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Esthétique picaresque et satire sociale dans l'histoire de Gil Blas de Santillane d'Alain-René Lesage et Onitsha de JM-G Le Clézio


par Mathias Steve EKEUH
Université de Douala - Master 2 2017
  

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CHAPITRE 1 : PERSONNAGES ET MARGINALITÉ

1. Le personnage picaresque : un héros hors du commun. Molho Maurice (1996) déclare qu' :

On qualifie ordinairement de picaresques un ensemble de romans espagnols qui, sous forme autobiographique, racontent les aventures d'un personnage de basse extraction (le picaro), sans métier, serviteur aux nombreux maîtres, volontiers vagabond, voleur ou mendiant (243).

Ces différents qualificatifs traversent et font la particularité du picaresque. Le picaresque serait dont l'esthétisation de son personnage principal, du picaro. L'histoire de Gil blas de Santillane d'Alain-René Lesage s'inscrit dans ce sillage à travers son personnage Gil Blas. Ce dernier est un personnage auquel on reconnaît toutes les caractéristiques du picaro. Bourgeois de naissance et mendiant naïf, il devient dupe et vit de petits métiers. Il multiplie des sales besognes afin d'atteindre les hautes marches de la société. Mais il ne baisse pas les bras, continue son périple pour enfin atteindre une ascension sociale fulgurante. Rien de plus désireux que de rester riche tout le long de sa vie. C'est à cette quête qu'aspire le personnage picaresque.

Par ailleurs, en parlant de la trame narrative du roman picaresque, Sonia Fajkis (2009 : 38) trouve que :

La situation initiale des héros se ressemble : la famille ou son substitut manque à son rôle principal : aucun d'eux ne reçoit l'instruction nécessaire pour éviter les dangers qui pourraient guetter dans le monde. Au moment où ils restent seuls face à face avec la société qui leur est hostile, ils ne sont pas encore capables de distinguer le mal du bien, le mensonge de la vérité.

Le picaresque serait alors l'histoire d'un enfant qui devient adulte, aussi l'histoire d'un enfant naïf et innocent qui devient un fripon et qui, au bout d'un certain nombre d'aventures cesse de l'être.

Pour revenir à L'histoire de Gil Blas de Santillane, son héros souffre bien, se promène à travers les différentes couches sociales à la recherche du nécessaire pour survivre. Son voyage aussi bien initiatique que filiatif, est un long chemin de représentation qui se réclame être caricaturale. Caricature de la société et caricature du quotidien noir de l'homme. Son aventure, pourtant une aventure au bout de l'abjection n'est rien comparée à son ascension finale vers les hautes marches de la société. Il deviendra tour à tour valet, homme de chambre, fripon, voleur, dupeur, seigneur et noble.

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Tout comme Lesage, Le Clézio donne naissance à Fintan, un personnage nous dirons, néo picaresque14. Pourquoi ce terme ? Parce que dans Onitsha, l'écriture Le clézienne à travers Fintan n'obéit pas forcément à l'esthétique picaresque des origines mais on remarque une certaine permanence, une sorte d'écho picaresque. Le personnage ou du moins le héros n'est certes pas picaro dans le sens traditionnel du terme, néanmoins, on remarque une certaine « reprise » ou du moins une « renaissance du picaresque » dans ce récit pourtant écrit à l'ère contemporaine. Ceci dit, Onitsha par le biais de sa verve satirique et le goût poussé pour l'aventure, s'inscrit dans le même sillage d'un roman picaresque car il développe des thématiques liées au picaresque que l'on considère comme écho. Car comme le dit Vaillancourt (1994 : 7) dans son article « représentation » :

Le picaresque reste une forme ouverte, adaptable à de nouvelles conditions sociohistoriques, qu'il ne fournit pas qu'un arsenal de procédés, un éventail de recettes où puiser à discrétion, mais qu'il reste une structure repérable, souple et capable d'entretenir des échanges fructueux avec d'autres systèmes narratifs.

C'est dans ce contexte mentionné par Vaillancourt Pierre-louis que s'inscrit le roman de Le Clézio. Car, étant un roman postmoderne et postcolonial, ayant subi l'influence du Nouveau Roman15, il se démarque de ses contemporains et s'identifie à ce qu'Albères (1968 : 46) disait dans sa renaissance picaresque :

Dès que l'évocation romanesque touche aux réalités matérielles, sociales ou politiques du monde des années 60, elle se fait sarcastique, turbulente, pittoresque, picaresque. Il semble que, depuis la seconde guerre mondiale jusqu'à nos jours, la planète n'ait offert que des spectacles attristants. L'exotisme a disparu, chassé par le tourisme. La peinture sociale a cédé la place au désordre social ; l'observation des moeurs s'est effacée devant l'incongruité des nouvelles formes de vie. Le roman européen est devenu picaresque

14 En rapport avec la contemporanéité (écriture contemporaine)

15 Le Nouveau roman est un mouvement de la littérature romanesque du XXe siècle, regroupant quelques écrivains appartenant principalement aux Éditions de Minuit. Le terme fut employé la première fois par Bernard Dort en avril 1955, puis repris deux ans plus tard, avec un sens négatif, par l'Académicien Émile Henriot dans un article du journal Le Monde du 22 mai 1957, pour critiquer le roman la Jalousie d'Alain Robbe-Grillet. Dans Pour un Nouveau Roman, édité en 1963, Alain Robbe-Grillet réunit les essais sur la nature et le futur du roman. Il y rejette l'idée, dépassée pour lui, d'intrigue, de portrait psychologique et même de la nécessité des personnages. Repoussant les conventions du roman traditionnel, tel qu'il s'était imposé depuis le XIXe siècle et épanoui avec des auteurs comme Honoré de Balzac ou Émile Zola, le nouveau roman se veut un art conscient de lui-même. La position du narrateur y est notamment interrogée : quelle est sa place dans l'intrigue, pourquoi raconte-t-il ou écrit-il ? L'intrigue et le personnage, qui étaient vus auparavant comme la base de toute fiction, s'estompent au second plan, avec des orientations différentes pour chaque auteur, voire pour chaque livre. En revanche, en 1956, Nathalie Sarraute avait déjà interrogé le roman et récusé ses conventions dans son essai l'Ère du soupçon. Son oeuvre romanesque est la mise en pratique de sa réflexion théorique. Ainsi, le Nouveau Roman veut renouveler le genre romanesque qui date de l'Antiquité. Le sentiment premier qui guide les nouveaux romanciers est donc le renouveau. Pour cela, l'intrigue passe au second plan, les personnages deviennent subsidiaires, inutiles, s'ils sont présents ils sont nommés par des initiales.

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Ainsi, se revendiquant être une filiation picareque, Onitsha s'opère sur la fictionnalisation de la vie de l'auteur et s'ouvre un tant soit peu sur cette esthétique que nous qualifions bien entendu de picaresque.

En revanche, l'esthétique du roman a toujours accordé une très grande valeur à la question du personnage principal. Des romans courtois, chevaleresques, et pastoraux nés au moyen âge, aux romans réalistes et nouveau roman apparus successivement à l'époque contemporaine, le personnage principal occupe une place non négligeable et se réclame être l'élément primordial de toute poétique romanesque. Ainsi avec Bakhtine (1978), un roman s'est révélé une esthétique propre, un genre obéissant à un imaginaire social assez précis et parfois l'identité de son auteur. C'est pourquoi, il affirme à cet effet que : « le personnage principal se présente presque toujours comme vecteur des points de vue de l'auteur » (97). Cela signifie que le personnage romanesque peut être une somme des observations et des virtualités de son auteur. Dans ce cas, il nous aidera à déceler les rêves, les frustrations ou à suivre l'évolution de la pensée de son créateur ; le sens qu'il attribue à une réalité historique et sociale aussi fictive qu'elle soit.

1.1. La naissance ignoble des héros

La condition de subsistance du héros, les relations que ce héros entretient avec les autres personnages du récit imposent toujours réflexion dans une esthétique romanesque. La vie du jeune héros occupe néanmoins une place prépondérante dans l'esthétique picaresque. Ainsi les textes canoniques picaresques - la vie de Lazarillo de Tormes (1554), La vie de Guzman d'Alfarache (1600) Le Buscon (1626) - ont défini et mis un accent particulier sur la condition de la naissance du héros. Rejeton d'une famille pauvre, il grandit sans père et dans certains cas sans mère, le jeune picaro est appelé à affronter le monde avec toutes ses misères. Sa naissance paraît donc infâme. Ce type de naissance se réclame être ce qui permettra au picaro de lui conférer une identité antihéroïque. C'est pourquoi Cevasco (2013 :107) trouve qu' :

Il est évident que le récit de la naissance du pícaro est un élément récurrent, et qui s'avère fondamental pour positionner le héros dans la société où il vit. Sa naissance se révèle, de plus, une naissance ignoble : sa famille est toujours composée par une mère prostituée ou concubine, et par un père plus ou moins absent. En tous cas, le pícaro se retrouve seul face au monde quand il est encore très jeune.

Ceci s'observe au regard de la naissance nos différents protagonistes. Que ce soit Gil Blas ou Fintan, ils obéissent à une naissance similaire. D'abord, le Gil Blas de Santillane voit le jour dans des conditions très difficiles, son père écuyer et sa mère femme de chambre n'ont pas assez de moyens pour s'occuper de l'éducation de ce jeune prodige. Il est confié à son oncle

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maternel Gil Perez, un ecclésiastique, pour qu'il fasse de lui un jeune garçon de bonne éducation. C'est dans cette situation que Gil grandit sans connaitre réellement ses parents. Leur présence n'a pas été indispensable car Gil Blas s'adaptera à la nouvelle vie que son oncle devra lui imposer. Sa naissance est ignoble ici à cause l'absence de la chaleur parentale et surtout maternelle. Ce manque est bien entendu la cause des différentes tribulations que cet antihéros devra vivre tout au long du texte. L'extrait suivant met en relief assez bien la naissance de Gil Blas :

Blas de Santillane, mon père, après avoir longtemps porté les armes pour le service de la monarchie espagnole, se retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise qui n'était plus de sa première jeunesse, et je vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite demeurer à Oviédo, où ma mère se mit femme de chambre, et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. Il se nommait Gil Perez. Il était frère aîné de ma mère et mon parrain. [...] Il me prit chez lui dès mon enfance, et se chargea de mon éducation. Je lui parus si éveillé, qu'il résolut de cultiver mon esprit. Il m'acheta un alphabet, et entreprit de m'apprendre lui-même à lire ; ce qui ne lui fut pas moins utile qu'à moi ; car, en me faisant connaître mes lettres, il se remit à la lecture, qu'il avait toujours fort négligée, et, à force de s'y appliquer, il parvint à lire couramment son bréviaire, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant. (LGBS, 5)

On note à partir de cet extrait que Gil Blas est jeté dans un monde hostile très tôt. Ses parents ne peuvent pas l'offrir une enfance digne vu leur statut de déshérités de la société vaincu par la misère. L'enfant Gil Blas subit très tôt la souffrance d'être abandonné par ses propres parents. Pris de pitié pour ce petit bout d'homme, son oncle prend l'entière responsabilité de lui assurer une existence bourgeoise.

En ce qui concerne Onitsha, bien plus contemporain que le Gil Blas, il laisse aussi entendre un écho picaresque qui nous pousse à affirmer que Fintan a aussi connu une naissance ignoble ceci à travers l'extrait ci-dessous :

Fintan était né en Mars 36 dans une clinique vétuste du Vieux Nice. Alors Maou avait écrit à Geoffrey, une longue lettre dans laquelle elle racontait tout, mais elle n'avait reçu la réponse que trois mois plus tard à cause de la grève. (Onitsha, 130)

Le jeune héros nait durant un moment de tribulation : la grève. L'absence de son père, partir plutôt en Afrique, à sa naissance et pendant son enfance, montre aussi bien comment Fintan connaît une naissance ignoble. L'enfance de ce jeune héros est aussi désolante que celle de Gil Blas. L'absence de son père lors de sa naissance et de son enfance est considérée comme une condition ignoble parce qu'un enfant doit être entouré de ses deux parents biologiques. Il connaît donc une enfance monoparentale. La figure maternelle ici représentée en la personne de Maou remplace pour lui ce père qu'il n'a jamais eu. On notera bien entendu une extrême

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complicité entre la mère et son fils. Sans oublier la grand-mère Aurelia qui sera aussi une figure importante pour le développement normal de Fintan. Fintan ne connaît pas son père et la découverte de celui-ci dans le récit sera pour lui un moment non rêvé : il n'aime pas ce père. En effet, Le Clézio le montre à travers les souvenirs qu'a Fintan sur le surabaya :

Fintan avait les yeux pleins de larmes, sans trop savoir pourquoi. Il avait mal au centre de son corps, là où la mémoire se défaisait, s'effaçait. « Je ne veux pas aller

en Afrique. » [... ] L'homme qui attendait, là-bas, au bout du voyage, ne serait
jamais son père. C'était un homme inconnu. (Onitsha, 18-19)

A travers ce flash-back, on note une enfance triste chez Fintan. Il ne sait rien à propos de son père et de traverser les misères de l'Afrique pour aller à la rencontre de celui-ci qui pour lui est quelque chose d'inconcevable. Il ne veut pas connaître Geoffrey. La rencontre de celui-ci dans le récit sera pour lui un moment de tourments et de désobéissance. La naissance d'une relation conflictuelle entre un père et son fils causée par une naissance déshonorée.

1.2. Des protagonistes marginaux.

Si l'on part du principe selon lequel le fait d'être marginal correspondrait en effet à vivre en marge de la société et à désobéir promptement aux règles établies, alors ce statut de marginal est applicable aussi bien à Fintan qu'à Gil Blas. Les deux antihéros vivent en contradiction totale aux règles régies par les sociétés dans lesquelles ils prennent corps. Gil blas revêt son costume de pauvre gueux et s'opposer à toutes les lois établies dans la société. Fintan pour sa part, refuse le colonialisme, l'impérialisme oppressant et se range du côté des marginaux Noirs tout comme sa mère pour défendre la cause des Noirs.

Le Gil Blas de Santillane fait une représentation exhaustive de ce qu'on appelle la vie de la marginalité. Durant tout son parcours, ses périples et ses aventures, Gil Blas emploie la ruse, le vol et même la tricherie pour s'en sortir dans des situations oppressantes. Ayant toujours fait de sales travaux, la vie marginale est pour lui une sorte d'identité à laquelle il ne peut échapper. On pense ici bien entendu à son prétendu talent pour la médecine chez le docteur Sangrado. Nous pensons également à toutes relations que Gil Blas entretient avec les gens de mauvaises conditions sans foi ni lois, qui utilisent tous les moyens s'offrant à eux pour avoir accès aux vivres. Gil Blas adopte leurs méthodes et se convertit en être rusé et dupant pour échapper à certaines circonstances qui lui paraissent plutôt oppressantes. C'est le cas lors de son séjour avec les voleurs d'Oviedo et la première expérience qu'il acquit :

Après que le capitaine des voleurs eut fait ainsi l'apologie de sa profession, il se mit au lit ; et moi je retournai dans le salon, où je desservis et remis tout en ordre [...] Ils me parurent si contents de moi, que, profitant d'une si bonne disposition : messieurs,

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leur dis-je, permettez que je vous découvre mes sentiments. Depuis que je demeure ici, je me sens tout autre que je n'étais auparavant. Vous m'avez défait des préjugés de mon éducation. J'ai pris insensiblement votre esprit. J'ai du goût pour votre profession. Je meurs d'envie d'avoir l'honneur d'être un de vos confrères et de partager avec vous les périls de vos expéditions. Toute la compagnie applaudit à ce discours. On loua ma bonne volonté. (LGBS, 26, 29)

A partir de cet extrait on voit le processus de la marginalité qui commence peu à peu à prendre effet chez Gil Blas. De là, il apprendra à voler, à tromper et à défier les règles régies par la société pour s'en sortir. Il fait la prison :

Il fallut m'armer d'une nouvelle patience, me résoudre à jeûner encore au pain et à l'eau, et à voir le silencieux concierge. Quand je songeais que je ne pouvais me tirer des griffes de la justice, bien que je n'eusse pas commis le moindre crime, cette pensée me mettait au désespoir. Je regrettais le souterrain. Dans le fond, disais-je, j'y avais moins de désagrément que dans ce cachot. Je faisais bonne chère avec les voleurs. Je m'entretenais avec eux, et je vivais dans la douce espérance de m'échapper ; au lieu que, malgré mon innocence, je serai peut-être trop heureux de sortir d'ici pour aller aux galères. (LGBS, 49)

Plus loin, Gil Blas exerce une fausse médecine pour gagner sa vie. Au lieu de sauver des vies, ce dernier par le biais de son maître le Docteur Sangrado s'amuse à traiter les patients avec des potions non afférées dans le seul but de gagner de l'argent. Ce-dernier lui permettra d'avoir de quoi se mettre sur les dents. Ses patients et ceux du Docteur Sangrado succombent sur l'effet de leur machination médicale et ceci les importe peu du moment que personne ne soupçonne quelque chose :

Là-dessus le petit médecin se mit à observer le malade ; et, après m'avoir fait remarquer tous les symptômes qui découvraient la nature de la maladie, il me demanda de quelle manière je pensais qu'on dût le traiter. Je suis d'avis, répondis-je, qu'on le saigne tous les jours, et qu'on lui fasse boire de l'eau chaude abondamment. A ces paroles, le petit médecin me dit en souriant d'un air plein de malice : et vous croyez que ces remèdes lui sauveront la vie ? N'en doutez pas, m'écriai-je d'un ton ferme. Ils doivent produire cet effet, puisque ce sont des spécifiques contre toutes sortes de maladies. Demandez au seigneur Sangrado ! Sur ce pied-là, reprit-il, Celse a grand tort d'assurer que, pour guérir plus facilement un hydropique, il est à propos de lui faire souffrir la soif et la faim. Oh ! Celse, lui repartis-je, n'est pas mon oracle. Il se trompait comme un autre, et quelquefois je me sais bon gré d'aller contre ses opinions. Je reconnais à vos discours, me dit Cuchillo, la pratique sûre et satisfaisante dont le docteur Sangrado veut insinuer la méthode aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson sont sa médecine universelle. Je ne suis pas surpris si tant d'honnêtes gens périssent entre ses mains. (LGBS, 90)

Aussi mauvais que soient les actions et actes posés par Gil Blas, il n'a pas eu pour autant de choix. Il a fallu les poser pour survivre dans un monde hostile. Ce croquis de la représentation de la misère quotidienne traduit ici l'identité picaresque à laquelle se revendique le texte de Lesage.

Pour ce qui est du texte de Le Clézio, son personnage principal, Fintan, refuse de se conformer aux lois établies par les colons, celles qui refusent de chercher toute amitié avec les

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Noirs. Fintan et sa mère Maou s'opposent d'une façon extrême à ses lois discriminatoires, revendiquent l'humanité des Noirs. Fintan préfère vivre en marge des lois coloniales afin de s'opposer promptement aux exigences préconçues par le Divisional Officer. Fintan traine avec Bony, un jeune Noir plus âgé que lui. Il cause des multiples problèmes administratifs à Geoffrey, son père qu'il déteste. Ce dernier finit par être licencié car ses confrères occidentaux trouvent d'un mauvais oeil que sa famille vienne bouleverser le rythme qu'ils ont établi.

L'amitié de Fintan pour Bony est si vraie et candide que les deux personnages sont presque inséparables dans le récit. Les deux garçons passaient toutes leurs journées en marge de la société, à accumuler des aventures à travers la végétation luxuriante et à se promener tout au long des plages d'Onitsha :

Fintan aimait cette descente vers la rivière. Le ciel paraissait immense. Bony courait en avant dans les hautes herbes plus hautes que lui. De temps en temps, Fintan apercevait sa silhouette noire qui glissait. [...] Quand Fintan perdait de vue Bony, il cherchait la piste, les herbes écrasées, il sentait l'odeur de son ami. Maintenant, il savait faire cela, marcher pieds nus sans craindre les fourmis ou les épines et suivre une trace à l'odeur, chasser la nuit. Il devinait la présence des animaux cachés dans les herbes, les pintades blotties contre un arbre, le mouvement rapides des serpents, parfois l'odeur âcre d'un chat sauvage. (Onitsha, 180-181)

A partir de ce morceau choisi, on voit comment Fintan s'est lié d'amitié avec un Nègre. Il s'ajourne avec les gens que l'on considère de mauvaises conditions car ceux-ci n'appartiennent pas à la même classe sociale que lui. Le fait de trainer avec les vagabonds et s'identifier lui-même comme un vagabond prouve que Fintan détient ici la figure de picaro.

Comme toute esthétique picaresque, le héros a un vrai problème avec les règles. Il veut vivre de façon autonome et sans censure. La liberté est pour lui quelque chose de très importante et personne ne doit y porter atteinte. Il obéit rarement à Maou ou à Geoffrey et à force de vagabonder avec Bony, Fintan devient un vrai marginal, un être oisif. Ainsi l'indique le passage suivant :

Fintan suivait Bony, sans ressentir la fatigue. Les ronces avaient déchiré ses vêtements. Ses jambes saignaient. Vers midi, ils arrivèrent aux collines. [...] Fintan regardait chaque détail du paysage. Il y avait ici un très grand silence, avec seulement le froissement léger du vent sur les schistes. Fintan n'osait pas parler. Il vit que Bony contemplait lui aussi l'étendue du plateau et la faille rouge. C'était un endroit mystérieux, loin du monde, un endroit où on pouvait tout oublier. [...] Ils descendirent la pente des collines vers le Nord. [...] [Bony] marchait lentement avec des gestes étranges, comme s'il y avait un danger. Il conduisit Fintan un peu plus haut le long de la rivière. [...] les arbres étaient immenses et silencieux. L'eau était lisse et sombre. Le ciel devint très clair, comme toujours avant la nuit. Bony choisit un endroit, sur une petite grève, devant le bassin. Avec des branches et des feuilles,

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il fabriqua un abri pour la nuit, pour s'abriter du serein. C'est là qu'ils dormirent, dans le calme de l'eau. Au petit matin, ils retournèrent à Onitsha. (Onitsha, 182-184)

Le fait que Fintan dorme hors de la maison montre ici le côté antisocial de ce héros. Malgré la douceur et la naïveté de ce personnage, son essence de picaro commence à se remarquer de façon flagrante. Il refuse la soumission et veut découvrir les méandres du monde. Cet extrait nous montre une fois de plus que ce texte de Le Clézio obéit aux exigences d'un roman picaresque.

Lesage et Le Clézio mettent un accent particulier sur la marginalité, à ce côté vagabond et aventurier de leur personnage. De par le biais de leurs actions quotidiennes, on remarque qu'ils sont atteints d'une sorte de névrose en ce qui concerne le respect des lois et surtout lorsque celles-ci s'opposent à leur désir d'assouvir leur penchant libertin.

2. Le dynamisme des héros

Le dynamisme ici théorisé découle de ce pan marginal des héros du corpus. Ceci étant, le héros du récit picaresque est considéré comme une force vitale dans la mesure où il se caractérise par une instabilité exacerbée. Il est perpétuellement en déplacement, ses aventures le pousse à la marginalité. Ainsi, on comprendra avec Cevasco (2013) que :

Le pícaro est par définition une figure marginale : il ne peut qu'être exclu par le milieu dans lequel il agit, à partir de sa propre famille. De cette manière, il ne se situe ni du côté du bien ni du côté du mal : il est hors de tout jugement. Le héros n'accepte jamais sa situation d'exclusion ou de pauvreté. Et, en conséquence, il finit par entrer en conflit avec la société. L'une des caractéristiques du personnage picaresque est de ne jamais rester stable, ainsi que de refuser toute position statique et toute résignation. (230)

C'est ce que l'on constate avec nos héros du corpus. Gil Blas est en quête d'une existence meilleure. Dès lors, il va d'un lieu à un autre, d'une maison à une autre. La pauvreté et la quête de l'argent sont ses réelles motivations. Il refuse de se soumettre aux lois ségrégationnistes que lui impose la société. Pour lui il ne devra pas exister une classe plus opulente et une classe plus misérable.

Avec Fintan, ses multiples voyages à travers l'Afrique signalent une obsession pour l'instabilité. Les sentiments de révolte qui l'animent tout au long du récit pour montrer les misères coloniales traduisent ici son côté dynamique. Lui, tout comme sa mère, refusent de participer aux mascarades coloniales engendrées par l'administration blanche.

Ce caractère dynamique de nos héros du corpus s'observe à travers le destin incongru auquel ils sont victimes, la responsabilité de l'existence qu'ils prennent sur eux pour survivre face

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aux situations de vie très défavorables. La question de l'errance et la quête de filiation sont également les éléments sur lesquels nous pouvons aussi insister pour montrer que nos protagonistes sont bel et bien dynamiques.

2.1. Du destin incongru à la question de responsabilité

La notion de destin est un élément qui caractérise l'esthétique picaresque. Les personnages et surtout le héros sont le plus souvent habitués à une vie de tribulations. Ces tribulations proviennent nécessairement de leur vie d'aventure et de gueux dans une certaine mesure. Très souvent liée à la fatalité, le destin d'un picaro s'identifie dans l'acceptation de sa condition d'être vil et d'aventurier. Une condition qui d'après eux est voulu par le divin et donc ils font tout pour le défier à voir de par leurs différentes quêtes vers un bien-être existentiel. Un bien-être qui devra être forcément acquis à travers des péripéties rocambolesques. C'est le cas avec les textes qui constituent notre corpus. Que ce soit Gil Blas ou Fintan, ces deux picaros ont un destin bien établi et auquel ils ne pourront échapper. Ils luttent pour une existence modèle et prennent sur eux la responsabilité de montrer aux yeux du monde le malaise d'une vie de vagabond. Ils sont victimes du destin. C'est pourquoi Molho Maurice (1968) a eu raison d'affirmer dans son introduction aux romans picaresques espagnols que : « le destin sans faille constitue l'hypothèse de toute pensée picaresque. » (xix)

Si on prend le cas du héros lesagien, ce dernier connait une naissance et une enfance teintées du manque de d'affection. Abandonné par ses parents, il est élevé par son oncle. A la recherche d'un monde meilleur, il découvre ce monde dans toute sa noirceur. Nous parlons ici en fondant notre analyse sur ses multiples découvertes et séjours parmi les gens de mauvaises conditions :

Le capitaine, en peu de mots, leur conta mon histoire, qui les divertit fort. Ensuite, il leur dit que j'avais du mérite ; mais j'étais alors revenu des louanges, et j'en pouvais entendre sans péril. Là-dessus, ils me louèrent tous. Ils dirent que je paraissais né pour être leur échanson, que je valais cent fois mieux que mon prédécesseur. Et comme depuis sa mort, c'était la señora Léonarde a qui avait l'honneur de présenter le nectar à ces dieux infernaux, ils la privèrent de ce glorieux emploi pour m'en revêtir. Ainsi, nouveau Ganymède, je succédai à cette vieille Hébé. (LGBS, 26)

Dans cet extrait, le destin de Gil Blas est scellé, il est appelé à souffrir et à s'adapter aux nouvelles conditions défavorables qu'il va devoir rencontrer et affronter pour survivre. Son statut de gueux lui permet uniquement à avoir accès aux métiers les plus avilissants du monde de la débrouillardise : valets, hommes de chambre, jardinier, servant, et surtout échanson.

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Fintan pour sa part se lie à la cause noire. Fervent opposant de l'impérialisme et du colonialisme du blanc, ce jeune blanc est issu de la basse classe française. Il s'allie à sa mère pour dénoncer l'horreur orchestré par ses frères blancs sur Onitsha. Aventurier et anticonformiste, ce jeune prodige nous fait la description de son « LONG VOYAGE » sur les côtes africaines et surtout d'Onitsha. Une triste réalité les anime, sa mère et lui :

C'était donc cela, l'Afrique, cette ville chaude et violente, le ciel jaune où la lumière battait comme un pouls secret. [...] sur la rade, le canot glissait vers la ligne sombre de l'île. La forteresse maudite où les esclaves attendaient leur voyage vers l'enfer. Au centre des cellules, il y avait une rigole pour laisser s'écrouler l'urine. Aux murs, les anneaux où on s'accrochait les chaînes. C'était donc cela l'Afrique, cette ombre chargée de douleur, cette odeur de sueur au fond des geôles, cette odeur de mort. Maou ressentait le dégoût, la honte. (Onitsha, 39)

A partir de ce passage, Fintan et Maou sont devant un spectacle impressionnant. La véritable Afrique, pas l'Afrique des rêves fleuris d'exotisme. Le destin a voulu que Fintan découvre ainsi cette Afrique-là. Une Afrique aux couleurs de misère, dévastée par la colonisation et à genou à cause de l'impérialisme européen. De ce constat, l'empathie de Fintan et de Maou se proroge. La mère et le fils se voit comme ceux-là qui devront désormais porter le flambeau de la démystification des actions mauvaises des colons. Ce passage nous le montre d'ailleurs :

Fintan ressentit une telle colère et une telle honte qu'un instant il voulut retourner dans le salons des premières. C'était comme si, dans la nuit, chaque noir le regardait, d'un regard brillant, plein de reproches. [...] Alors Fintan descendit de la cabine, il alluma la veilleuse, et il ouvrit le petit cahier d'écolier sur lequel était écrit, en grande lettre noires, UN LONG VOYAGE. Et il se mit à écrire en pensant à la nuit. (Onitsha, 64)

La responsabilité du héros Le clézien est repérable. En fait, étant le rejeton d'une famille blanche, les Noirs sur le Surabaya le tenaient à un moment donné pour responsable de toute leur souffrance. N'ayant pas succombé au découragement, Fintan accepte son destin de vivre la réalité nègre et pour ce fait, il prend l'unique responsabilité d'écrire pour la situation oppressante des matelots noirs du navire. Il décrit avec honneur la cruauté de sa propre race sur la race noire.

Gil Blas et Fintan peuvent être dans certaines circonstances considérées comme les archétypes pour la défense d'une cause noble. Malgré leur statut de pauvre picaro, vivant en marge de la société, ces deux personnages observent ladite société de près. Non seulement ils assument leur destin de vagabond notoire, d'aventurier sans vergogne mais ils prennent leur courage pour atteindre le but fixé. Ils savent que leur vie en dépend. C'est pourquoi, ils vont devoir s'armer pour assumer les responsabilités découlant d'un libertinage poussé.

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2.2. De l'errance géographique à la quête de filiation

Pour saisir un peu mieux ce motif de l'errance géographique dans les textes du corpus, nous allons parcourir l'origine et l'évolution du terme. Dans son mémoire de Master I le paradoxe de l'errance dans l'étoile errante de JMG Le Clézio, Muelas HURTABO s'interroge sur l'étymologie d'errer. Errer possède une double étymologie, dans une première définition le mot vient du latin errare qui signifie aller de côté et d'autre, au hasard, à l'aventure ; c'est le verbe qui, au figuré, signifie s'égarer ; en référence à la pensée qui ne fixe pas, qui vagabonde. On peut dire qu'errer signifie alors laisser en toute liberté. Ainsi dans le passé, l'errant était celui qui errait contre la foi, c'était le mendiant, l'infidèle, le pêcheur, le vagabond. Toutefois ce verbe errer possède aussi une seconde définition qui se trouve dans l'ancien français iterare et qui signifie aller, voyager, cheminer.

Ainsi, le thème de l'errance est au centre des préoccupations du corpus. Errance renvoie donc à l'idée de la marche, du déplacement. Cette thématique joue un rôle indéniable au niveau de la psychologie des personnages principaux. Car elle les pousse à s'aventurer dans divers endroits anodins à la quête de soi, à la quête du bonheur, du bien-être matériel. L'errance est représentée chez les héros comme la motivation d'aller à la recherche d'un objet de survie.

Selon Berthet (2007 :10) dans ses Figures de l'errance :

L'errance [...] est associée au mouvement, souvent à la marche, à l'idée d'égarement, à l'absence de but. On la décrit comme une obligation à laquelle on succombe sans trop savoir pourquoi, qui nous jette hors de nous-mêmes et qui ne mène nulle part. Elle est échec pour ne pas dire danger. L'errance, toujours vue sous cet angle, s'accompagne d'incertitude [...] l'errance est la quête incessante d'un ailleurs

Du fait de cette quête, généralement, il n'est pas envisagé de retour en arrière, c'est-à-dire de retour à l'endroit d'où on a senti le besoin de partir. Car l'errance relève de la nécessité intérieure, nécessité de partir, de porter ses pas plus loin et son existence ailleurs. C'est ainsi, que l'on parviendra à trouver le meilleur de soi dans l'éloge de l'imprévu.

Ainsi la thématique de l'errance géographique fait appel sans aucun doute à la symbolique du voyage qu'incarnent tous les récits romanesques ayant une résonance picaresque. C'est l'un des fondements de l'esthétisation du picaro. Car ce-dernier, étant un être gueux, vil et vagabond va devra mener une aventure au bout de l'abjection avant d'atteindre une ascension sociale fulgurante.

Par ailleurs, Daniel Marcheix (1972 : 97) déclare :

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La première chose qui frappe lorsqu'on lit un roman picaresque, c'est la mobilité du héros. Cette errance est d'abord géographique d'où la multiplicité des espaces.

C'est le cas lorsqu'on lit les ouvrages qui constituent notre corpus. Aventuriers, les deux picaros de notre corpus vont devoir mener une existence de déplacement constant. Allant d'une ville à une autre, d'un pays à un autre, d'un lieu à un autre, ils vont devoir affronter toutes les difficultés d'une vie oisive avant d'atteindre leur objet de quête. Ceci dit, avec Gil blas, on voit comment il passe par tous les lieux de l'Espagne à la quête d'une bonne condition, de la fortune. Les différents extraits qui suivent nous le montre aussi bien.

Me voilà donc hors d'Oviédo, sur le chemin de Peñaflor, au milieu de la campagne, maître de mes actions, d'une mauvaise mule et de quarante bons ducats, sans compter quelques réaux que j'avais volés à mon très honoré oncle. La première chose que je fis fut de laisser ma mule aller à discrétion, c'est-à-dire au petit pas. Je lui mis la bride sur le cou, et, tirant de ma poche mes ducats, je commençai à les compter et recompter dans mon chapeau. Je n'étais pas maître de ma joie. Je n'avais jamais vu autant d'argent. (LGBS, 7).

J'achetai aussi des bottines, avec une valise pour serrer mon linge et mes ducats. Ensuite, je satisfis mon hôte, et, le jour suivant, je partis de Burgos avant l'aurore pour aller à Madrid. (LGBS, 59).

Nous couchâmes à Dueñas la première journée, et nous arrivâmes la seconde à Valladolid, sur les quatre heures après midi. Nous descendîmes à une hôtellerie qui me parut devoir être une des meilleures de la ville. Je laissai le soin des mules à mon valet, et montai dans une chambre ou je fis porter ma valise par un garçon du logis. (LGBS, 60).

Je marchais fort vite et regardais de temps en temps derrière moi, pour voir si ce redoutable Biscayen ne suivait point mes pas. J'avais l'imagination si remplie de cet homme-là, que je prenais pour lui tous les arbres et les buissons. Je sentais à tout moment mon coeur tressaillir d'effroi. Je me rassurai pourtant après avoir fait une bonne lieue, et je continuai plus doucement mon chemin vers Madrid, où je me proposais d'aller. Je quittais sans peine le séjour de Valladolid ; tout mon regret était de me séparer de Fabrice, mon cher Pylade, à qui je n'avais pu même faire mes adieux. (LGBS, 103)

Ces différents extraits sont en fait une série d'aventure que vit Gil Blas. Sa vie est faite de voyage et déplacements divers. Il va à la découverte du monde, à la recherche d'une nouvelle condition. Il quitte Oviedo, pour aller à Salamanque, voulant s'inscrire à l'université mais le destin en décide autrement. Il est dérouté par des rencontres inattendues qui lui feront changer de condition. Il mène une vie oisive. On note dans une certaine mesure la recherche de soi, hors mis la recherche du bien-être. Il est en quête d'une identité propre. Il traverse tour à tour Salamanque, Oviedo, Burgos, Valladolid et Madrid.

Le même scénario s'observe aussi chez Le Clézio avec le personnage de Fintan. Le héros Le clézien quitte la France au bord du navire Surabaya en compagnie de Maou, sa mère, pour

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aller découvrir l'autre bout du monde, l'Afrique. C'est le début d'une nouvelle aventure pour Fintan :

Le Surabaya, un navire de cinq mille trois cents tonneaux, déjà vieux, de la Holland Africa Line, venait de quitter les eaux sales de l'estuaire de la Gironde et faisait route vers la côte Ouest de l'Afrique, et Fintan regardait sa mère comme si c'était la première fois. [...] c'était la fin d'un après-midi, la lumière du soleil éclairait les cheveux foncés aux reflets dorés, la ligne du profil, le front haut bombé formant un angle abrupt avec le nez, le contour des lèvres, le menton. (Onitsha, 13)

La découverte des côtes africaines et la rencontre avec les misères de l'Afrique se revendique être pour lui un moment de tourment et de désarroi. Il va à la découverte d'un monde jusque-là perçu comme le symbole des fantasmes de romans d'aventure que lui contait Maou, sa mère.

A l'aube, quand personne n'était encore levé, Fintan était déjà sur le pont pour voir l'Afrique. Il y avait des vols d'oiseaux très petits, brillants comme du fer blanc, qui bousculaient dans le ciel en lançant des cris perçants, et ces cris de la terre faisaient battre le coeur de Fintan, comme une impatience, comme si la journée qui commençait allait être pleines de merveilles, dans le genre d'un conte qui se prépare. [...] M. Botrou racontait que c'était là, qu'autrefois étaient enfermés les esclaves, avant de partir pour l'Amérique, pour la mer des Indes. L'Afrique que résonnait de ces noms que Fintan répétait à voix basse, une litanie, comme si en les disant il pouvait saisir leurs secrets, la raison même du mouvement du navire avançant sur la mer en écartant son sillage. (Onitsha, 34-35)

Son voyage en Afrique est une aventure faite de découvertes, d'émotions et de rencontres. Il découvre une Afrique plus déplorable que jamais. Il traverse Dakar et les autres villes du golfe de Guinée avant d'arriver à Onitsha. L'Afrique est pour lui une terre de découverte. La ville d'Onitsha et son administration coloniale tatoueront à jamais la vie de Fintan.

A travers ces deux textes, nous constatons que le voyage est l'un des thématiques guidant un roman fleuri d'écho picaresque. Puisqu'en réalité comme le mentionne Cécile Bertin-Elisabeth (2011 : 38) :

L'errance géographique transcrit l'errance intérieure et, en fin de compte, le picaro n'échappe pas à un entre-deux, entre marges et frontières. S'impose une pensée du milieu, allant du non-lieu atopique au non-lieu utopique, acceptable. Les déformations sociales s'y notent avec force pour un picaro dont les aspirations utopiques créent un monstre social.

En effet pour cet auteur, l'errance conduit vers l'ailleurs, lequel est doté d'une dimension de rêve en une aspiration à un autre lieu. Soit un jeu de va-et-vient propre à un imaginaire de l'ailleurs qui joue de la réversibilité entre deux pôles et vise à l'ébranlement. Ce désir d'ailleurs se fonde contre l'Autre tout en y faisant exister sa propre altérité. Ceci dit, l'errance

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géographique s'ouvre vers une quête de filiation16. Les deux personnages sont à la recherche de leur identité. Ils veulent recouvrir une identité nouvelle ou celle perdue à la naissance.

Gil Blas erre d'un lieu à un autre et multiplie des petits métiers, toujours à la recherche d'une nouvelle condition. Il ne souhaite qu'une chose, faire fortune par tous les moyens afin de retrouver son statut de bourgeois perdu dès son départ d'Oviedo.

C'est aussi le cas chez Le Clézio, Fintan se cherche dans un monde perdu, il veut retrouver son identité perdue à la naissance. Il veut trouver l'amour d'un père, d'une mère ou du moins une famille normale. Geoffrey n'est pas ce père-là, il le veut autrement, plus compréhensif, plus doux. Il veut un monde de bonheur. C'est pourquoi, confronté aux inconvénients de l'impérialisme, au pouvoir exacerbé que le Blanc exerce sur le Noir, il devient très vulnérable. Sa quête est non seulement de trouver une famille réelle mais également si possible, de remédier à la condition des colonisés.

En définitive, nous constatons à travers ces différents éléments liées à la matière picaresque à travers un discours révélateur des personnages marginaux et décadents, que notre corpus est bel et bien traversé par l'esthétique picaresque. On a affaire à des héros qui, de par leur propre expérience quotidienne tachetée d'aventures marginales, se déplacent perpétuellement pour montrer la misère que vit le bas social.

16 C'est un lien qui rattache juridiquement un enfant à chacun de ses parents

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CHAPITRE 2 : LA SATIRE SOCIALE : UNE FORME MARXISTE DU
PICARESQUE

1. Le bas social et sa représentation

Dans notre corpus, le bas social renvoie à la couche ou classe sociale vulnérable, à celle qui subit les actions et réactions de la haute classe. Le bas social dans nos ouvrages est celui qui est le plus frappé par la misère urbaine et rurale et qui, pour vivre, est cependant obligé d'user de la ruse pour avoir de quoi subsister.

1.1 Le bas social dans l'histoire de Gil Blas de Santillane et Onitsha

Chez Lesage, cette classe est représentée par le Tiers-Etats. Ces derniers sont des illettrés et n'ont rien en commun avec la noblesse encore moins avec la bourgeoisie. La plupart des enfants issus de cette classe occupe généralement les postes de valet de chambre ou d'autres sous métiers dans une maison bourgeoise pour faire face à la misère qui se réclame être leur quotidien. Gil Blas représente ici cette classe. A travers des péripéties et des aventures à la fois pittoresques et rocambolesques Gil Blas va à la poursuite du bonheur. Il utilise tous les moyens circonstanciels que lui offre son quotidien pour accéder à la satisfaction.

Par contre, Le clézio quant à lui présente une société coloniale africaine dans laquelle on dénombre des maux sociaux qui font obstacle à l'épanouissement du Noir. Les Noirs se représentent comme le bas social, une race inférieure à la race des colons blancs. Le Noir est le symbole de la barbarie et par conséquent est apte à exercer les métiers dévalorisants dans son propre territoire gouvernée par le Blanc. Tout comme les paysans de Lesage, les Noirs constituent la masse ouvrière chez Le Clézio. Le bas social travaille hardiment pour satisfaire la haute hiérarchie qui exerce un pouvoir incontestable et incorruptible sur lui. Ce sont les marginaux de la société, les pauvres. Ils sont tous dépossédés de leurs biens.

Lesage et Le Clézio composent un décor original du bas social pour les aventures de leurs personnages en empruntant à des mémoires ou à des récits de voyageurs des éléments de couleurs locales. Ces auteurs peignent avec soin les détails du mobilier, de l'habillement et décrivent avec précision le milieu social. Ainsi les aventures des héros servent de prétexte à ces auteurs pour introduire le lecteur dans des milieux qu'il connaît plus ou moins directement : grande et petite noblesse, haut et bas du clergé, bourgeois, valets, aventuriers. Chez Lesage toute la société française se trouve ainsi censurée avec légèreté par un observateur au regard

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impitoyable. L'écriture leclézienne rejoint celle de Lesage lorsqu'avec un style dépouillé, alerte, imagé, il contribue à créer une atmosphère de vie. Puisqu'en fin de compte :

L'avènement d'une esthétique nouvelle, dont l'idéal est, non plus la vérité générale et permanente des caractères, mais la vérité individuelle et singulière des moeurs et des conditions (Catex et al., 1974 : 386).

Le bas social manque de moyens de subsistance. La représentation de cette classe - par Gil Blas chez Lesage, Maou chez Le Clézio - montre les mauvaises conditions et l'état de misère physique et psychologique dont sont victimes les noirs. La déchéance de la basse classe est illustrée par le pouvoir que la haute classe exerce sur eux. De ce faire, c'est ici que les héros interviennent car ils sont comme le dit Souiller (1980) : « le personnage révélateur d'un pays en décadence » (14). Par le biais de leurs aventures, ils se promènent tout au long de la société comme un miroir pour étaler au grand jour les vices que le Bas social est obligé de faire face pour survivre. Néanmoins, la noblesse ou haute hiérarchie sociale est la cause de la déchéance du bas social dans l'une comme dans l'autre de ces deux textes.

Le héros lesagien étale au grand jour, au fil de ces aventures, la position du bas social face à la richesse amassée par les hommes de la cour et par le roi lui-même : toujours être le second en tout domaine, être occupé à faire des tâches les plus difficiles qu'ils soient, être valet ou assistant auprès de tel courtisan ou tel bourgeois. Le picaro s'abandonne aux miettes et surtout à des sous métiers. Dans Onitsha, les différentes escales faites dans les villes africaines - Dakar, Goré, Lomé, Cotonou, Accra, Lagos ou encore Lomé (Onitsha, 37-45) - sur le Surabaya17 ont permis à Maou et à Fintan de découvrir le bas social de ces villes et leur déchéance sous le joug colonial. Des villes sombrées dans un état d'insalubrité et de misères urbaines où des « fonctionnaires » noirs portant des costumes ou des redingotes ridicules, font découvrir leur physique sous-alimenté (Onitsha, 37). Par contre l'administrateur colonial est à l'apogée du bien-être, dans des conditions décentes tout en amassant le plus grand bien réservé aux africains.

1.2 Les moeurs du bas social

La peinture du bas social reste immanente dans les ouvrages constituant notre présent corpus. Cette peinture s'observe à travers le thème de la raillerie bien récurrent dans les textes. Les auteurs partagent une même idéologie celle d'étaler au grand jour les misères des hommes de

17 Surabaya est le nom du navire sur lequel Maou et Fintan ont embarqué de la France pour les côtes africaines.

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basses extractions. Néanmoins les auteurs usent d'une stratégie commune pour manifester ce désir. Alors la raillerie se réclame à travers le corpus, l'esthétique de la peinture sociale.

Cependant il faut noter que « railler », c'est tourner en dérision ou se moquer de quelqu'un ou de quelque chose. C'est l'action de tourner en ridicule avec quelque acerbité. C'est une forme d'ironie qui permet à celui qui l'emploie de rester trivial lors de la représentation acerbe d'une vérité. La raillerie est donc l'essentiel du ton satirique. C'est pourquoi La Rochefoucauld (1868 : 328) trouve que :

La raillerie est un air de gaieté qui remplit l'imagination, et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se présentent ; l'humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d'âpreté.

Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane tout comme dans Onitsha, Lesage et Le Clézio utilisent cette figure de style pour mettre en exergue l'absurdité de l'existence des héros picaros. Certes le but principal de cette écriture est d'ironiser et de se moquer des caractères de la haute hiérarchie sociale, mais il faut noter que la raillerie ici marque la prise de position des auteurs à l'action des instances sociales déstabilisant la vie du bas social. Ainsi c'est une critique virulente qu'usent respectivement Lesage et Le Clézio pour peindre les malheurs du bas social.

Dans l'histoire de Gil blas de santillane, Lesage relève plusieurs éléments caricaturaux exprimés par le biais de la raillerie et l'humour noir. Le chapitre consacré à l'engagement de Gil Blas au service du Docteur Sangrado à Vallodid montre comment même dans les plus délicats des métiers, il y a de la tromperie et de la ruse pour ruiner le bas social. Le mal est partout. Ce fameux docteur tuant ses patients à force de les faire saigner confère à Gil Blas le pouvoir d'être le « médécin » du bas social, sachant bel et bien que Gil Blas n'a aucune expérience dans ce domaine. Il n'a jamais exercé ce métier :

Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du tiers-état où l'on m'appellera ; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger à notre corps. [...] Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut ; et pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires à celles d'Hippocrate. (LGBS, 87)

Lesage met en exergue ici un imaginaire social commun ; celui de la recherche du profit et du gain même dans des conditions les plus défavorables. Le docteur Sangrado donne soin à Gil Blas de soigner le bas social et pourtant il n'a pas les compétences professionnelles pour exercer la médecine. Le ton satirique qu'emploie Lesage permet de dévoiler au grand jour

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comment le bas social est à la merci de la noblesse. Il est négligé, par contre la noblesse et le clergé s'octroient des privilèges.

Dans Onitsha, la raillerie s'exprime à travers les descriptions et les crises de révolte de Maou face à la maltraitance du Noir par Gérard Simpson. On découvre la souffrance du Noir :

Les travailleurs noirs étaient des prisonniers que Simpson avait obtenus du résident de Rally, parce qu'il n'avait pu trouver personne d'autre, ou parce que qu'il ne voulait pas les payer. Ils arrivaient en même temps que les invités, attachés à une longue chaîne reliée par des anneaux à leur chéville gauche et pour ne pas tomber, ils devaient marcher du même pas, comme à la parade. Maou [...] regardait avec étonnement ces hommes enchaînés qui traversaient le jardin [...] les anneaux de leurs chevilles tiraient la chaîne, à gauche, à gauche. [...] leurs visages étaient lissés par la fatigue et la souffrance. (Onitsha, 83-84)

Le Clézio nous fait découvrir, par le biais de cette description satirique, les paradoxes de la colonisation. Ainsi l'esclavage est décrié et l'attitude du colon est tournée en dérision dans la mesure où celui-ci ne peut imaginer la souffrance du Noir. Le manque de bon sens et la bêtise de la grandeur devient le pôle de la critique le clézienne.

2. Le dévoilement des structures sociales aliénantes

Par extension, si dévoiler c'est rendre public ce qui est mystère, ce qui est caché, ce qui ne doit pas être découvert parce que cette découverte montrera la noirceur de l'esprit humain, du monde dans lequel l'individu réside, on peut comprendre que le dévoilement renvoie sans aucun doute à la notion de satire. Dévoiler est l'expression physique de la satire. Pour ce fait, le dévoilement se veut subversion et dénonciation des vices de la société. Cette idée du dévoilement, découlant de l'esprit polémique fonctionne sur le ridicule. Elle se moque de ce qu'elle blâme sans opposition. En employant les procédés à l'instar de l'humour ou encore l'ironie, le dévoilement fonctionne comme jugement et critique de par son côté très grinçant. A la fois didactique et pédagogique selon Kokou, le devoilement se sert de l'ironie pour montrer du doigt les comportements humains surtout dans ce qu'ils ont de travers et de raideur.

Dès lors, on comprend pourquoi Alain-Réné Lesage déclare au début de son texte : « J'en fais un aveu public : je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu'elle est »18 (4). Ce qui découle d'une telle affirmation nous donne une idée concrète de l'écriture de Lesage, celle de dévoiler de façon complète les profondeurs des structures sociales. On note un engagement pour une cause humanitaire se voulant bénéfique pour établir un climat de

18 Ceci est cité à la préface de l'histoire de Gil Blas de Santillane, Rubrique «déclaration de l'auteur » que Lesage l'affirme.

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justice entre les hommes. Lesage tout comme Le Clézio ne veulent plus se taire devant le mal causé par la division inégale de la société. Cette inégalité se réclame être le quotidien des personnes de basse classe et de mauvaises conditions dans la mesure où ces dernières se retrouvent réduites à néant face à l'opulence de la bourgeoisie.

L'histoire de Gil Blas de Santillane et Onitsha obéissent à un même degré d'intensité de dénonciation de la misère et de revendication de la place que doit occuper le picaro19 dans la société.

2.1.La critique des moeurs

Dans son roman, Lesage nous présente une société dans laquelle la vie se réglemente par la recherche exclusive de l'ascension sociale, celle d'atteindre le somment quel que soit le chemin emprunté. On a affaire à un quotidien qui obéit à ces illustres mots de Jean Paul Sartre (1954) « tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces » (202) pour atteindre le sommet. Ainsi, l'aventure vécue par de Gil Blas avec le barbier Diégo montre autant de péripéties de souffrances dont le pauvre est obligé de vivre pour avoir accès à la fortune si bien entendu le destin lui permet de l'obtenir :

Pas fait deux cents pas, que je m'arrêtai pour visiter mon sac. J'eus envie de voir ce qu'il y avait dedans, et de connaître précisément ce que je possédais. Mon père m'apprit de très bonne heure à raser ; et, lorsqu'il me vit parvenu à l'âge de quinze ans, il me chargea les épaules de ce sac que vous voyez, me ceignit d'une longue épée et me dit : Va, Diego, tu es en état présentement de gagner ta vie ; va courir le pays. Tu as besoin de voyager pour te dégourdir et te perfectionner dans ton art. Pars, et ne reviens à Olmedo qu'après avoir fait le tour de l'Espagne. Que je n'entende point parler de toi avant ce temps-là ! En achevant ces paroles, il m'embrassa de bonne amitié, et me poussa hors du logis. [...] Je sortis donc ainsi d'Olmedo, et pris le chemin de Ségovie. Je n'eus trouvai une trousse où étaient deux rasoirs qui semblaient avoir rasé dix générations, tant ils étaient usés, avec une bandelette de cuir pour les repasser, et un morceau de savon (LGBS, 106)

Lesage utilise donc toutes ces figures empruntées chez La Bruyère ou encore chez ses contemporains tels que Marivaux, Diderot et Voltaire pour tourner en dérision l'image d'une société où le paraître et le costume sont privilégiés. Il procède au dévoilement des structures sociales en montrant le vrai visage d'une société fondée sur l'absurdité accordée à la classe sociale. La noblesse reste noble car elle use des moyens moins catholiques pour faire fortune. D'où la marginalisation du « bas social », la classe des paysans, de valets et serviteurs de grands maîtres imbus de leur statut social.

19 C'est-à-dire le pauvre, celui qui vient de la basse classe (tiers-état)

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Ce croquis de la représentation s'observe aussi également dans Onitsha. La question du dévoilement des instances sociales, le symbole de la dénonciation est sans doute l'élément principal auquel s'attache l'ouvrage de Le Clézio. Il s'agit ici d'un dévoilement direct car celui-ci s'observe à travers les différentes critiques virulentes dont Maou jette à l'endroit de ses confrères : les colons. La scène où les Noirs creusent la piscine de Gerald Simpson tout en étant enchaînés, la met dans un état colérique et ne pouvant retenir son empathie pour la cause humaine, elle déclare tout haut et à qui veut l'entendre l'injustice que l'on fait subir aux colonisés. Elle reste pourtant sûre d'elle que l'acte de la dénonciation, du refus de se taire devant un tel mal, un tel opprobre, apportera à coup sûr une nécessaire amélioration à la cause du colonisé car comme le dit Le Clézio :

C'était donc l'Afrique chargée de Douleur, cette odeur de sueur au fond des geôles, cette odeur de mort [...] Maou ressentait du dégoût, la honte. (Onitsha, 390)

Du jour au lendemain, l'arrivée de Maou s'est transformée en moment de désillusion, elle ne peut non plus supporter le culte du pouvoir et de la race bienfaitrice qu'on exerce sur le noir. JMG Le Clézio le mentionne d'ailleurs :

A Onitsha, elle avait trouvé cette société de fonctionnaires sentencieux et ennuyeux [...] à boire et à s'espionner, et leurs épouses, engoncées dans leurs principes respectables, comptant leurs sous et parlant durement à leurs boys, en attendant le billet de retour vers l'Angleterre. Elle avait pensé haïr à jamais ces rues poussiéreuses, ces quartiers pauvres avec leurs cabanes débordants d'enfants, ce peuple au regard impénétrable, et cette langue caricaturale, ce pidgin qui faisait tellement rire Gerald Simpson et les messieurs du club, pendant que les forçats creusaient le trou dans la colline, comme une tombe collective. [...] Personne ne trouvait grâce à ses yeux, pas même le docteur Charon, ou le résident Rally et sa femme, si gentils et si pâles, avec leurs roquets gâtés comme des enfants. (Onitsha, 168)

On remarque que cette tendance à dévoiler, à montrer la vraie couleur des choses dans une société corrompue où les valeurs humaines, les plus primaires, sont bafouées fait la particularité de cet extrait du roman de Lesage. De ce fait, Le Clézio et lui nous rendent compte effectivement des institutions sociales, de l'administration des sociétés ou encore les gouvernements piétinant la masse au profit de leur minorité aristocratique. La noblesse et la classe du colon sont ainsi la figure emblématique de la douleur du bas social dans nos romans. L'antihéroïsme est ici observable au premier plan dans la mesure où ces personnages principaux restent ultimement les victimes de cette démarche vers l'établissement d'une justice sociale qu'incarnent nos auteurs. Aucuns d'eux ne restent pourtant sourds aux plaintes, au désarroi et à la souffrance du bas social.

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La vie du bas social est aussi l'élément de dévoilement chez les auteurs. Chez Lesage, les pauvres ou encore les déshérités de la société sont des voleurs, arnaqueurs, des dupes ou encore bandits de grands chemins qui n'ont ni coeur ni loi. Ils agressent quiconque quel que soit son statut social. Ils le font généralement pour survivre car la société à laquelle ils appartiennent est vicieuse. Néanmoins on assiste à une sorte de dépravation du bas social, ces êtres sont facétieux, vils et très malins. La preuve est que Gil Blas a passé sa plus grande période de jeunesse, après son départ de son village et les circonstances rocambolesques de sa survie, à s'identifier à ce type de personnage qui est prêt à tout pour faire fortune. Il a été victime de l'oppression de l'homme et en retour il refait la même chose à d'autres personnes pour améliorer sa condition de vie. Le chapitre consacré à l'exercice de la médecine à Valladolid chez le docteur Sangrado en est une preuve siné qua non. Ainsi Gil Blas se retrouve dans le corps d'Hippocrate20, trompant et participant à la mort de certaines personnes

:

Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du tiers-état où l'on m'appellera ; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger à notre corps. Tu es savant, Gil Blas, avant que d'être médecin ; au lieu que les autres sont longtemps médecins, et la plupart toute leur vie, avant que d'être savants. Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut ; et pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires à celles d'Hippocrate. Cette assurance pourtant n'était pas tout à fait sincère, Je désapprouvais son sentiment sur l'eau, et je me proposais de boire du vin tous les jours en allant voir mes malades. [...] J'entrai ensuite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l'alguazil, et je ne lui défendis point la boisson. Je reçus douze réaux pour mes ordonnances ; ce qui me fit prendre tant de goût à la profession. [...] Je visitai plusieurs malades que j'avais inscrits, et je les traitai tous de la même manière, bien qu'ils eussent des maux différents (LGBS, 86-87, 89)

A partir de cet extrait, on note une société qui n'a aucune valeur morale où le légal est ravalé au second plan et où pour avoir accès au pain quotidien, on doit se réclamer ingénieux et avoir du tact pour ne pas faillir à la misère. Dans ce contexte, la question de dignité ne donne pas à manger ni de quoi se vêtir.

Dans Onitsha, Le Clézio nous présente le bas social qui participe indirectement à son aliénation à cause de leur passivité. Etant une population soumise au contexte de la colonisation - parce que l'homme blanc apporte la lumière - face à la technicité et au progrès que les Occidentaux exercent physiquement et spirituellement sur eux, ces derniers ne pouvant également protester contre une telle autorité, se plient délibérément à la torture que

20 En référence ici au serment d'Hippocrate du corps médical. Les médecins prêtent serment d'Hippocrate pour exercer la médecine.

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leur infligent leurs maîtres. A coup de fouets et de bâtons, l'homme colonisé d'Onitsha reste docile aux doléances occidentales car :

Les travailleurs noirs étaient des prisonniers que Simpson avait obtenus du résident Rally, [...] parce qu'il ne voulait pas les payer. Ils [étaient] attachés à une longue chaîne reliée par des anneaux à leur cheville gauche. (Onitsha, 83)

A partir de cet extrait on note que Le Clézio étale au grand jour la souffrance et la maltraitance que subissent les prisonniers noirs. Ils sont transformés en esclaves. Ils sont humiliés, leurs droits sont bafoués. Ceci traduit l'expression concrète du dévoilement qu'anime Le clézio, le désir de mettre en lumière les insanités causées par la division des classes et de l'exploitation de l'homme par l'homme.

Ceci dit, nous constatons tout compte fait que les ouvrages de notre corpus s'identifient d'une manière concrète à un dévoilement cru, à la découverte des structures sociales à laquelle nos différents héros y prennent part de façon directe ou indirecte. La misère de la basse classe, l'opulence de la haute hiérarchie se sont constituées en éléments primordiaux d'un tel dévoilement. Et nos auteurs, à travers leurs différents protagonistes, ne cessent de laisser découvrir ce sentiment de révolte qui les anime.

2.2. Le masque comme identité

Commencer à s'interroger sur la notion de masque, à travers son historicité, se voit indispensable pour saisir l'orientation que nous voulons attribuer au masque comme une identité au regard des textes de notre corpus. Ceci dit, on note avec Marie-Claire Zimmermann (2013 : 7) que :

« Masque » surgit au XVIe siècle (1511), à partir de l'italien « maschera », issu du bas-latin « masca », lui-même originaire du radical prélatin « mask » [...] l'italien « maschera » dérive de l'arabe « màshara » qui signifie « bouffon » ou bouffonnerie, ce qui suppose un lien entre le masque et la dérision. On ne va pas manquer de retrouver ultérieurement des connotations péjoratives dans les mots ou expressions qui se prévaudront de l'existence du masque. Qu'est-ce donc qu'un masque ? [...] Il s'agit d'un objet rigide ou non, qui couvre le visage humain et qui représente lui-même une face humaine, animale ou imaginaire. [...] Puisque le masque recouvre le visage, c'est qu'il doit le cacher, le dérober à la vue et il est alors synonyme [...] de dehors trompeur, apparence, « pretexto », « disfraz ». Masquer implique la duperie, le camouflage, le mensonge.

On voit que le masque n'est en réalité qu'un objet de déguisement qui donne à son porteur une fausse apparence en recouvrant son visage ou son corps. Il sert, selon les lieux et les époques, à cacher, à frayer, à transformer, à faire apparaître, à communiquer avec l'au-delà. Il

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favorise aussi l'expression du corps. Ainsi, que ce soit le protagoniste ou les personnages secondaires dans les textes du corpus, tous portent un masque. Non pas un masque au sens dénotatif du terme, mais un masque découlant de l'image à laquelle tous ces personnages veulent renvoyer à la société. On comprend que les héros n'ont pas pour autant besoin de se parer de quelques vêtements que ce soit pour se dissimuler. Si on interpelle ces expressions essentielles à partir de l'extrait ci-dessus : « camouflage » « mensonge » « dehors trompeur » « cacher », on note une perpétuelle aventure de nos héros à user de leur attrait physique pour séduire les autres. Les protagonistes et antagonistes dans nos deux oeuvres montrent tous une image fausse d'eux et cela pour de multiples raisons.

Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane, cette aventure du masque va crescendo. Gil blas se cache sous de multiples costumes tout au long de ses périples pour dissimuler son identité. Il devient tour à tour voleur de grand chemin, faux médecin et mauvais acteur dans le but de plaire, de quitter une bonne fois pour toute sa condition de sous homme que la société policée lui impose. Pour lui, le statut de bas social est pesant, et il doit user de tout son charme pour accéder à la haute classe. Le désir d'une ascension sociale fulgurante s'impose. Les actes et actions posés par Gil Blas peuvent dans une certaine mesure se justifier car ici on est dans une société en proie à de multiples discriminations. Une dichotomie qui marginalise le bas social, plus connu sous le nom du Tiers-état. La preuve est qu'il souhaite devenir une autre personne et supporte mal sa vie actuelle. Lors de ses retrouvailles avec son ancien compagnon Fabrice, Gil affirme :

Je vais convertir mon habit brodé en soutanelle, me rendre à Salamanque, et là, me rangeant sous les drapeaux de l'Université, remplir l'emploi de précepteur. Beau projet ! s'écria Fabrice ; l'agréable imagination ! Quelle folie de vouloir, à ton âge, te faire pédant ! Sais-tu bien, malheureux, à quoi tu t'engages en prenant ce parti ? Sitôt que tu seras placé, toute la maison t'observera. Tes moindres actions seront scrupuleusement examinées. Il faudra que tu te contraignes sans cesse. Que tu te pares d'un extérieur hypocrite, et paraisses posséder toutes les vertus. (LGBS, 68)

Dans ce fragment, nous notons que Fabrice déconseille à Gil Blas, de se déguiser pour séduire le haut social. Il faut comprendre que cette hypocrisie du masque, lui retombera en retour au-dessus car la noble classe, quand elle se rendra compte des fausses vertus de Gil Blas, elle le passera à coup sûr au crible d'un châtiment bien mérité. Compte tenu que la société est plutôt rude et intransigeante en ce qui concerne le vol de statut social.

Cette figure de masque ici représentée met en exergue un imaginaire social très prisé par les hommes. On se fait passer pour ce que l'on n'est pas afin de pouvoir accès aux privilèges

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d'une société fondée sur des lois discriminatoires, sur des lois établies par la haute classe défavorisant le bas social.

Les actions de Gil Blas peuvent donc être moralisées bien qu'elles soient préjudiciables. Mais par contre, Lesage lance un cri de moralisateur et décrie ici cette société où le paraitre joue un rôle important dans cette société du XVIIIe siècle dont il décrit avec véhémence et vivacité. Les costumes sont en réalité des masques et se revendiquent être le quotidien des chefs, des grands prêtes et les hauts courtisans nobles. Les titres de noblesse, duc-duchesse, comte-comtesse, marquis-marquise pour ne citer que ceux-ci sont autant de costumes qui poussent les protagonistes à être quelque chose d'autre que ce qu'ils sont en réalité et à se surestimer vis-à-vis des autres hommes. Ils se déguisent en seigneurs, en rois, en gestionnaires de biens publics.

Le masque et le paraître occupent donc une place prépondérante dans le roman de Lesage. On assiste au dévoilement. Ce dévoilement devient sujet à l'autonomie, à la liberté mais une liberté sous-entendue. L'idée de la liberté, de se faire respecter, de devenir quelqu'un d'important dans une société en proie aux multiples aléas de la vie reste ce qui dirige le quotidien dans cette société française. Alors Lesage s'approprie cette façon de voir les choses et la maintient comme l'un des éléments poussés d'une esthétique littéraire. Cette usage du masque montre de manière virulente l'esprit d'une société où le paraitre s'est installé de manière inconditionnelle, et continue de se faire honneur. Elle devient un fait social et s'appréhende dans une certaine mesure comme une identité chez les personnages de Lesage. Le masque est devenu le symbole de tricheries et de duperies des personnages. Les femmes tout comme les hommes en usent davantage sous leurs costumes où personne ne peut rien soupçonner. On observe cette dénonciation du masque comme dans les chapitres : « Quel parti prit Gil Blas après l'aventure de l'hôtel garni » et « Gil Blas continue à exercer la médecine avec autant de succès que de capacité, Aventure de la bague retrouvée » :

Pour éclaircir mes soupçons, j'ouvris la porte de ma chambre, et j'appelai l'hypocrite à plusieurs reprises. Il vint à ma voix un vieillard qui me dit : Que souhaitez-vous, seigneur ! Tous vos gens sont sortis de ma maison avant le jour. Comment, de votre maison ? M'écriai-je : est-ce que je ne suis pas ici chez don Raphaël ? Je ne sais ce que c'est que ce cavalier, dit-il. Vous êtes dans un hôtel garni, et j'en suis l'hôte. Hier au soir, une heure avant votre arrivée, la dame qui a soupé avec vous vint ici et arrêta cet appartement pour un grand seigneur, disait-elle, qui voyage incognito. Elle m'a même payé d'avance. Je fus alors au fait. Je sus ce que je devais penser de Camille et de don Raphaël ; et je compris que mon valet, ayant une entière connaissance de mes affaires, m'avait vendu à ces fourbes. (LGBS, 64).

Camille, toute malade qu'elle était, s'apercevant que deux archers à grandes moustaches se préparaient à la tirer de son lit par force, se mit d'elle-même sur son

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séant, joignit les mains d'une manière suppliante, et me regardant avec des yeux où la frayeur était peinte : seigneur Gil Blas, me dit-elle, ayez pitié de moi. Je vous en conjure par chaste mère à qui vous devez le jour. Quoique je sois très coupable, je suis encore plus malheureuse. Je vais vous rendre votre diamant, et ne me perdez point. En parlant de cette sorte, elle tira de son doigt ma bague, et me la donna. (LGBS, 95)

Dupé par Camille et Don Raphaël à Valladolid, ces derniers se prenant pour des riches propriétaires d'un château, Gil Blas décide de se venger de Camille lors de leur rencontre à Madrid. Dans ces deux fragments, on constate également que le masque occupe une place indéniable dans le roman de Lesage. Le bas social survit grâce aux techniques de masque. Cette technique n'est autre que l'usurpation de l'identité ; les différents protagonistes se font passer pour ce qu'ils ne sont pas. Ils s'octroient de fausses identités dans le but de duper des gens, de les extorquer de l'argent à partir des moyens qui se présentent à eux. Ces peuples de basse extraction ne sont entre autre que le tiers-état. Marginalisés, abandonnés à eux-mêmes, n'ayant aucunement été suivis par des précepteurs intellectuels, ils restent ingénieux et déterminés à quitter la condition miséreuse de vie que leur impose la haute classe.

Dans Onitsha, cette veine satirique pour la dénonciation du masque que portent les personnages le cléziens est remarquable comme chez Lesage. Même si ici ce sont les antagonistes qui se parent régulièrement des masques dans le but de tromper le bas social, c'est-à-dire les noirs. La preuve reste flagrante quand il s'agit d'analyser les actions des hommes d'United Africa ou ceux du Divisional Office auxquels Geoffrey, en fait partie. De ce fait, la question du masque fait l'apanage du roman de Le Clézio à travers ses personnages à l'instar :

On assiste à des personnages :

Fintan

C'est le personnage-narrateur du récit. Le masque porté par Fintan est beaucoup plus représenté dans le récit. Enfant lors de son voyage en Afrique, il partage les convictions que Maou, sa mère, revendique une société de justice. Ami de Bony, le jeune Noir, il est fatigué d'être considéré comme le bouc émissaire des malheurs des Noirs. Il est parfois dénigré par certains parents Noirs et rejeté par les garçons de son âge. Alors Fintan en veut à son père colon, il déteste Geoffrey et il le considère parfois comme le responsable de toutes les tribulations qui sont survenues dans leur vie depuis leur arrivée à Onitsha. On voit ici qu'il y a entre Fintan et Geoffrey un conflit permanent. D'où la reconnaissance du mythe oedipien. A la fin du récit, il raconte sa peine africaine. Ce regard qu'il a eu de l'Afrique. Mais, il ne pouvait

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rien faire pour remédier à cette situation car qu'il le veuille ou pas, il était colon dans tous les sens du terme du simple fait de sa couleur de peau. Ce masque, il le portera toujours et s'en voudra d'avoir toujours participé à une mascarade organisée par sa propre race.

Maou

Elle est considérée comme l'un des personnages le plus important du texte de Le Clézio. Elle est marquée par le masque qu'elle porte. Elle devrait normalement dans certains contextes supporter la stricte puissance du Blanc sur le Noir. Mais elle refuse catégoriquement de prendre part à l'injustice qu'exercent ses compatriotes à Onitsha. Sa moralité ne lui permet pas de procéder de cette façon. Ici sa peau blanche devient une sorte de masque dont elle se sert pour se rapprocher de la race blanche, essayant tant bien qu'elle peut de les caricaturer, de les moraliser. Sa peau est également symbole de masque en ce sens qu'elle revendique la cause des noirs. La chose curieuse que l'on note ici est de voir finalement une femme de race blanche ayant aussi une humanité. Elle se révolte contre le traitement qu'on inflige aux Noirs et revendique leur condition. Sa peau devient un symbole d'affirmation et de moralisation car elle démontre que certains Blancs ne sont pas d'accord avec les pratiques de la barbarie coloniale.

Geoffrey

Qu'il le veuille ou non, Geoffrey a contribué à anéantir la vie des habitants d'Onitsha. Envoyé en Afrique pour perpétuer l'administration coloniale, il accepte de jouer le rôle par souci de patriotisme pour son pays, l'Angleterre. Le masque que porte Geoffrey est plutôt très lourd à assumer, mais il ne peut pas reculer. Puisqu'il a choisi ce rôle, il devra l'assumer jusqu'au bout. Son impartialité, sa désinvolture prouvent qu'il n'a pas toujours été d'accord avec les décisions prises par l'UNITED AFRICA. Mais, il ne peut rien, il rêve toujours de cette belle « Oro » avec lui dans les rives du Nil. Il doit porter ce masque d'hypocrisie, et choisit de dissimuler ses ressentis pour ne pas être considérés comme le traitre.

Gerald Simpson

Ce personnage mythique et « odieux » (Onitsha, 54) dans les écrits de Le Clézio est le symbole de l'identification de la race blanche, paré de mauvaises intentions en vertu de l'Afrique. Exigeant, capitaliste et colon dans toute la splendeur du terme, Gerald Simpson est la figure emblématique du colonialisme. Sa seule motivation réside dans le fait de piller l'Afrique de toutes ses ressources naturelles, de ses valeureux hommes. Par ailleurs, il

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constitue un frein à l'épanouissement de Maou, de Fintan et des africains placés sous son joug. Ici, Le Clézio fait la caricature de ce personnage et de tous ceux de près ou de loin qui s'y rapportent. Il dénonce l'hypocrisie coloniale faisant croire à l'Afrique, à une vie plus occidentale que jamais. Simpson, le D.O de l'United AFRICA, utilise toute sa suprématie désobligeante pour marginaliser le bas social, et bien entendu tous ceux qui sont sous ses ordres. Avec son esprit machiavélique, il mène la vie difficile aux colonisés et à tous ceux qui s'opposent à ses idées farouches et inhumaines. Sa capuche d'homme moralisateur et constructeur n'est rien qu'un tissu de mensonge et Maou sera la première à s'y opposer de façon brutale. Le Clézio fait tomber le masque de Simpson et par extension de tous les colons ayant pillé l'Afrique jusqu'à ses extrémités. A travers ce personnage, Onitsha démasque l'idée préconçue par les occidentaux de la colonisation, comme selon laquelle, ils seraient venus en Afrique dans l'espoir d'apporter un peu de civilisation aux hommes du continent Noir. Le Clézio dénonce la triste réalité des hommes d'une Afrique martyrisée par les travaux les plus avilissants : Dockers, Creuseurs de Puits, boys à tous faire, jardiniers, etc.

Hayling, Sabine Rhodes, le Colonel Metcalfe et sa femme Rosalind et les autres officiers anglais de L'UNITED AFRICA

Ces personnages portent le masque du colon. Ce sont les officiers de l'administration Anglaise envoyés à Onitsha pour superviser la colonie. Ce sont les collaborateurs du D.O. ils sont bien organisé ; chacun à une tâche spécifique dans la colonie. Dès lors, ils mettent en exergue tous les moyens nécessaires pour empêcher les Noirs de constituer un obstacle à leur séjour de pacha en Afrique. Ils maintiennent d'une part l'idée de la suprématie de la race du colon sur le Noir. Néanmoins, ils vivent dans des quartiers huppés et continuent à perpétrer l'idée de la séparation des classes.

3. La division sociale : le conflit des classes

Le conflit est un élément rapprochant les deux textes du corpus. Il se réclame être l'élément qui centralise l'univers de Lesage et celui de Le Clézio. Dans ces romans, on dénote une cruelle opposition entre la haute classe noble et riche et le bas peuple, pauvre et misérable. Chez Lesage, la figure de picaro qu'incarne Gil Blas, être vil de basse extraction, souhaite d'ordinaire accéder à la haute classe. L'idée de l'ascension sociale laisse découvrir le conflit existant entre le tiers-état et la noblesse. Cette dichotomie sociale s'initie également chez Le Clézio avec le climat conflictuel qu'on observe entre les colons blancs et les noirs réduits à l'esclavage et aux travaux forcés.

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3.1. La Cour contre le Tiers-état dans l'histoire de Gil Blas de Santillane

Dans l'Histoire de Gil Blas de Santillane, la cour est représentée par les hommes nobles, les fortunés. Ce sont des ministres de l'église, de l'état et tous les hommes d'une manière ou d'une autre gagnant leur vie en exécutant les multiples tâches de l'administration. Appelés les courtisans, ses comptes et ses comtesses, ses barons et ses baronnes, ses ducs et ses duchesses vivent de fortunes colossales généralement obtenues grâce aux efforts physiques des hommes dits de « mauvaises conditions ». Ces hommes de « mauvaises conditions » ne sont entre autre que l'ensemble de personnes - soldats, paysans, valets et précepteurs - que compose le Tiers-Etat. Ce dernier travaille de manière rude pour satisfaire les honneurs de la haute classe noble. Gil Blas, Fabrice, Diégo pour ne citer que ceux-ci représentent ce Tiers-état. Ils occupent des fonctions les unes aux autres en gardant le même statut : usurier, valet, assistant. Le Tiers-état occupe les postes de secondes catégories. Ils travaillent pour leurs maîtres et font tout pour leur plaire malgré les conditions de travail fréquemment rudes.

La cour s'identifie à la société des maitres, de ceux qui commandent, des opulents. C'est la noblesse, c'est le clergé, ils ne travaillent pas mais emploient des serviteurs. Les lois érigées sont en leur faveur. Ainsi ils se représentent comme la classe marginalisant. Le Tiers-Etat est la classe marginalisée car ils sont sous les ordres du maitre. Ils doivent en général faire des besognes les plus immorales et se tapissent comme les marchepieds des opulents. Tandis que ces hommes nobles s'enrichissent de jour en jour, les pauvres se défigurent et s'appauvrissent quotidiennement.

En revanche, le conflit installé entre les hommes de la cour et le Tiers-Etat réside chez Lesage sur le fait que les deux classes désirent une seule chose. Le maître veut rester maître toute sa vie, rester riche pour toujours car la noblesse est héréditaire. Le pauvre pour sa part, souhaite devenir riche, souhaite changer sa condition voire même de statut social. Pour cela, ce pauvre use de tous les moyens pour y parvenir. Il va devoir être vil, malicieux et surtout ingénieux pour accéder à la haute classe. Le héros lesagien se réclame être ce type de personnage. La preuve, Gil Blas veut tout faire, occupe même les postes esclavagistes pour parvenir à un idéal précis, celui de devenir un courtisan. Lesage nous fait bien ce contraste entre le tiers-Etat et les hommes de la cour, à travers ce fragment de texte, décrivant la première ascension de Gil Blas vers les hautes marches de la société :

Il [le seigneur] me reçut d'un air gracieux, et me demanda si je m'accommodais du genre de vie des jeunes seigneurs. Je répondis qu'il était nouveau pour moi, mais que je ne désespérais pas de m'y accoutumer dans la suite. Je m'y accoutumai effectivement, et bientôt même. Je changeai d'humeur et d'esprit. De sage et posé

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que j'étais auparavant, je devins vif, étourdi, turlupin. Le valet de don Antonio me fit compliment sur ma métamorphose, et me dit que, pour être un illustre, il ne me manquait plus que d'avoir de bonnes fortunes. Il me représenta que c'était une chose absolument nécessaire pour achever un joli homme. [...] J'avais trop envie d'être un illustre, pour n'écouter pas ce conseil ; outre cela, je ne me sentais point de répugnance pour une intrigue amoureuse. Je formai donc le dessein de me travestir en jeune seigneur, pour aller chercher des aventures galantes. Je n'osai me déguiser dans notre hôtel, de peur que cela ne fût remarqué. Je pris un bel habillement complet dans la garde-robe de mon maître, et j'en fis un paquet que j'emportai chez un petit barbier de mes amis, où je jugeai que je pourrais m'habiller et me déshabiller commodément. (LGBS, 161-162)

Ce passage illustre bien le climat conflictuel qui existe entre les classes. Gil blas, homme de mauvaise condition, né et ayant acquis la maturité dans le bas social souhaite un instant soit peu porter le costume de la noblesse, endosser des traits de caractères du courtisan dont il n'est pas. Voilà ce qu'il fait. En se faisant considérer comme un jeune seigneur, il souhaite avoir accès à tous les avantages que vaut ce titre. On voit également à travers ce passage le caractère dupe de Gil Blas. Il représente ici le produit pur du tiers-état à travers ses habitudes et son comportement.

3.2. Colons Blancs face aux colonisés Noirs dans Onitsha

Les héros lécleziens rendent compte des inégalités causées par la colonisation anglaise et française en Afrique21 et au Nigéria, précisément à Onitsha. Le regard de l'Afrique par Maou et Fintan, semble devenu plus amère. L'Afrique au regard de la ville d'Onitsha n'est en réalité qu'un territoire de marginal. Les impressions admises auparavant avant sa découverte constituent un moment de chute libre pour nos protagonistes. Ce n'est plus ce lieu exotique et de beauté naturelle où l'air est conditionné dans son état le plus primitif. Mais cette rencontre concrète avec l'Afrique, plus décevante que jamais est un coup de poignard. Chez Fintan effectivement, « la conscience raciale, et la conscience de la séparation des espèces apparaissent dès son premier contact avec le monde colonial, sur le Surabaya. En même temps, c'est aussi pour lui le lieu des premières transgressions, et la naissance d'un trouble ressenti spontanément devant le sort des « noirs » (Moudileno, 2012 :66):

Il [Fintan] ne pouvait plus détacher son regard des noirs qui vivaient sur le pont de charge, à l'avant du navire. Dès l'aube, il courait pieds nus jusqu'au garde-corps, il calait ses pieds contre la paroi pour mieux voir par-dessus la lisse. Aux premiers coups sur la coque, il sentait son coeur battre plus vite comme si c'était une musique. (Onitsha, 43)

21 En référence ici aux différentes capitales des pays l'Afrique subsaharienne occidentale traversés par nos protagonistes (Maou et Fintan) : Gorée, Dakar, Abidjan, Accra, Cotonou, Lomé, etc.

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La découverte des colons, la souffrance des Noirs, la discrimination sociale, la misère des villes africaines au profit de l'enrichissement des pays occidentaux permettent à Maou tout comme à Fintan de prendre position par rapport à tous ces sacrifices. C'est l'horreur lorsque Maou et Fintan aperçoivent les côtes africaines sur le surabaya, la masse populeuse entassée sur un même lieu comme une termitière à la quête du bien-être. C'est un moment de désolation pour nos protagonistes. Ils se rendent compte que cette Afrique-là n'est pas celle qu'ils se sont imaginé. Ici tout est partagé ; les colons Blancs d'un côté et les Noirs d'un autre.

Dans Les Cahiers Le Clézio, Lydie Moudileno (2012 : 66) rend aussi bien compte de cette situation de la bipolarisation de la société dans son article et trouve effectivement que :

L'appareillage du Surabaya rend irrémédiable l'écartèlement entre deux côtés du monde et fait éclater les contradictions du désir entre Afrique et Occident, il dessine également les contours d'un espace singulier : la colonie. Sur le bateau en effet, la séparation entre les passagers européens et les Noirs est nette : les colons circulent dans les cabines et sur le pont-promenade, les Noirs sont cantonnés à l'avant du bateau, sur le «pont de charge». Métonymie de la colonie, le bateau confirme, comme Franz Fanon l'écrivait dans Les Damnés de la terre, que « le monde colonisé est un monde coupé en deux » régi par la différence raciale. « Ce monde compartimenté », expliquait Fanon, « ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes... Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c'est d'abord le fait d'appartenir ou non à telle espèce, à telle race.

Ce qui est inquiétant est que toutes les villes accostées, avant le débarquement sur Onitsha, ont le même aspect tant physique que psychologique. Les mêmes souffrances se répètent d'une ville à une autre. Les habitants sont marginalisés sous le faix du statut d'homme colonisé dit homme non civilisé voire barbare.

Cependant, on remarque donc qu'Onitsha se réclame être une diatribe contre le colonialisme. Car comme l'affirme Catherine Kern (2004 : 93):

L'Occident est définitivement présenté sous un jour négatif. Fintan est réveillé la nuit par un chant lancinant qui sera sa première découverte de l'esclavage. Le discours social intervient à travers l'itinéraire du personnage-enfant, qui découvre ce monde en même temps que le lecteur. Le constat vient d'un occidental qui s'est désolidarisé des colons [...] L'écrivain se veut, à travers des récits qui retracent des parcours individuels ou plus rarement collectifs, un porte-parole de ces civilisations étouffées, envahies par l'Occident. L'écriture est alors chargée d'une double fonction, à la fois mémorielle (assurer une conservation de ces cultures éphémères) et revendicative.

De ce qui précède, on voit que l'écriture le clézienne ainsi revêt une forte dimension sociale et idéologique. Toutefois en revendiquant son identité culturelle liée à l'Afrique, cet auteur est sensible à la souffrance de l'Afrique face au despotisme du colonialisme blanc. Il s'engage, à travers ses différents personnages, à dénoncer les inégalités quotidiennes que subissent les

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noirs. On voit donc qu'il y a de réels conflits entre les colons blancs et les indigènes noirs dans Onitsha.

On constate à la suite de ce deuxième chapitre que l'écriture du social organise le picaresque et lui confère une unité réelle avec la société. Ces textes sont donc le reflet d'une société dans la mesure où ils représentent en effet l'expression d'une vision du monde c'est-à-dire des tranches de réalités imaginaires ou conceptuelles, structurées de telle manière que, sans qu'il ait besoin de compléter essentiellement leur structure, qu'on puisse les développer en univers globaux (Goldmann, 1964 :348). Ceci dit, la satire sociale s'avère être une forme marxiste du picaresque en vue, dans la mesure où elle permet par la suite de mettre en relief la matière picaresque.

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DEUXIÈME PARTIE : LES

MODALITÉS ESTHÉTIQUES DU

PICARESQUE

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Avant d'être un genre, le picaresque est d'abord une esthétique régissant une forme particulière d'écriture. Cette forme obéit sans aucun doute à des modalités que l'on peut considérer d'essentielles pour la définition du genre. Ceci étant dit, partant d'une écriture du social comme fondement du picaresque, nous nous attelons dans cette seconde partie à faire ressortir les différentes modalités esthétiques qui guident ce genre. Puisqu'il se revendique être une esthétique marxiste dans la mesure où il met en scène les problèmes causés par la séparation des classes, cette partie de notre travail se permet d'établir, d'une part, la structuration du récit d'un picaro et d'autre part, le langage satirique à travers ses différentes formes. C'est la manifestation du discours de ce genre. Ainsi, le chapitre premier, intitulé la structure fonctionnelle du récit picaresque, met en scène la particularité de ce récit basé sur un marxisme identitaire. Le personnage principal se trouve au centre de toutes les préoccupations d'écriture. Il est tour à tour le narrateur du récit homo et/ou hétéro diégétique, anti-héros. Il y a une prépondérance des petits récits hétéroclites et intercalaires. Quant au chapitre 2, titré la mise en scène du langage picaresque, il insiste sur la manifestation des formes satiriques qui guident son discours. A ce niveau, on note un discours pamphlétaire qui se centralise en particulier sur un tropisme indéniable. Il s'agit de l'ironie, de la caricature, de l'humour et du sarcasme. Ceci dit, cette partie veut montrer que, bien que le picaresque soit toujours en perpétuelle innovation, il impose tout compte fait une certaine modalité revendiquant sa pérennité.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein