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La magie de Diaz

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par Mélissa Perianez
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Histoire de l'art 2013
  

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Mémoire de Master 2 - Juin 2013 Sous la direction de Pierre Wat Histoire de l'art contemporain Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La magie

de Diaz

L'hermétisme du «

magicien de la

couleur », Virgile

Narcisse Diaz de la

Peña (1809-1876)

Mélissa Perianez

1

2

Table des matières

Avant-Propos 4

Introduction 5

Partie I. Les Fées : du conte à l'autobiographie d'artiste 13

Chapitre 1. La mare aux Fées, reflets de l'insaisissable 14

Section 1. Les légendes bohêmes 15

Section 2. Une vie invisible dans le paysage 17

Section 3. Le jeu des apparences : 18

Chapitre 2. La Fée aux fleurs : le don bohème 20

Section 1. Une conscience de l'éphémère 21

Section 2. Une marraine de l'OEuvre 24

Section 3. Les fleurs, premiers succès et fonds de commerce de Diaz 25

Chapitre 3. La Fée aux bijoux 26

Section 1. Les joyaux du Narcisse 27

Section 2. La Fée de 1857 et l'aventure commerciale de Diaz 30

Section 3. La Fée de 1860, poursuite d'une réflexion sur la valeur symbolique 34

Chapitre 4. La Fée aux joujoux 38

Section 1. La place de l'émerveillement enfantin 38

Section 2. Un conte familial déguisé 40

Section 3. La place du jeu dans l'oeuvre 42

Partie II. Le « magicien » au kaléidoscope de La Magicienne 45

Chapitre 1. La « magie » de Diaz : un usage de la couleur salué par l'école romantique 47

Section 1. « De l'Espagnol inspiré tout caprice est sacré ! » 48

Section 2. Le mystère de la couleur 51

Section 3. Projection à l'oeuvre d'un art sur-naturel 55

Chapitre 2. Du charme au pouvoir de la peinture 58

Section 1. Circé et les métamorphoses de l'Eros 59

Section 2. L'intuition pulsionnelle 61

Section 3. Entre définition de l'action artistique et de l'action occulte au XIXe siècle 65

