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Malouet, administrateur en guyane (1776-1778) mise en place d'un projet administratif et technique.

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par Benoît JUNG
Paris Ouest Nanterre - Master 2 2014
  

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1.1.2 Circulation des savoirs et relais locaux

Les relais locaux jouent un rôle primordial dans le travail d'enquête de l'ordonnateur. Suite à la redéfinition du projet colonial initié par Colbert, les institutions savantes métropolitaines s'attachent à déployer un réseau de correspondants dans les colonies afin d'accroître la collecte d'informations scientifiques774. On assiste alors peu à peu à l'émergence d'une « science coloniale » selon la définition de Georges Basalla, c'est-à-dire une science sous tutelle de la métropole, fondée sur des institutions et des individus en étroite relation avec les centres savants et

773 David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science: Colonial Science, Technoscience, and Indigenous Knowledge », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, p. 226.

774 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise dans l'espace caraïbe français (XVIIe-XVIIIe s.) », in Philippe HRODEJ et Sylviane LLINARES (dirs.), Techniques et colonies (XVIIe-XXe siècles), Paris, Publication de la Société Française d'Histoire, 2005, p. 33.

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administratifs européens.

Les spécialistes voyageurs

Les colonies assistent donc à l'arrivée de voyageurs, souvent pensionnés par l'Académie des sciences, qui collectent des échantillons, se livrent à des observations diverses, sondent les rivières, décrivent la faune et la flore, rédigent des mémoires, et font parvenir le fruit de leur travail aux savants de l'Académie des sciences, de l'Observatoire ou du Jardin du roi. En effet, le naturaliste à proprement parler n'est pas le voyageur qui arpente le terrain mais celui qui attend les envois à Paris, pour en faire de nouveaux matériaux scientifiques775. Ainsi, en 1721, le médecin Pierre Barrère reçoit le brevet de « médecin-botaniste du roi à Cayenne » grâce à l'appui de Jussieu. Ce titre fait de lui le correspondant de l'Académie des sciences lors de son séjour en Guyane jusqu'en 1725776. Une fois obtenu son brevet de médecin du roi à Cayenne le 22 décembre 1735, Artur séjourne en Guyane de 1736 à 1771. L'Académie des sciences le nomme correspondant, titre qui le met en rapport avec Réaumur, Bernard de Jussieu et Buffon777. François Fresnau, ingénieur du roi en Guyane dont le nom est lié à ses travaux sur le caoutchouc, est également correspondant de l'Académie des sciences778.

En plus de rendre compte, de collecter et d'alimenter en informations les institutions savantes métropolitaines, ces voyageurs, sont porteurs d'un savoir-faire et de techniques qu'ils mettent en oeuvre dans le cadre de leur mission. En l'absence d'université ou de lieu de formation, ils jouent un rôle très important de vecteur des savoirs et des techniques scientifiques au sein des colonies779. Ainsi des contacts se nouent entre ces agents royaux à la pointe des techniques européennes et certains habitants, amateurs férus de sciences qui s'investissent dans l'élaboration du projet colonial. Dans le cadre du dessèchement des terres basses en Guyane, Malouet recrute l'ingénieur hydraulicien Guisan, à qui il confie les habitants Bois-Berthelot et Couturier, deux des colons parmi « les plus distingués », dans le but de les former aux techniques de drainage, mal

775 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes du Jardin du roi et du Muséum d'histoire naturelle: essai de portrait-robot », Revue d'histoire des sciences, 1981, vol. 34, no 34-3-4, p. 264.

776 Henri FROIDEVAUX, Notes sur le voyageur guyanais Pierre Barrère, Imprimerie nationale., Paris, 1856, p. 6.

777 Jean CHAÏA, « Jacques-François Artur, 1708-1779, premier médecin du roi à Cayenne, correspondant de Buffon, historien de la Guyane », 87e congrès des sociétés savantes, 1962, p. 37-38 ; Jacques François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit., p. 49-50.

778 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 266.

779 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 38.

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maîtrisées en Guyane780. Ils accompagnent donc Guisan entre mars et mai 1778, lors d'une expédition envoyée dans la région de Kaw et de l'Approuague destinée à la reconnaissance des terrains susceptibles d'êtres desséchés. Les trois hommes pratiquent des relevés pédologiques, sondent la profondeur des marais, réalisent des opérations d'arpentage et de trigonométrie781. L'ensemble de ces opérations fait l'objet d'un mémoire que Guisan rend aux administrateurs en mai 1778782 ainsi qu'un rapport rédigé par Couturier sur un Voyage avec Guisan à Approuague783.

En plus de ces spécialistes voyageurs, souvent en liés aux académies parisiennes, et qui apportent leurs compétences au sein de la colonie, l'ordonnateur bénéficie de l'appui de spécialistes locaux.

Les spécialistes locaux

Certains de ces spécialistes sont, en effet, affectés de façon permanente dans les colonies. Ils constituent des relais efficaces pour les Académies métropolitaines, qui peuvent non seulement augmenter leurs capacités de collecte, mais aussi jouir d'intermédiaires diffusant les sciences et techniques métropolitaines au coeur des colonies. « Ces acteurs de la science coloniale participent pleinement, de fait, à la fécondation permanente des pratiques scientifiques locales de collecte et d'expérimentation », précise François Regourd784. En effet, détenteurs d'un savoir technique spécifique, allié à une connaissance approfondie du milieu, ces intermédiaires, sont une source d'information de première main dont le avis sont précieux pour les administrateurs. De plus, leur implantation locale les rend disponibles en permanence785. La consultation des archives révèle la diversité des tâches qui leur sont confiées. Arrivé à Cayenne en 1764, l'ingénieur Brodel est envoyé dans la région de l'Oyapock afin de tracer les emplacements pour l'implantation d'une future colonie. En 1766, « il eut ordre de M. de Fiedmond, de relever la coste devant et des deux côtés de la ville de Cayenne, et de placer sur la carte la situation et la figure des roches qui découvrent à mer basse. » Il reçoit sa commission d'ingénieur-géographe en 1768 et poursuit ses opérations « dans la

780 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome 1, op. cit., p. 38.

781 ANOM C14/50 F° 102

782 ANOM C14/50 F° 120

783 ANOM C14/50 F° 202

784 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 40.

785 Monique PELLETIER, « Les ingénieurs-géographes au lendemain du traité de Paris (1763). », op. cit., p. 42.

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ville et dans la savanne. » L'année suivante, il remonte le cours de « la rivière de la Comté, et [pénètre] par les terres dans le haut de la rivière de Prouague » qu'il décrit. En 1770, il dirige des travaux de fortification. L'année suivante, il est « envolé pendant l'hiver pour trouver et établir une communication entre le haut des rivières de Prouague et d'Oyapok. Il [redescend] par cette dernière rivière. Il étoit au moment de son départ pour chercher une communication entre les rivières de l'Oyapok et de Prouague lors qu'arriva l'ordre de sa réforme. » Il passe l'année 1772 en France et revient à Cayenne en janvier 1773, où il se livre à des « opérations géographiques », effectue des reconnaissances sur les « islets devant Cayenne, sur les montagnes de la Gabrielle, et dans les savannes entre Courou et Sinnamary786. » Malouet l'emploie ensuite pour dresser une carte générale de la Guyane, conjointement avec l'ingénieur-géographe Simon Mentelle787. Il lui confie enfin la réalisation d'un moulin à planche, mais Brodel décède avant d'avoir mené à bien sa mission788.

La présence de ces spécialistes démontre que la diffusion des pratiques métropolitaines fait florès dans les colonies et s'accompagne par la production de documents, de rapports, de mémoires ou de cartes précis, chiffrés, directement exploitables par les Académies789. Ces relais scientifiques locaux sont « la main qui recueille les objets, précise Marie-Noëlle Bourguet, l'oeil qui les observe et les décrit, comme pour permettre au naturaliste resté en Europe de voir et travailler à distance. » De fait surgit l'évidence de l'importance d'une discipline à observer dans la rédaction d'un procès-verbal d'observation, de respecter des normes d'identifications de colis ou d'échantillons, etc790. Le 12 octobre 1778, Patris, conseiller au Conseil supérieur de Cayenne, médecin et botaniste, envoie au ministre un procès verbal des observations de plants de giroflier qu'il a effectuées sur les habitations de MM. Macaye, Courant, et Mme de Billy. Il décrit la taille, la forme des fleurs, la qualité de la terre, l'exposition. Ainsi en février 1778, il observe que le giroflier planté chez Macaye « a fait voir dans son contour, jusqu'à sept à huit pieds de hauteur, une multitude de corymbes [...] tous parvenus à une floraison parfaite791. » Celui placé chez Courant « s'est aussi couvert de fleurs pour la première fois, mais avec une profusion bien plus grande que celui de M. de Macaye. » Il joint à son document des échantillons : deux branches « desséchées du gérofflier de M. Courant que les scies d'une mouche bagasse en avoient détachées dans une nuit, et une de celui de M. de Macaye sur laquelle [il a] fait tout [son] possible pour conserver quelques fleurs épanouies. » Il ajoute également « trois petites grappes de clouds, préparées comme dans l'Inde, en les faisant passer à

786 ANOM E52 F° 28

787 ANOM C14/43 F° 45

788 ANOM C14/50 F° 68

789 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 41.

790 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde: voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », op. cit., p. 177.

791 ANOM E331 F° 372

186

l'eau bouillante, ressuer dans des feuilles à la fumée pendant vingt-quatre heures, et ensuite sécher au soleil792. »

Patris approfondit son analyse en se livrant à une critique de ses sources :

« Leur odeur aromatique et pénétrante vont vous mettre à même, monseigneur, de juger avec combien peu de fondement le sieur Fusée-Aublet793 dans la description des plantes de la Guyane s'est hasardé d'avancer que les géroffliers transportés de l'Inde à Cayenne étoient des géroffliers bâtards. f...] Car selon Rumphe794 qui a traité le plus en détail du gérofflier, il y en a trois espèces qui donnent des clouds aussi bons et aussi aromatiques795. »

Pourtant, même si la botanique est une des branches de l'histoire naturelle qui a le plus progressé sur le plan méthodologique, la formation reçue par ces spécialistes les préparent mal aux tâches qui les attendent : Patris est médecin. L'approche livresque de leur discipline reste donc importante, si bien que c'est souvent le terrain qui fait le botaniste796. De plus, Marie-Noëlle Bourguet souligne combien, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'effort de discipline et de codification minutieuse des pratiques locales ne vise pas à reconnaître à l'intermédiaire permanent des colonies un statut d'observateur actif et autonome, participant par son travail d'investigation à l'élaboration du savoir. « C'est moins la conception d'un empirisme scientifique qui s'exprime ici que le désir, pour le savant de cabinet, de voir à travers l'oeil du voyageur, d'agir par ses gestes, sans se déplacer797. » On peut également voir, avec Neil Safier, que le rôle subalterne réservé aux locaux démontre que la science est une modalité de l'impérialisme colonial798. Cependant, cet effort disciplinaire atteste de la participation de la Guyane, comme du reste des colonies d'ailleurs, à la construction d'une éthique scientifique fondée sur des données exactes et précises799.

792 ANOM E331 F° 373

793 Jean Baptiste Christian Fusée-Aublet (1720-1778), apothicaire-botaniste, auteur d'une Histoire des plantes de la Guiane françoise rangées suivant la méthode sexuelle qui paraît en 1775. Voir François REGOURD, « Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial », op. cit., p. 236-237.

794 Georg Everhard Rumphius (1627-1702), militaire et architecte hollandais connu pour ses travaux d'histoire naturelle et son cabinet de curiosités.

795 ANOM E 331 F° 373-374

796 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 264, 279.

797 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde: voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », op. cit., p. 178.

798 Neil SAFIER, Measuring the new world, op. cit.

799 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des techniques académiques de collecte et d'expertise », op. cit., p. 42.

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L'ancrage de spécialistes locaux permet donc une diffusion plus en profondeur des pratiques scientifiques métropolitaines, même si leur rôle est plus effacé. Parmi eux, Jean Samuel Guisan, que Malouet recrute au Surinam, occupe une place à part.

Guisan, un ingénieur inséré dans les réseaux savants

Né à Avrenche, en mars 1740, il quitte sa Suisse natale en juillet 1769 pour se rendre au Surinam à la demande de son oncle Nicolas David Guisan800. Il travaille comme économe sur la plantation appartenant à la société Guisan & Sugnens, située à Accaribo, qu'il fait fructifier rapidement. Il se fait rapidement remarquer par la qualité de son travail, aussi bien que par sa personnalité. Issu d'une famille désargentée qui l'a poussé à effectuer des études peu passionnantes à son goût, il n'a de cesse durant sa jeunesse de vouloir s'extraire de cette condition dans laquelle il est enfermé. Ainsi, il entreprend de se former seul, après son travail, en consacrant ses maigres économies à l'achat de livres traitant de sujets techniques et scientifiques801. Cet autodidacte acquiert des connaissances poussées, si bien qu'il semble maîtriser tous les métiers : la cartographie, la construction (maçonnerie et charpenterie) l'architecture (bâtiments et urbanisme)802. Kirsten Sarge ajoute :

« C'est un mécanicien innovant (hydraulique, machines agricoles), un ingénieur planificateur (études économiques du territoire), un agronome et pédologue ,
· c'est aussi un meneur d'hommes, chef de chantier et organisateur (gestionnaire de l'atelier royal) , c'est en outre un consultant expert auprès des administrateurs, du ministre et des habitants propriétaires et un administratif qui rend des comptes réguliers et précis. Il trouve encore le temps de s'occuper de ses propres affaires et de curiosités naturelles803. »

C'est de plus un individu intègre, qui se montre extrêmement soucieux de bien faire les

800 Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p. 102.

801 Ibid., p. 91.

802 Kirsten SARGE, « Au service du bien public en Guyane (1777-1791). Quelques éclairages complémentaires aux mémoires de Guisan », in Le Vaudois des terres noyées. Ingénieur à la Guiane française 1777-1791, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2012, p. 57.

803 Ibid.

188

choses, de donner l'exemple modestement et d'agir dans l'intérêt général804. C'est également un homme de cabinet dont la production administrative (rapports, mémoires, tableaux de compte adressés aux administrateurs ou au ministre) et cartographique est très dense805. Ce qui en fait un « ingénieur total », selon Kirsten Sarge806.

Il est également inséré dans les réseaux savants. Une fois passé en Guyane, il continue d'entretenir une correspondance avec le gouverneur, son oncle et certains notables. En effet, son Traité sur les terres noyées qui paraît en 1788 suscite aussi bien en Guyane qu'au Surinam un intérêt certain pour les colons férus d'agronomie. En août 1789, il est accueilli comme membre honoraire de la Société d'agriculture du Surinam. Il correspond avec le gouverneur Frederici qui l'interroge sur la géologie, la pédologie et la minéralogie de la Guyane. En 1777, il est initié à la Loge de Jérusalem, constituée à Paramaribo. Il noue à la même époque des liens avec l'Académie des sciences de Paris dans le cadre de ses travaux sur les épices et sur la gymnote électrique. En 1782, il correspond avec Lavoisier et effectue des envois jusqu'en 1788 d'échantillons de clous de girofle et de cannelle, dont l'analyse confirme la qualité. Enfin, en 1791, il assiste à une des séances de l'Académie des sciences à Paris au cours de laquelle il est remercié par l'académicien Le Roy pour ses travaux sur la gymnote807.

Ainsi se dessine le portrait d'un ingénieur talentueux, cheville ouvrière du dispositif mis en place par Malouet, qui participe activement au mouvement scientifique qui anime la colonie et les institutions parisiennes. Sa collaboration avec MM. Couturier et Bois-Berthelot nous amène à nous intéresser également au rôle des habitants sur le terrain scientifique.

Les habitants

Acteurs moins visibles que les relais scientifiques reconnus comme tels par les réseaux académiques, certains habitants deviennent des interlocuteurs de premier choix pour l'ordonnateur. Certains prennent des initiatives et se lancent dans des expérimentations, comme la culture des épices, ainsi que nous venons de le voir, à l'image de Macaye et Courant avec les girofliers, ou bien comme c'est le cas de M. Noyer qui expérimente la culture des noix de muscades. D'autres rédigent

804 Ibid., p. 58.

805 Ibid., p. 59-61.

806 Ibid., p. 57.

807 Ibid., p. 61-62.

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des mémoires dans lesquels ils exposent des projets divers. C'est le cas par exemple d'un certain Laloue qui, en 1777, fait parvenir à Malouet un mémoire dans lequel il planifie la création sur quatre années d'une nouvelle colonie de 300 habitants en Guyane. Pour lui, le Surinam doit servir de modèle. « Leur phlègme et leur patience doivent servir de frein à notre trop grande pétulance », explique-t-il. Son projet consiste à importer 300 esclaves de Martinique, de Guadeloupe et de Saint-Domingue pour leur faire effectuer les travaux préparatoires : défricher de grandes parcelles de terrain qu'il conviendra de planter en vivres destinés à nourrir la colonie et les esclaves qu'il projette ensuite de faire venir de Guinée. Pour ce faire, il préconise d'envoyer deux frégates pour traiter 1 000 à 1 200 esclaves ente 15 et 18 ans, « comme étant les plus propres à cet âge à se plier au joug de l'esclavage et aux travaux des habitations. » Dans son idée, Laloue envisage que les captifs préparent les logements et fassent d'autres défrichements de 400 carreaux chacun le long des rivières, pour y planter des vivres et du cacao. Ce n'est qu'une fois que les terres seront en rapport que les colons s'installeront avec leur famille et qu'il faudra alors leur faire crédit de six esclaves chacun808.

Le manque de « lumières » en Guyane que déplore Malouet le pousse à se rapprocher du moindre individu possédant un niveau d'expertise technique quelconque. Il rencontre ainsi M. Bagot, un « habitant très-instruit de la qualité des bois » et lui confie le soin d'établir un rapport sur l'exploitation forestière et ses conditions de réalisations. Bagot est secondé dans sa mission « par un charpentier de Brest » nommé Verdi809. Ils commencent les relevés le 1er février 1777 mais Verdi meurt le 6 mars au poste d'Approuague. Bagot continue seul dans des conditions difficiles jusqu'au 26 mai, date à laquelle il revient à Cayenne en très mauvaise santé810. Il a reconnu les rives de l'Approuague et de l'Oyapock, où il a marqué 8 000 arbres de construction situés à environ 300-400 pas de la rivière, ce qui en rend l'exploitation envisageable. Bagot rend son rapport final en juillet 1777, dans une note qu'il transmet à Fiedmond et Malouet. Malgré les difficultés, il accepte la mission. Il relève deux causes principales qui rendent l'exploitation du bois difficile. D'abord, les différentes essences de bois sont mélangées. Celles qui sont exploitables sont très éloignées les unes des autres, ce qui complique considérablement leur extraction, d'autant plus que le charroi est effectué par des esclaves. Il pointe ensuite le manque de matériel et de main-d'oeuvre, nécessaires à une exploitation de plus grande ampleur811.

Par conséquent, nous voyons que Malouet tire des informations de terrain relativement

808 ANOM C14/45 F° 364-365

809 ANOM C14/43 F° 84

810 ANOM C14/44 F° 168

811 ANOM C14/44 F° 168

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précises auprès de certains habitants, lui permettant de constater la réalité culturale et d'envisager les conditions d'une éventuelle exploitation forestière. Discret dans les sources, mais pourtant essentiel, l'apport des Amérindiens et des esclaves sur le terrain du savoir est un socle sur lequel l'ordonnateur doit compter.

L'apport des Amérindiens et des esclaves

Nous l'avons vu, l'appréhension du milieu guyanais par la captation des savoirs indigènes n'est pas très développée en Guyane, du fait d'une grande dépendance de la colonie vis-à-vis des produits métropolitains812. En revanche, le rôle des savoirs amérindiens est essentiel dans la maîtrise de l'espace. La progression le long du littoral et vers l'intérieur des terres s'effectue en empruntant les pistes utilisées par les Amérindiens. Ainsi en 1789, un chemin permet au naturaliste Leblond de rencontrer des Waynas établis dans 23 villages, le long d'une piste de 200 km le long du Maroni813. Le recours aux Amérindiens s'avère indispensable pour évoluer dans un milieu que le colon connaît très mal. Les expéditions vers l'intérieur requièrent les services d'un guide indigène, car l'aspect des chemins est davantage celui d'un layon ouvert entre des repères remarquables (montagnes, criques, arbres, etc), entretenu par la circulation plus ou moins fréquente des utilisateurs. Leur tracé peut donc évoluer en fonction de la saison sèche ou pluvieuse, la chute des arbres, le choix arbitraire de celui qui ouvre le layon, « d'où la difficulté pour les colons français, épris de rationalité et de chemins rectilignes, larges et clairement visibles » de les utiliser, explique Yannick Le Roux814. Les colons reprennent le tracé de certaines pistes amérindiennes, souvent liées à des formations naturelles comme les cordons littoraux du Chemin des Anses par exemple. La piste des Nouragues, du nom de la peuplade amérindienne qui vit dans cette région, suit la ligne de crête des montagnes de Roura et sert de base au tracé du chemin de l'Approuague815.

Malouet a recours aux services des Amérindiens lors de sa tournée en Guyane, qu'il utilise comme guides, comme pagayeurs, pour la chasse ou la pêche. Cette cohabitation suscite chez lui des réflexions qui vont à rebours de celles qui prévalent en général chez les Européens (et sont d'autant plus surprenantes quand on les met en perspective avec ses opinions franchement esclavagistes). Dans ce XVIIIe siècle traversé par d'importants questionnements philosophiques sur

812 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 68.

813 Yannick LE ROUX, « Les chemins en Guyane française sous l'Ancien Régime (1667-1794) », op. cit., p. 281.

814 Ibid., p. 282.

815 Ibid., p. 281-283.

191

« l'état de nature » et le « bon sauvage816 », Malouet ne considère pas les peuples indigènes comme des sauvages arriérés. Il se montre attentif à leur organisation sociale et politique, à leurs relations hiérarchiques, à la façon dont la communauté décide de sa destinée. « La communauté délibère, le chef exécute : la paix ou la guerre, une alliance, un changement de domicile, une chasse commune, voilà toutes les délibérations de leur conseil817. » Tout lui semble se dérouler simplement, naturellement et sans heurts, ce que l'Europe est incapable de faire. Les Amérindiens semblent attacher beaucoup d'importance à leur indépendance et à la liberté dont ils jouissent, si biens que la culture, les arts et les moeurs européens leur restent totalement étrangers :

« L'amour de la vie sauvage, la résistance à la civilisation perfectionnée ; et si l'on considère combien de fatigues, de périls et d'ennuis cette vie sauvage leur impose, il faut qu'elle ait un charme particulier, qui ne peut être que l'amour de l'indépendance, caractère distinctif de tous les êtres animés818. »

Il en va de même pour les idées religieuses. Malouet les « accable de questions » et ne souscrit pas aux propos diabolisants des missionnaires. Mêmes si les conceptions chamaniques lui échappent en grande partie, il constate que les Amérindiens on un « sentiment de justice naturelle qui les dirige et paraissent disposés à la croyance d'une autre vie plus heureuse que celle-ci819. » En effet, à la différence des religions révélées, le savoir du chamane ne repose pas sur un dogme constitué, fixe et écrit. « C'est une connaissance et une expérience qui procèdent, dans un premier temps, d'une prise de conscience par la personne de sa capacité à circuler entre [...] les deux dimensions, visibles et invisibles, du monde », explique Gérard Collomb. De fait, les autres expériences spirituelles construites sur la capacité à communiquer et à interagir avec le monde des esprits sont, du point de vue du chamane, tout à fait conciliables avec sa propre expérience, et elles peuvent même lui paraître complémentaires. Ce que ne comprennent pas les Européens, et en premier lieu les missionnaires, qui voient dans les chamanes des rivaux820. Malouet en conclut que les entreprises d'évangélisations sont inutiles et vouées à l'échec car un « Indien n'a au-dessus de lui d'autres pouvoirs que celui de la nature. ». Il ne voit pas l'intérêt de « leur faire connaître [nos]

816 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 281-282.

817 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 132.

818 Ibid., p. 133.

819 Ibid., p. 143.

820 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage: discours, pratiques et représentations. Actes du colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane française, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, coll. « Espace outre-mer », 2011, p. 448-449.

192

angoisses, nos vices et nos besoins821. »

Malouet clôt sa réflexion en affirmant que vouloir s'ingérer dans les affaires amérindiennes est une erreur. Menant une vie adaptée à leurs besoins peu nombreux, il « est plus que douteux que, devenant leurs instituteurs, nous les rendissions plus sages et plus heureux. » Cependant, cette vie « sauvage » n'a rien à envier à la vie « civilisée », car l'une comme l'autre ne peuvent conduire au bonheur. La première parce qu'elle refuse toute contrainte, vouant les Amérindiens à « végéter dans les bois », la seconde parce qu'elle détourne les bienfaits de la civilisation en voulant « asservir à ses passions tout ce qui l'entoure822. » Pour Malouet, homme des Lumières, la raison, la religion et la liberté sont les trois ingrédients universels du bonheur. De fait, loin de souscrire au « voeu du philosophe de Genève, de retourner dans les bois ou de ramener nos institutions à leur antique origine », il oppose au projet rousseauiste les progrès accomplis par la raison et l'étendue des savoirs qui en découle. Ces savoirs doivent être mobilisés pour étudier les moeurs et les sociétés amérindiennes afin d'en tirer les leçons adéquates, pour éclairer les défauts des sociétés européennes et trouver les moyens d'y remédier823. Ces observations menées par l'ordonnateur témoignent de l'intérêt croissant au XVIIIe siècle pour l'homme en tant qu'objet d'étude. Cette discipline n'en est cependant qu'à ses balbutiements et il faudra attendre l'arrivée en Guyane en 1781 du botaniste Louis-Claude Richard, qui posera les premiers jalons d'une méthode d'enquête ethnographique824.

À côté de cet apport amérindien, les esclaves, pour leur part, constituent une source de savoirs importés d'Afrique. Si l'approche de ces compétences est difficilement réalisable autrement que par le prisme du colon, qui dénigre les savoirs des Noirs du fait de leur condition servile, on dénote toutefois un intérêt des européens pour les soins. En effet, les esclaves n'ont pas accès aux remèdes métropolitains, trop chers et en quantité trop restreinte. Ainsi les différents administrateurs s'intéressent-ils à l'utilisation des simples [plantes condimentaires et médicinales] chez les esclaves. Si l'activité de Malouet semble très discrète à ce sujet, Artur signale en 1752 que l'ordonnateur Lemoine teste les simples qu'un esclave utilise contre la lèpre825. Ces échanges de savoirs se retrouvent également dans le cadre de l'habitation, comme en témoignent un nombre important de poteries et pipes en terres retrouvées à Loyola, témoignant d'un savoir faire spécifique mis en oeuvre par les esclaves826.

821 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op. cit., p. 143.

822 Ibid., p. 133.

823 Ibid., p. 140.

824 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes », op. cit., p. 281.

825 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 72.

826 Nathalie CAZELLES, Les activités industrielles de l'habitation Loyola (1668-1768),
http://www.manioc.org/fichiers/V11058, 2010.

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Ainsi, les différents intermédiaires, qu'ils soient européens, indigènes ou africains, spécialistes ou amateurs passionnés, de passage ou implantés dans la colonie, permettent à l'ordonnateur de mener à bien son travail d'enquête. Ce rôle d'interface entre les centres savants et administratifs européens et leurs périphéries met en lumière la fonction de passeur que revêt également l'ordonnateur. Dans cette optique, l'Assemblée générale de Guyane qui se réunit entre janvier et mai 1777 est un lieu d'observation privilégié, qui illustre plus concrètement encore la façon dont Malouet devient un point de convergence des échanges de savoirs entre la France et la Guyane.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein