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La Coopération Multilatérale et la Question de l'Eau au Bassin du Nil

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par Christine A. ISKANDAR BOCTOR
Institut d'Etudes Politiques de Paris (IEP) - DEA (Master) en Relations internationales 2002
  

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c) L'idée de la Guerre de l'Eau

Au Moyen-Orient, l'eau représente un enjeu primordial. Le problème affecte tous les pays de la région sans exception, même si les situations sont différentes d'un cas à l'autre. « Les ? des pays arabes disposent de moins de 1000 m3 d'eau par habitant et par an, ce qui est considéré comme le seuil de pénurie131(*) », il devient urgent de trouver des solutions. Les ressources en eau vives dont disposent les régions arabes du Moyen-Orient proviennent pour les deux tiers de l'extérieur de la zone (Taurus pour les bassins de l'Euphrate et du Tigre, Afrique Orientale et Ethiopie pour le bassin du Nil). Un conflit sur l'eau n'est pas encore une guerre d'eau. Une guerre de l'eau aurait comme objectif des sources d'eau ou du moins de territoires traversés par un fleuve ou une rivière, d'où nous pouvons s'assurer un contrôle unilatéral sur la totalité ou une partie de ses eaux.

Au lendemain de l'invasion du Koweït, la question de l'eau est envisagée sous un angle nettement plus conflictuel, « guerre de l'eau », « eau et conflit », « crise hydraulique », « rivières de sang », comme toute idée de coopération en matière hydraulique au Moyen-Orient. Se donnant comme date fatidique le tournant du XXIème siècle, les plus pessimistes envisagent des scénarios sanglants où la lutte pour le contrôle de l' « or bleu » remplacerait celle pour l' « or noir ». Il reste que le règlement de la question de l'eau au Moyen-Orient est avant tout un problème politique132(*). Bien sûr, le débat ne sera jamais clos entre ceux qui considèrent que l'eau est de ce fait un générateur de conflits, et ceux qui, prônant la « diplomatie de l'eau », y voient un formidable outil diplomatique pour réguler des conflits et égaliser les différends. Pas de paix sans répartition d'eau, et pas de solution aux problèmes d'eau sans paix.

À cet égard, dans un article publié en 1991 dans Foreign Policy, Joyce STARR affirmait que les services de renseignements américains croyaient probable que l'eau deviendra l'une des raisons principales de conflits dans au moins dix endroits dans le monde, particulièrement en Asie, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient133(*). Avec la raréfaction progressive de l'eau, les conflits nationaux et internationaux s'intensifieront, et donc les négociations visant à les régler.
Dans un monde qui a soif, l'eau ne peut plus être simplement considérée comme un « atout stratégique », les conflits sur l'eau mettent en jeu toutes sortes de considérations politiques, économiques, sociales et scientifiques.
Tout le problème consiste à trouver et à maintenir un équilibre entre les priorités politiques et techniques.

L'axe nilotique, le coeur du Monde arabe, est devenu un enjeu géopolitique. Le Nil est un bassin générateur de différends. « Les guerres du XXIème siècle éclateront à cause de l'eau134(*) » : cette effrayante prédiction, très médiatisé, ne se justifie pas, estime le géographe américain Aaron WOLF135(*), qui se réfère à l'histoire des conflits sur l'eau. La dernière et unique « guerre de l'eau » a eu lieu il y a plus de 4500 ans. Il n'existe aucune histoire de violence liée à l'eau mais seulement que ces incidents ont lieu à un niveau non national, généralement entre tribus, entre secteurs utilisateurs de ressources en eau, ou à l'intérieur des Etats. Quant aux incidents plus sérieux, 80% se sont limités à des menaces verbales de chefs d'Etat, sans doute avant tout destinées à leur électorat.

Toutefois, cette arme de l'eau ne pourra être utilisée comme moyen de pression que dans un cadre régional et non plus sur la scène internationale comme l'a été le pétrole. Les Etats intégreraient alors une « géopolitique de l'eau136(*) » pour bâtir des « hydropolitiques137(*) ». Une notion qui traduit bien l'intérêt des pays du Proche-Orient pour rationaliser l'utilisation des ressources aquifères et surtout pour élaborer des stratégies de l'eau138(*). L'eau deviendra-t-elle source de paix et de développement pour les peuples ou encore une fois la cause de futurs conflits armés?. Nous ne pouvons pas isoler l'eau comme facteur décisif de conflits armés, ni pour les affrontements passés, ni pour les conflits actuels. L'eau est le choc pétrolier du XXIème siècle?139(*). L'idée d'un « chantage à l'eau » ou de l'utilisation de l'arme hydraulique, un peu à l'instar du pétrole après les crises de 1973 et de 1979, est apparue : plus que jamais la question de l'eau est dominée par des rapports de force.

L'hypothèse d'un conflit sur les eaux n'est pas à écarter, tant que le conflit persiste au lieu de la coopération. Les aspects négatifs et les différends politiques qui réduisent les chances d'entente et d'action commune que la majorité de ces Etats restent exposés à la sécheresse périodique qui menace le continent africain, à la détérioration et à l'intégrité du niveau des eaux, et également aux dangers des guerres civiles, et des famines, outre la croissance démographique et le mauvais usage des eaux.

Tout au long de la dernière décennie, la crise de l'eau a atteint une ampleur inquiétante. L'ancien secrétaire général de l'ONU, Boutros BOUTROS GHALI, a été l'une des premières personnalités internationales à tirer la sonnette d'alarme : « Le prochain conflit dans la région du Proche-Orient portera sur la question de l'eau (....) L'eau deviendra une source plus précieuse que le pétrole », assurait-il dès 1992. Peut-être parce qu'il vient d'un pays - l'Egypte - qui n'existerait sans le Nil, il connaît la valeur et la rareté de ce nouvel « or bleu ». Sans aller jusqu'à parler de l'eau comme d'une arme, nous pouvons la considérer comme un formidable moyen de pression géopolitique. La maîtrise des ressources hydrauliques est une question de vie ou de mort140(*).

L'ensemble des pays du bassin nilotique connaît la même inquiétude, les mêmes ambitions et la même menace : avoir de l'eau, la garder pour soi et éviter que les autres ne la prennent. Ce schéma simpliste engendre pourtant des tensions dramatiques s'ajoutant sur des conflits géopolitiques déjà anciens : la vallée du Nil est bien la vallée de la discorde141(*). Le barrage du lac Tana, sur le Nil bleu, en Ethiopie, a été souvent l'occasion de tensions entre l'Egypte et l'Ethiopie. C'est un projet très ancien142(*). Les premières études remontent à 1913, mais le projet fut abandonné en 1936 à cause de l'invasion italienne en Ethiopie.

En 1977, la question de ce barrage fut réouverte à l'occasion de nouvelles études de faisabilité entreprises par des techniciens soviétiques et éthiopiens. Or, Sadate menaçait aussitôt l'Ethiopie de guerre si elle entreprenait les travaux. En fait, les Egyptiens craignaient qu'en cas de crise, le Nil bleu soit bloqué par les Ethiopiens. L'Egypte et l'Ethiopie se sont aggravés durant la période de la Guerre froide : en effet, lorsque l'Egypte était pro-soviétique, l'Ethiopie était pro-américaine et quand l'Ethiopie devenait pro-soviétique, l'Egypte redevenait pro-occidentale.

Le Président égyptien Anouar EL SADATE143(*) disait en 1978 : « (...) toute action qui mettrait en danger les eaux du Nil bleu (...) rencontrera une ferme réaction de la part de l'Egypte, même si cela doit mener à la guerre ». « L'Egypte est prête à entrer en guerre si l'Ethiopie entreprend de construire un barrage sur le lac Tana, où prend sa source le Nil bleu ». Le président Anouar EL SADATE formulait en mai 1978 cette mise en garde. Et l'Ethiopie avait laissé le doute s'installer144(*). En 1978, Le Caire exprime son inquiétude en apprenant l'existence du projet éthiopien Tana Beles, financé par l'Italie et confié à la Compagnie Salini Constrattori. Ce projet d'irrigation doit permettre de mettre en valeur une région destinée à accueillir les paysans affamés du Ouollo et du Tigré, éprouvés par la famine. La deuxième phase du projet, suspendu depuis pour des raisons de sécurité, prévoit le détournement par un tunnel d'une partie des eaux du lac Tana vers la rivière Beles.

La tension montait avec l'Egypte, et comme pour faire écho au Président Sadate, le Ministre d'Etat égyptien des Affaires étrangères Boutros BOUTROS GHALI assura en 1978 au Financial Times londonien que « La prochaine guerre dans notre région portera sur les eaux du Nil, non sur des questions politiques... ». L'attitude d'Addis-Abeba à l'égard du Caire est confortée par le complexe de l'encerclement arabo-islamique qu'a toujours éprouvé l'Empire des Négus. Presque entièrement entourée par des Etats membres de la Ligue arabe (Soudan, Somalie, Djibouti et Yémen) ; menacée par une dissidence érythréenne soutenue dès 1961 par quelques régimes arabes, y compris l'Egypte ; l'Ethiopie avait été contournée par le soutien de l'Egypte en Somalie lors du conflit de l'Ougadeen (1977-1978).

Et puis, en 1979, le Nil devenait même un enjeu prioritaire de sécurité nationale. En réponse au projet éthiopien d'exploiter sa plus précieuse ressource naturelle, le Président égyptien Anour El Sadate déclarait145(*): « Seule la question de l'eau pourrait conduire l'Egypte à entrer de nouveau en guerre ». Nous ne pouvons pas ignorer le caractère explosif du problème, près de 95% de la population égyptienne s'accumulent sur la bande fertile qui borde le Nil et son delta, seule ressource en eau du pays. Pauvre et sous-développée, l'Ethiopie subit, depuis les années 70, des sécheresses régulières qui ont causé des millions de morts.

Si le plan global d'aménagement des sources éthiopiennes du Nil venait à être mis en oeuvre, il exigerait au total un prélèvement de 5.4 milliards de mètres cubes par an sur les eaux du Nil : ce serait évidemment une catastrophe pour l'Egypte et le Soudan, déjà aux prises avec de sérieuses difficultés pour trouver toute l'eau nécessaire à l'ensemble de leurs projets agricoles. Nous constatons que la position de l'Ethiopie est la plus forte en droit comme en fait. C'est d'elle, Etat d'amont, que le Nil bleu immerge, elle fournit 86% des eaux du Nil : et il n'existait aucune autorité qui l'obligeait à exploiter le fleuve de la manière demandée par les autres riverains d'aval et donner la priorité à leurs besoins hydrauliques, et c'est une conséquence normale de son non-adhésion à l'accord de 1959.

Depuis le début des années 90, le Nil a cependant continué de susciter des querelles diplomatiques. An début de la décennie, l'Egypte accusait le régime soudanais de chercher à déstabiliser le régime du président Hosni MOUBARAK. Alors que les relations entre les deux pays étaient au plus bas, le Soudan et l'Ethiopie formaient l'Organisation de la vallée du Nil bleu, pour étudier plusieurs projets d'infrastructures importants, sans concertation avec l'Egypte. Ce qui provoque de la part de cette dernière de nouvelles menaces d'intervention militaire.

L'Ethiopie a déjà entrepris la construction d'une série de petits barrages pour exploiter les eaux du Nil bleu. Selon les responsables du projet, ces barrages protégeront aussi le Soudan des inondations et réduiront l'accumulation de limon dont souffre le barrage de Nasser, en Egypte. Mais Rushdie SAID n'est pas convaincu par ces arguments. Selon lui, il est plus dangereux de retenir le limon que de le laisser s'écouler avec l'eau, car le fleuve pourrait alors augmenter en puissance et endommager la zone nordique du Nil. Il conteste aussi l'argument selon lequel les nouveaux barrages permettront de vendre de l'électricité aux pays voisins, « Aucun de ceux-ci n'étant industrialisé ou grand consommateur d'énergie, observe-t-il, on voit mal de quels voisins il s'agit146(*) ».

Aujourd'hui, le conflit sur l'eau le plus criant est celui concernant le partage des eaux du bassin du Jourdain. Dans cette région, où la tension est très forte depuis la déclaration d'indépendance d'Israël en 1948, l'eau fait partie intégrante du conflit et était au coeur du processus de négociation qui a abouti aux accords d'Oslo en 1993. Déjà en 1919, à l'issue de la déclaration Balfour, le Président de l'Organisation sioniste mondiale, Chaim WEIZMANN, a adressé une lettre au Premier ministre britannique, David Lloyd GEORGE, dans laquelle il affirme que « Tout l'avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en eau [...] Nous considérons qu'il est essentiel que la frontière nord de la Palestine englobe la vallée du Litani sur une distance de près de 25 miles, ainsi que les flancs ouest et sud du mont Hermon ». Weizmann ajoutait : « En ce qui concerne la frontière nord, l'objectif premier était d'ordre économique, et `économique' signifie, dans ce contexte, approvisionnement en eau »147(*).

En 1965, le Premier ministre israélien, Levi ESHKOL, avait déclaré qu' « Israël [pourrait être amené] à se battre pour son eau ». Encore en 1992, Shimon PERES déclarait qu' « Israël [avait] plus besoin d'eau que de terre ». Lorsque Israël déclenche la guerre des Six Jours de 1967, un des objectifs militaires prioritaires était d'assurer l'approvisionnement en eau du pays : la Syrie avait entrepris de barrer deux affluents du Jourdain sur les hauteurs du Golan. Les conquêtes israéliennes changeaient complètement la situation hydraulique de la région : Israël avait augmenté son accès au Jourdain et au Yarmouk, contrôlait les sources de nombreux affluents du Jourdain, et avait pris le contrôle des nappes de Cisjordanie. Aujourd'hui, près de 40% de l'eau israélienne provient des deux territoires, occupés pendant la guerre, le Golan et la Cisjordanie, dont un tiers du seul Golan.

Le Jourdain est l'artère vitale d'Israël. Son existence est primordiale du fait de l'extension de l'agriculture irriguée dans le Néguev, l'expansion industrielle et l'accroissement démographique. Dans un tel contexte, il est clair que pour Israël, la formule « la terre contre la paix » est limitée par une condition : conserver le contrôle de l'eau. Selon la Banque mondiale, 90% de l'eau de Cisjordanie sont utilisés au profit d'Israël, les Palestiniens ne disposant que des 10% restants. L'hypothèse suivant laquelle c'est la paix et non la guerre qui procurera en Israël les ressources en eau indispensables à la réalisation de ses ambitions. De même, dans les Territoires occupés de Cisjordanie, un colon israélien consomme 260 litres par jour contre 70 litres pour un Palestinien. Le problème majeur des déficits en eau qui en résultent réside dans la surexploitation des ressources et dans leur caractère cumulatif : ainsi, par exemple pour Israël, la ressource même devrait être de 15% inférieure au niveau actuel en 2015. La population jordanienne croît au rythme de 3.6% par an148(*).

La caractéristique du bassin mésopotamien réside à l'origine non arabe de ses eaux fluviales qui prennent leur source dans les montagnes turques et iraniennes.
La Turquie est un pays très riche en eau et, à cet égard, il semble bien que l'objectif final d'Ankara soit de contraindre ses voisins arabes à une dépendance hydraulique, inaugurant ainsi dans cette région un nouveau type de pouvoir géopolitique : le pouvoir de l'eau. De son côté, l'Iran joue un rôle de moindre importance, puisque son "pouvoir hydraulique" concerne uniquement l'Irak, constituant toutefois un des pôles le plus conflictuel de la région.

Ankara non seulement ne respecte pas l'accord de débit minimal signé avec la Syrie, mais les Turcs viennent de mettre en route le GAP qui vise à réaménager le cours supérieur de l'Euphrate, ce qui pourrait modifier la quantité et la qualité d'eau de l'Euphrate disponible en aval. Le débit restant à disposition de la Syrie serait vraisemblablement réduit de 30 à 40% et celui restant en Irak ne serait qu'un part de ce qu'il est en ce moment. Ankara souhaite pouvoir faire pression sur l'Irak et la Syrie afin de les obliger à cesser tout soutien aux séparatistes kurdes. Pour la Turquie, Suleymen DEMIREL, l'ex-Premier ministre turc, a souvent rappelé que l'eau est une ressource qu'elle entend exploiter à, sa convenance, comme d'autres, tels ses voisins arabes, exploitent leurs ressources pétrolières à leur seul profit149(*).

Actuellement, tous les experts conviennent que, dans le contexte de raréfaction croissante de l'eau dans la région, seuls les mécanismes de coopération régionale peuvent sinon régler les déséquilibres hydrauliques, du moins atténuer les situations de pénurie. Les Etats vont devoir adopter une gestion des ressources en eau transcendant les frontières nationales et intégrant les « frontières hydrauliques ». Mais encore faut-il, pour que cette entente se réalise, que les différends territoriaux de la région trouvent des solutions. Or, le litigieux sur l'eau étant un point de blocage important de toute négociation, la région se trouve dans un cercle vicieux.

Faire progresser les connaissances scientifiques autour de la question de l'eau n'est pas suffisant car ici intervient un facteur essentiel : dans un contexte compétitif, voire conflictuel, comme celui du Moyen-Orient, la « guerre de l'eau » se déroule d'abord sur le plan de l'information où elle prend les formes les plus sophistiquées. Car il ne s'agit pas seulement de la transmission d'informations imprécises ou fantaisies ; chaque protagoniste cherche à composer un corpus qui conforte ses thèses et appuie ses prétentions. Par exemple, un Etat peut refuser de publier les données relevées sur son sol national, comme cela a longtemps été le cas de la Syrie ; il peut en empêcher un autre ; c'est ce qui se passe au Liban Sud ; il peut aussi transmettre consciemment des informations détournées, afin de renforcer sa position diplomatique, et nous en voyons les effets dangereux dans la difficulté mise en place d'un système d'observation du bassin du Nil commun à ses riverains.

Le problème de la « bataille » des chiffres150(*) montre que les renseignements hydrologiques sont des moyens militaires d'une très forte importance dont il importe de garder le secret. En temps de paix, les chiffres ne perdent pas pour autant leur importance et encore moins pendant la période de négociations de la paix dans la région. Il importe pour chacune des parties en conflit de faire prévaloir les chiffres qui lui seraient les plus favorables en cas de partage. Pour limiter les quantités d'eau à libérer vers l'aval, l'Etat de l'amont tente de réduire l'importance de la contribution annuelle moyenne du cours d'eau.

Certains Etats de l'amont pour justifier le détournement de grandes quantités d'eau, auraient plutôt tendance à gonfler le volume de la crue du fleuve. Au contraire, les Etats de l'aval vont tenter de faire valoir des chiffres beaucoup plus faibles pour tenter de limiter la consommation d'eau de l'Etat de l'amont. Par exemple, en ce qui concerne les crues et les débits moyens du Jourdain, il est très difficile de trouver dans les publications officielles ou officieuses des données exactes. Les écarts entre les différents auteurs peuvent atteindre 10% à 20%.

Toutes ces tensions restaient et restent au niveau des querelles vocales, jamais des vraies guerres. La théorie du Choix Rationnel d'Allison151(*) explique pourquoi et comment les dirigeants évitent le recours à la force, considérée irrationnelle du point de vue de cette théorie. La rationalité des choix résulterait d'une analyse utilitariste en termes de coûts-bénéfices. Des multiples options s'offrent et à partir d'une information très complète et d'une capacité d'anticiper les conséquences de ces décisions, le dirigeant suprême dégagerait le choix le plus conforme à l'intérêt national. Pendant la période sadatienne, c'était lui, le Président égyptien, qui prend la décision avec une présence négative des appareils bureaucratiques. En comparant entre coûts et bénéfices de cette guerre de l'eau, certain que l'Egypte paye plus que gagne une guerre avec l'Ethiopie, un pays en amont du Nil et producteur de plus de 85% du débit égyptien. Pendant le déroulement de cette dite guerre, c'est vrai que militairement l'Egypte gagne, mais selon les ressources hydrauliques, l'Ethiopie a la longue main de couper l'eau ou de la polluer. Autre facteur externe mais qui compte bien, les deux blocs Est-Ouest, si la guerre déclenche, ça ne sera pas entre deux pays régionaux mais avec l'aide des deux grandes puissances, les Etats-Unis avec l'Egypte et l'Union soviétique avec l'Ethiopie, ce qui signifie l'élargissement de cette guerre vers d'autres régions.

La première lecture suivait ce qu'Allison appelait le "modèle de l'acteur rationnel152(*)". S'inspirant pour l'essentiel des théories réalistes en relations internationales, cette lecture montrait que dans les termes d'une analyse coûts-avantages des différentes solutions envisagées par un acteur rationnel, la solution finalement choisie, était effectivement une solution rationnelle qui dans les limites d'un objectif affiché, minimisait les risques et maximisait les avantages, notamment ceux d'éviter une guerre de l'eau égypto-éthiopiennes.

Dans la forme la plus simple du modèle de l'acteur rationnel, l'homo economicus devient en relations internationales le polis strategicos. La politique étrangère d'un Etat vise à assurer à la fois la sécurité de cet Etat, et la stabilité des autres Etats importants pour le maintien de celle-ci. Ce double souci de sécurité et de stabilité, aussi bien économiques que politiques, implique un intérêt dans la réduction des conflits avec et dans d'autres Etats153(*). C'est vrai que cette théorie a subi plusieurs critiques mais ce qui nous intéresse c'est comment elle a montré que le décideur ressemble à un joueur d'échecs menant plusieurs parties, où les gains ou les pertes ne s'évaluent que sur le long terme.

Donc, l'idée de la guerre de l'eau est la conséquence des perturbations géopolitiques plus qu'hydrauliques. Au bassin du Nil, les deux blocs ont joué un rôle primordial dans les relations entre l'Egypte pro-américaine et l'Ethiopie pro-soviétique. Aux bassins mésopotamiens, l'objectif turc de maximiser leur puissance régionale est la raison derrière le recours à l'eau comme arme, ainsi le problème des kurdes, la division du Ba'th en 1966, et la souveraineté turque sur Alexandrette. Enfin, pour le Jourdain, la situation est un peu compliquée, l'eau était un facteur déterminant de la guerre de 1967 et de l'invasion du Liban par Israël en 1982. Il faut reconnaître que les problèmes de l'eau au Moyen-Orient restent dominés par des rapports de force.

* 131
André DULAIT, François THUAL. op. cit., p. 7



* 132
Nathalie FUSTIER, L'eau, facteur de conflit, facteur de coopération au Moyen-Orient, dans un dossier sur la bataille de l'or bleu : l'eau dans le Machrek et le Maghreb, les Cahiers de l'Orient, 4ème trimestre 1996, n° 44, p. 113



* 133
Dany DESCHENES, op. cit., http://www.ulaval.ca/iqhei/bulletin48.html (28 novembre 2001)



* 134
Amy OTCHET, op. cit., http//www.unesco.org/courier/2001_10/fr/doss01.htm (16 novembre 2001)



* 135
Aaron WOLF : Directeur d'un projet de base de données sur les conflits transfrontaliers sur l'eau ( http://terra.geo.orst.edu) et Maître de Conférences à l'Oregon State University.



* 136
Alexandre TAITHE, Gestion de l'eau et risques de pénurie. Enjeux et politiques de l'environnement / ed. Philippe TRONQUOY, Cahiers français, La Documentation française, janvier - février 2002, n° 306, p. 16-22.



* 137
Christian CHESNOT, La bataille de l'eau au Proche-Orient, op. cit., p. 10



* 138
Thomas NAFF, Ruth C. MATSON. Water in the Middle East: Conflict or Cooperation. Boulder and London: Westview Press, 1984, p. 5



* 139
Cf. annexe XII : Planisphère « les conflits pour l'eau dans le monde » l'eau pétrole du XXIème siècle



* 140
Christian CHESNOT, La guerre de l'eau, Politique internationale, hiver 2000 / 2001, n° 90, p. 427



* 141
Robin CLARKE, Water: The International Crisis, London: Earthscan Publications LTD, 1993, p. 90



* 142
Nathania BERNSTEIN, op. cit., p. 51



* 143
Lammii GUDDAA, op. cit., p. 2



* 144
Le Vice-premier ministre Tesfaye DINKA déclarait en février 1990 : « L'Ethiopie n'a pas de temps à consacrer à l'heure actuelle à de grands travaux sur le Nil bleu »



* 145
Khaled DAWOUD, Le dialogue : don du Nil, le Courrier UNESCO, octobre 2001, http://www.unesco.org/courier/2001_10/fr/doss07.htm (16 novembre 2001)



* 146
Jacques LECOMTE, L'eau : usages et conflits d'usages, Paris : Presses Universitaires de France, 1998, p. 5-14



* 147
Georges Amine LEBBOS, Le Litani au coeur du conflit israélo-libanais, dans un dossier sur la bataille de l'or bleu : l'eau dans le Machrek et le Maghreb, les Cahiers de l'Orient, 4ème trimestre 1996, n° 44, p. 34



* 148
Jacques SIRONNEAU, op. cit., p. 25, http://funredes.org/agua/files/droit/SIRONNEAU.rtf (28 novembre 2001)



* 149
Natasha BESCHORNER, op. cit., p. 48-63



* 150
Habib AYEB, L'eau au Proche-Orient : la guerre n'aura pas lieu, Paris et Caire : Karthala et Cedej, 1998, p. 17



* 151
Samy COHEN, Décision, pouvoir et rationalité dans l'analyse de la politique étrangère. Les nouvelles relations internationales : pratiques et théories / ed. Marie-Claude SMOUTS, Paris : Presses de Sciences Po, 1998, p. 75-103.



* 152
Allison T. GRAHAM, Philip ZELIKOW. Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, second ed, London: Longman, 1999.



* 153
William I. ZARTMAN, La politique étrangère et le règlement des conflits, Politique étrangère : nouveaux regards. / ed. Frédéric CHARILLON, Paris : Presses de Sciences Po, janvier 2002, p. 275-290.



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