cas aussi chez le narrateur de Kocoumbo, qui présente Joseph Mou, le séminariste, comme un jeune homme coincé et amorphe, qui ne trouvera son « salut » que dans l'alcoolisme. Les églises parisiennes ne seraient donc que de simples bâtiments comme d'autres. Le narrateur d'Un nègre à Paris, emploie quant à lui quelques paraboles évangéliques, sans grandes incidences sur l'intrigue, ni sur l'itinéraire

1) Les quartiers et les places

Exception faite de Aki Barnabas, dont le séjour à Paris ne nous est pas conté par L.F Oyono, tous les autres personnages des romans que nous étudions ont visité le Quartier latin. Centre intellectuel, ce « haut lieu de connaissance » est censé être le lieu de rencontre et de résidence de tous les élèves et étudiants. Il « est situé sur la montagne Sainte-Geneviève » et on l'appelle ainsi « parce que les maîtres et les élèves ne se parlaient qu'en latin ». C'est dans ce quartier que se trouve la Sorbonne, l'université prestigieuse dans laquelle tous les jeunes africains rêvent d'entrer. C'est aussi le lieu où sont présents plusieurs librairies et bibliothèques. Aké Loba le présente aussi comme un milieu dépravé dans lequel commence à se faire tous les trafics, du fait de la présence des étudiants africains, qui ont transformé l'un des secteurs du Quartier latin en « bidonville », baptisé Cité des étudiants d'Afrique noire. Ici, il règne une ambiance permanente de fête, où bruits de radios et tourne-disques le dispute aux « clabaudages des hommes, les criailleries des femmes et les pleurs des enfants ». P186. Cette ambiance tranche d'avec celle des quartiers résidentiels où logent par exemple la famille d'accueil de Kocoumbo (les Brigaud), au «18, place de la République, 2e étage, porte gauche », ou la belle-famille de Fara (les Bourciez), au « 125, rue Croisière, à la République ». On trouve aussi à Paris « des maisons si sérieuses d'aspect qu'on dirait qu'elles ont conscience de ce qu'elles sont ou représentent. Elles sont de Paris. Elles sont Paris ».

Sur la place de la Concorde, Kocoumbo est saisi d'étonnement et d'admiration par tout ce qui y figure : « son saisissement fut plus extraordinaire que celui du premier archéologue qui pénétra dans la Vallée des Rois. Les jets d'eau lui parurent des fleurs aux pétales renversés, en adoration musicale face au ciel ». La place Vendôme quant à elle séduit Tanhoé Bertin à travers la statue hissée de l'empereur Napoléon. Ce sont-là quelques preuves que les places aussi font leur effet sur nos personnages

1) Les autres éléments

On citera au rang des autres éléments découverts à Paris, des lieux aussi variés les uns que les autres, dont l'impact est tout de même réel dans les romans de notre corpus. Le panthéon par exemple, est évoqué dans la plupart d'entre-eux. Il ressort de leurs évocations que c'est « un grand édifice -bâti sur une montagne- où le parisien enterre ses grands hommes. Dans le crypte reposent des écrivains illustres, Rousseau Voltaire, Zola, Hugo, des généraux et des maréchaux ».

Ils décrivent aussi leurs dortoirs, chambres et appartements ; de même que les cafés et les restaurants, définis comme « les seuls endroits où le parisien accepte de perdre du temps » 108. L'hôtel de ville, les bibliothèques et librairies, le stade de foot, les hôtels qu'ils voient dans la rue sont autant de lieux qui les fascinent et dont-ils parlent. Les bars dancing, comme celui de la Cabane cubaine, « musée d'ethnographie noire où chaque peuple avait envoyé un spécimen ». Ils évoquent aussi, les berges de la Seine, « le fleuve qui coule à Paris », les bateaux-mouches ; plus loin, les Invalides, Montmartre et ses boites de nuit, « le quartier des artistes », Saint-Denis, où «sont enterrés les grands rois de France ».

Au rang des monuments célèbres dont ils ont entendu parler avant leur arrivée en France, il y a également l'Arc de Triomphe, dont certains savent déjà que c'est le portique où se trouve le monument du soldat inconnu:

« Il (Fara) arriva devant l'Arc de triomphe, tourna à plusieurs reprises autour du monument et déchiffra tous les noms de batailles jusqu'à ceux inscrits très haut sur la pierre. Arcole, Montdovi, Castiglione, Austerlitz, ressuscitaient son enthousiasme d'écolier lorsqu'il suivait, haletant, les luttes de l'empereur, bataillant pour réaliser son rêve surhumain ! »

Les forêts de Rambouillet et de Fontainebleau, le zoo de Vincennes sont aussi cités par Tanhoé Bertin comme autant de lieux agréables de la région parisienne où il faut aller se divertir.

« L'hiver, ses loisirs se passaient au cinéma ; l'été, il préférait les excursions au bois de Boulogne et parfois en vraie campagne jusqu'à la forêt de Fontainebleau. Ils partaient le matin, de bonne heure, toutes provisions prises, pour d'agréables pique-niques sur l'herbe».

Dans cette longue liste d'éléments monumentaux cités, on ne saurait oublier la Tour Eiffel dont ils ont abondamment entendu parler quand ils étaient encore en Afrique, et dont l'image est déjà célèbre à travers le monde entier :

« Ils prirent un taxi et se dirigèrent vers l'Arc de Triomphe. Dès la rue de Rivoli, Kocoumbo fut émerveillé. Mais lorsqu'ils arrivèrent à la Concorde, il se crut dans un jardin aux arbres magiques : tous les lampadaires brillaient comme autant de fleurs géantes lumineuses. Lorsque Raymond lui dit : « nous sommes sur les Champs-Élysées », il se souvint de cette appellation qu'on lui avait rabâchée en Afrique : Paris, ville-lumière ».

En somme, au regard de ce qui précède, Paris est sur le plan physique, une ville nouvelle pour ces personnages. Nouvelle parce que, son architecture, ses monuments, ses rues et quartiers, et aussi ses citoyens, sont différents de ceux auxquels ils étaient habitués dans leur village. Ils trouvent que ces éléments du Paris physique sont beaux et magnifiques ; ils en sont séduits et le disent : « belle, vieille, fleurie, pleines de femmes spirituelles et coquettes, abreuvée de lumières, cette ville, Paris, a tout pour attirer l'aventurier ». Parfois, certains d'eux ont l'impression de vivre quelque chose d'inédit :

« Ils descendirent de voiture pour traverser les Tuileries. Kocoumbo marchait comme un saint qui met les pieds au paradis. Un vent frais lui soufflait au visage ; les arbres étaient pleins de bourgeons. Il avait l'impression que le monde venait de naître, que le Créateur finissait d'achever son chef-d'oeuvre ».

Seulement, ce seul attrait physique pourrait-il leur suffire à assouvir leur envie de connaître Paris ? Autrement, leur rêve parisien se serait-il réalisé juste par la description matérielle que nous venons de présenter ? Il nous semble que l'étude de la symbolique et des fonctions véhiculées par Paris pourraient donner plus de sens et plus de consistance à la réalisation de ce rêve.

I. La symbolique et les fonctions de Paris

Paris, « ville de surmonde, bâtie par des géants » comme le dit le narrateur de Mirages de Paris, est-elle une ville si particulière ? Que représente Paris pour nos auteurs et leurs personnages ? Ces derniers ne sont-ils que des « nègres qui aspirent au paradis blanc » ? Que font-ils durant leur séjour et, quels rapports entretiennent-ils avec leur nouvelle ville ? Toutes ces questions sont utiles pour arriver à dégager les différentes fonctions de la ville de Paris.

y. Paris, lieu d'exode

Pour de nombreux élèves et étudiants du monde, Paris a toujours été un lieu d'exode privilégié, où ils viennent pour se former. Cela est aussi vrai pour les africains. Ce qu'il faut savoir, c'est que, avant leur indépendance, la plupart des pays d'Afrique noire francophone ne possèdent pas d'université. Pas plus que d'autres structures pour préparer aux études supérieures. L'exode, des néo-bacheliers africains vers la France et ses universités, s'inscrit presque automatiquement dans le processus de continuité, qui veut qu'après le lycée, on rentre en fac. Celle-ci se trouvant en France, alors, ceux qui avaient obtenu le baccalauréat et qui souhaitaient poursuivre des études supérieures, venaient s'inscrire dans une université en métropole. La formation dispensée ici devait produire les futurs hauts cadres du continent noir. Paris, et les autres villes de l'hexagone qui disposent d'une université, étaient donc de fait, des lieux d'exode -certains diront d'exil- de la jeunesse africaine en quête de connaissance et de savoir.

Pour Lilyan Kesteloot, « la capitale française semble avoir été le creuset où se forgèrent les idées d'une élite de couleur qui allait, non seulement fournir des cadres directeurs des nouveaux Etats africains, mais encore jeter les bases de véritables mouvements culturels distincts de ceux de la métropole»..

Paris, plus que les autres villes de France, offrait de nombreuses possibilités sur le plan académique (le nombre, le prestige et la renommée de certaines de ses fac) et sur le plan social avec, l'installation préalable d'autres membres de la communauté africaine en son sein, les loisirs, les activités économiques, culturelles, politiques. Elle allait donc cristalliser dans ses murs la majorité du contingent étudiant africain en France. Les personnages de notre corpus figurent dans cette majorité. Si Kocoumbo par exemple, reste un temps à Anonon-les-Bains, c'est parce qu'il doit y aller en internat dans un lycée. Il finira par venir s'installer, comme ses camarades d'aventure (Durandeau, Douk, Mou, Nadan), et les autres héros que nous étudions (Fara, Tanhoé) à Paris. Ainsi présents à Paris, ils vont s'instruire et se former de plusieurs manières différentes.

a. Paris, lieu d'instruction et de formation scolaires et académiques

Si on excepte Fara, dont le but premier était de venir participer à l'Exposition Coloniale, et Tanhoé Bertin dont la « mission » est plutôt celle de raconter ce qu'il voit dans la capitale française, les autres personnages viennent à Paris d'abord pour étudier et se former à devenir les cadres de demain dans leur pays. Leur avenir immédiat à Paris est donc, un moment d'apprentissage qui devra déboucher sur la réussite scolaire et académique, préalable à l'accès aux postes de responsabilité qui les attendent à leur retour. Des fois, ils évoquent en groupe leur avenir :

« Ce n'était pas un sujet nouveau puis que les jeunes gens parlaient de leur avenir (...) Tous étaient appelés à être demain les élites de leur tribu. Un jour, ils y joueraient les plus grands rôles. Ils étaient envoyé en mission vers la France, pépinière fabuleuse de leur jeunesse exaltée ».

En effet le désir d'instruction est grand chez ces jeunes, comme en général chez tous les jeunes africains de cette époque-là, surtout quand ils intègrent la finalité de leur apprentissage. Des postes de responsabilité les attendent dès leur formation achevée. Si, ils ont de telles garanties d'emploi dans leur pays, c'est que ceux-ci ne possèdent pas encore la ressource humaine nécessaire, dont ils ont besoin pour leur développement. Ainsi, ceux qui étaient envoyer aux études à l'étranger, devaient réussir absolument pour que la tradition se perpétue  

« Puisque nous avons la possibilité de venir nous instruire, il faut que ceux qui commencent réussissent, non pas pour leur orgueil personnel, mais pour donner espoir à ceux qui les suivront. Si je repartais, je crois que je ferais du tort à mon pays. Les pères diraient à leurs enfants : « Inutile d'essayer de vous instruire, vos aînés ont échoué ».

Emerveillés par la sagesse du colon-blanc, mais aussi soucieux de mieux connaître des disciplines comme le français, la philosophie, la science et ses merveilles, ils vont émigrer à Paris, par leur propre volonté ou mandatés par leur famille et/ou leur clan, pour parvenir à ces fins. Kocoumbo -ses compatriotes de voyage aussi- en est un parfait exemple. Ainsi, malgré son âge avancé, il s'inscrit en quatrième au lycée d'Anonon-les-Bains ; en dépit du retard de connaissances qu'il accuse sur ses camarades, tous plus jeunes que lui, il s'applique dans sa formation, et, à force de ténacité et d'abnégation réussira à avancer de quelques classes jusqu'en première. Au passage, il devient excellent dans certaines matières, alors que son handicap était grand lorsqu'il arrivait.

Ses professeurs de géométrie et de français le félicitent. Les enseignants de physique et de chimie aussi louent ses efforts. Loin de se satisfaire de ces compliments, Kocoumbo redouble d'ardeur au travail, en partie grâce à Jacques Bourre « son camarade préféré, son ami, le plus brillant élève de la classe de seconde » (P103) qui l'aide à réviser et l'encourage quand il essaye de se démotiver. On peut aussi rappeler que, conformément au besoin d'expertise scientifique qui est celui des pays colonisés en général et africains en particulier, à l'époque coloniale, les protagonistes envoyés à Paris choisissent en priorité les disciplines comme, les mathématiques, la médecine, les sciences.

« Pour moi, la science est un phénomène sacré. Ce n'est pas seulement un bienfait que l'on porte en soi, quand on la détient. Il faut penser qu'en matière de savoir humain, les puissants sont toujours derrière », dit Kocoumbo à madame Brigaud, pour tenter de justifier le bien fondé de son instruction.

Après son baccalauréat, qu'il obtiendra à la suite de plusieurs échecs, mais surtout après avoir fait l'expérience des « petits boulots de survie », il s'inscrira en faculté, tout en continuant à travailler comme manoeuvre dans de petites entreprises. Même s'il ne restera jamais bien longtemps dans ces usines, se faisant renvoyer à chaque fois, il réussira à obtenir des diplômes universitaires et à être nommé magistrat en Afrique ; ce sera pour lui, la satisfaction d'être parvenu à son but : celui de venir s'instruire en France pour exercer des fonctions importantes ensuite dans son pays.

Ses compatriotes et camarades « d'exil » dans cette aventure de formation à Paris, ne connaîtront pas la même réussite que lui. Ils se sont pourtant inscrits, pour certains, à la fac de la Sorbonne bien avant lui ; bénéficiant de meilleurs professeurs et de meilleures conditions de travail, ils ne sont pourtant pas parvenus à tirer le meilleur des enseignements qui leur étaient dispensés. Kocoumbo, lui, a gardé le cap et a toujours privilégié l'essentiel ; c'est-à-dire les études. Contrairement à un personnage comme Samba Diallo, qui est intelligent, doué, mais qui choisit, d'une part de partager des sympathies communistes et mondaines, et, d'autre part, opte pour les études de philosophie, « l'itinéraire le plus susceptible de (le) perdre », selon ses propres termes, le héros d'Aké Loba ne « sort pas de route », en dépit des nombreuses difficultés qu'il rencontre en chemin.

Ousmane Socé, lui, n'a pas mis son héros à l'école. Du moins, pas à celle conventionnelle à laquelle sont allés les personnages d'Aké Loba. L'école de Fara, c'est son périple amoureux avec Jacqueline. En revanche, un autre personnage de Mirages de Paris, le dénommé Sidia est présenté comme philosophe. De lui, le narrateur dit que c'est rien moins qu'un savant. Il possède chez lui une bibliothèque de deux étagères. Celle-ci contient une panoplie de livres de littératures contemporaine et étrangère : Les nègres de Delafosse, Terre d'ébène, d'Albert Londres, le Livre de la brousse de René Maran en sont quelques-uns. Pour sa culture, quand il lui reste du temps libre après ses cours qu'il prend à la Sorbonne, il a aussi lu « Durkheim (Du suicide), Adolph Hitler (Mein Kampf), et d'autres où il n'était question que de physiologie de l'intelligence, Raisonnement inductif, La métaphysique jugée par la physique... ».

Pourquoi cet étalage d'érudition chez ce personnage ? Ousmane Socé veut sans doute ici railler, le côté intellectuel obsessionnel, « tête bien pleine », uniquement basé su une connaissance des oeuvres contemporaines et un raisonnement cartésien, qu'affichaient quelques-uns des premiers intellectuels africains. Pour preuve, le parcours académique brillant de Sidia semble être moins valorisé que celui de Fara, quasi-inexistant. Idem pour celui de Durandeau (pourtant remarquable, au regard de ce qu'il en dit lui-même), par rapport à celui plus laborieux de Kocoumbo.

En définitive, Paris est bien le cadre d'une instruction scolaire et académique diversifiée de ses personnages des romans de notre corpus. Vu les formes variées qu'elle revêt, on peut se demander à quoi leur servira cette éducation dans l'immédiat ? Favorisera t-elle par exemple leur développement personnel ?

a. Paris, lieu d'épanouissement et de solidarité inter raciale

S'il est une idée marquante qui se dégage de tous les romans auxquels nous avons référé jusqu'ici, c'est que, tous les personnages qui ont fait le voyage de Paris sont jeunes, naïfs et parfois immatures. Leur regard sur la vie est encore énormément teinté de rêve, de candeur et d'optimisme démesuré. C'est cet optimisme qui leur fait envisager Paris comme un Eldorado. Pour la plupart d'entre eux, ils ont jusqu'à leur départ pour Paris, vécu au village, sous l'oeil bienveillant et les gâteries de leurs parents. Ils sont âgés de vingt un ans (Kocoumbo), ou moins pour les autres. Aucune expérience sentimentale ne leur est connue ; presque aucune prouesse sociale n'est à mettre à leur actif -si ce n'est que tous ont décroché leur certificat d'études primaires et élémentaires, ou que Kocoumbo, a tué de ses mains un énorme sanglier.

Paris, dans lequel ils vont venir vivre, leur servira, dans ce contexte, de lieu d'épanouissement, de maturité et de développement de leur personne. Ils vont avoir l'occasion de devenir plus « consistants » et matures, à travers les évènements heureux ou malheureux qu'ils vont vivre. L'annonce du voyage et le voyage en lui-même leur ont déjà servi d'expériences enrichissantes. La découverte des éléments physiques de Paris, pour la plupart inhabituels à leurs yeux, a commencé à donner corps à leur rêve parisien et renforcé leur culture générale. Mais, ce sont les expériences vécues au quotidien par chacun d'eux qui emmèneront un apport significatif à leur existence. Car, à Paris, tout ce qu'ils voient, entrevoient ou font, constituent des leçons de vie.

De part sa position autodiégétique, le narrateur d'Un nègre à Paris par exemple, tire de tout ce qu'il voit à Paris, un enseignement utile pour lui et pour les africains. Il se fait d'ailleurs analyste et critique de tous les sujets parisiens, des individus aux activités, en passants par les monuments et autres objets. Chaque attitude, chaque faits et gestes du parisien, de même que chaque réalisation de ce dernier, sont autant d'éléments qu'il cherche à comprendre et, desquels, il souhaite tirer un enseignement bénéfique. Tous, conscients du retard en tous points qui est le leur, ces personnages espèrent de Paris, qu'elle les transforme aussi bien en intellectuel, qu'en sage.

Malgré, les préjugés, malgré la complexité de la vie à Paris, la Ville lumière se révèlera au final être, pour ces jeunes, un lieu où ils pourront apprécier la solidarité des autres à leur endroit. Kocoumbo en fait l'expérience dès son arrivée en France :

« Le soir, au repas, on lui témoigna tant de sympathie qu'il en fut tout triste. Lui, un garçon d'un pauvre village, était reçu comme un prince dans une belle maison de Paris ; on lui parlait avec bonté, on s'intéressait à ses projets, on se préoccupait de son sort comme s'il était le fils de la maison, comme s'il allait de soi qu'on dût lui montrer cette attention amicale et chaleureuse »..