Chapitre 3. La figure du magicien 69

Section 1. Diaz et l'identification à Faust 70

Section 2. L'art désacralisé, l'art réinvesti d'une puissance pragmatique 72

Section 3. L'artiste, le marginal et le magicien 75

3

Partie III. Irrationalité de la condition humaine à travers Les Maléfices 80

Chapitre 1. La suggestion contre la science 81

Section 1. Suggestives malgré elles 81

Section 2. L'effet sans l'expression : une originalité remarquée 85

Section 3. Une impression sans « isme », vers d'autres courants picturaux 87

Chapitre 2. L'humain à travers les cultures 90

Section 1. Des émotions universelles 90

Section 2. La magie, constante anthropologique 93

Section 3. Les mêmes histoires contre l'Histoire 95

Chapitre 3. La parole à l'oeuvre 96

Section 1. Le verbe, essence humaine de la Création 97

Section 2. La parole, agent magique 98

Section 3. Une oeuvre pour tout discours 101

Chapitre 4. Le mont maudit 103

Conclusion 107

Bibliographie 110

4

Avant-Propos

Pour trouver un angle qui puisse satisfaire aux temps impartis - prolongés déjà sur un an de plus - et qui puisse être traité exhaustivement, il était malaisé de se focaliser ou sur un genre, ou sur un axe transversal. Le mémoire était parti pour devenir « La fantaisie de Diaz », permettant de traiter de sa désinvolture particulière et de son approche personnelle de la Bohême, à la fois dans son oeuvre, dans ses collections, dans sa vie intime et son personnage artistique. Le problème a été de pouvoir circonscrire exhaustivement et rationnellement un corpus sur la « fantaisie » de Diaz, dès lors que le parti pris était de pouvoir étendre cette notion à toute sa production ! Les oeuvres en tête, regardées de façon arbitraire, s'étaient articulées en un plan très commode, entre son excentricité au Salon, son habileté de Bateleur pour la vente, et sa Bohême intime et sylvestre. Le plan était bouclé avant la constitution du corpus, la problématique était difficile à justifier, et le nombre d'oeuvre autant que le choix entravait la rédaction. Le deuil de ce sujet a été difficile car le plan se serait très bien prêté à mettre en lumière la stratégie et l'habileté de l'artiste, ainsi que sa mobilité tantôt dynamique, tantôt flâneuse entre les salles de vente et la forêt de Barbizon. Finalement, le choix s'est fait en renouant avec la rencontre initiale de Diaz, au cours d'un travail taxinomique et analytique sur La figure de la Bohémienne du romantisme au réalisme, 1830-1850, où Diaz était apparu comme le seul à avoir investi le thème de façon personnelle, le seul aussi à avoir étoffé l'iconographie de la diseuse de bonne aventure en essayant des scènes d'un registre plus fantastique, et un des seuls à ne pas avoir tenté d'établir le « type » physionomique des tsiganes. Ce premier contact avec l'artiste permettait de comprendre sa singularité artistique, bien avant de connaitre la singularité de son parcours personnel et de son propre personnage. Plutôt que de reprendre le corpus des « bohémiennes », ce qui aurait fait double emploi avec le sujet traité dans le cadre du master 1, il a paru alors profitable de former un corpus sur l'évocation du surnaturel pour traiter de cette « fantaisie » qui était la première intention, suivant une expression consacrée à de nombreuses reprises par la presse :

« la magie de Diaz ».

5

Introduction

Dans son Salon de 1846, Théophile Thoré nous livre une vision de son protégé, Narcisse Virgile Diaz de la Peña, parfaitement surprenante pour qui s'en tiendrait aux lignes laconiques que l'on trouve aujourd'hui sur le peintre dans les ouvrages consacrés à Barbizon :

« La peinture de M. Diaz est un songe dans les pays enchantés. Il n'y a de ces forêts et de ces créatures voluptueuses que dans les visions de haschisch, quand on se porte bien et qu'on est déjà parfaitement heureux. C'est à ce charme féérique qu'il faut attribuer le succès de Diaz ; car sa peinture en elle-même, ou plutôt son exécution, est un peu effrayante pour les bourgeois qui aiment en général la peinture finie, propre et bien compréhensible1. »

À un lecteur non averti Thoré apprend que Diaz, qui passe aujourd'hui pour un peintre d'importance secondaire à son époque, avait connu un certain succès. En effet, Diaz est un personnage artistique sujet dès son vivant de spéculations sur sa biographie créant une légende. Il est fréquemment fait allusion à lui pour décrire la vie parisienne du milieu du XIXe siècle, comme dans les romans d'Arsène Houssaye2, de Charles Monselet3, les vers de Théodore de Banville4 et du chansonnier Desplaces. Les Goncourt expliquent effectivement qu'entre 1830 et 1840 « il n'y avait guère eu qu'un coloriste sorti des talents nouveaux5 », Diaz, au centre de toute l'attention.

Mais encore, Thoré signifie au lecteur que cette peinture, qui paraît passéiste et très conformiste à l'oeil contemporain, manque de peu d'« effrayer » le bourgeois de son époque, et qu'elle véhicule un puissant onirisme. Il faut rappeler que Diaz, loin de l'art « pompier6 », des « grandes machines » lisses et finies, a fait ses première armes dans un « phalanstère d'artistes de la rue Saint-Denis7 », avec Huet, Cabat et Daumier, à l'époque où les Jeunes-Frances, avec lesquels il a au moins des accointances communes8, ne s'affectent de manières passéistes que pour mieux déclarer boire le

1 Thoré, Théophile, « Salon de 1846 », Salons de W. Burger. 1861-1868, Paris, 1870, p. 109.

2 Houssaye, Arsène, Le Roman de la duchesse, histoire parisienne. Madame de Nailhac, un sphinx de la vie mondaine, New York, C. Lassalle, 1866 ; et Houssaye, Arsène, Mademoiselle Mariani, histoire parisienne, Paris, Michel-Lévy frères, 1859.

3 Véritable inconditionnel de la peinture et du personnage de Diaz, Monselet y fait allusion dans M. de Cupidon, Paris, V. Lecou, 1854.

4 Les vers : « Les grands yeux de Diaz / Ivres de rose » de Théodore de Banville sont cités par Paul Mantz dans un hommage à Diaz à sa mort. : Mantz, Paul, « Diaz », Le Musée Universel, octobre 1876 - mars 1877, 1er semestre 1877, t. IX, n° 210, p. 183.

5 Goncourt, Edmond et Jules, Manette Salomon, t. 2, Paris, Lacroix, 1868.

6 Henri Zerner les définit comme des artistes étant en général « renommés de leur vivant, qui se spécialisèrent dans d'importantes toiles historiques et religieuses », alors que Diaz ne produit aucune « grande machine ». Rosen, Charles, et Zerner, Henri, Romantisme et réalisme, Paris, Albin Michel, 1986.

7 Pomarède, Vincent, « L'infini de la nature 1830-1860) », cat. exp. L'école de Barbizon. Peintre en plein air avant l'impressionnisme, Lyon, musée des Beaux-Arts, 22 juin-9 septembre 2002, Paris, Rmn, 2002, p. 192.

8 Célestin Nanteuil et Tony Johannot, principalement. Il faut attendre le 3 février 1848 pour trouver trace de la présence de l'artiste à souper chez Gautier avec Barye, Rousseau, Dupré et Couture, voir Guégan, Stéphane, Théophile Gautier, Paris, Gallimard, 2011, p. 305.

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punch dans le crâne de leurs maitresses9. Un détracteur virulent écrit en 1853 que la popularité de Diaz a corrompu le goût du public à un tel point qu'il a changé la nature même de l'art français10 - l'artiste n'aurait pu rêver meilleur épitaphe, et a eu le bonheur de se l'entendre dire de son vivant.

Enfin, la citation de Thoré met bien en lumière comment Diaz, qui n'apparait aujourd'hui que dans l'histoire de Barbizon, n'est pas salué par le critique uniquement pour son art du paysage mais aussi pour les « créatures », qui peuplent ses nombreuses peintures de genre et allégories. Dès l'envoi des Bohémiens se rendant à une fête et du Maléfice au Salon de 1844, Théophile Thoré, Gautier, et les « rapins » de L'Indépendant parlent en choeur de la « magie » du peintre11. En 1846, l'agitation autour de la nouveauté et l'audace de ce coloriste achève de fixer pour le reste de sa carrière un personnage artistique : Diaz est le « magicien de la couleur », dont les tableaux traduisent les « vision » d'un homme autopropulsé dans un monde « enchanté ». Dès le Salon de 1846 Champfleury s'en sert comme repère, en écrivant au sujet de Jules Coignet qu'il n'a fait « qu'un Diaz12 ».

L'approche biographique qui a toujours prévalu dans l'analyse de ses tableaux, est due en partie à l'impossibilité (sic) de comprendre ses sujets, selon l'aveu de plusieurs critiques, dont Gautier13. Ce rapport forcé entre la vie et l'oeuvre du peintre intéresse l'étude au premier chef, c'est pourquoi la vie de l'artiste, retracée par Théophile Silvestre14 et Pierre Miquel15, sera décrite plus en détail au gré de l'analyse et non pas en introduction. Dans sa carrière de peintre, c'est sous la Monarchie de Juillet, au même moment où Gautier forme le Petit Cénacle (environs 1829-1833)16, que Diaz quitte l'atelier de Xavier Sigalon, pour se former lui-même dans la fraternité des arts. Accroché aux Salons de 1834 et 1835, il essuie des critiques acerbes, puis s'en détourne après avoir été refusé en 1836. Vers 1842, Narcisse Diaz fait parler de lui et les commandes affluent, mais il n'ose pas envoyer au Salon après le tollé au Salon de 1835 de son sujet d'Histoire La Bataille de Médina Coeli. La même année, il se marie avec Marie Brichart, et, lié d'amitié avec les peintres de Barbizon et avec des noms de la bohême galante, comme Célestin Nanteuil, il fait vivre un foyer de commandes qui vont

9 Seigel, Jerrold, Paris bohème. 1830-1930, trad. Odette Guitard, Paris, Gallimard, 1991, p. 35. Sur les Jeunes-Frances, voir Bénichou, Paul, Le sacre de l'écrivain : 1750-1830 : essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996, p. 420-462.

10 Du Pays, « Visite aux ateliers : Diaz », L'Illustration, 19 mars 1853, p. 185.

11 H. L. S., « Salon de 1844. Huitième article », L'indépendant, 28 avril 1844, p. 1-2.

12 Champfleury, « Salon de 1846 », OEuvres posthumes de Champfleury : salons de 1846-1851, préf. Jules Troubat, Paris, Lemerre, 1894, p. 75.

13 Voir notamment le catalogue du Salon de 1846 ; Silvestre, Théophile, Histoire des artistes français, p. 153 ; Gautier, Théophile, Salon de 1847, Paris, Hetzel, 1847, p. 97-98.

14 Silvestre, Théophile, « Diaz », Les artistes français, p. 142-153.

15 Pierre Miquel a enrichi la biographie de Silvestre d'une documentation riche, voir son volume monographique, Miquel, Pierre et Rolande, Narcisse Diaz de la Pena, vol. 1, Paris, ACR éd., 2006.

16 Sur la vie et l'évolution des batailles de Gautier, voir Guégan, Stéphane, Théophile Gautier, Paris, Gallimard, 2011. À propos du Petit Cénacle, voir p. 47-53.

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croissantes17. Entre 1844 et 1854, on peut situer toute la formation de son personnage et sa réussite. La critique ne tarira plus d'éloges, Thoré18 le premier, mais aussi Gautier19, Baudelaire20 qui voit en lui un bon peintre de genre, critiques renommés qui parrainent l'oeuvre de jeunesse de l'artiste. Le Second Empire est prompt à reconnaitre sa peinture aimée du public. En l'espace de quelques envois, il est décoré de la Légion d'Honneur le 2 mai 185121 pour ses scènes de genre, mais mourra avant de se voir fait chevalier22. Bien plus habile encore sur le marché qu'au Salon, la fortune de Diaz culmine en 1856 quand il loge sa famille dans un hôtel particulier réalisé selon son goût23. 1855 est une date charnière qui entame pourtant déjà la perte d'audience de l'artiste, suite à l'Exposition Universelle. En 1859 il déserte définitivement le Salon qui lui fait mauvaise presse. Durant les années 1860 des aléas financiers s'ajoutent aux deuils de son fils Émile et de sa femme Marie. Vers 1865 le succès lui sourit de nouveau, en conséquence peut-être de la nostalgie d'un public outragé par les peintures de Manet. À partir de 1871 il est lui-même malade, puis meurt le 18 novembre 1876.

Diaz commence à être exposé au Salon alors que la bataille romantique hugolienne se prolonge dans l'art pour l'art, en se défiant cependant de la politique24. Gautier, Sand et Musset se rendent alors comme Théodore Rousseau, Paul Huet et Diaz en forêt de Fontainebleau25. La féérie caractéristique de sa manière à partir du milieu des années 1840 fait écho à l'esthétique rococo promue par les frères Goncourt et ressuscitée dans L'Omphale (1834) par Théophile Gautier sous un clair-obscur fantastique26. L'opposition au classicisme davidien puise en effet en ce milieu de XIXe siècle ses esthétiques dans des formes passées, alternant registre troubadour, renaissant, rocaille, et prise l'irrégularité et la fantaisie du rococo. La peinture de Diaz reflète cette veine, qu'il était important d'introduire pour ce sujet, mais il a réalisé sa propre synthèse esthétique, en marchant sur les pas de Delacroix, qu'il finira par rencontrer, et s'engouffrant avec Decamps dans l'orientalisme qui se développe après la conquête de l'Algérie. Mais si ses accointances avec la jeunesse artistique et leurs

17 Sur l'évolution chronologique de la carrière du peintre et sa biographie, voir Miquel, Pierre et Rolande, Narcisse Diaz de la Peña, vol. 1, Paris, ACR éd., 2006.

18 Thoré, Promenade au Salon de 1844

19 Gautier soutient l'oeuvre féérique de Diaz le long de sa vie, mais regrette avec l'ensemble de la critique les répétitions de ses tableaux.

20 Après l'avoir encouragé pour ses scènes de genre au Salon de 1845, Baudelaire réitère ses incitations à poursuivre dans ses « kaléidoscopes » au Salon de 1846.

21 Miquel, Pierre et Roldane, op. cit., p. 14.

22 Gérôme, « Courrier de Paris », L'Univers illustré, n°1132, 2 décembre 1876, p. 770.

23 Kelly, Simon, « `This dangerous game' : Rousseau, Diaz and the uses of the auction in the marketing of landscapes », Fowle Francis et Thomson Richard (dir.), Soil and Stone : impressionism, urbanism, environment, Edinburg, Varie, 2003, p. 33-48.

24 Gautier, Théophile, Mademoiselle de Maupin (1835), Paris, Charpentier, 1876.

25 Voir Asselineau, Charles, Luchet, Auguste, et al., Fontainebleau, paysages, légendes, souvenirs, fantaisies, Paris, Hachette, 1855. Le recueil est composé d'articles de noms aussi divers que Murger, Janin, Baudelaire, Houssaye, de Nerval, Hugo, de Banville, Sand, etc., qui connaissent la forêt comme les peintres de Barbizon.

26 Guégan, Stéphane, op. cit., p. 80. Sur l'esthétique rococo et les Petits romantiques, voir Thomas, Catherine, « Les Petits romantiques et le rococo : éloge du mauvais goût », Romantisme, 2004, n°123. Formes et savoirs, p. 21-40. À propos de L'Omphale, voir par exemple l'introduction de Eigeldinger, Marc, aux Récits fantastiques, Paris, Flammarion, 1981, p. 17-42.

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différentes esthétiques sont nombreuses, Diaz se lie surtout avec la première génération d'artistes voyageant régulièrement à Barbizon, les « peint' à Ganne27 ».

Le véritable contexte de l'oeuvre de Diaz est donc la forêt, lieu dont la mémoire séculaire permet un voyage dans le temps au « bohémien ». L'auberge de Ganne est créé en 1824, d'après Sensier, et vers 1835 y résident périodiquement les peintres paysagistes, mais aussi Nanteuil et Daumier28. Fidèle ami de Rousseau, capable des pires esclandres pour la défense du Grand Refusé29, Diaz participe à la bataille du paysage, qui doit achever de renverser la hiérarchie des genres en peinture, de triompher de l'Académisme et plus largement d'un système de valeur30. Le salon de 1824, suite à la reprise des contacts avec l'Angleterre, dans les années 1820-1830, expose Bonington, ami de Delacroix, Turner et Constable, dont l'interprétation faite à Barbizon encourage une peinture débarrassée de prétexte historique. Les peintres partent sur le motif, avec l'invention nouvelle des tubes de couleur31. Théophile Thoré, grand défenseur de l'art du paysage qui pour lui peut prétendre à un art véritablement progressiste et universel, parle également de « magie » des paysages chez Rousseau. La fuite dans l'onirisme d'un lieu réunit ce dernier et Diaz à la sensibilité du Doyenné et de la bohème sandienne.

Hormis ses tableaux, peu de choses sont parvenues de l'artiste, si ce n'est sa sensibilité littéraire. Diaz se fournit en livres, et se montre très amateur des fééries et des pièces de théâtre où il se rend en compagnie de Cabat et Huet dans sa jeunesse. Il se passionne petit à petit pour la mythologie, en même temps qu'il se forme lui-même en peinture. L'onirisme et la magie sont très présents dans la littérature romantique, depuis le Grand Cénacle hugolien. D'après Céline Bricault, Gautier, Nerval, Barbey d'Aurevilly, Villier de l'Isle Adam, admettent l'existence du surnaturel32. Cependant si l'identification du poète romantique au magicien est courante33, le titre de « magicien » attribué de façon hégémonique à Diaz sans qu'il se présente comme tel est très particulier.

27 Voir Caille, Marie-Thérèse, L'auberge Ganne, Moisenay, éditions Gaud, 1994. À propos de Barbizon, voir cat. exp. L'école de Barbizon. Peintre en plein air avant l'impressionnisme, Lyon, musée des Beaux-Arts, 22 juin-9 septembre 2002 ; et Chantal Georgel (dir.), La Forêt de Fontainebleau, un atelier grandeur nature, cat. exp. Paris, Musée d'Orsay, 6 mars - 13 mai 2007, Paris, Rmn, 2007.

28 Sur Daumier à l'auberge de Ganne, voir Sensier, Alfred, Souvenirs de Théodore Rousseau, Paris, Techner, 1872.

29 Chennevière, Souvenirs d'un Directeur des Beaux-arts, t. III, p. 80.

30 Voir entre autres Rosen, Charles, et Zerner, Henri, op. cit.

31 Caille, Marie-Thérèse, op. cit., p. 6.

32 Bricault Céline, « Préface. Savoirs et croyances au XIXe siècle : entre magie et magies », Bernard-Griffiths, Simone et Bricault, Céline (dir.), Magie et magies dans la littérature et les arts du 19e siècle français, Centre de recherches révolutionnaires et romantiques de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012, p. 1415.

33 Voir par exemple Baron, Anne Marie, « Mage, magie, magique, magicien(ne), chez les poètes romantiques », Bernard-Griffiths, Simone et Bricault, Céline (dir.), op. cit., p. 51-69.

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Pourtant une douzaine d'oeuvres seulement sur environ quatre mille tableaux figurant au catalogue raisonné ont trait à un sujet surnaturel. La magie de Diaz transpire en réalité d'un univers tour à tour mythologique ou anecdotique. Le paradoxe qu'on aurait pu voir, si l'on s'attendait à voir le « magicien » dont parle la presse artistique déployer un univers fantastique et chimérique à la suite de Füssli ou à l'instar de von Holst, est donc facilement dépassé. Mais pourquoi Diaz se voit-il justement mieux attribuer ce titre qu'un peintre fantastique ? C'est une question qui, une fois soulevée, appelle une réflexion sur l'utilisation du lexique magique à propos des artistes, et incidemment, sur la polysémie du mot « magie » après le triomphe de la Raison sur la superstition au siècle des Lumières. Mieux encore, soulever ce paradoxe permet de voir comment les quelques oeuvres fantastiques, marginales dans l'oeuvre, entrent effectivement en résonnance avec la « magie » relayée par la critique dans un propos général sur l'oeuvre.

La plus grande part de la documentation sur Diaz est éparpillée dans des coupures de presse et des catalogues de vente, dont celle de la dispersion de ses biens en 1877, accompagné d'une notice signée de plusieurs mains. Présent dans les dictionnaires, le Grand Larousse, chez Bénézit, il fait encore l'objet d'un numéro datant de 1913 d'une série de vulgarisation de grands peintres34. Le petit opus illustré des oeuvres du Louvre fait de Diaz un maître passé de la scène de genre sous le Second Empire, et trahit une déformation totale de la compréhension de l'oeuvre en sapant toute intention novatrice chez Diaz35. Après la Grande Guerre, l'oeuvre du peintre toujours classée parmi les pompiers ne fut plus perçue comme une « grande » peinture, mais un essoufflement du répertoire de formes issues de l'Ancien régime. Diaz figure en 1891, dans l'« école de Barbizon36 » dont David Croal Thomson crée rétrospectivement l'idée. Il ne parut plus que pour sa participation à Barbizon, en y figurant cependant parmi les peintres « jugés avec quelque dédain, voire délaissés37 », avec Constant Troyon et Decamps, tandis que Corot, Millet Rousseau sont très étudiés parce qu'ils confirment une façon de lire l'histoire de Barbizon comme une préfiguration de l'Impressionnisme. L'histoire par les avant-gardes ne permet pas de comprendre la moitié de l'oeuvre de Diaz consacrée aux scènes de genre autrement que comme une « erreur », sans chercher à comprendre l'engouement dont il jouissait. Assez peu de publications revinrent sur la peinture à Barbizon,

34 Rougon, Henri, Diaz de la Peña, huit reproductions facsimilé, Paris, Lafitte, 1913.

35 L'ouvrage se concentre sur la renommée de l'artiste en s'appuyant sur huit reproduction facsimilé couleur de tableaux des collections Thomy-Thierry et Chauchard du Louvre, entrées respectivement en 1902 et 1906, comportant sept scènes de genres (La fée aux perles, Les bohémiens, Les baigneuses, Vénus désarmant l'Amour, Nymphe endormie et La Charité) et un paysage (Sous-bois).

36 Croal Thomson, David, The Barbizon school of painters : Corot, Rousseau, Diaz, Millet, Daubigny, etc., London, ed. Chapman and Hall, 1891. Pomarède, p. 16.

37 Pomarède, Vincent, « L'étude de Barbizon : une nécessaire remise en question de l'histoire de l'art », cat. exp. Lyon, op. cit., p. 14.

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cantonnée à un paysagisme introduisant en France les leçons de l'Angleterre, et encore trop timide pour être véritablement moderne. L'historiographie de Barbizon a évolué sensiblement, sans que la place accordée à Diaz ne se précise réellement, quoique ses décors à l'auberge Ganne soient reproduits dans une étude du lieu de Marie-Thérèse Caille38. Depuis 200239, puis en 200740, l'école de Barbizon est moins regardée comme une « école », que comme une confluence devenue internationale de sensibilités individuelles, ce qui permet d'approcher la différence de Diaz.

En 2006, Pierre Miquel, au terme d'un travail de longue haleine, commence dans la monographie consacrée à l'artiste par lui redonner une place de premier rang à Barbizon, en le situant comme « l'un des chefs de groupe », et même un « pilier41 ». Cela n'empêche pas que par commodité, le volume monographique qui accompagne le travail titanesque du catalogue raisonné, cautionne l'idée admise que Diaz est « pré-impressionniste ». Ce n'était pas le but de cet ouvrage de nuancer cette opinion pouvant se concevoir comme valorisante, car il s'emploie déjà à restituer les données biographiques, le parcours artistique du peintre dans l'ordre chronologique, pour donner une vision d'ensemble de ce que l'on sait de lui. Depuis, Diaz a fait l'objet d'un article de la revue du Louvre à l'occasion de la redécouverte de sa collection. Une publication en ligne de Denis Montebello42 creuse certaines potentialités psychanalytiques du patronyme de Diaz en le faisant entrer avec son oeuvre, dans une approche assez lacanienne. Simon Kelly a apporté une contribution importante dans la réhabilitation du rôle de Diaz dans le développement du marché de l'art, en mettant en lumière son rôle pionnier43. Enfin, en été 2012 une parution est venue analyser un dossier de l'Illustration de 1853 consacré aux ateliers de Diaz et Delaroche44.

L'approche quasiment unanime des commentateurs depuis les envois au Salon jusqu'à aujourd'hui45 est de présenter Diaz avant tout un homme qui porte une enfance douloureuse. L'aspect paradoxal de ces commentaires est de parler d'un peintre en tant qu'orphelin, unijambiste, et fameux amateur de balades avant d'en parler en tant qu'auteur. Cette unanimité interpelle justement en tant qu'elle parait incontournable et particulière à l'approche de Diaz. C'est peut être aussi une telle condition à la compréhension de l'oeuvre qui en réduit la portée : les tableaux de Diaz ne sont alors que la

38 Caille, Marie-Thérèse, op. cit.

39 Cat. exp. Lyon, op. cit.

40 Chantal Georgel (dir.), op. cit.

41 Miquel Pierre et Rolande, Diaz de la Peña, Vol I : Monographie, Paris, ACR éd., 2006, p. 8.

42 Montebello, Denis, « La forêt intérieure », Ardemment, en ligne : [ http://ardemment.com/thematiques/foret-diaz-pena.php], consulté le 14 mai 2013.

43 Kelly, Simon, op. cit.

44 Esner, Rachel, « Visiting Delaroche and Diaz with l'Illustration », Nineteenth-century Art Worldwide, II-2 (summer 2012), revue en ligne. [ http://www.19thc-artworldwide.org/index.php/summer12/rachel-esner-visiting-delaroche-and-diaz-with-lillustration] consulté le 14 mai 2013.

45 Le volume monographique de Pierre Miquel fait une bonne synthèse de cette approche.

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sublimation de sa vie, ne s'interprètent qu'à l'aune de sa biographie. Pourtant le concept de sublimation chez Freud s'applique à toutes les formes d'art46 et il faut considérer que tout artiste sublime des pulsions alimentées par son parcours personnel. Force est donc de constater que l'interprétation plus large que l'on réserve aux autres peintres, ne s'est injustement et curieusement pas appliquée à Diaz.

Là où le bât blesse, effectivement, tient au peu d'informations dont on dispose sur cet artiste et à l'hermétisme d'un artiste « impossible à analyser47 » selon une notice pour le Salon. Sa participation à Barbizon incite à privilégier l'oeuvre de paysagiste, et négliger le reste de sa production, scènes de genres, sujets mythologiques et peintures d'Histoire, sujets religieux, portraits, autoportraits, portraits de famille, qui ne peuvent pourtant pas toutes se comprendre comme des productions pour la vente. Les premiers mots que mettront la critique sur sa peinture resteront fixés le long de sa carrière, et répétés parfois à l'identique pour qualifier sa peinture. Jamais aucun de ses sujets ne sera commenté ou analysé plus longuement, car de nombreuses lacunes et un manque d'idées sont reprochés à l'artiste48. Il est vrai que l'oeuvre répétitive a une dimension fortement hermétique. C'est comme « magicien de la couleur », que Diaz tire une notoriété fabuleuse, en dépit de tous ses travers ; la féérie de ses scènes de genre ne lassera jamais certains inconditionnels. En bâtissant la démonstration sur une poignée d'oeuvres de Diaz, il sera possible de vérifier à quel point « un Diaz » donnerait un aperçu de l'oeuvre en entier.

Il s'agit de prendre un parti pris inverse de l'historiographie du peintre, et de s'intéresser à un corpus d'oeuvres restreint de quelques tableaux traitant de près ou de loin de magie, au sens de choses surnaturelles, chez Diaz : trois fées, une magicienne et une incantatrice, ainsi qu'une série sur le thème de la malédiction. Réunies grâce au catalogue raisonné, aux fonds du cabinet des Estampes et de la documentation du Louvre, les oeuvres démontrent en premier lieu la rareté des sujets fantastiques chez l'artiste qui a produit plus de quatre mille tableaux. Entre allégories et scènes de genre, ces tableaux illustreront le succès du peintre et la cohérence interne de l'oeuvre jusque dans l'exception. Deux motifs évoquant par le topos un folklore féérique, démontreront des points de continuité entre paysage et scène de genre chez l'artiste. Sur ce corpus primaire, quelques grands axes de la totalité de l'oeuvre seront dégagés en amenant à l'analyse d'autres scènes de genre typiques de la production du peintre, celles qui firent son succès, mais aussi des oeuvres plus personnelles. Cette approche permet de commenter l'oeuvre, ainsi que le personnage artistique et ses données biographiques. Il s'agit d'analyser ce que disent les oeuvres fantastiques de la « magie »

46 Freud, Sigmund, Introduction à la psychanalyse (1916), Paris, Payot, 1976, p. 354-355.

47 A. H., Delaunay, Catalogue complet du Salon de 1846, Paris, bureau du « Journal des artistes », 1846, p. 37.

48 Paul Mantz résume ces reproches dans son article de 1877, op. cit.

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du reste de l'oeuvre, et du personnage de « magicien ». L'étude tente également d'éclaircir pourquoi l'oeuvre de Diaz est si facilement lue comme une sorte d'oeuvre-exorcisme, si on nous passe cette expression dans le lexique du sujet. Le choix du titre, « La magie de Diaz », permet de jouer de la polysémie du terme « magie » et interroger à la fois l'étiquette apposée à son nom, le succès mirifique qu'il connut faisant de sa vie un conte de fées, et la raison d'être du lexique magique attribué à un artiste.

L'étude s'ouvre et se ferme sur deux motifs paysagers, pour ancrer la démonstration au sein de l'oeuvre du paysagiste, et démontrer de cette façon qu'au coeur de chaque paysage de Diaz peut se trouver la poésie du « magicien ». La Mare aux Fées (quatre sujets peints entre 1845 et 1868) ouvre de cette façon une partie consacrée à la féérie chez Diaz, où le conte prend une valeur autobiographique. Trois oeuvres majeures y sont étudiées et entrent en résonnance avec le reste de l'oeuvre et la vie de l'artiste : trois Fées très isolées dans l'iconographie du peintre et malgré tout emblématiques dans l'oeuvre. Ce sera, dans cette partie, l'occasion d'entrer d'emblée dans l'univers personnel de l'artiste, et se familiariser avec bon nombre de ses leitmotivs. Les deux parties suivantes se partagent l'essentiel des sujets fantastiques de l'artiste : La Magicienne (1846) du musée d'Orsay49 et la Scène d'Incantation (1851), sur lesquelles se concentrent toute la seconde partie, et la série des Maléfices étudiés dans la partie finale, peints entre 1844 et 1875. Bien que les Maléfices mettent souvent en scène de vieilles sorcières, personnage sensiblement proche de La Magicienne, les deux sujets sont totalement différents. Le tableau d'Orsay se prête à approfondir l'analyse de cette figure de magicien accolée à Diaz de façon répétée et unanime, en consacrant un temps particulier à la manière de l'artiste et sa démarche contextualisée. La série étudiée dans le troisième temps permet d'avancer une lecture de l'oeuvre entier, par l'analyse de l'expression humaine chez Diaz, d'une façon avantageusement débarrassée de la dimension biographique. Au terme de la démonstration, le second et dernier paysage évoquant une idée surnaturelle dans toute l'oeuvre, Le Mont maudit, clôt l'étude en retournant au paysage, véritable bataille de l'artiste, et en illustrant aussi une topographie montagneuse, rare et différente des paysages sylvestres.

49 RF 1829.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille