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Espaces de coworking - capitalisme cognitif et métamorphoses du travail

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par Nina Danet
Université Paris VIII - Master II Information & Communication spécialité Industries créatives 2014
  

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PARTIE 3 RESULTATS DE L'ENQUETE et ANALYSE

I) Les EC, un déploiement récent mais significatif

Notre recherche a été animée par le désir de questionner une tendance qui jusqu'il y a quelques années étaient réservée à une élite technophile américaine. L'intérêt de cette première partie introductive est de montrer, avec des données chiffrées, le poids que représente petit à petit le coworking dans les pays développés grâce à la prolifération d'EC dans les territoires. L'utilisation de l'enquête menée par Deskmag, permet de mettre en évidence la propagation de ces tiers-lieux professionnels, mais aussi leur inscription dans les villes créatives. Cette logique d'inscription territoriale permet d'établir un premier lien qui justifie notre recherche : les EC naissent, se développent essentiellement autour d'une classe créative urbaine dont le travail épouse des formes et un sens nouveaux.

1.1 Un phénomène mondial

Figure 3 - Nombre d'ouvertures d'espaces de coworking par an à travers le monde (Source : Deskmag)

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Des espaces de coworking ne cessent d'ouvrir à travers le monde. On observe une envolée à partir de l'année 2007, ininterrompue jusque là. Et si le nombre d'espaces est croissant, l'expansion du coworking se dévoile aussi par le développement interne des lieux. 45% des espaces sondés ont prévu d'acquérir plus de surface et 91% prévoient d'accueillir plus de membres l'année suivante. Cette évolution répond à une demande croissante, de travailleurs aux statuts divers. On retrouve en premier lieu, sans surprise les « freelancers » (ou indépendants) et les entrepreneurs dont le statut reflète d'ores et déjà une certaine conception du travail centrée autour les valeurs d'autonomie, de responsabilité et d'investissement. On retrouve également des professionnels séduits par un environnement de travail autre que le domicile mais aussi autre que les cafés-wifi et le bureau traditionnel.

1.2 L'Europe et les villes créatives au premier plan

Il est vrai que les premiers espaces de coworking sont apparus aux Etats-Unis en Californie. Cependant, depuis que le concept a traversé l'atlantique, l'Europe s'est affirmée comme la plus dynamique en la matière. Avec 1160 espaces, le vieux continent prend la première place du classement mondial devant l'Amérique du Nord et l'Asie. Les capitales comme Paris, Berlin, Londres et Madrid tiennent sans surprise le haut du podium européen même si, en terme de villes, c'est San-Francisco et sa fameuse Silicon Valley qui reste la référence ultime avec 46 espaces. Comme le note Bruno Moriset, les EC sont particulièrement présents dans les villes dites créatives. Une logique de concentration spatiale qui se veut aussi le reflet d'une compétitivité urbaine accrue et dont l'objectif est d'attirer la classe créative. Les EC s'affirment comme un modèle susceptibe de capter, réunir ces « travailleurs cognitifs », en adéquation avec les modes de travail, mais aussi les modes de vie. En s'intéressant à l'encastrement urbain des tiers-lieux, le géographe Raphaël Besson parvient aux mêmes conclusions : « Les espaces de coworking [...] se développent essentiellement en milieu urbain bénéficiant et produisant par la même occasion des aménités urbaines qui permettent d'attirer et de stimuler la « classe créative » [...] Les créatifs peuvent ainsi travailler, se restaurer, se cultiver, flâner et se distraire. (Besson, 2014)

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1.3 Une structuration progressive

Cette offre croissante se structure petit à petit. Si les premiers espaces sont nés spontanément, d'initiatives privées aux allures parfois « système D », l'offre actuelle se densifie et s'organise. La majorité des EC ayant ouvert il y a quelques années sont toujours en activité à ce jour. Le secteur du coworking est en effet en période de maturation ; ce n'est plus une curiosité expérimentale mais un modèle qui fait ses preuves, un réseau mondial en construction.

a) Les labels : A échelle nationale, se dessinent des réseaux d'EC réunis sous des labels. En France, on retrouve par exemple celui des Cantines14 ou celui des Cordées15. Les entités bien qu'indépendantes s'appuient sur un modèle commun et des dynamiques communes. Par exemple, la charte des cantines stipule : « Plus qu'un label s'inscrivant dans une politique classique de qualité, il s'agit de comprendre le terme de « label » comme un référentiel de valeurs »16. Le label est envisagé comme une opportunité de structurer, connecter les espaces pour générer de l'intérêt commun et gagner en visibilité. C'est aussi un moyen d'affirmation et de diffusion de « l'esprit coworking » à travers les territoires.

b) Le Coworking Manifesto : réunissant à ce jour 1595 signatures17, ce manifeste en ligne rédigé en anglais a une portée internationale. La phrase d'accroche résume l'intention : « Nous avons le talent, nous avons juste besoin de travailler ensemble ; différents environnements doivent se déployer se connecter et interagir pour transformer notre culture. »18 Ce manifeste entend agréger une communauté investie dans l'expansion du coworking pour construire un

14 Aujourd'hui, ce réseau français est composé de 5 Cantines: http://reseaudescantines.org/ (consulté le 16/07/2104)

15 Il existe une Cordé lyonnaise et une Cordé parisienne.

16 Source : http://reseaudescantines.org/la-charte-du-reseau/#encre2 (consulté le 16/07/2014)

17 Source http://coworkingmanifesto.com/ (consulté le 03/08/2014)

18 Notre traduction : « We have the talent. We just need to work together. Different environments need to overlap, to connect and to interact in order to transform our culture. » Extrait du Coworking Manifesto http://lc.cx/manifesto (consulté le 16/07/2014)

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futur durable. Depuis 2010, des conférences internationales ont également vu le jour19. A Bruxelles, Berlin, Paris, Barcelone puis bientôt Lisbonne, des centaines d'acteurs du monde entier se réunissent le temps d'un week-end pour réfléchir, décrypter les tendances et imaginer les évolutions.

A différentes échelles, l'univers du coworking se construit en réseau. Que ce soit via l'apparition de labels ou à travers des événements divers, le « mouvement coworking » est en train de se structurer et d'affirmer son idéologie. Aujourd'hui, le coworking tel qu'il s'affirme actuellement fête ses sept ans. Encore jeune, son évolution est cependant significative d'une prise de conscience à grande échelle : la nécessité de créer des environnements adaptés à une réalité du travail mais aussi une réalité culturelle qui s'affirme au dehors des structures dominantes. Ainsi, les EC participeraient mais surtout accompagneraient cette transition vers un capitalisme cognitif.