Cette solidarité se manifeste aussi entre les africains eux-mêmes ; Kocoumbo, comme d'autres encore, se fait accueillir à la Cité de l'étudiant nègre, par d'autres étudiants africains. Ambo et Sidia, apporte tout leur soutien à Fara, quand celui-ci mène une « bataille rangée » contre les parents de Jacqueline sa compagne. Et lorsqu'il est éploré par la mort de sa bien-aimée, la solidarité entre ces jeunes étudiants africains se fait encore plus visible. Il reçoit chez lui les condoléances de ses amis :

« arrivèrent Mamadou Keita, un soudanais, Jacques Diett, un mulâtre de la Côte d'Ivoire, Sango, un Mossi de Haute Volta, Micky Roler, de la Nigeria, des sénégalais, des antillais, des Guyanais. La plupart d'entre eux ne connaissaient pas Fara. Il avait suffi qu'un malheur fût arrivé à un noir de n'importe quelle origine pour que tous accourussent, obéissant à je ne sais quelle solidarité. Il était venu aussi des femmes et des hommes blancs, amis de Jacqueline ou collègues des marchés de Fara ».

Ce dernier exemple montre bien collaboration qu'il y avait entre les étudiants noirs des années 30, 40 et 50, une collaboration et une solidarité importante, qui aboutit à la création des fonds d'aide et des mouvements culturels et syndicaux tels que la FEANF ; ces mouvements seront d'ailleurs de véritables porte drapeau de la culture africaine à Paris.

a. Paris, capitale culturelle des africains

Depuis toujours, Paris a été un creuset des cultures. Le foisonnement culturel est l'une des qualités qui a toujours été mis en avant pour vanter les mérites de la capitale française. L'art africain fait son apparition au début du XXe siècle dans la capitale française, en tant que composante de l'art nègre. Des représentations de cet art et des expositions commencent à se faire progressivement et, le public découvre par exemple les statuaires, les masques et d'autres « fétiches » africains. Paris est surtout considéré comme le lieu de rencontre des noirs de tous les horizons, chacun d'eux venant ici avec un bout de sa culture. « Paris était une cour d'appel des noirs » dit le narrateur de Mirages de Paris P117. Les occasions et les lieux pour se rassembler au prétexte de la culture ne manquent pas dans nos romans.

9) L'Exposition coloniale

Elle était organisée assez souvent pendant la période coloniale ; elle servait de foire d'exposition à l'art nègre et permettait à des artisans et des artistes africains de venir exposer leur savoir-faire. C'est d'ailleurs à l'occasion de l'une de ses éditions que le héros de Mirages de Paris, Fara, et une vingtaine de sénégalais viennent à Paris. Dans le roman, la manifestation est organisée à la grande avenue des Colonies françaises ; elle est décrite par le narrateur comme le rassemblement culturel de l'art des colonies françaises à Paris. Il y reconnaît le stand de l'A.O.F :

« Il atteignit l'A.O.F composé d'un groupement de bâtiments ocres styles Tombouctou-Dienné ; tout autour, des cases, de vraies cases ; les tirailleurs ouest-africains, chéchia écarlate, armes au pied, contrastaient avec la pâleur des visages et les toilettes claires »

De l'autre côté du pavillon de l'A.O.F, se trouve un autre stand important ; il comporte plusieurs de nombreux objets d'art, et est tenu par un personnage aux traits particuliers.

« En face du pavillon du Soudan, voici accroupie sur des nattes une sonraïe. La finesse des traits, le cuivre de son teint, l'ardeur de son regard, trahissaient une ascendance touareg ; la longueur de son port de col, une demi-origine soudanaise. Le foulard marron et bleu, noué autour des cheveux, la mosaïque multicolores des perles qui ceignaient son front, ses lourds bracelets d'ébène incrustés d'argent, le boubou de soie jade qui la drapait faisaient étrange, malgré le décor d'alentour dans la foule de blanches où la couleur était détrônée par la nuance, l'ampleur et la majesté des formes par la minceur du volume et la netteté de la ligne »

Il y a aussi à ce lieu de l'Exposition coloniale, « la Martinique, la Réunion, la Guadeloupe (qui) évoquaient les Iles selon les traits classiques qu'en donnent la littérature »

1) La « Cabane Cubaine », lieu de rendez-vous des noirs

Toujours dans le cadre de l'expression de leur culture à Paris, les jeunes africains se rendaient dans des salles de spectacle de d'autres lieux de réjouissances qui s'ouvrirent à cet effet. L'un de ces lieux s'appelle la « Cabane cubaine » ; c'est un bar-dancing de la rue Fontaine. Il y vient des Américains qui se distinguent à leur look, mais aussi « à leur couleur pitchpin, leurs traits où transparaissent des origines anglo-saxonnes, juives, voire germaniques » P54. On y voit aussi des Sénégalais « reconnaissables à leurs teints toujours très foncés : jais, goudron, cacao ; à leur port de tête altier, à leur assurance dans le geste » P55, des Antillais, toisant les autres noirs, et aussi des noirs, sujets Britanniques.

Le narrateur de Mirages de Paris décrit d'ailleurs ainsi la variété de jeunes noirs qui s'y trouvent :

«Fara fit découvrir à Jacqueline dans la foule des noirs, si peu différents en apparence, des Africains, des Haïtiens, des Mauriciens. On eût dit que la Cabane cubaine était un musée d'ethnographie noire où chaque peuple avait envoyé un spécimen ».

On peut dire que, par cette présentation de la « population » diversifiée de la Cabane cubaine, Ousmane Socé ne raconte pas seulement la vie parisienne des Africains, mais aussi celle des Américains, des Antillais et des noirs d'autres origines et nationalités. Il le fait aussi dans la scène du mariage de Fara, où ce dernier invite tout le gratin du Paris noir, étudiants, commerçants, et même des « colons blancs » P110. A la Cabane cubaine donc, il y a une représentation de diversité culturelle noire, de même qu'une description et un discours anthropologique du narrateur.

1) Les autres manifestations du Paris capitale culturelle d'Afrique

Pour sa part, Tanhoé Bertin découvre en visitant les bibliothèques de Paris, que l'art nègre est plus représenté ici en France que dans toute l'Afrique. D'autre part, il découvre aussi un art jusque là inconnu de lui, le journalisme, exercé par des journalistes, qu'il définit comme « une race turbulente (...) des gens à l'esprit fort curieux, et à la plume hardie, alerte, faisant uniquement métier d'écrire » P111. Kocoumbo quant à lui, remarque dès les premiers que les gens sont courtois et s'excusent au moindre contact dans la rue, même s'il n'a pas été violent. Le jeune homme constate qu'il s'était fait une fausse idée en croyant que « les français n'étaient polis qu'entre eux (...) ils (peuvent) accorder de la considération à des gens qui (sont) d'une autre couleur » P 86.

Il apprécie leur amour pour la culture, qu'il découvre lors d'une d'un concert de piano auquel ses hôtes (les Brigaud) assistent. Il s'emploie à son tour à faire accepter sa culture aux autres :

« On respectait ses petites manies. Sur le mur de sa chambre il avait suspendu un masque africain, symbole de sa terre. Ce masque avait quatre yeux, d'immenses oreilles rondes et une trompe d'éléphant - pour exprimer la puissance, l'intelligence et la sensibilité. A l'une des oreilles il avait suspendu un chapelet, à l'autre un oeuf. L'Afrique doit allier sa culture ancestrale à la culture française, méditait-il à longueur de journée quand il ne médisait pas ».

C'est avec Samba Diallo qu'on assiste à un véritable choc entre deux cultures distinctes à Paris. En effet le jeune Diallobé, fervent croyant, élevé à la culture religieuse musulmane, rencontre à Paris des gens qui ne croient pas et qui ne « rythment plus au coeur des choses et des êtres », qui utilisent des les grands objets rapides pour se mouvoir (voitures), ou « les objets en fer pour manger (cuillères et fourchettes). Son séjour parisien sera en partie fait de discussion avec ses interlocuteurs blancs des différences entre les cultures africaines et occidentales. C'est le cas avec le pasteur Louis et, avec Lucie, son amie communiste. Kocoumbo fera aussi l'expérience de pareilles discussions avec Madame Brigaud et avec Denise une « camarade communiste », qui tentera de l'enrôler dans un syndicat.

a. Paris, ville des libertés et ville universelle

Pour Tanhoé Bertin, « on peut vivre à Paris comme on veut » P99. La dimension de Paris, ville des droits de l'homme et des libertés individuelles peut aussi être mise en relief à la lumière des romans de notre corpus. Nous avons déjà dit précédemment que l'une des raisons qui attirait les protagonistes de ces romans vers Paris, c'est que, dans cette ville, ils se libèreraient du carcan des traditions de leur village. A Paris, « l'homme retrouve sa valeur et il en prend conscience ». Le séjour ici va aussi leur donner l'occasion de vivre, à la fois l'abri, de ces pesanteurs traditionnelles, et d'autre part, dans un environnement où on est mieux considéré.

C'est d'ailleurs ce à quoi aspire Aki Barnabas par exemple. Lui qui connaît le latin, le grec et le français, lui qui est diplômé de l'école primaire de son village, n'arrive pas à avoir la considération des siens, encore moins celle des colons présents dans sa ville. Pour sa part, Tanhoé Bertin admet que Paris redonne goût à la vie, et assigne même une mission à ceux qui l'ont un jour visité :

« On ne peut venir de cette ville sans être une torche dans les ténèbres qui régnaient chez nous. Et par chaque touriste, Paris continue sa mission, celle d'éclairer le monde, de traquer les injustices, de sortir l'homme des servitudes avilissantes, de toutes les griffes. Paris ainsi par sa vocation, accueille tous ceux qu'on déshérite de par le monde ».

Il y'a aussi la dimension de certains monuments de Paris qui lui confèrent un statut à la fois internationale des libertés, comme le remarque le narrateur de Kocoumbo, l'étudiant noir dans cette séquence :

« Bien qu'il marchât sans se presser, en savourant de tous ses yeux ce Paris aux mille paysages, il fut bientôt devant la statue de la République. (...) Aujourd'hui, cette statue le subjuguait car elle représentait la grande Révolution française, le fondement de l'égalité entre les hommes »

Comme cette statue, d'autres monuments de la capitale française contribuent à lui donner une stature internationale. Unanimement, tous les protagonistes de nos romans vont profiter de leur liberté à Paris ; car,

« De toutes les métropoles, Paris, par son extrême sensibilité, son passé illustre, doit être la plus humaine (...) Paris serait la dernière capitale à mettre des fers à d'autres hommes »

D'un autre côté, on a pu s'apercevoir, à travers « l'épisode » de la Cabane cubaine et la multiplicité d'origine des gens présents dans ce dancing, que la capitale française était une ville universelle. Paris offre aux noirs d'Afrique et d'ailleurs un cadre idéal à leur plein épanouissement. Cet universalisme est porté par l'hospitalité du parisien et inscrit dans la devise de la ville ;

«Cet honneur est contenu dans la fière devise Fluctuat Nec Mergitur (Il flotte sans être submergé1). C'est du latin. Et nous touchons à l'universalisme du parisien qui, pour donner l'exemple, n'hésite pas à adopter des mots étrangers : Football, Strep-tease, Wagon... Il y a même une place de l'Europe à laquelle aboutit une artère portant le nom de chacune des capitales du continent ».  

En somme, universelle, facilitant une liberté de s'instruire, une liberté d'aimer, une liberté de se distraire... Paris n'aurait-elle que des avantages ? N'y a-t-il pas de passages négatifs dans le séjour parisien de ces personnages ?

a. Paris, lieu d'aventures sentimentales

Paris est la ville des amours, dit-on parfois. Ce truisme s'applique aussi bien à quelques situations rencontrées dans les romans de notre corpus. Tanhoé Bertin, remarquant que les gens à Paris affichent en public leur complicité affective, cherche à comprendre :

« Je ne comprends pas pourquoi les gens dans tous les coins de Paris, se donnent tant de baisers. Etre né dans ce pays, c'est voir le jour sous le signe de l'amour ».

Pour certains des personnages, le séjour à Paris va connaître une dimension sentimentale particulière, importante pour la compréhension de certains évènements. Nous analyserons pour illustrer cette partie entre Fara et Jacqueline d'une part, et, d'autre part, celle entre Kocoumbo et Denise.

12) Fara et Jacqueline

La relation amoureuse entre Fara et Jacqueline, est un élément important qui donne de la consistance à l'action de Mirages de Paris. L'auteur la décrit comme un conte de fées entre une belle et son chevalier venu de contrées exotiques. Venu assister à l'Exposition coloniale, Fara fait la rencontre de Jacqueline, une jeune fille de famille bourgeoise, avec qui il se lie d'amitié. Devenu commerçant et, éloigné de ses rêves d'études, le jeune sénégalais ne justifie par la suite sa raison d'être à Paris que par l'envie de vivre auprès de Jacqueline ; ainsi, dans une lettre qu'il rédige, il dit à la jeune fille,

« Il me faut, désormais, Vous et Paris, Paris dans Vous et Vous dans Paris. Je ne pourrais vous dire ce que je ressens qu'avec des mots faits de douleur, de tendresse, de regret et d'espérance aussi. Je ne puis rien faire pour dévier de la pente dangereuse où j'engage mon existence »

On est étonné de voir que dans cet environnement qui lui est étranger, et même parfois hostile, le héros de Socé se décuple pour séduire et obtenir de sa jeune amie blanche, l'amour qu'il lui propose. Il retrouve toute sa joie de vivre auprès d'elle et, narre ainsi le premier échange physique :

« Le premier baiser de l'aimée, suave comme un fruit d'automne flamboyant comme le lever d'un soleil de bonheur, odorant comme une émanation d'âme, immense comme une félicité ! »

Progressivement, un tourment irrésistible s'empare de Fara, proche de l'envoûtement qu'il attribuait à la ville lorsqu'il était encore en Afrique. Il y a même chez Fara une identification symbolique de Paris dans Jacqueline. Justifiant son refus de retourner en Afrique après l'Exposition coloniale, il lui dit :

«Dans ce qui me retient, il y a, sans doute aussi, le charme puissant de la Capitale. J'aime sa vie et ses plaisirs. Sans vous, sans Paris, mon coeur perdra sa force et sa jeunesse. Il me faut désormais, les perspectives vertigineuses de la capitale, sa féerie multicolore des soirs des spectacles, sa vie trépidante »

Il y a également dans cette relation un apport spécifique et important de Paris en tant que cadre de vie. La beauté du lieu influence positivement les sentiments des amoureux L'auteur admet que Fara aime Paris à travers le prisme de Jacqueline :

« Un jour pluvieux d'hivernage, il avait été pris de tristesse. Il redésira Paris, il redésira Jacqueline, cet éden dont il n'avait point pénétré les prairies. Il l'avait admiré de près : des effluves de fleurs odorantes et de fruits capiteux l'avaient alléché ».

La mort de Jacqueline, alors qu'ils attendent un bébé, viendra briser cette belle idylle. Fara redeviendra solitaire, mais marquée à jamais par cette histoire d'amour. On serait bien tenter de savoir pourquoi l'auteur choisit de faire terminer ainsi cette relation d'amour ? Veut-il par-là montrer le côté tragique de Paris ? La mort de Jacqueline n'est-il pas prémonitoire de la « chute » à venir du héros de Socé ? De manière plus globale, le cadre amoureux de Paris, ne dessert pas nos jeunes personnages plus qu'il ne les sert ?  

1) Kocoumbo et Denise

Nous avons dit que le séjour parisien de Kocoumbo était fait de nombreux actes, de plusieurs évènements s'enchaînant les uns à la suite des autres ; nous avons déjà évoqué son arrivée, son installation, son séjour à Anonon-les-Bains et chez les Brigaud... Un autre épisode de ce séjour, c'est sa relation avec Denise. D'apparence, cette relation ne paie pas de mine. Quand il fait la rencontre de Denise dans une usine de Paris, Kocoumbo est devenu, un jeune immigré errant de petits boulots en petits boulots ; qui n'a pas réussit à son bac et est loin de son ambition initiale de réussite académique et sociale. Elle, militante communiste est décrite comme « une grande fille carrée, aux courts cheveux noirs (...) avec une franchise masculine » P238.

Venue à lui pour le convaincre aux idées communistes et essayer de l'enrôler par tous les moyens au syndicat qui est le sien, Denise va finir par s'éprendre du jeune « ambassadeur » de Kouamo. Lui aussi finira par l'estimer, puis l'aimer. Ils finissent par se mettre ensemble et se découvrent des points communs. Il est séduit par la l'engagement politique de sa compagne, de la force et de l'énergie qu'elle y déploie. Elle l'admire parce qu'il est drôle et qu'il s'intéresse à elle. « Il s'attachait à elle sans le savoir, et elle l'aimait plus qu'elle ne l'aurait supposé. Exception faite des questions de doctrine, les deux jeunes gens s'entendaient bien... ». Leur relation ne dure pas dans le temps, mais elle est suffisante pour épanouir le héros d'Aké Loba. Mais c'est un épanouissement de façade, car au fond de lui subsiste la question du bien fondé de cette relation. Il fait d'ailleurs un rêve, où des voix venues d'Afrique le raille en ces termes : « paresseux ! Tu as perdu ton temps à bavarder comme une femme au lieu d'étudier pour nous rapporter du pain, des vêtements ! ».

Ce rêve apparaît comme une façon pour l'auteur de recadrer son personnage. On pourrait se demander dès lors dans quel intention lui fait-il vivre cette aventure amoureuse ? Est-ce tout simplement pour inscrire davantage son héros dans la réalité parisienne où, cherche t-il à présenter un nouvel angle des amours interdites blanc - noir ? Se peut-il que Aké Loba se serve de la mort de Denise et du tourment qui s'ensuivra de son héros, pour ouvrir une voie de sortie à ce dernier ?

1) Amours à Paris, amours fatales ?

En se référant aux deux « histoires » susmentionnées, peut-on dire que les romanciers de notre corpus font de Paris une ville cruelle en amour ? De manière plus globale, le cadre amoureux de Paris, ne dessert pas nos jeunes personnages plus qu'il ne les sert ?  A première vue, on serait tenter de répondre par l'affirmative ; car, en observant bien le récit fait par Socé et Aké Loba, la mort de leur compagne, fait perdre à leur héros sa raison d'aimer Paris :

« Il déposa la couronne sur la tombe du côté où devait se trouver le visage, et, agenouillé, il se courba de douleur sur l'inscription qui disait le nom de la morte ; (...) Ne la reverrait-il jamais plus ? Qu'est-ce qui aimerait désormais pour lui ? » S'interroge le narrateur de Mirages de Paris.

Plus loin, il dira même que « la mort de Jacqueline, en modifiant le cours normal de sa vie -celle de Fara - modifiait aussi ses perceptions » P 164. Apprenant la mort de Denise, Kocoumbo, lui est pris d'un profond dégoût de la vie :

« Il ne put rien manger de la journée ; il ne put dormir ; il ne se leva pas pour aller à l'usine le jour suivant. Des yeux fixes grands ouverts, un long corps figé dans un lit désert, un tourbillon de remords, de chagrin, de désespoir... c'est tout ce qui restait de l'amant de Denise. Dans sa vie douloureuse ce nouveau malheur lui donnait un vertige de plus en plus âpre ».

En outre, même en exceptant ces deux cas, il y a chez d'autres personnages de ces romans, des attitudes en amour qui font croire que, les auteurs que nous étudions n'ont pas voulu faire de Paris un cadre propice à l'épanouissement amoureux de leur personnage. Du moins dans ces romans. Car, en dehors de Kocoumbo et de Fara, dont les aventures se terminent dans la douleur, Durandeau multiplie les flirts sans envergures et sans aucune envie de les rendre sérieux. Il change assez souvent de compagnes -toujours blanches-, et semble n'avoir pour seule moralité que de les séduire afin de les escroquer. Il finit par être découvert dans son jeu et se retrouve bien seul, non sans s'être vu retirer son « butin » (voitures, appartement...) par ses ex copines.

Comme Fara et Kocoumbo, il finit dans la solitude ; mais à la différence de ces derniers, il semble moins entamé moralement et psychologiquement. Néanmoins, avec les autres, il semble être, à des degrés moindres, des éléments symboles d'un refus de mixité raciale. En effet, il a germé à l'époque où ces romans ont été écrits, un courant qui reprenait en quelque sorte cette idée ; Sidia, le philosophe de Socé le dit même très bien à Fara quand ce dernier lui apprend que Jacqueline Bourciez et lui vont avoir un bébé :

« (...) ce qui préoccupe (...) c'est que tu vas avoir un enfant métis. (...) Il ne faut pas que nous, élite noire ayons des enfants métis. (...) Moi je n'aimerai pas une femme blanche parce que je sais que de tous mes devoirs c'est le premier ! ».

a. Paris, lieu de désillusionnement

« Paris cache des drames angoissants aussi bien dans les palais que dans les taudis. Chaque jour des coeurs se meurtrissent, des illusions tombent, des liens se dénouent, et plus d'un homme, plus d'une femme rencontrée porte au coeur une plaie fraîche ou vieille qu'il n'ose exhiber par décence. Quelques-uns voudraient partir à Paris, être nés sous notre ciel par exemple, sortir de l'engrenage infernal, s'affranchir des contraintes. Leur isolement leur pèse et ils marchent, caressant des rêves lointains ».

Telle une sentence, le narrateur de Dadié prononce ces mots, qui résument bien les situations que nous venons de décrire. Nous analyserons le chapitre du Paris désillusionnant sous trois angles : le racisme, la débauche et enfin l'échec et la mort. Ce sont trois situations qui permettront de comprendre l'issue du séjour à Paris de ces personnages.

15) Le racisme et le rejet : premiers niveaux du désillusionnement

Parler de racisme dans le contexte qui est celui de la parution des romans que nous étudions, n'est pas bien difficile. Nous sommes au début du XXe siècle et il existe encore beaucoup de manifestations du rejet des noirs et d'ostracisme. Cela s'est déjà vu dans l'attitude du colon présent en Afrique. C'est aussi observable dès les premiers contacts des protagonistes des romans de notre corpus avec la réalité de Paris. Ainsi, dès qu'il se mêle aux gens de la rue, Fara se rend compte de la singularité de la couleur de sa peau :

« Parfois, il heurtait un passant car lui n'était pas habitué à circuler dans la foule aussi dense et aussi méthodique dans sa promenade précipitée. Cette immensité d'hommes blancs le troublait. Ce fut la première fois de son existence qu'il eut une aussi forte sensation de son être et de sa couleur ».

La couleur de la peau est aussi le détail qui fait prendre conscience à jeunes africains à Paris de leur isolement. Tanhoé Bertin en fait l'expérience déjà quand il est dans l'avion qui le conduit à Paris :

«Je suis le seul nègre parmi tant de voyageurs blancs. Je prends place d'un hublot. Personne ne veut s'asseoir près de moi. Tous les voyageurs passent en regardant le siège vide près du mien. Par affinité, ils vont s'asseoir à côté des autres passagers afin qu'il y ait ton sur ton (...) ce soir, je me rends compte jusqu'à quel point les couleurs divisent les hommes ».

Dès son arrivée au lycée d'Anonon-les-Bains, Kocoumbo est toute suite transformé en « mascotte », parce qu'il est différent des autres élèves. Certes, il est beaucoup plus âgé que ses camarades de classe, mais c'est sa couleur qui attire l'attention de ces camarades de lycée :

« Il (Kocoumbo) traverse la cour, longe le préau. Une tête enfantine se montre à l'une des fenêtres des classes, puis, une autre. Les vitres se tapissent de visages espiègles, de museaux curieux. Lorsqu'ils disparaissent, d'autres surgissent, et les yeux se braquent sur lui avec insistance et attention. Il presse le pas, poussé par la désagréable impression d'être pour la première fois de sa vie un point de mire, une attraction ».

Pire, conformément à quelques idées en vogue à cet époque, ces personnages, Kocoumbo en particulier, sont perçus parfois comme des produits exotiques importés d'Afrique. On sait que des ouvrages d'ethnologues et autres historiens véhiculaient de telles idées au début du siècle dernier. D'autre part, le sentiment général de rejet que ressentent ces personnages est exacerbé lorsqu'ils sont victimes des railleries ou des humiliations. Aki Barnabas, se fait traiter de tous les noms d'oiseau par son employeuse blanche Madame Gruchet et sa fille. Fara est régulièrement déconsidéré et humilié par des passants. Le narrateur résume ainsi cette situation :

« Fara sentait que cette foule blanche l'assimilait mal. Elle n'arrivait à le tolérer qu'à force de bienveillance. Il se croyait exposé aux plaisanteries grotesques des « sans éducation », aux quolibets des innocents bambins à qui les livres d'images, le cinéma, et les récits fantasques enseignaient qu'un Noir était un guignol vivant »

Tous ces détails démontrent une fois de plus que les romanciers africains francophones, en présentant des situations comme celles-ci, réfléchissent à la particularité du regard des « autres », et, partant, expriment à travers les attitudes leurs personnages, leur altérité.

1) La débauche et la dégradation des moeurs : autres manifestations de la désillusion

Lorsque le narrateur-héros d'Un nègre à Paris affirme que «Paris est un monde (...) un océan dans lequel on risque de se noyer si l'on ne sait pas nager », est-ce une prémonition de la noyade qui arrivera à certains de nos protagonistes ? Venus à Paris avec pleins de rêves, d'illusions et de projets, les personnages principaux de nos romans vont très vite déchanter. Passée l'euphorie de l'annonce du départ, et des premiers instants en France, ils vont être, pour certains, emporter par un tourbillon négatif matérialisé par un changement de mentalité où le vulgaire le dispute au ridicule. Paris exerce t-elle sur eux une influence perverse ?

Sans doute au regard de ce que deviennent les compagnons de voyage de Kocoumbo par exemple. Certes, ils sont jeunes, naïfs, souvent pas aux niveaux scolaire et social des autres enfants de Paris. En prime, ils sont victimes de discriminations et d'incompréhensions par ceux qui sont chargés d'être leurs alter ego dans la capitale française. Mais, ces raisons suffisent-elles à expliquer l'altération de leurs bonnes manières et la dégradation de leurs moeurs ? Sans doute, la somme des « ingrédients » que nous venons de mentionner justifient cette dérive. Mais on pourrait aussi trouver une autre explication dans la nature même de la ville.

Déjà sur le continent africain, certains de ces jeunes se livre déjà à des « activités » douteuses ; Nini, l'héroïne d'Abdoulaye Sadji se prostitue à Saint-louis du Sénégal ; Koukoto, devenu Durandeau était déjà falot en Afrique. Quant à Kocoumbo, l'annonce de son départ prochain pour Paris, commence à le « dégénérer ». C'est que, contrairement au village qui est leur lieu originel, et où ils sont sous les feux des anciens et des traditions, la ville leur offre des commodités, des loisirs et des activités nouvelles, qui ne laisse que peu de place à la peur et à la honte, perceptibles chez ceux qui vivent au village. Il y a donc de fait, une absence de dimension traditionnelle et sociale dans ces villes et cela se ressent au comportement des personnages qui émigrent en ville.

Mohamadou Kane explique bien ce double phénomène quand il affirme que, d'une part, « (...) dans le roman africain, c'est l'espace urbain qui semble tout naturellement entraîner la dégradation des moeurs » ; et d'autre part, que « l'absence de dimension sociale dans la modernisation (...) explique (dans les villes africaines), les progrès du vice et de la débauche »

Est-ce donc parce qu'ils sont déracinés que certains de nos protagonistes se galvaudent? Pour certains, oui. Joseph Mou par exemple était un séminariste dévoué en Afrique ; à Paris, il devient ivrogne. Nadan devient apprenti escroc dans le sillage de Durandeau, qui lui, se dévergonde complètement. Tous deux, étaient pourtant parmi les meilleurs élèves, sages et appliqués en Afrique. Kocoumbo, lui refuse de s'encanailler, mais, conscients qu'il partage le quotidien des autres, se rend compte que la situation dans laquelle ses amis et lui sont, n'a rien d'enviable :

« Les noirs comme Durandeau, les voyous qui s'exhibent au Quartier Latin sont des monstres, ils se prennent pour le commencement et la fin du monde ! Quand je me suis trouvé à Paris, que je voyais Douk et les autres faire les malin, j'avais honte sans savoir pourquoi ; je ne me sentais rien de commun avec ces voyous et pourtant il me semblait que c'était moi qui me dégradais en public comme si je m'étais dédoublé, comme si j'avais triplé, comme si j'étais une hydre à cent têtes. Quelle horreur ! C'était vrai, cette dégradation... »

Fara, après la mort de Jacqueline, erre comme une âme en peine. Le héros de l'Aventure Ambiguë, Samba Diallo, a perdu ses repères traditionnels et spirituels à cause des fréquentations mondaines qu'il fait à Paris. D'une manière ou d'une autre, tous ces personnages sont des victimes de Paris.

1) Le retour et la mort : phases terminales de la désillusion parisienne

On ne pourrait pas parler du séjour parisien des jeunes étudiants africains dans le roman colonial sans en présenter la fin. Celle-ci, est souvent tragique comme dans la plupart des romans d'aventure. L'alternative ici se résume entre le retour au pays ou la mort.

- le retour ; conformément à la « mission » qui leur est assignée, les étudiants africains qui viennent étudier à Paris pendant la période coloniale, doivent revenir en Afrique après leurs études. Beaucoup reviennent effectivement ; mais, dans certains cas, au lieu des intellectuels et « héros » attendus, ce sont souvent de personnages déséquilibrés, inconsistants et parfois marqués au fer rouge qui vont arriver dans les villes d'Afrique. C'est qui est perceptible chez Samba Diallo, qui revient « désaxé » au pays des Diallobé. C'est dans une moindre mesure ce qu'on pourrait dire de Tanhoé Bertin, qui finit son « reportage » à Paris, annonce son retour, tout en reconnaissant qu'il n'est pas entièrement parvenu à son but : « moi aussi, il faut que je parte, sans avoir pu, hélas ! Tout voir. (...) je regarde une dernière fois ce peuple amoureux des fleurs et des femmes que chantent les poètes ». Quant à Kocoumbo, son narrateur pose avant tout ce regard, comme pour embellir l'issue non moins glorieuse de son héros, une façon de préparer le lecteur à la réussite au forceps de son héros :

« Pour Kocoumbo, l'Europe était un vaste bassin où se heurtaient des idéologies qu'il n'était pas préparé à comprendre. C'était un monde tout à fait étranger au sien, déroutant »

Certes, à la fin du roman, on apprend qu'il revient en Afrique comme juge de paix, ce qui représente en quelque sorte un succès dans le fond. Mais quand on évalue le nombre de revirements et d'aventures qu'il a connu, quand on sait qu'il a flirté avec la débauche et a collectionné les petits boulots de manoeuvre dans les usines pour survivre et donner un sens à sa vie, il serait difficile de ne pas envisager cet itinéraire comme un échec dans la forme. En plus, il sera mêlé à un scandale de photos pornographiques, dont la nouvelle parviendra jusqu'à son village, ce qui ne pourraient vraisemblablement faire de lui, le héros victorieux qu'Aké Loba nous présente à la fin de son roman. Ses compagnons, comme Durandeau n'ont même plus le courage d'envisager leur retour, et, même quand ils le font, c'est par sursaut d'orgueil. Il ne serait donc pas exagéré de dire, à la lumière de ces exemples, que ce n'est pas en situation de « vainqueurs », mais de « vaincus » que ces personnages retournent en Afrique ; ce qui une nouvelle preuve de la désillusion de Paris.

- la mort ; parfois, le retour du « héros » n'est pas effectif ; car, celui-ci décide de se suicider c'est ce qui arrive à Fara. Traumatisé par la mort de Jacqueline, incompris par les parents de cette dernière, avec qui, il ne s'entend pas au sujet de l'enfant qu'il a eu avec leur fille, en rupture avec ses amis comme Sidia et même Ambo, son confident, le personnage de Socé va demander son rapatriement au ministère des Colonies. Il est conscient que son retour au pays lui fera plus de bien que la poursuite de son séjour à Paris. Surtout que sa présence ici, s'apparente de plus en plus à un calvaire :

« Fara méditait ainsi, en flânant, tout le jour, dans Paris. (...) Dans ses promenades, une foule d'idées grouillait dans sa tête ; elles encombraient son cerveau comme les feuilles mortes que l'on voit, en fin d'automne, couronner le sommet des arbres ; c'était des idées sans dynamisme qui ne l'émouvaient pas, ne le poussaient à aucune action... ».

En proie à toutes ces difficultés, ce personnage va terminer sa « mission » par le suicide. L'itinéraire du retour ne le conduira pas en Afrique, mais plutôt dans « l'eau froide de la Seine », où il semble voir Jacqueline qui lui tend les bras. Du suicide, il en est aussi question dans l'Aventure Ambiguë, quand, à l'issue de sa « mission » parisienne, Samba Diallo, à son retour en Afrique, se laissera poignardé par le « fou ». Le suicide est donc aussi la résultante du désenchantement de Paris sur ces personnages.

Au demeurant, il y a lieu de dire que ces issues (retour, mort) au séjour parisien des personnages des romans de notre corpus, s'inscrivent dans le rêve initial formulé au sujet de cette ville. Aller à Paris, y exprimer son altérité, signifie à cette époque-là aussi, sacrifier une partie de leur culture.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein