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Esthétique picaresque et satire sociale dans l'histoire de Gil Blas de Santillane d'Alain-René Lesage et Onitsha de JM-G Le Clézio


par Mathias Steve EKEUH
Université de Douala - Master 2 2017
  

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CHAPITRE 2 : LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE PICARESQUE : LES FORMES

SATIRIQUES.

1. De la caricature

La caricature se conçoit en général comme la représentation exagérant les traits, les caractéristiques physiques, l'habillement ou les manières propres à un individu dans le dessein de produire un portrait-charge. Nous verrons ici qu'elle peut aussi s'appliquer aux actions de l'homme. Car d'un point de vue philologique ce mot caricature viendrait de l'italien et se traduit littéralement par « charger ». Ceci dit, en France tout comme dans les autres pays du monde où la liberté d'expression occupe une place prépondérante, caricature et charge reçoivent le même sens. Dans ce cas, ayant la même étymologie italienne, ils s'appliquent non seulement au dessin ou à la peinture mais également aux oeuvres littéraires. Néanmoins, désignant la représentation grotesque soit d'une personne, soit d'un fait qu'on veut ridiculiser, la caricature se dit être tout trait s'ajoutant à la nature de quelque chose de forcé, d'exagéré, de bouffon. Jean Pascal Daloz (1996 : 74) a d'ailleurs apporté une nette appréhension à ce concept lorsqu'il affirme :

De prime abord, en forçant sciemment le trait, en provoquant une distorsion dommageable de la figure des dirigeants dans le but de s'en gausser, la caricature [...] [rompt] le « charme » et [vient] pervertir la relation unissant gouvernants et gouvernés. Son action délégitimante, corrosive, serait des plus redoutables : c'est que, ridiculisant la tête, on [ébranle] la croyance, l'adhésion, l'identification même au système.

De ce fait, la caricature constitue donc un moyen de ridiculiser et de tourner en dérision les hommes et les moeurs. En général, on parle de « caricature de situation » en référence à son humour. Puisque derrière son caractère humoristique, la caricature se veut le plus souvent une arme bien élaborée pour faire une satire acerbe. En revanche, la caricature, comme on a l'habitude de l'appréhender, ne se confine pas seulement dans ces courtes légendes d'un comique forcé, accompagnant les caricatures proprement dites et ajoutant le mordant de la parole et surtout au théâtre, où elle consiste le plus souvent dans la manière dont l'acteur joue son rôle et exagère son personnage. Elle peut être dans l'oeuvre elle-même, aussi bien que dans l'interprétation, et elle se justifie par le dessein de l'auteur et de l'effet produit.

Lesage et Le Clézio, deux romanciers français à travers notre corpus se réclament les maitres dans l'art de continuer à perpétuer l'idée de la caricature en littérature comme expression de la

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satire. Ainsi en ressuscitant les travaux de Lucilius22, Juvénal23, Horace24, Régnier25 et Boileau26 sur la satire, ces auteurs emploient le style caricatural où le fait de tourner en dérision les hommes et les instances sociales paraît l'arme indiquée pour mieux dénoncer les travers de la société. Ceci peut s'observer à travers ce passage de l'histoire de Gil Blas de santillane où Lesage met en relief de quelle façon s'habilla Gil Blas pour quitter Burgos :

On me montra des habits de toute sorte de couleurs. On m'en fit voir plusieurs de drap tout uni. Je les rejetai avec mépris, parce que je les trouvai trop modestes ; mais ils m'en firent essayer un qui semblait avoir été fait exprès pour ma taille, et qui m'éblouit, quoiqu'il fût un peu passé. [...] J'avais donc un manteau, un pourpoint et un haut-de-chausses fort propres. Il fallut songer au reste de l'habillement. Ce qui m'occupa toute la matinée. J'achetai du linge, un chapeau, des bas de soie, des souliers et une épée. Après quoi je m'habillai. Quel plaisir j'avais de me voir si bien équipé ! Mes yeux ne pouvaient, pour ainsi dire, se rassasier de mon ajustement. Jamais paon n'a regardé son plumage avec plus de complaisance. (LGBS, 57)

A partir de cet extrait, on voit une caricature hyperbolique du genre de vie que mène Gil Blas à travers son habillement. Ainsi, on note la situation de ridicule que Gil blas quitte burgos pour continuer son périple d'aventurier notoire dans d'autres villes. Ceci nous permet d'arriver à la conclusion selon laquelle dans ces textes qui constituent notre corpus, la verve caricaturale a atteint son apogée. Car elle obéit aux grandes règles de l'art de la démystification sous des jours ridicules poignants.

22 Caius Lucilius dit Lucilius (né en 180 ou 148 av. J.-C.1 à Suessa Aurunca - mort en 102 ou 101 av. J.-C.) est un poète latin fondateur de la satire. Après sa mort, une édition en 30 livres s'imposa, dont il ne subsiste plus aujourd'hui que 1 378 vers.

23 Juvénal (en latin Decimus Iunius Iuvenalis) est un poète satirique latin de la fin du I er siècle et du début du IIe siècle après Jésus-Christ. Il est l'auteur de seize oeuvres poétiques rassemblées dans un livre unique et composées entre 90 et 127, les Satires.

24 Horace (en latin Quintus Horatius Flaccus) est un poète latin né à Vénose dans le sud de l'Italie, le 8 décembre 65 av. J.-C. et mort à Rome le 27 novembre 8 av. J.-C.. S'inspirant de son prédécesseur Lucilius, Horace renouvelle le genre Satirique en limitant l'extension, en s'interdisant la satire politique, et en évitant de tomber dans la crudité et la vulgarité. Par ses nombreux portraits de personnages pleins de vices (avarice, gloutonnerie, raffinement extrême et ridicule dans la gastronomie, libido incontrôlée), Horace construit une morale de la modération et développe déjà le thème du juste milieu qu'il célèbre ultérieurement dans les Odes et les Épîtres

25 Mathurin Régnier, né le 21 décembre 1573 à Chartres et mort le 22 octobre 1613 à Rouen, est un poète satirique français. Nourri des auteurs anciens, et en particulier d'Horace, Régnier, doué d'un rare bon sens et d'une riche imagination, « donne au langage français une précision, une énergie et une richesse nouvelle pour l'époque». Il sera le premier qui fera des satires en François. Il peindra les vices avec naïveté et les vicieux fort plaisamment.

26 Nicolas Boileau, dit aussi Boileau-Despréaux, né le 1er novembre 1636 à Paris et mort le 13 mars 1711, est un poète, écrivain et critique français. Les premiers écrits importants de Boileau sont les Satires (composées à partir de 1657 et publiées à partir de 1666), inspirées des Satires d'Horace et de Juvénal. Il y attaque ceux de ses contemporains qu'il estime de mauvais goût. Par ailleurs, il est au XVIIe siècle l'un des principaux théoriciens de l'esthétique classique en littérature, ce qui lui vaudra plus tard le surnom de « législateur du Parnasse ». Il est l'un des chefs de file du clan des Anciens dans la querelle des Anciens et des Modernes, une polémique littéraire et artistique qui agite l'Académie française à la fin du XVIIe siècle, et qui oppose deux courants antagonistes sur leurs conceptions culturelles.

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De ce fait, on note que si une chose peut réunir les deux auteurs, c'est la représentation caricaturale qu'ils font de leurs différents protagonistes. Ainsi, cette représentation se perçoit, sans aucun doute, comme l'une des modalités du picaresque. Le regard qu'ont les narrateurs des différents personnages qu'ils rencontrent tout au long du récit et les descriptions qu'ils en font traduisent une vision du monde liée à une esthétique romanesque qui se montre novatrice et révoltante. Ceci s'observe bien entendu avec la déclaration de Lesage:

Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu'elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu'ils auraient tort d'appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J'en fais un aveu public : je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu'elle est ; à Dieu ne plaise que j'aie eu dessein de désigner quelqu'un en particulier ! Qu'aucun lecteur ne prenne donc pour lui ce qui peut convenir à d'autres aussi bien qu'à lui ; autrement, comme dit Phèdre, il se fera connaître mal à propos : stulte nudabit animi conscientiam. On voit en Castille, comme en France, des médecins dont la méthode est de faire un peu trop saigner leurs malades. On voit partout les mêmes vices et les mêmes originaux. J'avoue que je n'ai pas toujours exactement suivi les moeurs espagnoles et ceux qui savent dans quel désordre vivent les comédiennes de Madrid pourraient me reprocher de n'avoir pas fait une peinture assez forte de leurs dérèglements ; mais j'ai cru devoir les adoucir, pour les conformer à nos manières. (LGBS, 2)

Bien que ce soit une forme de mise en garde, une façon préventive pour cet auteur de n'indexer personne dans ses écrits, nous notons là qu'il essaye de marquer une insistance majeure sur les caractères de ses personnages. Ils sont pour la plupart des strictes représentations des hommes en société. Alors pour que cette description soit effective, lui, et tout comme Le Clézio utilisent plusieurs tournures stylistiques qui permettent à un moment donné de déconstruire le langage des différents personnages du récit. L'ironie est l'une des armes qu'emploient ces auteurs pour décrire satiriquement certains personnages du récit. C'est le cas ici avec cet extrait de L'histoire de Gil Blas de Santillane où ce dernier « fit connaissance avec les valets des petits-maîtres ; du secret admirable qu'il lui enseignèrent pour avoir à peu de frais la réputation d'homme d'esprit, et du serment singulier qu'ils lui firent faire » :

Mon maître s'étant levé à son ordinaire sur le midi, s'habilla. Il sortit. Je le suivis, et nous entrâmes chez don Antonio Centellés, où nous trouvâmes un certain don Alvaro de Acuila. C'était un vieux gentilhomme, un professeur de débauche. Tous les jeunes gens qui voulaient devenir des hommes agréables se mettaient entre ses mains. Il les formait au plaisir, leur enseignait à briller dans le monde et à dissiper leur patrimoine. Il n'appréhendait plus de manger le sien, l'affaire en était faite. (LGBS, 158)

La découverte de ces personnages fascinait de plus en plus Gil Blas. Chaque aventure pour lui, toutes les maisons dans lesquelles il a exercé lui ont apporté toujours de nouveaux regards sur la façon dont vivent les nobles. Ces êtres toujours abandonnés à leur plaisir et

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éternellement fort enjoués rendaient triste ce picaro à un moment donné. C'est le cas lorsque Gil Blas, ne pouvant s'accoutumer aux moeurs des comédiennes, quitte le service d'Arsénie, et trouve une plus honnête maison. Ici il trouvera du plaisir à faire un tableau caricatural de son nouveau maître et de la vie que mène ce dernier :

Je ne pouvais entrer dans une meilleure maison. Aussi ne me suis-je point repenti dans la suite d'y avoir demeuré, Don Vincent était un vieux seigneur fort riche, qui vivait depuis plusieurs années sans procès et sans femme, les médecins lui ayant ôté la sienne, en voulant la défaire d'une toux qu'elle aurait encore pu conserver longtemps, si elle n'eût pas pris leurs remèdes. Au lieu de songer à se marier, il s'était donné tout entier à l'éducation d'Aurore, sa fille unique, qui entrait alors dans sa vingt-sixième année, et pouvait passer pour une personne accomplie. Avec une beauté peu commune, elle avait un esprit excellent et très cultivé. Son père était un petit génie ; mais il possédait l'heureux talent de bien gouverner ses affaires. Il avait un défaut qu'on doit pardonner aux vieillards : il aimait à parler, et, sur toutes choses, de guerre et de combats. Si par malheur on venait à toucher cette corde en sa présence, il embouchait dans le moment la trompette héroïque, et ses auditeurs se trouvaient trop heureux quand ils en étaient quittes pour la relation de deux sièges et de trois batailles. Comme il avait consumé les deux tiers de sa vie dans le service, sa mémoire était une source inépuisable de faits divers, qu'on n'entendait pas toujours avec autant de plaisir qu'il les racontait. Ajoutez à cela qu'il était bègue et diffus ; ce qui rendait sa manière de conter fort agréable. Au reste, je n'ai point vu de seigneur d'un si bon caractère. Il avait l'humeur égale. Il n'était ni entêté, ni capricieux ; j'admirais cela dans un homme de qualité. Quoiqu'il fût bon ménager de son bien, il vivait honorablement. (LGBS, 199-200)

Dans cet extrait, Gil Blas nous fait part de la caricature de Don Vincent qu'il rencontre dans sa nouvelle demeure où il occupera une fois de plus le fameux poste d'homme de chambre. Sachant mêler le comique à la critique virulente, ce narrateur a atteint l'apogée de la satire sociale par le biais de son récit et à partir de cette représentation picturale qu'il fait de ces maîtres tout au long de son aventure espagnole. Don Vincent et Arsénie sont certainement deux personnages contradictoires malgré qu'ils vivent dans le même milieu. L'un comme l'autre ont une attitude centralisée sur la vie mondaine. Mais Don Vincent, contrairement à Arsenie, vit de sa fortune sans toutefois tromper la vigilance des autres tandis qu'Arsénie est obligée d'user de tous ses charmes pour séduire et plaire le public noble. Ces caractères, parfois très osés, pousse Gil Blas à réfléchir aux types de maîtres auxquels il sera confronté.

Cette idée de la satire des personnes de la société est aussi flagrante dans le texte de Le Clézio. Ainsi la description qu'il fait de certains personnages nous pousse à affirmer que Le Clézio fait aussi bien de la satire. Ceci à travers les descriptions caricaturales qu'il fait de ses protagonistes et de leurs situations de vie. Ainsi Fintan découvre une Afrique, le regard caricatural que les Noirs lui offrent à Cotonou est pour lui un profond bouleversement. La découverte de ce nouveau monde où tout est différent de la France métropolitaine l'exaspère :

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Fintan aperçut les lumières de Cotonou, déjà irréelles, noyés dans l'horizon. [ ...] Alors, sur le pont de charge obscurci pas l'éclat des lampions, Fintan découvrit les noirs installés pour le voyage. Pendant que les blancs étaient à la fête dans le salons des premières, ils étaient montés à bord, silencieux, hommes, femmes et enfants, portant leurs ballots sur leur tête, un par un sur les planche qui servait de coupée. Sous la surveillance du quartier-maître, ils avaient repris leur place sur le pont, entre les conteneurs rouillés, contre les membrures du bastingage, et ils avaient attendu l'heure du départ sans faire de bruit. Peut-être qu'un enfant avait pleuré, ou bien peut-être que le vieil homme au visage maigre, au corps recouvert de haillons avait chanté la mélopée, sa prière. (Onitsha, 63)

A travers ce passage, on note l'absurde dichotomie entre deux mondes diamétralement opposés et les sentiments de Fintan face à cette triste réalité. Aussi caricatural que soit cet extrait, l'impérialisme y est dans toute sa splendeur. Le regard des Noirs met en évidence ici leur souffrance. Cette description nous fait également part du monde impérialiste auquel est confronté Fintan. Maou, aussi, est confronté à cet univers colonial. Alors le regard qu'elle a des individus qu'elle rencontre autour de Geoffrey, son mari ne la laissera pas indifférent. D'abord la découverte des moeurs des colons est pour elle un moment de ridicule qui puisse être :

Chaque semaine, les hommes en tenue kaki avec leurs souliers noirs et leurs bas de laine montant jusqu'au genou, debout sur la terrasse un vers de whisky à la main, leurs histoires de bureau, et leur femme en robes claires et escarpins parlant de leurs problèmes de boy. [...]Maou avait accompagné Geoffrey chez Gerald Simpson. Il habitait une grande maison en bois non loin des docks, une maison assez vétuste qu'il avait entrepris de remettre en état. Il s'était mis dans la tête de faire creuser une piscine dans son jardin, pour les membres du club. (Onitsha, 83)

Ici, Le Clézio raille les moeurs des membres du Divisonnal Office. Il montre la bêtise de ces individus coloniaux profitant de leur statut de chef pour faire voir leur côté mégalomane. On voit ici Gerald Simpson, un colon véreux, se prenant pour l'empereur d'Onitsha et se permettant d'user de son autorité pour imposer sa suprématie et celle de sa race.

Le Clézio et Lesage à travers ces différents passages soulèvent les problèmes auxquels font face leurs différents protagonistes dans le récit. Pour eux, le caractère des personnages joue un rôle fondamental dans l'esthétique de la caricature comme l'expression du satirique dans leur ouvrage. Ceci dit, on remarque l'identité même des deux sociétés en proie aux malheurs causés par les actions des hommes. La caricature présente ici marque la forme absolue du picaresque. Car le picaro doit, au bout de son aventure, apporter un regard satirique sur les actions des hommes. Puisqu'en effet, comme le dit Sophie Duval et Saïdah JP. (2008) :

Contrairement aux cibles, les valeurs précises qui sont supposées légitimer, chaque projet satirique restent souvent implicites et il faut alors les induire des objets visés : la satire recourt massivement à l'implication ironique,

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modalité énonciative centrale et trope clé de ce dispositif à double face, et peut verser dans l'instabilité sémantique et axiologique. (6)

De ceci, il ressort que ce soit Lesage ou Le Clézio, les deux veulent toucher les problèmes de leurs siècles et pour cela, des représentations parfois très grotesques de certains personnages sont conviées pour montrer l'ampleur des situations dans lesquelles vivent les différents protagonistes du corpus. Ces auteurs utilisent des techniques de déformation physique comme métaphore d'une idée en s'appuyant sur la relation caractère. Ainsi, les personnages caricaturés peuvent parfois s'apparentés à des monstres, à des gens sans scrupules ou encore à des personnages d'une naïveté accrue qui, à leur risque et péril, deviennent les marqueurs de la satire sociale d'où l'emploi récurrent de l'ironie.

2. De l'ironie : une arme satirique.

Allusions sarcastiques ou sarcasmes, parodie ou caricature, toutes ces formes d'expression se réclament être d'une sensibilité propre à nos auteurs. En utilisant une technique particulière d'écriture connue comme trope, l'ironie, ces auteurs le privilégient et l'emploient comme le principe organisateur de leurs romans. Cette ironie présente dans ces ouvrages se conçoit, par ailleurs, avec Simedoh Kokou (2008) comme :

Une forme esthétique, une manière de voir, de concevoir la réalité et surtout de la représenter, et ceci de façon critique. C'est cet aspect critique qu'emploie le plus souvent la littérature. Trope, l'ironie n'est pas qu'une simple substitution, un transfert de sens, elle met en présence deux sens contradictoires dans une aire de tension. L'écart qui s'observe est forcément le résultat du fait que l'ironie exprime à la fois le oui et le non dans un mouvement de va-et-vient paradoxal. Au niveau littéraire, l'ironie est une forme rhétorique très employée. Elle est une technique de mise à distance critique, le plus souvent entre l'auteur et sa création, tout comme entre la réalité et sa représentation. (35)

C'est dans cette perspective que l'ironie participe à l'ambition de la fiction de dépasser la simple représentation du réel. Il se crée ainsi une dynamique par laquelle l'art s'auto-représente, se montre, afin de donner une vision renouvelée de la réalité car, à travers l'ironie, l'artiste se libère et peut représenter une chose et son contraire. Schontjes le mentionne d'ailleurs dans sa Poétique de l'ironie (2001 : 109) lorsqu'il affirme :

L'art se montre afin de rendre possible une vision renouvelée de la réalité ; l'artiste s'efforce d'établir une vérité originale des choses en minant leur aspect conventionnel, qui passe par leur représentation traditionnelle. Pour renouveler la vision du monde, il aura donc simultanément pour tâche de nier son objet - dans ce qu'il a de conventionnel - et de le recréer. Le recours à l'ironie permet de réaliser le premier moment, nécessaire pour accéder au second : la création originale, libérée des contraintes.

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De ce qui précède, on comprend que l'ironie traduit sans doute une vision de la vie propre à nos auteurs et nous renvoie cette image de la société corrompue où l'injustice, l'inégalité entre le bas social et la haute hiérarchie sont devenues quelques choses de légitimes. Alors cette technique d'expression est un moyen pour Lesage aussi bien pour Le Clézio d'exprimer les misères du monde.

En revanche, l'ironie désigne un décalage entre le discours et la réalité, entre deux réalités ou plus généralement entre deux perspectives, qui produit de l'incongruité. L'ironie recouvre un ensemble de phénomènes distincts dont les principaux sont l'ironie verbale et l'ironie situationnelle. Quand elle est intentionnelle, l'ironie peut servir diverses fonctions sociales et littéraires. Nous le savons tous que l'ironie la plus exprimée dans nos textes est d'abord verbale. Alors cette ironie verbale prend en général une forme de langage non-littéral, c'est-à-dire un énoncé dans lequel ce qui est dit diffère de ce qui est signifié. Il y a une sorte d'éloignement concrètement observable entre le signifiant et son signifié. Ainsi dans certains énoncés l'ironie peut se produire de différentes manières, et ces manières sont pour la plupart liées à d'autres figures du discours.

Dans notre corpus, on assiste à certaines figures du discours qui laissent entrevoir une connotation ironique. L'antiphrase se réclame l'une des fréquentes utilisations formelles d'ironie dans la mesure où elle consiste clairement à dire l'inverse de ce que l'on souhaite signifier tout en laissant entendre ce que l'on pense vraiment. Mais plus loin, on assiste dans L'histoire de Gil Blas de Santillane à une ironie hyperbolique - ou hyperbole ironique - qui se manifeste plus principalement dans l'exagération des propos où la verve d'une réelle diatribe est observable au premier plan :

J'acceptai donc la proposition du docteur, dans l'espérance que je pourrais, sous un si savant maître, me rendre illustre dans la médecine. Il me mena chez lui sur-le-champ, pour m'installer dans l'emploi qu'il me destinait ; et cet emploi consistait à écrire le nom et la demeure des malades qui l'envoyaient chercher pendant qu'il était en ville. Il y avait pour cet effet au logis un registre, dans lequel une vieille servante, qu'il avait pour tout domestique, marquait les adresses ; mais, outre qu'elle ne savait point l'orthographe, elle écrivait si mal qu'on ne pouvait le plus souvent déchiffrer son écriture. Il me chargea du soin de tenir ce livre, qu'on pouvait justement appeler un registre mortuaire, puisque les gens dont je prenais les noms mouraient presque tous. (LGBS, 85)

On remarque dans cet énoncé une réelle hyperbole ironique à travers les expressions comme « un si savant maître » « il me chargea du soin de tenir ce livre, qu'on pouvait justement appeler un registre mortuaire, puisque les gens dont je prenais les noms mouraient presque tous ». On assiste à une sorte de plaisanterie à la fois douteuse et sarcastique. L'auteur exagère ses

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propos tout en les ironisant dans le but de montrer ce regard « culturel » sur la société de cette époque où comme nous l'avons mentionné plus haut, même ce qui est mauvais se revendique légitime.

De plus, dans nos romans, aussi bien dans l'histoire de Gil Blas de Santillane que dans Onitsha, la raillerie mordante qu'est l'ironie s'observe également à travers plusieurs autres types de figures de style. Ainsi en ayant à faire à la litote qui consiste à minimiser les paroles, les figures telles la juxtaposition, la digression et la circonlocution font aussi partie de cet univers sarcastique dont les écrits de nos auteurs se réclament. Dans ces ouvrages, notre étude de l'ironie nous permet de rendre cette analyse plus élargie dans la mesure où restreindre l'ironie à une simple antiphrase ironique - se limiter à dire l'inverse de ce que l'on pense - ne permet pas de rendre compte de toutes les formes d'ironie existantes. Cependant, vu que l'ironie n'est pas le seul discours dans lequel on fait entendre autre chose que ce que disent les mots car les métaphores ont aussi le même pouvoir, trouver une définition circonscrive n'est pas chose aisée. Néanmoins en poussant la réflexion plus loin, les travaux de Paul Grice27 (1975) pourront nous ouvrir certains champs de vision pour mieux explorer l'univers sarcastique auquel ces ouvrages du corpus accordent une importance particulière.

En outre, si pour Henri Morier (1961 : 555) :

L'ironie est l'expression d'une âme qui, éprise d'ordre et de justice, s'irrite de l'inversion d'un rapport qu'elle estime naturel, normal, intelligent, moral, et qui, éprouvant une envie de rire dédaigneusement à cette manifestation d'erreur ou d'impuissance, stigmatise d'une manière vengeresse en renversant à son tour le sens des mots (antiphrase) ou en décrivant une situation diamétralement opposée à la situation réelle (anticatastase). Ce qui est une manière de remettre les choses à l'endroit.

En d'autres termes, face à une situation d'ordre renversé ou d'injustice, l'ironie, attitude mentale, se propose de remettre les choses telles qu'elle le voudrait et le fait non sans renverser elle-même le processus. C'est en cela que l'ironie constitue en soi un paradoxe parce qu'elle s'oppose d'une part à l'opinion courante ou à une situation jugée inacceptable et pour ce faire adopte un raisonnement qui dissimule et contredit dans son énonciation, l'objet de la critique.

27 C'est un philosophe du langage qui s'est fait connaître pour ses travaux dans le domaine de la pragmatique et en linguistique. Paul Grice a élaboré une théorie selon laquelle la signification réside dans la communication d'un locuteur avec autrui. Il part du principe que la compréhension se fonde sur la conversation entre plusieurs personnes, qui doivent accepter les mêmes règles.

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Selon Morier, ce qui dérange l'ironiste est l'incongruité entre ce qui est dit et le contexte où se produit le discours, entre le signe et son objet. En ce sens l'ironiste est un idéaliste qui souffre de l'erreur et voudrait corriger ce qui déforme la vérité ou ce qui ne devrait pas être. Pour résoudre ou remettre les choses à leur place, l'ironiste use du dédain et surtout du rire, un rire fermé, peu ouvert. On est ici dans la définition traditionnelle de l'ironie qu'est l'antiphrase : dire le contraire de ce que l'on pense. C'est une première étape dans la définition, celle qui est souvent privilégiée, mais il ne faut pas oublier que, dès les origines, l'ironie est un système à panorama très varié selon le but visé, le sens voulu ou espéré, et les figures qui y président. Il faut aussi ajouter que l'ironie appartient à plusieurs catégories et que, par conséquent, on dénombre plusieurs genres d'ironie. Et cette esthétique ironique est plus présente dans nos ouvrages. L'histoire de Gil Blas de Santillane et Onitsha, l'un comme l'autre oppose un type d'ironie particulier. On peut ainsi distinguer :

L'ironie socratique, née de la philosophie grecque, qui se caractérise par une ignorance ou une complaisance simulée afin de faire ressortir l'ignorance réelle de la victime ou cible. C'est une attitude ou état d'esprit qui apparaît aussi dans l'auto-dénigrement raffiné, humaine, mais souvent pleine d'humour. Kokou Simedoh (2008) trouve que :

Cette ironie fonctionne sur la dissociation entre les identités, entre l'être et le paraître, qui est finalement sa source. Elle feint la naïveté et la plaisanterie. Le rire provoqué est équivoque et porteur d'un jugement ambigu. Ici l'ironie est plutôt une attitude qu'autre chose, car l'ironiste, par le rire, cherche son propre plaisir mais le fait aux dépens d'autrui ou de lui-même. (48)

Ainsi, ce type d'ironie joue sur la dissimulation qui est la première caractéristique de l'ironie selon Schaerer. Selon lui, l'ironie constitue un masque qui demande à être arraché. L'eirôn, en grec, se présente comme inférieur à ce qu'il est réellement. Il minimise les titres de gloire qu'il possède. C'est un mystificateur, un flatteur qui joue sur la tromperie. C'est la figure de Socrate qui se fait passer pour un ignorant pour mieux confondre ses adversaires (48). Attitude interrogatrice, l'ironie se trouve au coeur de la maïeutique et cherche à faire coïncider la conscience intellectuelle et morale. Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane, cette figure d'ironie plus palpable lors « De ce que fit Gil Blas, ne pouvant faire mieux » :

Je prenais un air gai en leur versant à boire, et je me mêlais à leur entretien, quand je trouvais occasion d'y placer quelque plaisanterie. Ma liberté, loin de leur déplaire, les divertissait. Gil Blas, me dit le capitaine, un soir que je faisais le plaisant, tu as bien fait, mon ami, de bannir la mélancolie. Je suis charmé de ton humeur et de ton esprit. On ne connaît pas d'abord les gens. Je ne te croyais pas si spirituel ni si enjoué. Les autres me donnèrent aussi mille louanges. Ils me parurent si contents de moi, que, profitant d'une si bonne disposition : messieurs, leur dis-je, permettez que je vous découvre mes sentiments. Depuis que je demeure ici, je me sens tout autre que je n'étais auparavant. Vous m'avez défait des préjugés de mon éducation. J'ai

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pris insensiblement votre esprit. J'ai du goût pour votre profession. Je meurs d'envie d'avoir l'honneur d'être un de vos confrères et de partager avec vous les périls de vos expéditions. Toute la compagnie applaudit à ce discours. On loua ma bonne volonté. Puis il fut résolu tout d'une voix qu'on me laisserait servir encore quelque temps pour éprouver ma vocation ; qu'ensuite on me ferait faire mes caravanes. Après quoi on m'accorderait la place honorable que je demandais. (LGBS : 29)

On note ici une ironie utilisée par Gil Blas pour flatter et tromper la vigilance de ses compagnons voleurs et forçats afin d'échapper à leur fratrie. Ici, on remarque comment Gil Blas use de tous les moyens nécessaires pour ne plus faire partie du monde de brigands de grand chemin. Il multiplie les airs d'honnête homme, d'homme apprivoisé ou satisfait de sa condition pour se libérer de cette contrainte immorale pesant sur sa conscience. « Je meurs d'envie d'avoir l'honneur d'être un de vos confrères et de partager avec vous les périls de vos expéditions », signifie tout court qu'il souhaite s'échapper de cette prison souterraine où il est contraint de passer nuit et jour sous les ordres des brigands, de Domingo et de la cuisinière. Il fait croire à ces hébergeurs qu'il est d'accord avec leurs actions quelles que soient leurs natures et pourtant c'est faux.

Hors mis l'ironie socratique, on peut relever un autre type d'ironie guidant l'ensemble des ouvrages que constitue notre corpus : l'ironie de situation. Encore appelée l'ironie du sort, elle matérialise par le renversement, la contradiction observée par l'homme surpris que la situation ne soit pas celle qu'il avait prévue ou qu'il considère comme devant être l'ordre des choses. Ce sentiment de surprise et de rebondissements est la manifestation de rapprochements inattendus de réalités. C'est en général une situation renversée contre toute attente. Le renversement est souvent le fruit du hasard. Le renversement ironique s'opère avec des éléments précis comme l'aveugle qui recouvre tout à coup la vue, le naïf qui induit par dissimulation son interlocuteur en erreur. Il peut jouer dans n'importe quel sens : ce qui est laid peut devenir beau, une récompense peut survenir au lieu d'une condamnation. C'est ici qu'apparaît l'inadéquation des comportements :

Il fallut donc continuer de me contraindre et d'exercer mon emploi d'échanson. J'en fus très mortifié, car je n'aspirais à devenir voleur que pour avoir la liberté de sortir comme les autres ; et j'espérais qu'en faisant des courses avec eux, je leur échapperais quelque jour. Cette seule espérance soutenait ma vie. L'attente néanmoins me paraissait longue, et je ne laissai pas d'essayer plus d'une fois de surprendre la vigilance de Domingo ; mais il n'y eut pas moyen. (LGBS, 30)

On note ici que ce type d'ironie peut être perçu comme de la soumission du hasard, de l'aléatoire, à la logique mais une logique inattendue. L'ironie de situation joue donc sur des identités cachées et sur l'écart entre l'être et le paraître, sur l'apparence et la réalité. Le prototype est l'arroseur arrosé, comme on le voit dans plusieurs comédies - principalement

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les auteurs de la comédie classique -. Cette ironie fonctionne surtout par des péripéties, ayant un caractère dramatique, et se propose en général de montrer un fait par le renversement, ce dernier accompagnant une situation de symétrie où tout semble à première vue en ordre. Sa finalité le plus souvent est de présenter la vie à travers les péripéties inattendues qui la jalonnent. La vision du monde habituel demande l'identité de l'apparence et de la réalité ; elle suppose que ce qui se ressemble s'assemble.

L'ironie verbale fait aussi l'apanage de notre corpus dans la mesure où elle est non seulement une attitude mentale de dissimulation, mais aussi une forme d'expression. Ainsi, fondée sur la fausse modestie, sur une certaine naïveté, l'ironie verbale repose surtout sur des pratiques langagières spécifiques. Autant l'ironie du sort repose sur des situations, autant l'ironie verbale se situe entièrement au niveau du langage. Elle consiste à dire quelque chose tout en prétendant ne pas le dire ou encore à appeler les choses par leurs contraires. L'idée de contraire est fondamentale car selon Cicéron cité par Kakou (2008 :53), l'ironie est un jeu de mots obtenu par inversion verbale. C'est une manière de déguiser sa pensée par une raillerie continue, une manière de dissimuler sa pensée sous un ton sérieux. A cet effet, Kokou trouve qu' :

Une ironie verbale a lieu dès lors qu'il y a désaccord entre les mots et ton de l'énonciation, l'énonciateur ou la cible ou victime, ou encore la nature du sujet. On dépasse de loin ici le simple fait du contraire ou de l'antiphrase. La contradiction et le contraste suscités entre les mots et une nouvelle attitude et le sentiment qui s'y rattache forment le socle de l'ironie verbale. (53-54)

On constate ici que le lecteur ou l'interlocuteur doit faire intervenir son jugement parce que l'ironie dite verbale devient un outil qui mine à la base la réalité, qui remet en question le discours dominant. Car elle critique, raille et se moque en représentant un monde idéal. Dans Onitsha ou encore dans l'histoire de Gil Blas de Santillane cette réalité cruelle des choses est plus palpable et réellement définie à travers les différentes actions de nos héros. On assiste à des héros, qui généralement devant une situation de la vie quotidienne insupportable, change de ton du discours pour marquer ainsi une différenciation entre l'émotion suscitée devant une situation de désillusion et les conséquences morales, physiques qui y découlent. Ceci s'observe dans Onitsha où Maou fait part d'un contraste virulent entre ses rêveries et la cruelle réalité de sa condition de vie à Onitsha :

Tout à coup, [Maou] comprenait ce qu'elle avait appris en venant ici, à Onitsha, et qu'elle n'aurait jamais pu apprendre ailleurs. La lenteur, c'était cela, un mouvement très long et régulier, pareil à l'eau du fleuve qui coulait vers la mer, pareil aux nuages, à la touffeur des après-midi, quand la lumière emplissait la maison et que les

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toits de tôle étaient comme la paroi d'un four. La vie s'arrêtait, le temps s'alourdissait. (Onitsha, 167)

Maou se retrouve confrontée ici à l'absurdité de la vie en Afrique. Elle est prise au piège entre ses rêveries d'auparavant sur l'Afrique et la dure réalité à laquelle elle se trouve confrontée. De ce fait, elle ne peut qu'ironise - «Elle avait appris en venant ici, à Onitsha, et qu'elle n'aurait jamais pu apprendre ailleurs. La lenteur, c'était cela » - pour rendre supportable la situation dans la laquelle elle prend une part grande.

3. Humour et sarcasme des personnages

Vu le caractère des héros picaros du corpus, les différents protagonistes aventuriers ont sûrement connu beaucoup de découvertes tout en déportant d'une société à une autre, d'une culture à une autre, ils ont bien entendu développés des attitudes humoristiques leur permettant de digérer les moeurs osées auxquelles ils sont confrontées. C'est là l'un des principes fondateurs de l'esthétique picaresque. Ainsi, la verve humoristique étant la conséquence d'une rupture de l'équilibre entre les humeurs, elle privilégie le grotesque, le pittoresque et surtout l'inattendu auxquels s'attache le picaresque. Les auteurs de notre corpus nous le font remarquer à travers leurs héros. Parlant de la verve humoristique, l'encyclopédie Universalis (1996 : 1754) note qu':

Il soulève ainsi la question de l'absurdité de l'entendement humain, par lequel il n'est pas possible d'entrevoir une adéquation véritable entre les pensées et les actes, celle-ci se heurtant à une dérision infinie. [il] s'allie à un mépris de l'univers qui cache l'idée anéantissante d'une intelligence limitée et démasquée assimiler ainsi à une sorte de démence qui transformerait la mélancolie en plaisanterie par l'effet supérieur d'un moi parodique.

Ce rôle que joue l'humour montre dans une mesure certaine à quoi se limite le roman picaresque en quelle que sorte. La découverte de diverses couches sociales est un moment de mélancolie pour nos héros mais qui le plus souvent la montre à travers un rire sarcastique. Nos protagonistes à un moment donné font un discours humoristique juste pour se consoler de leur existence hostile. On assiste surtout à une sorte de repli sur soi pour supporter le mal-être auquel ils sont confrontés. Ce lot de consolation s'observe bien entendu chez Fintan. Après la révolte des forçats à Isubun et l'abandon de sa maison par le D.O. Gerald Simpson, Fintan observe avec humour le désenchantement de ce colon despotique :

Alors [Fintan] était allé jusqu'à la maison blanche près du fleuve. Il avait vu la grille déformée, là où le sang avait coulé et imprégné la boue. Le grand trou de la piscine paraissait une tombe inondée. L'eau était boueuse, couleur de sang. Il y avait deux soldats armés de fusils en faction devant le portail. Mais la maison semblait étrangement vide, abandonnée. Tout d'un coup, Fintan avait compris que Gerald

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Simpson n'aurait jamais sa piscine. Après ce qui s'était passé, plus personne ne viendrait creuser la terre. Le grand trou se remplirait d'eau boueuse à chaque saison, les crapauds viendraient y chanter la nuit. Cela l'avait fait rire, d'un rire qui était comme une vengeance. Simpson avait perdu. (Onitsha, 253)

Cette description un peu triste donne à Fintan un certain goût de satisfaction pour ce qui est arrivé au D.O. Ce passage bercé d'humour laisse également entrevoir du sarcasme dans ce récit. Le ridicule dans le renversement des rôles est ce qui rend la tonalité de cet extrait intéressant.

Chez Lesage, cette verve humoristique est encore plus flagrante, dans la mesure où il s'agit pour Gil Blas de mener une vie de tromperie afin de se faire une place au soleil. Les techniques du discours de ce narrateur s'observent d'ailleurs sur l'essentiel que constituent l'humour noir et le sarcasme. Ainsi, dans le livre Premier au Chapitre VII « De ce que fit Gil Blas, ne pouvant faire mieux », le héros se retrouve coincé entre les voleurs et il devra être ingénieux pour se sauver. Alors il emploie des formules d'humour aboutissant au sarcasme pour plaire à son auditoire hostile et aussi malin :

Je prenais un air gai en leur versant à boire, et je me mêlais à leur entretien, quand je trouvais occasion d'y placer quelque plaisanterie. Ma liberté, loin de leur déplaire, les divertissait. Gil Blas, me dit le capitaine, un soir que je faisais le plaisant, tu as bien fait, mon ami, de bannir la mélancolie. Je suis charmé de ton humeur et de ton esprit. On ne connaît pas d'abord les gens. Je ne te croyais pas si spirituel ni si enjoué. (LGBS, 29)

Gil Blas est confronté ici à une situation particulière. Il est tombé par destin aux mains des brigands. Après une tentative d'évasion non concluante où il se fait attraper, il se trouve dans l'impossibilité actuelle de s'échapper. Il doit se faire à l'idée de rester parmi ces voleurs et pour ce faire, il est obligé de se substituer aussi en bandit dans le seul but de tromper la vigilance de ses bourreaux. Cette action décisive est mise au point par des discours apologétique qu'il fait à l'endroit des voleurs. L'extrait ci-dessus dénote un discours sarcastique que Gil Blas met en exergue pour tromper ses bourreaux. Le sarcasme que l'on note ici n'est qu'une sorte de stratagème discursif dans le simple but d'arriver à assouvir son désir de s'évader du monde des voleurs.

Par ailleurs, l'humour tout comme l'ironie est une notion qui présente de nombreuses analogies en son sein car il se réclame aussi être un fait de langage. Tout comme sa meilleure amie l'ironie, l'humour présente un écart par rapport à une énonciation mais à la différence de l'ironie elle ne présente pas le même développement. Il est pris dans une certaine mesure comme une antiphrase qui consiste à faire entendre autre chose que ce que l'on dit. Il est aussi défini par Du Marsais et Fontanier (2008 :19) comme un procédé plus général qui consiste à

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dire par manière de raillerie tout le contraire de ce qu'on pense ou de ce que l'on veut faire penser aux autres. Seulement à la différence de l'ironie, très facile à repérer par le biais de ses traits particuliers, l'humour ne se caractérise pas par un trope spécifique. Il se manifeste par toute une variété de degrés, de procédés, de thèmes et son aspect subtil et diffus en fait généralement un phénomène complexe à cerner. Néanmoins Cazamian et Robert Escarpit (1963) l'abordent en s'appuyant son aspect psychologique et trouvent que l'humour est une forme d'excentricité naturelle ou affectée, ou du moins une anomalie qui se détache sur fond de normalité. Dans son ouvrage intitulé l'humour, Robert Escarpit le conçoit comme un remède lorsqu'il affirme que :

L'humour est l'unique remède qui dénoue les nerfs du monde sans l'endormir, lui donne sa liberté d'esprit sans le rendre fou et mette dans les mains des hommes, sans les écraser, le poids de leur propre destin. (26)

Ceci s'observe aussi chez Jankélévitch. Ainsi pour sa part, il trouve qu'entre l'humour et l'ironie il existerait plutôt une question de gradation. Sans toutefois s'opposer systématiquement comme on le croit souvent, l'humour est pour lui la forme supérieure de l'ironie. Car comme nous pouvons le noter, l'ironie est cinglante, malveillante, fielleuse, méprisante et surtout agressive contrairement à l'humour qui se réclame être une nuance de gentillesse et d'affectueuse bonhomie que l'on ne retrouve pas dans l'ironie. L'humour est la sympathie, il est le sourire de la raison et non le reproche du sarcasme. Il compatit avec la cible, il est complice du ridicule et se sent le plus souvent de connivence avec lui.

Toutefois, Morier (1961) donne ci-dessous, une définition qui résume assez bien la notion d'humour tout en s'appuyant sur des éléments différents :

L'humour est l'expression d'un état d'esprit calme, posé, qui, tout en voyant les insuffisances d'un caractère, d'une situation, d'un monde où règnent l'anomalie, le non-sens, l'irrationnel et l'injustice, s'en accommode avec une bonhomie résignée et souriante, persuadé qu'un grain de folie est dans l'ordre des choses ; il garde une sympathie sous-jacente pour la variété, l'inattendu et le piquant que l'absurde mêle à l'événement. Il feint donc de trouver normal l'anormal. Il soutient paradoxalement, avec un sérieux apparent et tranquille (flegme) que les situations aberrantes qu'il décrit n'ont rien que de très naturel. Il fait semblant d'approuver les écarts, de les justifier à l'occasion. Sa peinture, discrètement exagérée ou légèrement en retrait sur les points les plus irrationnels, fait entrevoir un anti-monde utopique, qui serait le monde de l'ordre de l'intelligence. (582)

Cette définition bien étayée semble s'adapter à l'imaginaire des romans du corpus. Que ce soit l'histoire de Gil Blas de Santillane ou encore Onitsha, l'humour est l'un des éléments qui guident l'écriture satirique dont se réclament être ces deux ouvrages. Ce caractère grotesque

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de l'humour, ce discours au rire sarcastique, s'exprime avec Le Clézio, lorsque Sabine Rhodes fait ce reproche à Maou :

Chère signorina, vous savez, nous en voyons passer tous les jours des gens comme votre mari, qui croient qu'ils vont tout réformer. Je ne dis pas qu'il a tort, ni vous non plus, mais il faut être réaliste, il faut voir les choses comme elles sont et non comme on voudrait qu'elles soient. Nous sommes des colonisateurs, pas de bienfaiteurs de l'humanité. Avez-vous pensé à ce qui se passerait si les Anglais que vous méprisez si ouvertement retiraient leurs canons et leurs fusils ? Avez-vous pensé que ce pays serait à feu et à sang, et que c'est par vous, chère Signorina, par vous et votre fils qu'ils commenceraient, malgré toutes vos idées généreuses, tous vos principes et vos conversations amicales avec les femmes du marché ? (Onitsha, 196-197)

Il faut noter ici que « les femmes du marché » ici représentées sont des femmes noires, celles qui sont à la merci des colons anglais. Sabine Rhodes, ce membre de l'autorité coloniale anglaise en charge de la ville d'Onitsha, semble trouver l'idée de la colonisation comme un bienfait pour les Noirs. Son discours semble aussi normal, car il ne faut pas le cacher, sans eux - les colons - l'Afrique croupirait dans une guerre sans fin. On a donc affaire à ce type de l'humour que définit Schopenhauer (1966 :776) comme étant le fait de plaisanter sur ce qui parait sérieux ou grave. On peut aussi remarquer dans ce discours de l'humour telle que définit Bergson (1981 :96), celle de décrire minutieusement ce qui est en affectant de croire que c'est bien là ce que les choses devraient être. Cet humour est matérialisé chez Lesage à travers cet extrait de Gil Blas :

Messieurs, leur dis-je, permettez que je vous découvre mes sentiments. Depuis que je demeure ici, je me sens tout autre que je n'étais auparavant. Vous m'avez défait des préjugés de mon éducation. J'ai pris insensiblement votre esprit. J'ai du goût pour votre profession. Je meurs d'envie d'avoir l'honneur d'être un de vos confrères et de partager avec vous les périls de vos expéditions. Toute la compagnie applaudit à ce discours. On loua ma bonne volonté. (LGBS, 29)

Ou encore dans celui-ci où exercer la médecine pour Gil Blas semblant être un métier tout comme un autre pour Gil Blas et son maître :

Tandis que j'aurai soin de la noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du tiers-état où l'on m'appellera ; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger à notre corps. [...] Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut ; et pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires à celles d'Hippocrate. (LGBS, 87)

Ces extraits du roman de Lesage présentant à la fois un ton comique et sarcastique rendent bien compte de l'humour qui est présent dans ce texte. Lesage met en scène ici le côté pervers de la société. Il néglige ou du moins se moque des choses pourtant considérées comme graves. Dans le premier extrait, le héros veut échapper à ses agresseurs et trouve que le moyen pour que ce rêve devienne réalité, c'est de se donner en spectacle dans le but de contraindre ses

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bourreaux à le laisser s'échapper. L'humour se réclame ici être une technique de ruse. Il utilise le rire pour cacher sa peur et ainsi éloigner tout soupçon pouvant le freiner dans sa quête vers la liberté. Dans le second extrait, Gil Blas plaisante une fois de plus avec les choses graves. N'ayant aucune formation nécessaire pour exercer la médecine, se dit devoir si possible obéir au Docteur Sangredo, même s'il sait bien que cette obéissance est contraire au serment d'Hippocrate. Derrière cette plaisanterie ici bien manifestée, se cache la gravité la plus profonde qui perce à travers le rire. La raillerie est donc ainsi présente dans l'humour.

En outre, Dominique Noguez (2000) trouve qu'il existe plusieurs types d'humour en général identifiable à partir de l'intentionnalité de son énonciateur. Ainsi l'humour prend une couleur différente en fonction des thèmes d'où Noguez tire sa liste de paradoxe et de contraste. Il dénombre les types d'humour tels l'humour noir, jaune, rouge, gris, vert et voire même rose (48). Plus loin il parle aussi de l'humour caméléon et de l'humour blanc. Mais ici, avec le contexte de production dans lequel s'inscrivent les deux romans du corpus, il parait judicieux d'insister sur les formes de l'humour qui donnent une verve satirique à l'écriture incarnée par ces auteurs. De ce fait, parlant de l'humour noir, Noguez trouve que c'est une plaisanterie féroce. Il est du côté du macabre et privilégie le scandale. Les formes, comme l'adjectif "noir" l'indique, sont sombres. Aussi, André Breton (1950 : 29) trouve en l'humour noir une révolte métaphysique. Ainsi on comprend avec Moran et Gendrel (2007 : 3) lorsqu'ils affirment que :

L'humour noir navigue donc dans des eaux proches de celles du mauvais goût, du scandale et de l'indécence ; il est en tout cas remarquable qu'il s'agisse d'une forme de rire qui non seulement provoque parfois une réception malveillante, mais semble même s'y complaire.

Cette définition rend compte bien des caractéristiques propres à l'humour noir. Il consiste notamment à évoquer avec détachement, voire avec amusement, les choses les plus horribles ou les plus contraires à la morale en usage. L'humour noir établit également un contraste entre le caractère bouleversant ou tragique de ce dont on parle et la façon dont on en parle. Ce contraste interpelle en général le lecteur ou l'auditeur et à la vocation de susciter une interrogation. C'est en quoi l'humour noir, qui fait rire ou sourire des choses les plus sérieuses, devient exclusivement une arme de subversion. Dans l'histoire de Gil Blas de Santillane, le narrateur ne manque pas d'employer cette technique pour tourner en dérision la pratique de la médecine à Valladolid. Ainsi, Gil Blas raconte :

Bien loin de manquer d'occupation, il arriva, comme mon maître l'avait si heureusement prédit, qu'il y eut bien des maladies. La petite vérole et des fièvres malignes commencèrent à régner dans la ville et dans les faubourgs. Tous les médecins de Valladolid eurent de la pratique, et nous particulièrement. Il ne se

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passait point de jour que nous ne visitions chacun huit ou dix malades. Ce qui suppose bien de l'eau bue et du sang répandu. Mais je ne sais comment cela se faisait, ils mouraient tous, soit que nous les traitassions fort mal, soit que leurs maladies fussent incurables. Nous faisions rarement trois visites à un même malade. Dès la seconde, nous apprenions qu'il venait d'être enterré, ou nous le trouvions à l'agonie. [...] Nous y continuâmes à travailler sur nouveaux frais, et nous y procédâmes de manière qu'en moins de six semaines nous fîmes autant de veuves et d'orphelins que le siège de Troie. Il semblait que la peste fût dans Valladolid, tant on y faisait de funérailles. (LGBS, 99-100)

Gil Blas présente ici l'épisode de la pratique de la médecine à Valladolid et son implication à la poussée des patients vers la mort. Il n'avait pas la pratique approuvée pour exercer son nouveau métier. Son maitre est conscient du fait de son incapacité à traiter la population atteinte de la variole, mais ce-dernier imbu de lui-même et motivé par l'argent à gagner durant cette souffrance totale se refuse de ne pas en profiter. Gil Blas fait cette description avec un timbre de d'humour noir dans la mesure où on n'a pas le sentiment qu'il est touché par les malheurs de ses patients.

Jean pierre Bertrand (1992 : 9, 10) affirme qu'il y a dans l'humour jaune lorsque :

La vision du réel se dissout progressivement dans une projection paranoïaque de la souillure, de la suppuration ; de l'extériorité décrite est miroir de l'intériorité ; le regard torve défigure le réel ; le morbide fait place au macabre, et le macabre au sordide. L'humour jaune procède donc d'une tension entre un désir d'absolu et le désenchantement y découlant.

Ainsi, l'humour jaune s'appréhende ici comme une sorte de comédie de l'ignorance et de la maladresse. Empruntant beaucoup de ruse et d'orgueil, il s'emploie surtout à l'auto-dénigrement. On assiste ici à une sorte de mélancolie humoristique. Cette mélancolie résulte en général par un effet d'hypertrophie du sujet, replié sur lui-même, objectivé en une instance-miroir dont peut se moquer une parole résolument solipsiste. Il en découle surtout un effet d'ironie décapante à l'égard de tout discours. Le brassage culturel imposant une médiation déceptrice du sujet au monde. Ce cas de figure s'observe bien dans Onitsha où Maou, ayant rêvé d'une Afrique imaginée exotique, tombe sur une autre Afrique en proie aux maux de la colonisation. Ainsi le narrateur raconte :

Maou avait rêvé de l'Afrique, les randonnées à cheval dans la brousse, les cris rauques des fauves le soir, les forêts profondes pleines de fleurs chatoyantes et vénéneuses, les chantiers qui conditionnent au mystère. Elle n'avait pas pensé que ce serait comme ceci, les journées longues et monotones, l'attente sous la varangue, et cette ville aux toits de tôle bouillants de chaleur. Elle n'avait pas imaginé que Geoffrey Allen était cet employé des compagnies commerciales de l'Afrique de l'Ouest, passant l'essentiel de son temps à faire l'inventaire des caisses arrivées d'Angleterre avec du savon, du papier hygiénique, des boîtes de corned-beef et de la farine de force. Les fauves n'existaient pas, sauf dans les rodomontades des officiers, et la forêt avait disparu depuis longtemps, pour laisser la place aux champs d'ignames et aux plantations de palmiers à huile. Maou n'avait pas imaginé

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davantage les réunions chez le D.O., chaque semaine, les hommes en tenue kaki avec leurs souliers noirs et leurs bas de laine montant jusqu'au genou, debout sur la terrasse un verre de whysky à la main, leurs histoires de bureau, et leurs femmes en robes claires et escarpins parlant de leurs problèmes de boys. (Onitsha, 82, 83)

Ce passage d'Onitsha laisse découvrir la grande déception de Maou vis-à-vis de son rêve sur l'Afrique. Cette description laisse aussi entrevoir une teinte d'humour jaune dans la mesure où Maou a voulu supporter l'Afrique à travers son climat tropical et son environnement exotique mais en paradoxe, elle tombe sur une Afrique plus macabre que morbide et plus sordide à l'idée de prendre part à cette triste réalité.

La caricature, l'ironie et l'humour ici théorisés dans ce chapitre traduisent l'excellence de la vision satirique qu'incarnent les deux textes du corpus. De ce fait, on aboutit à un discours pamphlétaire comme faisant partie intégrante du picaresque. Puisque le pamphlet en lui-même est une opposition à un fait social désobligeant et deshumanisant, il vient ici combler l'état polémique que soulève le récit picaresque au regard des maux de l'existence qu'affronte le héros. Le pamphlet se veut être une écriture polémique, le plus souvent inspiré par l'actualité. Dirigé contre un personnage, un parti politique ou une institution, le discours pamphlétaire est généralement bref et incisif. Parfois le pamphlet peut se substituer en un long récit. Dans ce cas, il peut être une oeuvre littéraire satirique ou polémique. Marc Angenot (1982) écrit d'ailleurs à cet effet que :

Le pamphlet est un spectacle; le pamphlétaire y «fait une scène», au sens hystérique de ce mot. Tout le pamphlet tient alors à une dénégation: il dénonce un pouvoir abusif en se posant comme hors des pouvoirs et même réduit à l'impuissance. [...] Le pamphlétaire ne critique pas l'erreur, il la transmue en usurpation, c'est dire qu'il est affamé de légitimité. Sa vérité, on l'a vu, s'authentifie en virilité. Face à la violence des appareils, le pamphlétaire joue une violence verbale qui doit le dédouaner. (342)

Le récit picaresque emploie dès lors le ton pamphlétaire pour mettre au point son côté satirique : description de l'univers du picaro à travers diverses péripéties et aventures, raillerie des moeurs de la haute classe marginalisant le bas social. Voilà ce qui attribue au discours picaresque, un ton pamphlétaire. Puisqu'il réagit par la dénonciation, et non l'analyse ; moralement légitimé par son intimité avec la vérité, il peut, à la violence de l'imposture, répondre par un terrorisme verbal. On peut bien entendu le remarquer à travers cet extrait de Gil Blas de Santillane où Gil Blas, ne pouvant s'accoutumer aux moeurs des comédiennes, quitte le service d'Arsénie, et trouve une plus honnête maison :

Un reste d'honneur et de religion, que je ne laissais pas de conserver parmi des moeurs si corrompues, me fit résoudre non seulement à quitter Arsénie, mais à rompre même tout commerce avec Laure, que je ne pouvais pourtant cesser d'aimer, quoique je susse bien qu'elle me faisait mille infidélités. Heureux qui peut ainsi

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profiter des moments de raison qui viennent troubler les plaisirs dont il est trop occupé ! Un beau matin, je fis mon paquet ; et, sans compter avec Arsénie, qui ne me devait à la vérité presque tien, sans prendre congé de ma chère Laure, je sortis de cette maison où l'on ne respirait qu'un air de débauche. (LGBS, 200)

Ici Gil Blas vient d'abandonner son service auprès d'Arsénie. Car la maison d'Arsénie est empestée de comédiennes débauchées et immorales. Ceci dit, le séjour de Gil Blas parmi ces femmes a été un véritable moment de tourment auquel ce dernier n'a pu s'accoutumer. Alors sur un ton pamphlétaire, il nous fait une brève représentation de ce lieu à l'immoralité exacerbée et infeste. Ce passage se réclame être pamphlétaire dans la mesure où l'auteur dénonce les virtuosités immorales que renferme le monde des comédiennes ou du moins des femmes publiques.

Ce discours pamphlétaire est également mis en exergue dans Onitsha où Maou se retrouve confronter à l'absurdité de la vie en Afrique. Elle est prise au piège entre ses rêveries d'auparavant sur l'Afrique et la réalité à laquelle elle se trouve confrontée :

Tout à coup, elle comprenait ce qu'elle avait appris en venant ici, à Onitsha, et qu'elle n'aurait jamais pu apprendre ailleurs. La lenteur, c'était cela, un mouvement très long et régulier, pareil à l'eau du fleuve qui coulait vers la mer, pareil aux nuages, à la touffeur des après-midi, quand la lumière emplissait la maison et que les toits de tôle étaient comme la paroi d'un four. La vie s'arrêtait, le temps s'alourdissait. Tout devenait imprécis, il n'y avait plus que l'eau qui descendait, ce tronc liquide avec ses multitudes ramifications, ses sources, ses ruisseaux enfouis dans la forêt. Elle se souvenait, au début elle était si impatiente. Elle croyait bien n'avoir jamais rien haï plus que cette petite ville coloniale écrasée de soleil, dormant devant le fleuve boueux. Sur le Surabaya, elle avait imaginait les savanes, les peuples de gazelles bondissant dans l'herbe fauve, les forêts résonnant du cri des singes [...] A Onitsha, elle avait trouvé cette société de fonctionnaires sentencieux et ennuyeux, habillés de costumes ridicules et coiffés de casques, qui passaient leur temps à bridger, à boire et à s'espionner. (Onitsha, 167, 168)

Ce contraste virulent que Maou nous fait part ici, entre ses rêveries et la cruelle réalité de sa condition de vie à Onitsha, démontre le côté pamphlétaire de l'écriture le clézienne. Ce discours pamphlétaire employé ici vient confirmer et mettre en exergue le picaresque identifié dans notre corpus.

Au terme de ce chapitre, on découvre ainsi une esthétique satirique, symbole de la stricte représentation de la vie des hommes en société. A partir de là se pose le problème de la valeur du picaresque. Une esthétique de la caricature, une écriture du social qui se veut être représentation, peinture des moeurs et traduisant une vision du monde propre aussi bien à Lesage qu'à Le Clézio. Ceci dit, ne peut-on pas aussi percevoir le picaresque comme une expression d'une autre histoire de mentalité ? La partie suivante s'attèlera à y répondre.

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TROISIÈME PARTIE : LE

PICARESQUE : UNE AUTRE

HISTOIRE DES MENTALITÉS

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Si nous comprenons avec Didier Souiller (1980) que le genre « picaresque [est] au service du combat d'idées» (92), nous nous inscrivons dans la perspective selon laquelle le picaresque serait la réécriture d'une autre histoire de mentalité. Dans ce cas, elle se propose à créer un nouveau monde possible, une humanité intelligible dans laquelle les clichés et l'injustice sont méconnus. Et ceci ne peut se faire que par la peinture dégoutant des litiges sociaux. C'est pourquoi cette dernière partie de notre travail se propose dans un premier chapitre d'insister sur les modes de résistance que le bas social adopte pour se libérer des chaînes oppressantes de la haute classe. Ceci dit, à travers le verbe picaresque comme déconstruction des idéologies, l'esprit de satire animant les auteurs, le picaresque comme expression d'une certaine identité commune, nous arrivons à démontrer qu'effectivement l'esthétisation du picaro vient remettre en question le système oppressif qui sévit dans le monde. Le chapitre deuxième confère au picaresque l'expression d'une vision du monde, la manifestation d'un imaginaire social, ceci par le biais de son fervent engagement pour une cause noble ; celle de mettre un terme aux injustices sociales.

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"Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots"   Martin Luther King