19 Les Coworking Europe Conferences sont une initiative de Global Entreprise, une structure de consulting spécialités dans l'innovation ouverte, l'entrepreneuriat et le coworking. En 2013, 41 pays étaient représentés à la conférence annuelle. http://coworkingeurope.net/blog/ (consulté le 03/08/2014)

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II) Nouveaux espaces, nouvelles temporalités

2.1 Des lieux ouverts

Au sein même des lieux, les espaces sont conçus pour favoriser les rencontres, les discussions et le partage. Au espaces clos et opaques, on préférera donc généralement les open-spaces. Le cadre de travail joue un rôle essentiel si l'on en juge par l'aménagement intérieur des lieux : plantes vertes, sofas, tables basses, coin bar, parfois même espace de jeux. Le design neutre et standardisé des espaces de travail est banni, on prône ici un environnement chaleureux, convivial et personnalisable. Ci-contre, trois photos nous permettent d'illustrer le propos.

Figure 4 - La Cantine à Paris. Crédit Sipa Figure 5 - Mobilesuite coworking Berlin. Crédit ShareDesk

Figure 6 - The Shed coworking Madrid

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Pour William Van Den Broek, entrepreneur et co-fondateur de l'EC la Mutinerie à Paris, la configuration de l'espace en lui-même et l'équipement de celui-ci constitue le fondement du succès d'un lieu : « Avant toute chose, un espace de coworking doit pouvoir offrir de quoi permettre à chacun de travailler dans de bonnes conditions : un wifi performant, un poste de travail confortable, des équipements adaptés, des espaces de rangements, la possibilité de manger et boire [...] ». Alors que l'offre d'EC dans les villes est croissante (les sites de recensement sont un bon indicateur20), l'aménagement joue un rôle essentiel. Parmi les critères, les fonctionnalités et le design du lieu peuvent s'avérer décisifs dans la sélection du futur espace de travail. Nos entretiens sont révélateurs de cette exigence envers les lieux. Avant toute chose, on doit pouvoir travailler et s'organiser avec tout le confort matériel que cela demande. Si le design intérieur n'est pas non plus considéré comme la valeur forte des EC, elle n'est pas cependant à négliger : 43% des coworkers déclarent que c'est ce qu'ils préfèrent dans leur espace.

« Ce que je recherchais dans les espaces de coworking, c'était surtout un espace agréable de travail : spacieux, calme, lumineux. Il faut qu'il soit bien équipé, avec un self service café, the, boisson froide et puis surtout un bon réseau wifi [...] Avec un petit budget, c'est bien de pouvoir fréquenter des espaces qui sont si bien aménagés. On s'y sent bien, le mobilier est fonctionnel... Je ne pourrais pas travailler dans un espace tout étriqué, sombre et austère » cw

Mais ce n'est pas tout. Le coworking ne se limite pas à du design et du café à volonté. En interrogeant les fondateurs d'EC puis les coworkers, la dimensions humaine s'avère fondamentale. Ici se dessinent les contours de l'EC en tant que tiers-lieu : Le but n'est pas la rationalisation, l'optimisation des espaces mais plus la création d'un espace où s'entremêlent le loisir, le travail, la discussion.

« Les gens pensent souvent qu'un espace de coworking c'est avant tout des tables de travail. Nous, 40% de notre espace sont des espaces de relations. Et c'est le coeur du coworking. L'autre zone donc de 60% est la zone opérative, de travail. [...] Selon les formes de travail, du niveau de concentration dont le travailleur a besoin, les deux zones peuvent interagir. Certains travaillent dans les sofas, d'autres vont travailler plus loin au calme... Ce que l'on veut c'est que chacun

20 A titre d'exemple, le site www.ne-nomade.com, moteur de recherche de tiers-lieux professionnels recense 68 espaces à Paris. (Consulté le 02/08/14). CoworkingLondon affirme quant à lui que Londres s'approche des 100 espaces http://coworkingeurope.net/blog/ (consulté le 13/08/2014)

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trouve la forme de travail la plus confortable selon ses besoins » cf

« [L'espace de coworking] pour moi c'est un lieu de rencontre [...] Donc typiquement c'est bien d'avoir une pièce ouverte, une machine à café. On pouvait se retrouver à plusieurs, discuter, faire des rencontres...on est dans un cadre qui permet de créer autre chose que des relations strictement professionnelles. » cw

« On a voulu créer [...] un espace ouvert agréable, mais surtout convivial » cf

L'espace n'est pas conçu en fonction de sa stricte spécialisation mais pensé à travers l'individu. Notre état de l'art nous a permis de pointer du doigt le brouillage des frontières entre productif et improductif, entre espace de travail et espace de vie. Ce que l'on observe dans le coworking est symptomatique de ces nouvelles modalités de travail. Le coworker est amené à évoluer, aménager son temps et son espace selon ses besoins. Ceci se ressent dans le caractère polymorphe des EC qui répond à un désir d'interaction. En effet, près des deux-tiers des coworkers jugent que l'interaction avec les gens est une des dimensions importantes que doit permettre le coworking notamment grâce aux qualités pratiques de l'infrastructure.

Au cours des entretiens, nous avons remarqué que les individus s'identifiaient à l'EC qu'ils fréquentent et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, il l'ont choisi, tout simplement et ceci en fonction de leurs critères personnels et d'une situation donnée. Que ce soit en fonction de la localisation, du cadre ou même des rencontres avec les personnes qui le fréquentent, il apparaît essentiel pour les coworkers d'être en phase avec l'esprit du lieu. Ces derniers déclaraient aimer leur espace de coworking à hauteur de 8,4 sur une échelle de 1 à 10 et ils sont seulement 4% à être abonné simultanément un autre espace. Une certaine fidélité s'exprime envers le lieu que l'on affectionne et dont on se sent membre.

« le lieu est important. En lui même et aux alentours. Il faut qu'on se sente à l'aise » cf

« Il faut qu'on puisse faire autre chose que purement du travail et s'y sentir bien, pouvoir prendre ses marques et en faire un lieu où le matin quand tu arrives, t'es content de passer la porte. » cw

Deuxièmement, l'idée d'un lieu à s'approprier est aussi présente. Que ce soit du côté des fondateurs du lieu ou des coworkers eux-mêmes, la participation à la vie du lieu dans son ensemble est un point important. L'investissement personnel que cela requiert est aussi

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envisagé comme une manière de s'intégrer à la communauté et d'instaurer un climat de respect mutuel et de confiance entre les acteurs du lieux.

« Tout se construit petit à petit, avec les gens [...] les choses se sont faites naturellement, chacun met la main à la pâte. » cw

« Ils filent un coup de main tout en étant coworkers, par exemple avec le blog. C'est une forme de troc, d'échange parce qu'on peut s'aider mutuellement. Ce point est important parce qu'on essaye vraiment que la gestion ne soit pas seulement l'apanage de nous autres fondateurs [...] Au final, nous essayons de faire en sorte que les personnes gèrent d'elles-mêmes l'espace, qu'elles soient ordonnées aussi !L'objectif final serait que les personnes puissent aussi proposer des contenus, écrire sur le blog, organiser des événements... » cf

« C'est aussi le rôle d'un peu tout le monde, apporter sa pierre à l'édifice pour créer de la bonne ambiance. C'est bien de cultiver ça, parce que pour moi ces espaces c'est avant tout une idée.. » cw

Au-delà de la gestion de l'espace, on se rend compte que les lieux sont très mouvants en fonction des personnes qui interagissent, des projets divers, ce qui créent une dynamique de co-construction. Sans qu'il y ait un sentiment d' inachevé, les EC jouent avec les frontières créant des espaces modulables. Il faut noter aussi que beaucoup de lieux sont récents. L'âge moyen d'un EC est de un an et demi et l'ouverture est souvent prématurée. Un tiers des espaces ouvre seulement trois mois après la première phase de lancement. Des équipes légères (dans 80% des cas, le projet est porté par trois co-fondateurs ou moins) et des investissements surtout issus de fonds privés expliquent en partie ces ouvertures spontanées. Bien que les contraintes économiques existent et peuvent ralentir la création de lieux (loyers élevés selon les villes, difficultés de prêts etc...) les EC naissent souvent donc assez rapidement et se construisent au fur et à mesure, d'où cette dimension "work in progess" : Rien n'est figé, tout est dans la malléabilité. Un guide pour les fondateurs d'Ex paru en avril 201421 explique que le fait de designer soi-même l'espace peut être une «opportunité exceptionnelle pour

21 Cet ouvrage rédigé en anglais reprend de manière pédagogique les étapes successives pour ouvrir un espace de coworking : conseils techniques, juridiques, managériaux... le livre se veut simple et concis pour accompagner le développement des structures pas à pas. SUAREZ, Ramon (dir.), The coworking handbook, Charleston, 2014

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impliquer les membres de la communauté qui seront alors plus investis et attachés au lieu. »22 (Suarez, 2014 p. 121). Faire les choses selon ses propres moyens est parfois une solution économique, mais témoigne aussi d'un certain état d'esprit. Cet encouragement au « Do it yourself » (littéralement « Fais-le toi même ») est un des traits caractéristiques qui fait écho notamment au mouvement du logiciel libre23. Ici, bricoler, co-construire, expérimenter permet de créer cet environnement proche des gens et personnalisé. C'est aussi la concrétisation d'une forme d'indépendance :

« En juin 2011 on a obtenu le premier étage de ce bâtiment et l'aventure commençait. On a peut-être pas fait les choses de la meilleure manière dès le début. Il y avait peu d'informations, on s'est lancé là-dedans au début sans tellement savoir où ça allait mais petit à petit on structure les choses [...] On s'investit beaucoup au jour le jour pour créer une dynamique » cf

Ce qui est intéressant à la lecture de ces premiers points et au regard de notre problématique, c'est de voir comment en terme d'aménagement, de gestion quotidienne, d'implication individuelle et collective, ces lieux sont le reflet d'une imbrication croissante du cadre de travail et du cadre de vie. Les coworkers recherchent, nous l'avons vu, un lieu où l'on peut exercer son activité avec tous les équipements techniques, technologiques dont ils ont besoin (bien que cela se résume souvent à une connexion et un bureau) mais également un lieu où il fait bon vivre, que l'on peut s'approprier, où l'on peut soumettre des idées et se sentir un peu chez soi. L'individu est aussi donc de ce point de vue acteur, de par ses choix et son investissement personnel dans le lieu. Soulevons ici un des nombreux paradoxes qui façonnent les EC. Ceux-ci étant considérés comme des lieux d'accueil des travailleurs nomades, ces « sans bureau fixe » pour reprendre l'expression de Bruno Marzloff24, il est pertinent de relever à quel point les usages remettent en question l'idée d'une mobilité exacerbée. Le coworker type est certes potentiellement mobile grâce aux technologies numériques mais cela ne signifie pas pour autant qu'il ne développe pas de pratiques stables.

22 Notre traduction « Designing your space is a great opportunity to involve your community and get members more involved and attaches to the space »

23 L'expression DIY (Do it yourself) date des années 70 et a premièrement été utilisée pour analyser les subcultures juvéniles notamment punk. Aujourd'hui, le terme s'est étendu jusqu'à être envisagé comme une philosophie que l'on retrouve également chez les communautés open-source.

24 Le terme « SBF », c'est à dire sans bureau fixe se réfère aux personnes n'ayant pas de contraintes de lieux dans leur travail. Des globes trotteurs professionnels qui utilisent les tiers-lieux, les espaces publics et multiplient les pratiques nomades. Bruno Marzloff y a consacré un ouvrage du même nom paru en 2013 aux éditions FYP, pour inciter les politiques publiques à repenser l'aménagement territorial et la mobilité en milieu urbain. (MARZLOFF, Bruno, Sans Bureau Fixe, FYP, Paris, 2013)

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80% des membres d'EC ont prévus de rester au moins un an dans leur espace. Ce chiffre recoupe effectivement des réalités variées. Les types d'abonnements varient, les coworkers ne travaillent pas non plus exclusivement dans les EC : neuf coworkers sur dix effectuent encore une partie de leur travail dans d'autres endroits. Et pas seulement pour des réunions, mais aussi pour le travail en lui-même. Le domicile, les cafés, restent des alternatives ancrées dans les usages. Donc, il serait hasardeux de conclure sur une nouvelle forme de sédentarisation. Cependant, le fait que les coworkers se projettent dans l'avenir au sein de l'EC qu'ils fréquentent actuellement renforce l'idée que ces lieux s'inscrivent durablement dans la vie professionnelle. Ils se démarquent ainsi des autres tiers-lieux en créant une relation pérenne entre les usagers et un sentiment d'appartenance.

2.2 Les EC et articulation des temps de vie

De la même manière que nous avons vu que le lieu se construit physiquement autour des individus, on observe que les EC s'organisent également en fonction de nouvelles temporalités. L'offre d'abonnements est variée et s'adapte à une pluralité des profils professionnels et des usages. Selon les lieux, cela peut aller de l'heure au mois, avec des variantes (des tickets journée par exemple). Mais dans le brouhaha des offres on remarque cependant des tendances similaires :

« Au début nous avions commencé avec des abonnements plus rigides: abonnement pour le matin, pour l'après-midi, avec des options pour les équipements etc... Au final il y avait beaucoup de tarifs, ce n'était pas tellement lisible et on s'est adapté. » cf

Dans un souci de lisibilité, d'harmonisation et aussi de facilité de gestion, les EC tendent à proposer des abonnements fixes et flexibles. Les premiers fonctionnent au mois et se déclinent schématiquement en une version temps plein et une version temps partiel. Les seconds se présentent sous la forme de tickets ou de bons, valable sur une longue durée, pour des visites ponctuelles. Malgré la catégorisation fixe/flexible, on remarque que de manière générale l'offre se veut variée, la plus proche de la demande et épouse un éventail de possibilités d'usages. Mais au final, seul un membre sur dix paye à la journée ou à la semaine.

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Alors que le coworking semblait porter en lui la révolution du travail nomade et ultra-flexible, cela peu sembler insignifiant. Les résultats d'enquête révèlent plutôt des usages stables, fréquents voire quotidiens (60% des enquêtés se rendent dans leur EC au moins trois à quatre fois par semaine et un tiers d'entre eux s'y rendent tous les jours.) Cela va de paire aussi avec des horaires aménagés qui s'étendent sur le week-end ou en soirée. Selon l'enquête mondiale Deskmag, même si un tiers des coworkers continue de fréquenter les espaces selon des horaires traditionnels de bureau, la moitié bénéficie aujourd'hui d'un accès 24h/24, 7j/7 à leur espace.

« Si par exemple il y a un jour une conversation intéressante jusqu'à 1h du matin, on laisse les locaux ouverts, il faut faire preuve d'adaptabilité ! C'est ça qui génère la valeur du coworking. »cf

« Chaque personne qui travaille ici rentre, sort, a les clés [...] On a pas vraiment d'horaires ! »cf

Les EC se caractérisent donc par leur adaptabilité aux plannings individuels à travers des abonnements différenciés et des horaires plus souples. Cette organisation flexible est la manifestation d'une porosité des temps et du déclin, donc de la séparation stricte entre temps de travail et temps libre (Sue, 1995 ; Lalive d'Epinay, 1992). Norbert Ansellem dans son ouvrage de 2013 Le travail et ses dehors reprend les investigations menées sur l'articulation des temps de vie et met en évidence un « décentrement subjectif du travail » (Ansellem, 2013). Au regard de nos différents résultats d'enquêtes, on peut retrouver les éléments permettant de s'inscrire dans la lignée de ses observations. Le temps de travail reste structurant et au lieu d'une colonisation des deux sphères temporelles, on pourrait davantage parler de conciliation. En faisant tomber une partie des contraintes, l'EC permet de gérer de manière individuelle la combinaison des temps qui convient le mieux :

« J'y allais tous les jours. J'avais des horaires très élastiques. Comme j'ai un enfant c'était plus facile pour moi comme ça de gérer au jour le jour [...] Je pouvais y aller quand je voulais, sans devoir mentionner à quelqu'un mes horaires. » cw

Condition quasi sinéquanone à cette flexibilité, l'accessibilité. Les temps de trajets quotidiens rallongés par les congestions urbaines ou encore la surcharge des réseaux publics sont depuis peu l'objet de nombreuses critiques. Des études successives ont pointé du doigt

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cet « enfer des transports » qui serait facteur de stress, de fatigue et de souffrance au travail25 tout particulièrement dans les grandes métropoles. Ces trajets réguliers, outre leur effets psychosociaux néfastes sont perçus comme une contrainte lourde qui empêche les travailleurs d'être plus autonomes dans la gestion du quotidien. A l'opposé, le travail à domicile, situation très fréquente dans la communauté des coworkers (58% d'entre eux étaient d'ancien travailleurs à domicile avant d'intégrer l'EC), a certes ôté la contrainte-trajet mais n'a pas pu satisfaire pleinement les attentes des travailleurs.

« Ce n'est pas toujours l'idéal de travailler chez soi, surtout quand on habite dans des petits studios ou en coloc. Ça fait un peu système D. Et puis on finit par en avoir vraiment marre de passer tout son temps au même endroit »cw

« Beaucoup de gens viennent ici [dans l'espace de coworking] parce qu'ils ne veulent plus travailler chez eux. On a des enfants, c'est pas forcément confortable... »cf

Pour les coworkers, la localisation de l'espace est à ce titre un point crucial. Si globalement le centre-ville apparaît comme le Graal parce qu'il permet d'insérer l'espace dans un tissu dense, bien desservi et dynamique, la proximité du domicile est un argument en lui-même majeur. Près des deux tiers des membres ne mettent que vingt minutes ou moins pour se rendre à leur espace et un sur quatre n'a besoin que de dix minutes . Les EC commencent progressivement à mailler le territoire, ce qui donnent de plus en plus aux travailleurs la possibilité de trouver un lieu dans un périmètre restreint. Quatre coworkers sur dix affirment que cette proximité avec domicile a été décisive dans le choix de l'espace. En bref, nous retrouvons ici une des manifestations du tiers-lieu : un entre deux, un endroit de proximité qui permet une coupure physique avec le foyer mais qui ne soumet pas l'individu à des trajets trop longs et contraignants. On assiste alors à l'émergence d'une mobilité choisie, positive et pratique pour les individus. L'intérêt du coworking dans cette optique est cette recherche d'équilibre subjectif.

Cette possibilité d'être maître de son temps est plébiscitée par l'ensemble des coworkers : 83% d'entre eux recherchent cette flexibilité horaire. Un parallèle avec les

25 Parmi ces études, celle du cabinet d'audit Technologia parue en 2010 et reconduite en 2013 « Stress & transport » : http://www.technologia.fr/blog/wp-content/uploads/2013/10/Technologia-Etude-transport-2013-1.pdf

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nouvelles formes d'emploi en « mode projet » permet de comprendre ces attentes. Nos entretiens ont mis en exergue cette discontinuité dans le travail, cette alternance entre temps forts et temps plus souples. Au delà d'une conciliation vie professionnelle/vie privée, la flexibilité est aussi envisagée comme une moyen de coller à une réalité du travail non linéaire et d'un marché aujourd'hui international :

« J'ai du mal avec les horaires fixes.. 8h-17h, j'ai beaucoup de mal. On avance au gré des projets. Il y a des moments où l'on vit des coups de pressions, il faut être là [...], on va se mettre à fond sur ce projet-là à ce moment-là. Après, pour peu que l'activité soit un peu en baisse, on va aussi pouvoir avoir des plages plus limitées.[...] Je le vis comme une vraie liberté.[...]Ce n'est pas un poids, c'est voulu et contrôlé. On adapte sa vie à son travail et son travail à sa vie..» cw

« Le coworking, c'est un peu comme j'idéalisais le travail à la sortie de mes études. Je savais par exemple que j'avais besoin de flexibilité horaire et le coworking m'a permis de tester ça. »cw

« Quand je travaille ici, c'est peut-être en même temps que quelqu'un qui travaille la nuit au Japon. Peu importe où tu es, à New York, Londres, Séville, Paris.. [...]C'est ça le futur, prendre part à des projets variés, dans des lieux variés etc... C'est un univers du travail mobile, changeant. »cf

En définitive, il ressort que les individus recherchent au sein des EC une nouvelle manière de composer et de gérer le puzzle entre vie privée et vie professionnelle de plus en plus complexe car soumis à des rythmes aléatoires. En ce sens, les EC sont le support de l'expression des nouvelles modalités du travail du capitalisme cognitif portées sur la mise en capacité des acteurs.

III) Le nomadisme coopératif à l'épreuve du coworking

3.1 Tous différents, ensemble

Les EC tendent à construire un écosystème basé sur une communauté hétérogène mais qui partage une même réalité et surtout conception du travail. A l'image de la classe créative, les profils sont variés et en majeure partie, les EC sont ouverts à toute les professions (dans les limites de faisabilité pratique). L'idée de mixité, au coeur du coworking est cependant nuancée.

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D'une part, nous assistons depuis peu à l'éclosion d'EC spécialisés « pour renforcer les opportunités de rencontres professionnelles fructueuses » (Moriset, 2014:5). Ainsi, certains espaces tendent à s'adresser à un public particulier. C'est le cas par exemple de La Ruche à Paris qui ouvre ses portes aux entrepreneurs sociaux, La Manufacture qui vise les professions littéraires. Plus récemment encore, on a assisté à l'ouverture d'un EC culinaire (Cookworking, Paris) ou encore dédié aux professionnels de la mode (Coworkingdemoda, Séville). Sans nous attarder d'avantage sur le concept d'EC spécialisés, nous avons remarqué que la diversité des profils est une question qui divise. Rencontrer des gens est perçu comme une nécessité, mais la nature et le but de ces relations restent sujet à discussion. Les coworkers interrogés ont tendance à insister sur la convivialité et un esprit d'ouverture en règle générale propice à des relations décontractées voire amicales, intimes.

« On est dans des modes de travail où on est tous plus ou moins amenés à bosser seuls chez nous. Alors quand on va dans ces lieux, on a besoin de contact humain, on a besoin de passer des bons moments, et au-delà de se refiler des filons, tout ce côté humain est super important. »cw

« Certains membres étaient à la base des connaissances, ils sont devenus des amis. On peut dire des amis. On avait des centres d'intérêt en commun hors -travail, on était dans la même tranche d'âge, assez jeunes, dynamiques et oui forcément, ça crée des liens. En plus on est dans un cadre qui permet de créer autre chose que des relations strictement professionnelles. »cw

« Ici c'est comme une sorte de famille, on se sent bien. »cf

Si les relations s'échappent du cadre professionnel, c'est aussi parce que les coworkers entretiennent ce rapport d'égal à égal avec des personnes issues de divers horizons. En intégrant un EC, on s'insère dans un environnement où les individus ne sont pas définis par rapport à leur statut ou leur place dans l'organigramme. Peu de situation de concurrence, des lieux et temps de détente collectifs, des événements ponctuels participent au développement d'affinités. Par ailleurs, ces rapports détendus sont perçus comme le moyen de s'épanouir et de « sortir » de son quotidien de travail. Autrement dit, la diversité, le mélange des professions et des statuts est revendiqué comme l'une des valeurs ajoutée du coworking. Les individus y trouvent l'occasion de se défaire des relations formelles et codifiées au profit d'une atmosphère agréable.

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« Ce qui compte, c'est la variété des profils de personnes qui interviennent dans ces espaces. Plus il y a de brassage, plus c'est intéressant » cw

« [...] il n'y avait pas de compétition vu que personne ne faisait la même chose. Il y avait des domaines qui s'entrecroisaient mais chacun avait plus ou moins sa spécialité. » cw

« Je suis en contact avec des amis de mon ancienne université qui sont aujourd'hui dans des grands studios d'architectes et ils me disent : "tu as beaucoup de chance ! Ici on n'est qu'entre architectes on ne parle que de ça ! " . C'est sûr, au bout d'un moment on n'en peut plus de ne parler que du travail et avec des gens en plus qui font la même chose. Ici c'est une totale diversité et ça fait du bien. » cf

« Ce n'est pas la profession qui crée la communauté coworking, c'est plus que ça. Moi par exemple je n'irais jamais dans un espace de coworking d'architectes. Ça n'a aucun sens ! Ça n'enrichit pas. Tu n'apprends jamais autant avec des gens qui font la même chose que toi. » cf

Mais les relations dans les EC se caractérisent par cette volonté d'ouverture et d'échange, ceci s'inscrit également dans une démarche professionnelle. Ce que cherchent les coworkers au travers des interactions, c'est aussi des opportunités. A la question : « que recherchiez-vous en intégrant un espace de coworking ? », l'idée de « réseau » ou de « carnet d'adresse » ressort majoritairement dans nos entretiens tout comme dans l'enquête mondiale : Huit coworkers sur dix affirment avoir élargi leur réseau professionnel grâce à la fréquentation d'un EC.

« Je démarrais, je devais créer de toute pièce mon réseau, je me suis dis que c'était une solution pour rencontrer [des] professionnels. » cw

« Ce qui se passe dans les métiers du son et le design sonore c'est qu'on est souvent seul dans les studios et qu'on ne peut pas bénéficier d'une structure, on n'est pas en contact avec d'autres activités comme le graphisme ou le développement [...] je me suis dis que c'était une solution pour rencontrer ce genre de professionnels » cw

Dans cette mesure, les coworkers cherchent à l'évidence des profils diversifiés mais dans des domaines qui seraient complémentaires. Le spectre est large et flou et dépend bien sûr des attentes individuelles. Ce besoin exprimé de mise en relation professionnelle est à

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mettre en parallèle avec des nouvelles formes de collectifs au travail, étudiées autour du concept de nomadisme coopératif (Vendramin, 2007). Bien que les individus soient de plus en plus indépendants et autonomes, la volonté de créer des liens est primordiale. Cette volonté devient alors nécessité lorsque l'on est amené à être de plus en plus polyvalent :

« La plupart des problèmes que tu as devant toi en fait, sont rarement de l'ordre de ce qui fait ton coeur de compétences, que tu as déjà acquis parce que tout simplement c'est ton métier. Aujourd'hui comme on est amené à vraiment être autonome, polyvalent etc... C'est vrai qu'il faut maîtriser de plus en plus de choses en annexes et là, ça devient intéressant effectivement de rencontrer des gens qui eux ont l'expertise dont tu as besoin. » cw

3.2 Constitution et vie des collectifs de coworking : le travail et ses dehors

Suivant une organisation horizontale du travail, la coopération est affirmée comme un nouveau moyen de répondre à des exigences professionnelles. Pouvoir compter sur une communauté au sein des espaces est une valeur ajoutée indéniable puisqu'il permet de générer et d'auto-organiser spontanément des collectifs performants et affinitaires.

« [...] plus le temps passe, plus les relations se développent. Par exemple il y a un jeune designer graphique dans l'espace, je lui fais confiance personnellement et professionnellement, parce que je le connais, je le vois tous les jours. » cf

Que ces relations soient envisagées dans le cadre du travail ou au-delà, elles se caractérisent par un engagement personnel particulier. Au cours de nos entretiens, nous avons remarqués que les coworkers étaient attachés à leur indépendance. Celle qui leur permet de gérer leur temps, de fréquenter plusieurs lieux, d'organiser son activité en fonction de leurs paramètres. Celle aussi qui s'exprime plus généralement dans la relation à autrui. Cette indépendance se manifeste sur plusieurs points. Dans un premier temps, bien que des liens affectifs se créent dans les espaces, les coworkers expriment souvent le besoin de conserver une séparation entre des relations établies dans un cadre privé et celles développées via le coworking. Même si au final seulement 15% des coworkers n'ont jamais eu de contacts avec un autre membre du même EC en dehors de celui-ci, la majorité des 85% restant déclare qu'il s'agit uniquement de quelques personnes et ceci de manière ponctuelle.

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« Moi par exemple j'aime bien manger le midi avec les gens de l'espace et puis si à 16h00 on va boire un demi, avec plaisir ! Mais c'est vrai que les voir le weekend, je ne sais pas si j'irais jusque là. Ou si c'est autour d'un projet pourquoi pas. Mais j'aime bien quand même séparer un minimum les choses. » cw

Ceci étant, les événements organisés, les temps collectifs de détente sont très bien accueillis lorsqu'ils sont intégrés à l'espace et à la vie de la communauté. Ainsi, selon les envies, sans obligation, la participation à ce genre de réunions s'avère être des moments privilégiés où l'on peut se retrouver et apprendre à mieux se connaître. 84% de tous les coworkers qui ont répondu à l'étude ont dit qu'ils assistaient à des événements et participent en moyenne à 1,8 événement par mois.

« Les instants collectifs c'est plus les apéros, les soirées... J'essaye d'y aller. C'est bien pour mieux connaître les gens et dans un autre cadre que le travail. Ça permet de faire des rencontres aussi, c'est sympa. »cw

Ainsi la question de l'individualisme contemporain et de son inscription dans les dynamiques collectives reste un des points de tension inhérent aux EC. Nous l'avons vu, une attention particulière a été portée aux processus d'individuation des formes de travail, qui s'expriment notamment dans les modalités du coworking. La manière d'envisager l'engagement dans le collectif et le rapport à l'autre dans le travail est modifiée puisque l'accent est mis sur les aspirations individuelles, qui ne sont pas forcément les mêmes que les autres membres. Un mouvement de recherches dans la lignée des travaux de R. Sainsaulieu s'est particulièrement penché sur l'affaiblissement des modèles identitaires fusionnels au profit d'un engagement plus subjectif. Appliqué aux EC, on remarque que la constitution des collectifs à visée professionnelle (c'est à dire la partie productive) est animée par la volonté d'agir ensemble mais aussi de valoriser son talent. Quelque part, en réunissant des profils distincts aux compétences complémentaires, les EC participent à la création de synergies par la promotion des talents individuels.

« Si tu veux employer quelqu'un, ou travailler avec quelqu'un, qui veux-tu ? Le
meilleur. Et pas forcément ton cousin, le copain d'untel... Et l'espace de coworking

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est aussi cet espace de rencontre. [...] le talent c'est la clé aujourd'hui et qu'il faut savoir le promouvoir. La différenciation aujourd'hui se fait au talent. » cf

« Les gens qui sont mous, pas vraiment concernés... Non, il faut des gens qui sont à fond ! Il faut être productif, compétent, à fond dans les projets... C'est important de côtoyer des gens de haut niveau, avec une expertise dans leur domaine. »cw

Au travers des formes mouvantes de coopération, les coworkers sont amenés à échanger des connaissances mais aussi valoriser leurs compétences. La mutation du travail vers un mode projet a aussi exacerbé cette « culture de la performance » qui façonne les collectifs. Mais si cette culture, voire ce culte est généralement étudié sous son jour le plus sombre (pressions, concurrence...), nos entretiens avec les coworkers révèlent que cette recherche de performance est plus envisagée comme une manière de se surpasser, d'atteindre des objectifs personnels. Intégrer un EC, c'est aussi intégrer une communauté de professionnels intellectuellement stimulante.

« Tu te rends compte de la barre à atteindre, tu te fixes des objectifs et ça motive. Dans ces espaces c'est un peu ça qui se passe je trouve. Des gens qui arrivent, ultra motivés, avec des nouvelles idées, qui sont là pour bosser, qui envoient la sauce, qui aident les autres... » cw

« c'est hyper bien d'avoir un travail dans un environnement qui permette de se tirer vers le haut [...] Il y a le côté atteinte des objectifs aussi. Chaque mission est différente avec des gens différents et permet de découvrir des choses qu'on ne connaît pas. Il faut apprendre, mettre les deux mains dedans pour pouvoir le maîtriser. C'est des challenges passionnants » cw

Pour conclure cette étape de la recherche, revenons à notre hypothèse principale.

? Les incitations des acteurs à agir dépendent du cadre dans lequel ils accomplissent leur activité. Les EC comme modèle organisationnel se construisent et se développent selon une logique ascendante, créant espaces d'autonomie où s'expriment les individualités mais aussi de nouvelles solidarités. Cette mise en capacité des travailleurs permet aux individus de s'épanouir et charge le travail d'un sens nouveau. En définitive, le modèle organisationnel des

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EC réunirait les conditions d'expressions des modalités du travail cognitif.

Après analyse des différentes données quantitatives et qualitatives récoltées, il nous semble correct de confirmer provisoirement l'hypothèse de recherche. Les EC, dans leur fonctionnement interne et dans les valeurs qu'ils tentent d'inculquer, développent un modèle organisationnel innovant. Celui-ci permet aux membres de s'investir, s'affirmer, s'unir selon leurs propriétés individuelles. Il est caractéristique d'une mise en capacité des travailleurs qui s'approprient et agissent sur leur travail pour que celui-ci soit en accord avec les modes de vie et les modes de pensées. Michel Lacroix, philosophe français a consacré une partie de sa carrière à la question d'idéal de vie, du développement et l'épanouissement personnel26. Dans un entretien récent accordé à la revue Sciences Humaines, l'auteur déclare : « Les voies de la réalisation personnelle sont multiples! [...] Les styles d'existence accomplie sont très divers et il est fort heureux qu'il en soit ainsi. Or, le trait commun de ces existences accomplies c'est l'action. L'action est indispensable à la réalisation de soi. » (Lacroix, 2014, p.37).

Nous soutenons que les EC développent un environnement propice à l'action au sens large. En rupture avec un certain fatalisme, les coworkers investissent ainsi le travail de valeurs nouvelles. Cette vision du travail rejoint les principes de l'ethos l'épanouissement, mettant en avant les vertues extrinsèques du travail (valorisation des compétences, responsabilité, atteinte d'objectifs personnels..) (Lalive d'Epinay, 1998, p.88). Aussi, le modèle organisationnel des EC favorise la dimension expressive du travail qui trouve alors sa place dans un projet personnel de réalisation de soi. Ceci ne veut pas dire que le travail chez les coworkers est érigé comme seul vecteur d'accomplissement. En accord avec une vision polycentrée de la vie, les attitudes au travail dans ces espaces témoignent de la recherche d'un équilibre permanent entre sérieux et détente, vie professionnel et vie privée. Bien que les coworkers confirment sans hésiter que le travail prend une place très importante dans leurs vies, ils expriment aussi certaines limites à cet égard. Toujours dans un souci d'épanouissement, les différentes personnes interviewées se disent prêtes à faire des sacrifices (notamment sur les horaires) si cela leur offre en retour une satisfaction immédiate ou à venir. Les EC, tels qu'ils se révèlent au travers de notre enquête, ont cette faculté d'offrir un cadre

26 Michel Lacroix, philosophe est auteur de plusieurs ouvrages dont « Avoir un idéal est-ce bien raisonnable? » (Flammarion, 2007), « Le développement personnel » (Flammarion, 2004) et « Se réaliser. Petite philosophie de l'épanouissement» (Marabout, 2010)

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souple où s'exerce ce jeu entre libertés et contraintes. Aujourd'hui « l'emploi a perdu de son universalité » (Lalive d'Epinay, 1998, p.94) tant pas sa forme que son contenu. C'est donc par un modèle organisationnel polymorphe et bâti selon une logique ascendante de co-construction que le coworking réinvente l'univers du travail auprès de la classe créative désireuse mais aussi dans un certain sens contrainte d'expérimenter des formes nouvelles de travail.

IV) Espaces de coworking, les limites et perspectives de recherches

Bien que nos entretiens nous aient fourni un certain nombre de réponses pour confirmer notre hypothèse de recherche, ils ont en même temps soulevé des contradictions, des questionnements quant aux pratiques de coworking.

4.1 Une valeur ajoutée pas tout le temps identifiée

Dans tous nos entretiens, l'expérience de travail au sein des EC a été appréhendée de manière positive par les coworkers. Ceux qui ont quitté les espaces sont prêts à recommencer l'expérience si cela se présente, ceux qui y sont encore aujourd'hui ne s'en plaignent pas. Mais pourtant, on a pu remarquer que l'inscription sur du long terme était généralement mal perçue. Paradoxalement, alors que le modèle organisationnel des EC convient à leur activité, leurs valeurs et qu'ils se sentent épanouis dans ces formes de travail, les personnes interrogées ont exprimé leur désir de trouver un endroit « à eux ».

« Aujourd'hui on est encore dans cet espace mais on cherche des bureaux plus fixes. On arrêtera quand on aura trouvé parce que c'est vraiment ça au final qu'on cherchait à la base, un lieu de travail. Si on arrive à obtenir des locaux dans notre budget, bien placés etc... Je ne vois pas pourquoi on continueraient à le fréquenter [...] J'envisage plus mon avenir dans des bureaux privés, qui permettraient de recevoir des clients par exemple. Quelque chose bien à nous.» cw

« Moi aujourd'hui j'ai mon lieu. Ça m'aurait plu peut-être de bosser encore dans un espace de coworking, mais voilà, le Graal c'est d'avoir ses locaux. Ce qui vont dans ces lieux au final c'est qu'ils n'ont pas de locaux. [...] Le problème c'est que c'est un peu mal vu aussi. Ça veut dire que tu n'as pas les moyens de te payer les locaux. Du coup moi je n'ai jamais tenté de m'y installer définitivement. » cw

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Ces éléments nous disent plusieurs choses à propos des EC en leur état actuel. La tendance bien que croissante et significative n'est pas encore bien identifiée sur le marché du travail, les individus remettent en cause sa légitimité. Nous observons ici une certaine résistance formulée par les coworkers eux-mêmes qui malgré les bénéfices qu'ils retirent du coworking, le voient aussi au travers d'un monde du travail qui n'est peut-être pas encore prêt à redéfinir ses critères. Le bureau personnel reste synonyme de réussite et d'accomplissement, une forme de consécration. Selon cette perspective, les EC ont encore du mal à se positionner à l'échelle d'une carrière individuelle. Sans rejet personnel de la part des coworkers bien au contraire, ils redoutent cependant l'image d'instabilité économique voire de précarité que renvoi la fréquentation du coworking sur du long terme.

4.2 Modèle ou passerelle ?

Le développement des EC est donc une question importante. On distingue déjà plusieurs tentatives et plusieurs orientations distinctes. Le paysage du coworking est en pleine évolution, devient de plus en plus hétérogène et la capacité des EC à s'affirmer en tant que modèle est parfois remis en cause par les usages. En effet, le cadre de travail proposé semble être très adapté aux indépendants, travaillant seuls ou en collaboration sur des projets avec d'autres membres de l'espace . Mais lorsque la question de l'élargissement de l'activité se pose, les EC semblent moins susceptibles de correspondre aux attentes. Aussi, les EC apparaissent parfois comme des « tremplins » professionnels, un pied à l'étrier pour s'insérer plus durablement sur le marché de l'emploi par exemple.

« Au début ça peut apporter des contacts, un carnet d'adresse, il y a des gens qui s'entrecroisent, des domaines qui s'entrecroisent dans le graphisme, le web etc... [...] Mais au bout d'un moment je voyais moins la nécessité. [...] Si je déménage il se pourrait que je devienne membre d'un nouvel espace pour me refaire un réseau par exemple. Pour me mettre le pied à l'étrier» cw

« les lieux de coworking c'est un bon tremplin, au même titre que les incubateurs, les pépinières etc... Après pour moi ce n'est pas une fin en soi. » cw

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En fonction de ces éléments, on peut se demander à juste titre si les EC sont un modèle durable dans sa forme actuelle. Certains lieux ont grandi de manière phénoménale. C'est le cas par exemple de la Cantine parisienne à laquelle nous faisions allusion en introduction de ce mémoire. Identifiée comme une vitrine de l'innovation, la Cantine a récemment déménagé vers des locaux imposants au coeur de Paris et a diversifié ses services. L'espace de coworking côtoie un fablab, un incubateur, une salle d'événements, un bar et s'insère ainsi dans un écosystème plus vaste qui attire aujourd'hui des grandes entreprises comme Google ou Orange27. Si cette évolution permet d'installer confortablement l'image du coworking comme partie prenante d'un modèle résolument innovant, certains y voient cependant l'effacement progressif de ce qui fait la force des EC, à savoir une échelle humaine. Ce basculement d'une forme à la base alternative vers une structure à la fois reconnue, soutenue par des investissements privés et publics (le Numa a bénéficié d'une subvention du département à hauteur de 500 000 euros)28 interroge sur l'absorption des valeurs du coworking à plus grande échelle. D'un côté, on peut y voir un phénomène d'adhésion positif, une prise de conscience de la nécessité de réinventer des méthodes et des modèles organisationnels en phase avec une montée de autoentrepreneuriat et plus généralement des formes individualisées d'emploi. De l'autre, on peut effectivement se poser la question des effets néfastes d'une forme d'institutionnalisation du coworking. Si l'on en juge par nos quelques témoignages, l'expérience au sein des EC paraît bénéfique lorsqu'elle est inscrit dans le temps, qu'elle permet de répondre à un besoin temporaire de bénéficier d'un lieu et de se constituer un réseau selon une étape clé de la vie professionnelle (entrée sur le marché du travail, reconversion, déménagement, démarrage de projet....). Il en ressort que les formes de flexibilités permises mais aussi encouragées par les EC sont vécues positivement à partir du moment où elles permettent de concilier par exemple la vie professionnelle et la vie familiale, ou si elles sont inscrites temporairement dans une stratégie entrepreneuriale :

« Moi je fais des sacrifices tout le temps. Mais c'est des paris. Je le vois comme ça et ça a été plutôt gagnant jusque là. Se sacrifier en temps, il faut savoir pourquoi et jusqu'à quand. [...] bosser le week-end, le soir, quand tu veux, c'est bien Moi je suis vraiment multi-projets, j'ai tout le temps quinze mille projets ! C'est vrai que je suis explosif, j'ai plein de trucs partout et c'est en phase avec ma personnalité. Ça m'apporte un certain équilibre et un plaisir dans mon travail [...] Aujourd'hui

27 Le Numa (anciennement la Cantine), 39 rue du Caire dans le 2nd arrondissement a ouvert ses portes en 2013. Ils accueillent chaque année 40 000 personnes et organisent près de 800 événements

28 Source : http://www.observatoiredessubventions.com/2013/clientelisme-entre-hidalgo-et-l-association-silicon-sentier/ (consulté le 07/09/2014)

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je sais que travailler beaucoup c'est aussi ce qui me permet d'être confiant dans l'avenir. Parce que plus je développerai mon activité, plus j'aurai la possibilité de faire des choses colos et de me marrer dans mon travail. » cw

Or le développement des EC comme modèle organisationnel pose à juste titre la question de la pérennité de ces formes de travail et des contraintes qui lui sont associées. A quel moment les EC cessent d'être des espaces où s'expriment des choix individuels et des libertés pour devenir des lieux où s'imposent de nouvelles normes ? C'est ici la tension notamment exprimée par L.Boltanski et E.Chiapello dans leur thèse sur le nouvel esprit du capitalisme. Les revendications de flexibilité, libertés, ouverture, localisée à l'échelle de la classe créative et essentiellement autour des professions free-lance a pris forme au sein d'EC de petite taille et indépendants. Au terme de ce travail de recherche il nous semble que le coworking n'est pas tant un modèle en devenir, mais plutôt un modèle résolument actuel, ciblé qui répond à des attentes spécifiques qu'on ne peut pas attribuer à l'ensemble des travailleurs. Le risque d'une trop grande régulation du coworking et d'une certaine institutionnalisation notamment dû à l'intérêt croissant des politiques publiques, est celui de la proclamation univoque d'un idéal de travail décontextualisé. Or un idéal de travail a ceci de particulier qu'il répond à un vision subjective de l'individu qu'on ne peut formaliser et qui dépend de son statut, de son âge, de sa situation familiale, de son diplôme....

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault