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Esthétique picaresque et satire sociale dans l'histoire de Gil Blas de Santillane d'Alain-René Lesage et Onitsha de JM-G Le Clézio


par Mathias Steve EKEUH
Université de Douala - Master 2 2017
  

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CHAPITRE 1 : DE LA STRUCTURE FONCTIONNELLE DU RECIT PICARESQUE

Comme toute esthétique du roman, le picaresque obéit à une série de caractéristiques qui régisse sa survivance. Il est né dans des conditions particulières c'est-à-dire en réaction contre le roman de chevalerie et ainsi il maintient une structure du récit différente de tout autre récit romanesque. Placé entre le roman de formation ou d'apprentissage, le roman de moeurs et le roman d'aventure, le texte picaresque se veut être une esthétique hybride obéissant à ses propres principes formels auxquels il est impossible de remédier. Néanmoins, la picarisation d'un roman se remarque inconditionnellement à travers sa forme épisodique, nuancée d'une série de récits intercalés qui pour la plupart du temps n'ont aucun rapport à voir avec la trame de l'histoire. C'est pour cette raison qu'Assaf Francis (1983 : 8) trouve que :

D'un point de vue structural, le roman picaresque se présente comme le récit d'un individu issu du peuple, voire du très bas peuple, raconté d'une manière épisodique, avec des textes insérés, n'ayant souvent qu'un rapport lointain avec le récit principal, appelés nouvelles.

On note bien entendu un mélange de genres et en guise de conclusion, le récit se trouve être une autobiographie fictive que l'on nommerait d'autofiction. Ce sont tous ses éléments qui réglementent le récit picaresque et lui confèrent une esthétique unique.

1. Du héros narrateur à l'anti-héros

Dans l'esthétique picaresque, on assiste le plus souvent à une poétique liée à une autobiographie fictive. L'auteur principal de l'oeuvre s'étant transmue en narrateur souffreteux fictionnalise à un moment donné le récit de sa vie. C'est d'ailleurs pour cette raison que Cevasco Clizia (2013 : 196) trouve qu':

Il existe bien une tendance à l'usage de la voix à la première personne du singulier, ainsi que dans la fiction autobiographique. Il s'agit d'une réactivation, qui toutefois n'est pas constante : cet aspect peut en fait s'activer lorsqu'il y a une constellation d'autres éléments de permanence, même s'il n'apparait pas en tant que condition indispensable. On peut donc affirmer que les romans picaresques contemporains montrent une prédominance du narrateur homodiégétique, ainsi que du récit de la vie du héros. Toutefois, on remarque aussi des dérogations et des exceptions : la majorité des romans picaresques ici analysés conservent la première personne du singulier, même si certains dérogent à la règle.

On constate que le personnage principal du roman picaresque conserve une affection propre à son auteur. Nous parle dès lors du héros-narrateur. Car il y a une absence réelle des récits hétérodiégétiques au profit du culte de l'homodiégétique. Le narrateur étant le personnage principal, a une double identité. Il arrive que le narrateur s'identifie tout compte fait à l'auteur

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puisqu'en général le récit est le plus souvent écrit à la première personne. Ceci s'observe avec L'histoire de Gil Blas de Santillane. Ainsi chez Lesage, l'incipit de cette oeuvre débute par :

Blas de Santillane, mon père, après avoir longtemps porté les armes pour le service de la monarchie espagnole, se retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise qui n'était plus de sa première jeunesse, et je vins au monde dix mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite demeurer à Oviédo, où ma mère se mit femme de chambre, et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. (LGBS, 5)

On remarque donc une réelle disposition du narrateur s'identifiant comme personnage qui veut rendre son récit fictif forcément pour une raison de vision du monde. Une autofiction est observable ici. Dès lors ceci obéit au principe organisateur de la poétique picaresque, où l'esthétisation du picaro et sa mise sous forme romanesque donnent lieu à sa fictionnalisation. Ceci dit, on comprend avec le Trésor de la langue française, dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960) cité par Cyprien Bodo (2005) que le picaresque se réclame être « un genre littéraire né en Espagne au XVIe siècle qui, sous forme autobiographique, raconte la vie d'un héros populaire, le picaro, aux prises avec toutes sortes de péripéties.» (9)

En revanche, il faut noter que le picaresque obéit aujourd'hui à un imaginaire contemporain. On retrouve des héros du texte picaresque pourtant considéré comme auteur, préfèrent donner le récit à la troisième personne. Ceci dépend généralement de la vision du monde de son auteur. Malgré l'utilisation de la troisième personne, le récit bien qu'étant devenu hétérodiégétique structurellement parlant, obéit fondamentalement toujours à une esthétique homodiégétique. Nous parlons ici en connaissance de cause avec l'un de nos ouvrages du corpus : Onitsha. Ainsi commence le récit :

Quand il avait eu dix ans, Fintan avait décidé qu'il n'appellerait plus sa mère autrement que par son petit nom. Elle s'appelait Maria Luisa, mais on disait : Maou. C'était Fintan, quand il était bébé, il ne savait pas prononcer son nom, et ça lui était resté. Il avait pris sa mère par la main, il l'avait regardée bien droit, il avait décidé : « A partir d'aujourd'hui, je t'appellerai Maou. ». Il avait l'air sérieux qu'elle était restée un moment sans répondre, puis elle avait éclaté de rire, un de ces fous rires qui la prenaient quelques fois, auxquels elle ne pouvait pas résister. Fintan avait ri lui aussi, et c'est comme cela que l'accord avait été scellé. (Onitsha, 14-15)

Ici, on assiste à la fictionnalisation de la vie de l'auteur. Car ce dernier raconte son aventure sur les côtes africaines et en particulier son séjour à Onitsha. À partir de ceci, on comprend donc avec Cevasco qu'il y a alors réactivation du narrateur homodiégétique, au sein d'une constellation d'éléments de permanence du picaresque. La raison de cette mutation, ou de cette complexité, réside en fait dans les conditions littéraires d'une nouvelle époque : on n'a plus besoin de justifier avec la première personne du singulier le récit d'un antihéros, d'un

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pauvre ou d'un gueux, puisque le marginal est entré de droit en littérature. Ainsi pour Cevasco (2013 : 59) :

Des oeuvres écrites à la troisième personne du singulier montrent de toute façon d'autres éléments de permanence du picaresque. Lorsqu'il n'y a pas d'adhérence au modèle homodiégétique du narrateur, le rôle central de la vie et des aventures du héros subsiste toujours. Et, évidemment, ce héros présente des caractéristiques déterminées [...] Le modèle du narrateur peut être homodiégétique et donner lieu à une fiction autobiographique, ou peut être hétérodiégétique même en conservant le récit de la vie du héros : dans les deux cas, le modèle du narrateur ne remet pas en question la forme narrative du genre.

Le personnage principal dans une autobiographie fictive fait appel à la notion de l'anti-héroïsme considéré comme le principe révélateur d'un personnage en décadence ici incarné par lui-même comme le picaro. Vivant des abus, dénonçant les marginaux de la société, la vie miséreuse du bas peuple contre l'opulence cannibale de la minorité ecclésiastique, royale et noble, le picaro s'élève et porte les statuts les plus avilissants de la société : celui de gueux, de transgresseurs. Les figures d'héros des romans courtois et pastoraux disparaissent et donnent place à la dénomination d'anti-héros ici emblème du picaro. Ainsi, selon Wicks Ulrich (1974:245)

The protagonist as a picaro, that is, a pragmatic, unprincipled, resilient, solitary figure who just manages to survive in his chaotic landscape, but who, in the ups and downs, can also put that world very much on the defensive. The picaro is a protean figure who can not only serve many masters but play different roles, and his essential characteristic is his inconstancy - of life roles, of self-identity - his own personality flux in the face of an inconstant world.

C'est pourquoi la thématique picaresque s'inscrit en droite ligne avec la figure de son personnage principal. Il porte le costume d'anti-héros. L'anti-héros peut de tous les points de vue être considéré comme l'antitype du héros. De ce fait, le monde romanesque étant dominé par le thème héroïque, où le héros vit dans un monde merveilleux, supérieur au nôtre, dans lequel il poursuit une quête qui, le confrontant à des épreuves, se termine par une victoire morale. Celle-ci le mène vers un univers harmonieux, ordonné. Le texte picaresque est, quant à lui, dominé par la thématique de l'anti-héroïsme. C'est le monde d'un héros non-héroïque, inférieur à nous, qui vit dans un monde chaotique, inférieur au nôtre, et dans lequel il erre éternellement. Ainsi, l'héroïque satisfait le besoin humain d'harmonie divine, d'intégration, de beauté, d'ordre et de bonté. L'anti-héroïque satisfait la recherche de disharmonie démoniaque, de désintégration, de laideur, de désordre et de méchanceté. L'anti-héroïque semble se coller à la peau du personnage picaro, car en réalité comme l'affirme Kathrine Sørensen Ravn Jørgensen (1986 : 84-85) :

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Ce sont des marginaux, et, revêtant divers masques et jouant différents rôles, ces anti-héros ont pour fonction première d'observer, de surprendre et d'épier "le monde privé" des différents personnages "publics" appartenant aux différentes couches sociales. La situation de serviteur/valet est très favorable à la pénétration de toutes ces couches, au dévoilement de tous les mystères et de tous les ressorts cachés de la vie privée. La vie privée des grands est présentée comme l'envers de leur vie sociale (hautement louée par le thème héroïque): y règnent brutalité, violence, tromperies de toute espèce, hypocrisie et mensonge. Une des tâches des anti-héros, c'est donc de dénoncer les fausses conventions qui imprègnent les relations humaines [...], de lutter contre ces conventions ou simplement de démasquer toutes les formes institutionnelles hypocrites et mensongères [...] qui imprègnent les moeurs, la morale, la politique et l'art de toute une société.

Cela s'explique par le contexte socio-historique de la génèse du roman picaresque. Le contexte d'une société d'ordres affectée de graves tensions politiques, économiques et idéologiques: fins de règne, gestion financière critique d'un empire immense, crispation de la vieille noblesse chrétienne sur son honneur héréditaire lié à l'oisiveté, déclin de l'industrie nationale et extension corrélative du vagabondage aggravé par les disettes et les pestes. Les débats sur la mendicité se multiplient à partir des années 1540, et favorisent l'émergence d'un courant réformateur d'esprit bourgeois préconisant la résorption du paupérisme par le développement des activités manufacturières et commerciales. C'est dans cela que s'inscrit le picaresque. La figure d' « antihéros » montre les tas de dénonciation qu'opère cette esthétique. Voilà pourquoi le souvenir de la naissance du Lazarillo, puis du Guzmán, respectivement prototype et archétype du genre, est indissociable de ce climat conflictuel.

En revanche, le picaro se mue en anti-héros hautement problématique dont la volonté transgressive de s'intégrer aux «gens de biens» et d'accéder à l'honneur malgré les barrières institutionnelles ne trouve d'autres voies que celle de la fraude et du vol débouchant sur l'infamie. C'est pourquoi Kathrine Sørensen Ravn Jørgensen (1986 : 85) continue plus loin en affirmant que :

Ce anti-héros constitue ainsi un contretype de la figure décadente du héros chevaleresque. Les aventures du héros picaresque se présentent comme des pérégrinations hasardeuses qui mènent le gueux à travers les pays et les classes sociales les plus divers lesquels échappent rarement à la satire. Jouer des tours à tout ce qui est "digne de respect", aux institutions, aux traditions et aux valeurs nobles, semble, en effet, être une des missions du picaro.

Néanmoins considérant le fait que ce statut d'anti-héros soit en général problématique dans la perception du roman qu'on pourrait qualifier d' « écho picaresque » ; il faut noter que le statut d'héros ici s'applique uniquement au personnage principal d'un récit. On ne saurait l'appliquer à un personnage antagoniste dans la mesure où le récit n'est pas centralisé sur lui. Par conséquent on ne peut dire qu'un personnage antagoniste - l'adversaire du héros - soit anti-héros vu qu'il se reconnait ainsi sans aucun doute. Ce n'est que le personnage principal -

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le protagoniste - qui peut aussi porter le costume d'anti-héros à partir de certaines péripéties imposées par son auteur. Ainsi Cavillac (2004 : 563) trouve que :

La dénomination anti-héros [...] comporte en elle-même une incertitude fondamentale [dans la mesure où] elle peut caractériser soit un personnage « neutre » simplement privé des qualités héroïques, soit un héros à rebours incarnant les valeurs correspondantes.

Dans l'esthétique picaresque cette caractéristique est fondamentale. Puisque c'est en usant ce statut anti-héroïque que le picaro atteint sa quête. Notre corpus s'identifie bien entendu à ce caractère d'anti-héros que l'on peut reconnaître aux principaux protagonistes de nos textes. Dans l'histoire de Gil blas de Santillane, on observe en général ces mensonges dans des situations particulières pour échapper ou du moins pour dissimuler ses actions passées :

Le lendemain matin, lorsque je lui eus rendu mes services ordinaires, il me compta six ducats au lieu de six réaux, et me dit : tiens, mon ami, voilà ce que je te donne pour m'avoir servi jusqu'à ce jour. Va chercher une autre maison. Je ne puis m'accommoder d'un valet qui a de si belles connaissances. Je m'avisai de lui représenter, pour ma justification, que je connaissais cet alguazil pour lui avoir fourni certains remèdes à Valladolid, dans le temps que j'y exerçais la médecine. Fort bien, reprit mon maître, la défaite est ingénieuse. Tu devais me répondre cela hier au soir, et non pas te troubler. Monsieur, lui repartis-je, en vérité, je n'osais vous le dire par discrétion. C'est ce qui a causé mon embarras. Certes, répliqua-t-il en me frappant doucement sur l'épaule, c'est être bien discret. Je ne te croyais pas si rusé. Va, mon enfant, je te donne ton congé. (LGBS, 147)

On note donc à partir de cet extrait que l'anti-héroïsme se situe dans l'attitude que le personnage adopte lorsqu'un problème se pose à lui. La manière dont il le gère. Il peut choisir de poser des actions immorales ou morales pour sortir d'une situation qui lui est plutôt oppressante. Mais si le choix est centré sur les principes d'immoralité, on parle donc d'anti-héroïsme du personnage principal. C'est cette caractéristique qui fait la particularité du picaresque.

2. Récit épisodique

L'épisode dans un texte littéraire renvoie en général à une partie d'une oeuvre narrative ou dramatique s'intégrant à un ensemble mais disposant d'une certaine autonomie. Alors la particularité du texte picaresque est qu'il accorde une réelle importance aux récits épisodiques qui régissent et organisent son ensemble. Lesage et Le Clézio privilégient cette caractéristique structurale dans leur récit. Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane, on assiste à plusieurs récits qui, sans aucune nécessité, prolongent le roman. En général, c'est l'histoire de tel ou tel compagnon de Gil Blas, qui ayant survécu à une situation semblable à celle du narrateur, ce

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dernier se trouve dans l'obligation de nous la raconter. C'est le cas ici au chapitre XI du livre premier avec « L'histoire de dona Mencia de Mosquera » :

Je suis née à Valladolid, et je m'appelle doña Mencia de Mosquera. Don Martin, mon père, après avoir consommé presque tout son patrimoine dans le service, fut tué en Portugal, à la tête d'un régiment qu'il commandait. Il me laissa si peu de bien, que j'étais un assez mauvais parti, quoique je fusse fille unique. Je ne manquai pas toutefois d'amants, malgré la médiocrité de ma fortune. Plusieurs cavaliers des plus considérables d'Espagne me recherchèrent en mariage. Celui qui attira mon attention fut don Alvar de Mello. [...] Don Alvar me contait la triste aventure qui avait donné lieu au bruit de sa mort, et comment, après cinq années d'esclavage, il avait recouvré la liberté, quand nous rencontrâmes hier sur le chemin de Léon les voleurs avec qui vous étiez. C'est lui qu'ils ont tué avec tous ses gens, et c'est lui qui fait couler les pleurs que vous me voyez répandre en ce moment. (LGBS, 41, 46)

Ou au chapitre VII du livre deuxième avec « L'histoire du garçon barbier » :

Ma mère, femme du barbier, en mit au monde six pour sa part dans les cinq premières années de son mariage. Je fus du nombre de ceux-là. Mon père m'apprit de très bonne heure à raser ; et, lorsqu'il me vit parvenu à l'âge de quinze ans, il me chargea les épaules de ce sac que vous voyez, me ceignit d'une longue épée et me dit : Va, Diego, tu es en état présentement de gagner ta vie ; va courir le pays. Tu as besoin de voyager pour te dégourdir et te perfectionner dans ton art. Pars, et ne reviens à Olmedo qu'après avoir fait le tour de l'Espagne. [...] Pour moi, moins affligé d'avoir manqué les plus précieuses faveurs de l'amour, que bien aise d'être hors de péril, je retournai chez mon maître, où je passai le reste de 1a nuit à faire des réflexions sur mon aventure. Je doutai quelque temps si j'irais au rendez-vous la nuit suivante. Je n'avais pas meilleure opinion de cette seconde équipée que de l'autre ; mais le diable, qui nous obsède toujours, ou plutôt nous possède dans de pareilles conjonctures, me représenta que je serais un grand sot d'en demeurer en si beau chemin. (LGBS, 106, 124)

Ces récits épisodiques et indépendants sont présents de part et d'autre dans L'histoire de Gil Blas de Santillane.

Ils s'observent également chez Le Clézio à travers les rêveries de Geoffrey où l'auteur nous fait part du mythe égyptien et d'Oru Chuku qui fascine quotidiennement Geoffrey. Ces courts récits dans le texte se distinguent à travers leur forme unique décalée de deux centimètres de la marge des pages. Ainsi, l'oeuvre de Le Clézio laisse entrevoir de la page :

- 99 à 103 où la prise de conscience des traditions africaines par Geoffrey devient une confession sur une Afrique qui brûle face à l'horreur de l'impérialisme et la raison qui le pousse à ne pas quitter l'Afrique :

L'Afrique brûle comme un secret, comme une fièvre. Geoffrey Allen ne peut pas détacher son regard, un seul instant, il ne peut pas rêver d'autre rêve. C'est le visage sculpté des marques isis, le visage masqué des Umundri. Sur les quai d'Onitsha, le matin, ils attendent, immobiles, en équilibre sur une jambe, pareils à des statues brûlées, les envoyés de Chuku sur la terre. C'est pour eux que Geoffrey est resté dans cette ville, malgré l'horreur qui lui inspire les bureaux de l'United Africa, malgré le Club. (Onitsha, 99)

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- 137 à 141 : Moïse, Geoffrey et le livre des morts égyptiens.

- 142 à 149 : Les rêveries de Geoffrey

- 156 à 160 : La fascination de Geoffrey pour le peuple de Meroë

- 185 à 193 : Geoffrey rêve du peuple de Meroë

- De 201 à 205 : Le départ de Geoffrey pour Aro Chuku.

- De 243 à 248 : l'histoire d'Aru Chuku tombé aux mains des anglais le 28 novembre 1902.

- De 275 à 280 : Lettre de Fintan à Marina en Hiver 1968

A travers ces différents récits aux structures épisodiques et intercalées, les auteurs de notre corpus veulent nous faire part de leur vision de la vie. Cette structuration particulière des récits nous fait également part de l'esthétique picaresque qui guide l'imaginaire de ces romans. Le souci de tout décrire minutieusement la vie des personnages-héros et personnages-adjuvants met en exergue le désir de nos auteurs de représenter la vie quotidienne. Ces récits sont pourtant moins indispensables dans la trame narrative du récit. Mais ils continuent à perpétuer l'écho picaresque qui fait l'unanimité dans ces ouvrages.

3. De la fiction autobiographique au récit hétéroclite et hybride

Une observation des textes de notre corpus nous permet de relever une certaine hybridité dans l'expérimentation du récit auquel est voué le texte. Ceci dit, le roman picaresque serait au carrefour de rencontre de différentes esthétiques du roman. Généralement qualifié de « berceau du roman européen des temps modernes » (Vaillancourt, 1994 :59), on constate que ces romans picaresques soumis à notre analyse se trouvent à mi-chemin entre plusieurs types de roman. Ainsi, l'autobiographie est le premier principe structurant du récit. Certes, l'autobiographie y est identifiable dans toute sa splendeur, mais nous observons aussi les traits de la satire, du comique, de l'aventure ainsi que de l'initiatique dans ces romans.

Commençons par l'autobiographie. Jørgensen Kathrine (1986 :85) trouve que :

Le roman picaresque adopte délibérément la forme de l'autobiographie fictive, la narration porte la marque d'un style personnel et particulier, celle d'une perspective subjective et limitée et gagne ainsi en cohérence

Comme nous pouvons le constater l'autobiographique serait le principe structurant du récit picaresque. Bien que le « Je » soit ici intrinsèque dans l'un de nos ouvrages - à l'instar

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d'Onitsha - identifions des procédés littéraires et stylistiques liés à l'autobiographie auxquels ces ouvrages s'attachent profondément.

Dans le Gil Blas de Santillane, nous assistons au récit centralisé sur le « je » narrateur. L'auteur narre à travers Gil Blas, une série d'aventures à laquelle il est passé. Ce « je » narratif, rends l'auteur de ce texte omniscient et omniprésent dans toutes les scènes du récit. On peut noter que le narrateur nous étale ici l'histoire de sa propre vie, ses aventures mondaines qui ont contribuées à son ascension fulgurante vers les hautes marches de la société. Cette autobiographie s'observe ici bien entendu à travers la déclaration de Gil Blas au lecteur qui peut être dans une certaine mesure considérée comme le prologue de ce récit :

Avant que d'entendre l'histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire. [...] Qui que tu sois, ami lecteur, [...] Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu'elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d'Horace, l'utile mêlé avec l'agréable. (LGBS, 3)

On note ici que Gil blas, narrateur omniscient nous conte sa propre histoire, l'histoire de sa vie. Voyant qu'ici Lesage se substitue en Gil Blas, héros de son roman, nous pouvons affirmer ici qu'on assiste à une sorte d'autobiographie fictive.

L'autobiographie fictive est aussi observable dans Onitsha dans la mesure où c'est Le Clézio qui, à travers Fintan, raconte ses aventures africaines. Mais par mesure de prudence, vu le contexte social de production et de publication de l'ouvrage, utilise mieux le personnage de Fintan pour étaler ses exploits coloniaux. A travers ce « je » légitime sous forme épistolaire qu'utilise Fintan dans le récit ; Le Clézio nous fait part de cette autobiographie qui traverse ce roman :

Marina, que puis-je te dire de plus, pour te dire comment c'était là-bas, à Onitsha ? Maintenant, il ne reste plus rien de ce que j'ai connu. A la fin de l'été, les troupes fédérales sont entrées dans Onitsha, après un bref bombardement au mortier qui a fait s'écrouler les dernières maisons encore debout au bord du fleuve. [...] Marina, je voudrai tant que tu ressentes ce que je ressens. Est-ce que pour toi, l'Afrique c'est seulement un nom, une terre comme une autre, un continent dont on parle dans les journaux et dans les livres, un endroit dont on dit le nom parce qu'il y a la guerre ? (Onitsha, p.275-277)

Fintan fait le récit des derniers événements qui se sont produits à Onitsha, l'occupation et la guerre sur la baie du Biafra. Le « Je » ici présent s'identifie à lui. On note l'expression de ses sentiments. Cet épisode épistolaire du récit met en relief la fiction autobiographique présente dans ce récit.

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Cette fiction autobiographique qui fleurit dans ces récits picaresques, laisse également place à d'autres types d'esthétique que l'on ne peut ignorer. Ainsi, on identifie dans ces récits une esthétique d'initiation, de formation et d'aventure.

Le roman initiatique ou roman de formation est une esthétique romanesque dans laquelle on identifie un enfant comme héros et qui, à travers diverses péripéties, est confronté à plusieurs situations de la vie qui lui permettront en retour d'apprendre assez sur les mystères de la vie. Cette esthétique de formation est exclusivement centrée à cet effet sur l'éducation. C'est dans ce champ que s'inscrit bien entendu tout récit picaresque. Ici, on présente un héros naïf et innocent qui devra affronter plusieurs obstacles de la vie afin de s'en sortir. C'est l'initiation aux rythmes de la vie, aux règles de l'existence et aux pièges à éviter pour s'en sortir dans un monde rempli de vices.

Prenons pour exemple deux extraits des textes de notre corpus et confrontons-les. Le premier est tiré de L'histoire de Gil de Santillane qu'on nomme « texte A » et le second tiré d'Onitsha nommé « texte B » :

TEXTE A : « De quelle manière Gil Blas fit connaissance avec les valets des petits-maîtres ; du secret admirable qu'ils lui enseignèrent pour avoir peu de frais la réputation d'homme d'esprit, et du serment singulier qu'ils lui firent faire. »

Ces seigneurs continuèrent à s'entretenir de cette sorte, jusqu'à ce que don Mathias, que j'aidais à s'habiller pendant ce temps-là, fût en état de sortir. Alors il me dit de le suivre, et tous ces petits-maîtres purent ensemble le chemin du cabaret où don Fernand de Gamboa se proposait de les conduire. Je commençai donc à marcher derrière eux avec trois autres valets ; car chacun de ces cavaliers avait le sien. Je remarquai avec étonnement que ces trois domestiques copiaient leurs maîtres, et se donnaient les mêmes airs. Je les saluai comme leur nouveau camarade. Ils me saluèrent aussi, et l'un d'entre eux, après m'avoir regardé quelques moments, me dit : frère, je vois à votre allure que vous n'avez jamais encore servi de jeune seigneur. Hélas ! Non, lui répondis-je, il n'y a pas longtemps que je suis à Madrid. C'est ce qu'il nie soluble, répliqua-t-il. Vous sentez la province. Vous paraissez timide et embarrassé. Il y a de la bourre dans votre action. [...] J'avais un extrême plaisir à les entendre. Leur caractère, leurs pensées, leurs expressions me divertissaient. Que de feu ! Que de saillies d'imagination ! Ces gens-là me parurent une espèce nouvelle. Lorsqu'on en fut au fruit, nous leur apportâmes une copieuse quantité de bouteilles des meilleurs vins d'Espagne, et nous les quittâmes pour aller dîner dans une petite salle où l'on nous avait dressé une table. Je ne tardai guère à m'apercevoir que les chevaliers de ma quadrille avaient encore plus de mérite que je ne me l'étais imaginé d'abord. Ils ne se contentaient pas de prendre les manières de leurs maîtres ; ils en affectaient même le langage ; et ces marauds les rendaient si bien, qu'à un air de qualité près, c'était la même chose. J'admirais leur air libre et aisé. J'étais encore plus charmé de leur esprit, et je désespérais d'être jamais aussi agréable qu'eux. (LGBS, 155-156)

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TEXTE B : Onitsha.

C'était la saison rouge, la saison d'un vent qui gerçait les rives du fleuve. Fintan allait de plus en plus loin, à l'aventure. Quand il avait fini de travailler l'anglais et le calcul avec Maou, il s'élançait à travers le champ d'herbes, il descendait jusqu'à la rivière Omerun. Sous ses pieds nus la terre était brûlée et craquante, les arbustes étaient noircies par le soleil. Il écoutait le bruit de ses pas résonner au-devant de lui, dans le silence de la savane. [...] Quand il courait, les longues herbes durcies frappaient sur son visage et ses mains comme des lanières. Il n'y avait pas d'autre bruit que les coups de ses talons sur le sol, le coup de son coeur dans sa poitrine, le raclement de son souffle. Maintenant, Fintan avait appris à courir sans la fatigue. La plante de ses pieds n'était plus cette peau pâle et fragile qu'il avait libérée de ses souliers. C'était une corne dure, couleur de la terre. Ses orteils aux ongles cassés s'étaient écartés pour mieux s'agripper au sol, aux pierres, aux troncs d'arbres. (Onitsha, 104-105)

A partir de ces deux extraits tirés des ouvrages du corpus. Nous pouvons identifier plusieurs types d'esthétiques romanesques. A travers des procédés de styles et de formes nous pouvons tour à tour identifier, un récit d'aventure, un récit de formation ou initiation et un récit satirique. La formation et l'aventure ont presque le même procédé de repère. Ainsi à travers la découverte des nouveaux horizons, d'une nouvelle terre, d'une nouvelle condition, Gil Blas et Fintan se sentent différents. Ils doivent forcément apprendre pour s'adapter, pour suivre. Ils passent d'une manière ou d'une autre à un processus d'acquisition des règles de survie qu'impose la société dans laquelle ils devront désormais évoluer.

Gil Blas connaît une nouvelle condition chez les petits maîtres et il doit se former de façon inconditionnelle pour être à la hauteur de la classe sociale de son nouveau maître. Il admire les manies de son maître, ses fréquentations. C'est aussi le cas chez Fintan. Son arrivée à Onitsha s'est faite de façon très brusque et rapide. L'environnement lui étant hostile et il devra s'adapter d'une manière ou d'une autre. C'est pourquoi l'aide de Maou et de Bony deviennent nécessaires pour que Fintan s'africanise.

Le satirique est une autre esthétique que nous pouvons identifier dans ce corpus. Le texte A, tout comme le texte B, mettent un accent particulier sur le satirique. A travers la description caricaturale fondée sur l'exagération des traits que nous observons dans ces extraits, nous pouvons affirmer qu'il s'agit de la satire.

Ainsi, en prenant appuis sur les fragments suivants tirés respectivement des extraits ci-dessus :

« Ils ne se contentaient pas de prendre les manières de leurs maîtres ,
· ils en affectaient même le langage ,
· et ces marauds les rendaient si bien, qu'à un air de qualité près, c'était la même chose
»

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« Maintenant, Fintan avait appris à courir sans la fatigue. La plante de ses pieds n'était plus cette peau pâle et fragile qu'il avait libérée de ses souliers. C'était une corne dure, couleur de la terre. Ses orteils aux ongles cassés s'étaient écartés pour mieux s'agripper au sol, aux pierres, aux troncs d'arbres».

Nous constatons que ces fragments ironisent bien la formation de ces deux jeunes héros. Ils mettent en exergue le ridicule de la situation face à l'initiation de ces héros aux caprices de l'environnement. Ces deux passages présentent un côté railleur et sarcastique ouvert sous un comique déguisé. De ce fait, on a à faire à une esthétique satirique car les auteurs essayent de montrer la rudesse de s'adapter à de nouvelles moeurs.

Tout compte fait, on trouve que l'autobiographique fictive, les esthétiques d'initiation, de formation, d'aventure et satirique sont précisément des esthétiques de second plan présent dans un roman picaresque. Toutes ces caractéristiques montrent bien que notre corpus est traversé de l'esthétique picaresque. Une esthétique qui est au centre de plusieurs autres. C'est pourquoi nous voyons en l'esthétique picaresque, une forme d'hybridité. Nous qualifions ici le récit picaresque de récit hybride à cause de sa forme disparate. L'hybridité se produit lorsque deux ou plusieurs discours se disputent l'autorité de l'énonciation. Ainsi, dans notre cas, le récit picaresque renferme à lui seul plusieurs autres esthétiques que l'on peut identifier succinctement, et à travers divers procédés de forme et de fond. Dans le récit picaresque on retrouve en général un récit centré sur la satire, l'aventure et la formation pour ne citer que ceux-ci. On parlera en général de roman de mémoire. Ceci dit, le récit picaresque utilise différents procédés qui font appel à un effort de mémoire de la part du narrateur. C'est le récit des aventures qu'il a vécues pendant une période de son existence (qui s'étend de la naissance à la vieillesse en général).

Le récit picaresque se retrouve donc au carrefour de plusieurs sous-genres romanesques par le biais de son esthétique particulière. Il médite de par son récit sur les actions du héros et des hommes. Il est représentatif des moeurs de la société où le héros picaresque naïf, innocent et d'une candeur non négligeable poursuit une vie de misère, devenant tour à tour gueux et vagabond, cesse de l'être à un moment donné de son existence. Et de ce fait, on retrouve une multitude d'esthétiques formant à elles seules l'esthétique picaresque. Il s'agit bien entendu de celles que nous avons pu identifier dans notre corpus à l'instar des récits de formation, d'initiation, satirique, d'aventure et du voyage.

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En définitive, il était question dans ce chapitre d'insister sur la structure fonctionnelle de la survivance picaresque dans notre corpus. Nous avons démontré comment l'esthétique picaresque s'identifie dans nos textes à travers une structuration particulière du récit. Nos textes du corpus obéissent aux règles générales observées dans le picaresque. Pour ce, nous avons insisté sur la narration autobiographique, la question d'anti-héroïsme des principaux protagonistes, les récits épisodiques, hétéroclites et hybrides identifiables dans les textes. Ceci pour montrer qu'un écho picaresque fait l'unanimité de notre corpus. Ainsi, on assiste à un narrateur homodiégétique, racontant lui-même sa propre histoire, ses aventures au crible des jugements. Bref, on peut affirmer qu'il y a une survivance picaresque dans ces récits dans la mesure où ils mettent en exergue les éléments primordiaux qui permettent de caractériser le picaresque.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry