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La microfinance, un défi d'adaptation au contexte local


par Clara Bécard
HEC Paris - Master in Management 2021
  

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Introduction

Ovation du Prix Nobel de la Paix de 200620, dizaines de millions d'emprunteurs surendettés en Andhra Pradesh en 201021, progression de 51 à 69% d'adultes dans le monde financièrement inclus entre 2011 et 201722, remise en question par les Prix Nobel d'économie de 201923... La microfinance, sujet incontournable de la lutte contre la pauvreté et le chômage depuis une trentaine d'années, alterne entre succès et controverses. Si dans certains pays elle se répand efficacement en faisant presque l'unanimité, suivant l'exemple du Bangladesh, dans d'autres, elle est sans cesse au bord de la crise, comme au Mexique ou en Inde, ou reste négligeable, comme en Allemagne. Comment expliquer de telles disparités ? Sans doute les pays qui la mettent en oeuvre avec succès ont quelque chose à nous apprendre.

La microfinance est définie par J. Murdoch, un des principaux contributeurs à l'évaluation de son impact depuis ses débuts, comme une activité dont l'objectif est de «se mettre au service des clients qui ont été exclus du système bancaire formel». Cette initiative se base sur l'idée «que la pauvreté peut-être considérablement réduite, et les structures économiques et sociales peuvent être intrinsèquement transformées, en fournissant des services financiers aux ménages à faibles revenus».24 La microfinance s'adresse donc aux personnes vulnérables et marginalisées, n'exerçant pas d'activité économique ou une activité indépendante ou informelle. Les services financiers proposés sont notamment sous forme de microcrédits, de micro-épargnes et de micro-assurances. Ils sont pourvus par des Institutions de Microfinance (IMF), qui peuvent être de plusieurs natures, telles que des banques commerciales, des Organisations Non-Gouvernementales ou des coopératives.

20 Muhammad Yunus, chercheur bangladais, créateur de la microfinance moderne, surnommé le « banquier des pauvres », reçoit le Prix Nobel de la Paix en 2006.

21 En octobre 2010, dans l'État d'Andhra Pradesh en Inde, des milliers de clients de microcrédits surendettés se révoltent contre la pression exercée par les agents de crédit des Institutions de Microfinance. Le taux de remboursement s'écroule et de nombreuses institutions font faillite.

22 World Bank Group. The Global Findex Database 2017 (Global Findex). (2017).

23 La française Esther Duflo et les américains Abhijit Banerjee et Michael Kremer sont récompensés en 2019 par le Prix Nobel d'économie pour leurs travaux sur l'« allègement de la pauvreté globale ». Entre autres, ces chercheurs affirment que la microfinance dans sa version actuelle n'est pas aussi efficace que ce qu'on lui accorde.

24 Murdoch, J. The Microfinance Promise. Journal of Economic Literature. Vol. XXXVII, p1569?1614. (1999).

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Si ses objectifs peuvent varier d'une localisation à une autre, il s'agit toujours essentiellement de développer l'inclusion financière pour réduire la vulnérabilité des populations fragiles et à terme les sortir de la pauvreté. Plus précisément, la finalité de la microfinance comporte une dimension sociale et une dimension économique, contrairement à l'activité de la majorité des prêteurs sur gage. La dimension sociale vise à permettre aux populations de subvenir elles-mêmes à leurs besoins fondamentaux et à leur fournir un accompagnement adéquat. La dimension économique a pour but de soutenir l'économie nationale en créant de l'emploi et des richesses. S'y ajoute un objectif de pérennisation de l'activité, en assurant des moyens financiers et matériels aux IMF, à travers leurs revenus et leur environnement réglementaire.

Bien que des pratiques de microfinance aient existé par le passé, Muhammad Yunus est considéré comme le père de la microfinance moderne, du fait de son inventivité et de sa persistance qui ont permis au secteur de réussir au Bangladesh puis de se répandre à travers le monde. Il prend en 1976 l'initiative de puiser dans ses propres finances pour proposer des prêts de faibles montants aux villages de sa communauté. Suite à son succès, il crée en 1983 la Grameen Bank, la «banque de village». L'initiative est rapidement saluée et l'engouement pour la microfinance s'accélère : 2005 est nommée année de la microfinance par l'ONU, M. Yunus reçoit le prix Nobel de la paix en 2006. Elle est aujourd'hui reconnue internationalement comme un moyen d'atteindre les objectifs mondiaux de développement durable tels que définis par l'ONU, en étant citée explicitement dans sept des Social Development Goals (voir Annexe 2).

Malgré cette reconnaissance mondiale, l'histoire de la microfinance n'est pas sans accrocs. On peut la diviser en plusieurs phases. Après une période de scepticisme et de difficultés jusqu'au début des années 1980, elle connaît un engouement et une phase d'expansion très rapide, qui trouve son apogée dans les années 2000. Cette précipitation se retourne contre elle et la fait rentrer dans une phase de scandales et de désillusions à partir du début des années 2010, dont la crise dans l'Andhra Pradesh en Inde est souvent citée comme l'illustration la plus emblématique de ces excès. La microfinance connaît ensuite une phase de reprise et de croissance plus lente, plus encadrée et plus contrôlée, à l'échelle locale et internationale. L'espoir est ainsi aujourd'hui que la microfinance est entrée dans l'âge de la maturité.

Cette maturité est l'occasion pour nous d'observer les différents degrés de succès de ses pratiques dans le monde. Les études, qui se sont multipliées de manière considérable, montrent

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incontestablement que l'enthousiasme aveugle des premiers jours est derrière nous. Cependant, nous pouvons citer deux pays qui, bien que de manière imparfaite, résistent aux remises en question et font preuve de résilience.

Le Bangladesh est un premier exemple évident. Berceau de la microfinance, source d'inspiration à l'international, le pays est deuxième au monde en termes de nombre d'emprunteurs après l'Inde, avec 32 millions en 201925. L'inclusion financière y est l'une des plus avancées parmi les pays à faibles revenus, en atteignant (directement ou par ménage) 50% de sa population, bien que 70% vive en milieu rural26. Il n'est que très peu touché par la crise de 2010 grâce à la prévoyance de ses IMF face à la croissance rapide du secteur.

La microfinance en France est l'héritière directe du succès bangladais. Inspirée par les réalisations de M. Yunus avec lequel elle travaille directement, Maria Nowak introduit ses pratiques sur le vieux continent, encore très sceptique, avec la création en 1989 de l'Association pour le Droit à l'Initiative Economique (Adie). La France devient à son tour un modèle pour l'Europe, avec la création en 2003 du Réseau Européen de la Microfinance, et la participation jusqu'à aujourd'hui à la rédaction de Livres Blancs. Avec 244 000 microcrédits distribués en 201827, la France est le premier pays européen du secteur. Elle a également fait ses preuves en termes d'efficacité : pour chaque euro investi, ce sont 2,38€ qui sont dégagés par l'activité, grâce à la réduction des versements des minima sociaux et aux recettes fiscales et sociales réalisées28.

Ce mémoire se donne pour objectif de comprendre comment ces deux pays si différents ont pu parvenir à mettre en place avec succès un même mécanisme. Nous partons de l'hypothèse que la clé de cette réussite est l'adaptation au contexte local. Le fait que la France se soit inspirée directement du Bangladesh nous fournit un socle privilégié pour étudier la manière dont un pays peut s'approprier efficacement le secteur.

Dans leur livre The Triangle of Microfinance: Financial Sustainability, Outreach, and Impact, M. Zeller et R. L. Meyer présentent la microfinance sous une forme schématique composée

25 Wing, L. A. FinTech - Creating New Opportunities for MFIs in Bangladesh. DATABD.CO. (2019, 24 juillet).

26 UN DESA, Government of the People's Republic of Bangladesh. Financial Inclusion in Bangladesh, A Concept Note. (2018).

27 Baromètre de la Microfinance 2019.

28 KPMG & Adie. L'impact économique de l'action de l'Adie. (2016).

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de deux cercles : le cercle interne représente les IMF, et le cercle externe leur environnement, qui impacte leur capacité à atteindre leurs objectifs.

Le triangle de la microfinance qui permet aux IMF d'atteindre la pérennité économique

Source : Zeller, M., & Meyer, R. L.The Triangle of Microfinance : Financial Sustainability, Outreach, and Impact. International Food Policy Research Institute. p6. (2003).

Les deux chercheurs affirment que les composantes de cet environnement «sont principalement le cadre réglementaire, à la fois macro-économique et sectoriel, et les conditions socio-économiques, agro-écologiques et politiques qui influencent la performance des institutions financières». A la lumière de cette analyse, nous considérerons que le contexte local peut-être défini comme les facteurs économiques et financiers, politiques et réglementaires et socio-culturels qui s'appliquent sur le territoire de chacun des deux pays.

J'ai choisi de porter mon mémoire sur cette problématique du fait de l'intérêt que je porte à ce secteur depuis plusieurs années et de ma conviction de son potentiel pour lutter contre la pauvreté. Malgré ses défauts et insuffisances, la microfinance n'a commencé à se structurer internationalement que récemment. Ses capacités de progrès sont énormes et méritent que l'on s'y attarde.

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La méthodologie de ce mémoire repose sur :

l La compréhension des éléments qui rendent l'application de la microfinance pertinente dans ces deux pays,

l L'étude des indicateurs socio-économiques,

l Le détail du contexte politique et réglementaire et de ses implications,

l L'évaluation de l'impact chiffré de la microfinance.

La phase de vérification comprend l'étude de près d'une centaine de documents (articles, études statistiques, rapports, etc.) ainsi que la récolte de données empiriques au travers de trois entretiens conduits en janvier et février 2021, avec :

l Madame Nowak, fondatrice et ancienne présidente de l'Adie et du Réseau Européen de Microfinance,

l Alice Rosado, Directrice générale adjointe de l'Adie,

l Paul Hailey, Head of Impact chez ResponsAbility, un des plus grands gestionnaires d'actifs au monde en inclusion financière.

Le secteur de recherche de ce mémoire est la France et le Bangladesh, de l'apparition de la microfinance au sens moderne à destination de la population locale sur leur territoire jusqu'en 2019.

La crise économique liée au Covid-19, comme beaucoup d'autres crises majeures, impacte avant tout les populations pauvres, amplifiant encore davantage les inégalités de façon pérenne, et détruisant une grande partie des efforts de ces dernières décennies. Ainsi, la microfinance connaît de profondes évolutions depuis début 2020. Dans le souci de se concentrer sur la problématique de ce mémoire et du fait de l'opacité de la situation future à l'heure actuelle, nous nous reposerons sur les données disponibles avant le début de cette crise.

Dans un premier temps, nous passerons brièvement en revue la littérature existante. Puis, en partie I, nous expliquerons les raisons de l'application de la microfinance au Bangladesh et en France et la manière dont elle s'y est développée. Nous étudierons ensuite en détail en partie II les paramètres propres à chacun de ces deux pays que le secteur doit prendre en compte. Enfin, en partie III, nous verrons comment la microfinance a réussi à s'adapter avec succès à ces paramètres, tout en relevant que des améliorations sont encore possibles.

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Revue Littéraire

Parce que le Bangladesh et la France sont deux pays si différents, la littérature disponible sur l'application de la microfinance sur leurs territoires prend des formes très variables.

A partir des années 1970, alors que la pauvreté se réduit fortement dans l'Occident d'après-guerre, les recherches pour lutter contre celle-ci dans le reste du monde se multiplient. Le domaine de la microfinance, qui connaît une ascension importante dans les années 1990 et 2000, attise la curiosité. La tâche des chercheurs est de taille : dans un pays comme le Bangladesh, les données disponibles sont très limitées et il est difficile d'isoler l'impact des activités de microfinance.

Bien que les études sur le secteur soient apparues dans les années 1980, la première à émerger en tant que référence est celle de Pitt et Khandker en 199829. Ils entreprennent d'évaluer les bénéfices de la participation à des programmes de microfinance au Bangladesh en fonction du sexe du bénéficiaire. La méthode utilisée est celle d'une comparaison des données entre un groupe de personnes auquel un des programmes étudiés est proposé et un autre groupe auquel il ne l'est pas. Sept ans plus tard, en 2005, Khandker poursuit la recherche pour évaluer l'impact sur le long terme, en y ajoutant une dimension de niveau de pauvreté30. Ces deux études mettent en lumière un effet bénéfique important sur les revenus des emprunteurs, avec une efficacité accrue lorsque ceux-ci sont des femmes et dans une situation d'extrême pauvreté. Pendant une décennie, l'étude de Pitt et Khandker est la référence la plus importante pour évaluer l'impact du secteur sur la pauvreté. Cependant, elle n'échappe pas aux critiques. Leurs principaux détracteurs sont Morduch et Roodman31. Ceux-ci relèvent principalement des lacunes dans la justification de la causalité entre la participation aux programmes et les effets observés. De plus, la méthode des Randomized Control Trials (RCT)32, qui devient la technique utilisée presque exclusivement en recherche en

29 Khandker, S. R., & Pitt, M. M. The Impact of Group-Based Credit Programs on Poor Households in Bangladesh : Does the Gender of Participants Matter? (1998).

30 Khandker, S. R. Microfinance and Poverty: Evidence Using Panel Data from Bangladesh. The World Bank Economic Review. (2005)

31 Morduch, J. & Roodman, D. The Impact of Microcredit on the Poor in Bangladesh: Revisiting the Evidence. Center for Global Development. (2009).

32 Apparue d'abord dans le domaine médical, cette méthode scientifique consiste à sélectionner aléatoirement des populations pour faire partie du groupe de traitement (ici, qui participent au programme de microfinance étudié), et d'autres du groupe de contrôle. Cela permet d'éliminer des biais potentiels inhérents au fait que les populations ont choisi initialement de participer aux programmes des IMF.

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microfinance à partir des années 2000, permet de venir à bout des biais de recherche de manière beaucoup plus efficace.

A l'instar de Pitt et Khandker, les chercheurs s'accordent très largement sur l'impact positif de la microfinance au Bangladesh dans les années 1980 et 1990. Cependant, progressivement, l'engouement pour le secteur engendre une certaine méfiance dans le monde académique, qui s'amplifie au vu de la multiplication des situations de surendettement à partir de 2010. A la critique des recherches passées s'ajoutent de nouvelles observations plus mitigées. Afin d'y voir plus clair, certains ont tenté de regrouper les résultats de ces études d'impact et d'en tirer des conclusions générales. C'est le cas de Bhuiya, Khanam et Rahman en 201633. Leur travail porte sur les publications sur la microfinance au Bangladesh des années 1980 à 201334. Ils observent que la majorité des études démontrent l'impact positif de la microfinance sur les revenus et la consommation. A l'inverse, peu d'études approfondies et non-biaisées indiquent un bénéfice faible ou nul. Pour autant, à partir de 2010, les difficultés du secteur sont indéniables.

Plusieurs chercheurs vont tenter d'en comprendre les causes et d'identifier des améliorations possibles. Notamment, au-delà de l'analyse des effets à grande échelle, il est nécessaire de comprendre la réalité locale de la microfinance pour les individus. Sous l'égide du CGAP35, S. Rutherford et S. K. Sinha mènent un important travail de terrain en interrogeant directement 43 bénéficiaires des programmes de microfinance au Bangladesh dans leurs villages36. La publication de ces entretiens en 2013 révèle de nombreuses pratiques préoccupantes, parmi lesquelles les emprunts chez plusieurs IMF simultanément, la violence verbale et psychologique pratiquée par les agents de microcrédit, ou encore la pression sociale engendrée par les pratiques de crédit groupé. Un levier important d'amélioration est donc la régulation et l'homogénéisation des méthodes des branches locales. Notons également que beaucoup de bénéficiaires reconnaissent malgré ces difficultés la nécessité de la microfinance face au vide laissé par l'absence de services financiers dirigés vers les populations pauvres.

33 Bhuiya, M. M. M., Khanam, R., & Rahman, M. M. Microfinance Operations in Bangladesh. An Overview. Journal of Applied Business and Economics Vol. 18(3). (2016).

34 Voir tableau p.75. Bhuiya utilise le même tableau dans son étude que dans celle en collaboration avec Khanam et Rahman.

35 Le CGAP est un think tank auquel participent différentes organisations travaillant au développement de la finance à destiantion des populations pauvres. Il publie régulièrement des recommandations pour les IMF et les investisseurs, épaulées par la recherche et les expérimentations.

36 Sinha, S. K. & Rutherford, S. Household Interviews in Bangladesh, 2013. CGAP Focus Note 87 « A Microcredit Crisis Averted : The Case of Bangladesh ». CGAP. (2013).

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En ce qui concerne la France, les sources littéraires sur la microfinance sont de nature très différente. En effet, les données disponibles sur l'activité et sur ses bénéficiaires y sont beaucoup plus précises que pour le Bangladesh. Les IMF peuvent connaître l'utilisation qui est faite des microcrédits ainsi que la rentabilité et la longévité des entreprises financées. La littérature disponible se compose donc majoritairement de rapports ayant pour objectif de rassembler et d'analyser ces informations et de déterminer des recommandations pour les acteurs du secteur. Notamment, l'Observatoire de l'inclusion bancaire, qui remplace l'Observatoire de la microfinance en 2013, réunit des associations, des banques et les pouvoirs publics, à l'initiative de la Banque de France. Ses rapports sont des sources d'informations très riches. Ils fournissent chaque année les chiffres essentiels du secteur, présentent ses progressions et nouvelles initiatives et développent en détails des thématiques actuelles pertinentes. Les résultats de la microfinance en France sont globalement très positifs, grâce à un réseau efficace de banques, d'associations et d'assurances qui fournissent des garanties financières importantes et un accompagnement adapté.

Par ailleurs, la microfinance en France est avant tout le fruit d'une vision sociale. La lecture de L'Espoir économique de Maria Nowak37, fondatrice du secteur dans le pays avec la création de l'Adie, est essentielle pour appréhender cette vision. L'auteure y détaille les difficultés de la société française auxquelles la microfinance répond, ainsi que les aspirations de l'Adie pour chacun des individus qui bénéficie de son activité. En particulier, le développement détaillé du parcours de certains micro-entrepreneurs, que leur projet ait réussi ou non, permet de visualiser concrètement les motivations de la microfinance et de comprendre l'enjeu de son expansion.

La réalité de la microfinance, son contexte et ses objectifs, diffèrent nettement entre les pays à faibles revenus et les pays à revenus élevés. Ceci se reflète dans la littérature spécialisée sur ce secteur. Bien que très riche, cette littérature manque d'analyses transverses qui permettent de fournir des recommandations à l'échelle internationale. A noter également que, bien que de très nombreuses études d'impact et travaux sur l'évolution de la microfinance soient disponibles dans différents pays, ceux-ci détaillent rarement le rôle joué par les particularités locales. Dans ce mémoire, nous rentrons dans le détail du contexte du Bangladesh et de la France pour identifier des recommandations généralisables, et d'autres qui sont spécifiques à chaque pays.

37 Voir la biographie de Maria Nowak dans la retranscription de l'entretien.

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I. De la création de la microfinance au Bangladesh à son exportation en

France, un même mécanisme pour répondre à différents types de pauvreté

Bien que pour des raisons différentes, les deux pays ont trouvé dans la microfinance un moyen de répondre aux problématiques de pauvreté et de précarité professionnelle sur leur territoire. Cette vision a été, dans les deux cas, portée par une personnalité forte et charismatique, capable de mettre en oeuvre une idée nouvelle et d'entraîner un changement dans les institutions et dans les esprits.

A. Les facteurs qui justifient la mise en place de la microfinance dans chacun des deux pays

1) Le Bangladesh au milieu des années 1970

a. La pauvreté extrême

La microfinance fait ses débuts pour répondre à un contexte de pauvreté dramatique au Bangladesh. Victime d'un contexte naturel défavorable, ruiné par la guerre d'indépendance, le pays connaît des famines en 1973 et 1974, suivies d'une période d'instabilité politique qui ne permet pas à un tissu économique de se créer.

D'une part, Le Bangladesh est situé en basse altitude dans la Baie du Bengale, dans une zone au climat violent fréquemment touchée par les cyclones et les inondations. Les destructions régulières de plantations, de logements, voire les victimes humaines empêchent la construction d'activités économiques et d'infrastructures pérennes. Pour ajouter à cette mauvaise fortune, le pays se trouve dans une zone tectonique active, propice aux tremblements de terre fréquents, glissements de terrain et même tsunamis. Notamment, en 1970, le cyclone de Bhola, le plus meurtrier de l'histoire, met le feu aux poudres et mène à la guerre d'indépendance. Il est suivi en 1972 d'une importante sécheresse et d'inondations catastrophiques en 1974, qui détruisent massivement les récoltes.

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Le Bangladesh sort d'une guerre d'indépendance de 9 mois faisant 3 millions de morts, au cours de laquelle le pays voit les deux tiers de son économie détruite et 70% de sa population appauvrie38. L'indépendance obtenue en décembre 1971 ouvre une période de forte instabilité. Le pays devient une démocratie parlementaire, mais le gouvernement central, miné par la corruption, est fondamentalement impuissant face aux troubles internes. L'immense majorité de la population vit en milieu rural, où règnent de petites structures autoritaires, en conflit perpétuel pour les terres et les ressources. Le banditisme et la contrebande se développent sans régulation39. Le premier ministre et sa famille sont assassinés par des officiers le 15 août 1975. Il faut attendre 1990 pour que la série de coups d'Etat et de meurtres qui s'en suit débouche sur une nouvelle démocratie sous la pression des Occidentaux40.

Enfin, l'absence d'intégration des femmes dans l'économie contribue à la pauvreté du pays. Traditionnellement, dans la société patriarcale et musulmane du Bangladesh, les femmes sont considérées comme un fardeau économique, ne travaillent pas et ne sont pas intégrées dans les prises de décisions. Le manque de moyens de transport fiables ou d'aide pour la prise en charge des enfants ainsi que l'interdiction de travailler dans le même espace que les hommes sont autant de facteurs aggravants. Dans les années 1970, les seules femmes qui participent au développement naissant du secteur textile sont les épouses répudiées ou les veuves. De nombreuses études contemporaines montrent une corrélation importante entre le manque d'intégration des femmes dans l'économie et la pauvreté41.

Ainsi, à cette période, le Bangladesh est l'un des pays les plus pauvres du monde, et il est urgent de développer des solutions pour venir en aide aux populations.

b. Le manque d'accès au crédit

Dans les années 1970, le secteur bancaire à destination de la population est inexistant. Les banques ne prêtent qu'aux riches et aux entreprises en milieu urbain, alors que l'immense majorité vit dans l'extrême pauvreté dans les campagnes. Les sommes nécessaires sont de si petits montants

38 World Bank. Le Bangladesh : un vivier d'espoirs, d'ambitions et d'innovations pour mettre fin à la pauvreté. (2016, 14 octobre).

39 Etienne, G. Du Bengale britannique au Bangladesh. Comment faire reculer la pauvreté rurale ? Persée. (2017, 20 janvier).

40 Wikipedia contributors. Histoire du Bangladesh. (2021, mars 19).

41 Women, Energy, and Economic Empowerment. theatlantic.com. (2015).

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que la possibilité de les fournir n'est pas considérée. Pourtant, du fait de l'absence quasi-totale de salariat, elles font fortement défaut.

Cependant, il faut souligner que des pratiques de crédit existent et sont même très courantes de manière informelle. Elles se font entre membres d'une même communauté, parfois à l'amiable entre membres de la famille et amis, mais aussi souvent par le biais d'usuriers. Dans ce dernier cas, les services prennent la forme de microcrédits à des taux exorbitants, fournis par des petits commerces qui acceptent les dépôts, ou par des prêteurs sur gage42. En l'absence totale de régulation, ces individus recourent souvent à des pratiques agressives.

Au-delà des problèmes de surendettement et de violence, ces emprunts peuvent avoir un impact économique et social négatif important pour les emprunteurs en cas de non-remboursement. Le caractère public de ces transactions à la vue de tous entraîne une perte de dignité et de statut social. Dans une société rurale basée sur le sentiment communautaire et la débrouille, cela peut signifier l'arrêt total des activités économiques.

2) La France au milieu des années 1980

a. Un marché du travail saturé

Souffrant déjà d'une croissance latente du fait de la désindustrialisation de l'économie depuis le début des années 1970, le taux de chômage en France ne s'est jamais vraiment remis du choc pétrolier de 1979. A partir des années 1980, un nouveau phénomène accélère encore la destruction de l'emploi sur le territoire, la délocalisation. Lorsque la microfinance apparaît dans le pays en 1989, le chômage se situe au-dessus de 8% depuis 4 ans, une barre sous laquelle il n'est redescendu qu'à deux reprises jusqu'à ce jour43. Les chiffres sont depuis cette période presque constamment moins bons que les autres grandes puissances occidentales. A titre d'exemple, en 1991, les Etats-Unis et l'Allemagne affichaient des taux de chômage respectifs de 6,8% et 5,5%, contre 8,1% pour la France44. Facteur aggravant, une des conséquences de la hausse du nombre de

42 Beck, Thorsten. Microfinance : A Critical Literature Survey. IEG working paper. The World Bank. (2015).

43 INSEE

44 Données : Taux de chômage - Sciences économiques et sociales. ENS Lyon. (2016).

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chômeurs est que l'assurance chômage, jusqu'ici très généreuse, à hauteur de 90% du salaire brut, est revue à la baisse en 1982. Les années 1980 voient également l'apparition de l'emploi précaire en proportion conséquente, sous forme de CDD, créés en 1979, et d'intérim.

Taux de chômage selon le sexe de 1975 à 2019

Source : INSEE

A l'époque encore davantage qu'actuellement, le marché du travail est formé dans sa vaste majorité d'un emploi salarié très peu flexible. L'entreprenariat n'existe quasiment qu'à travers l'artisanat et le secteur agricole. Les réglementations ne mettent pas en valeur la création d'entreprises et ne proposent pas d'aides financières. L'enseignement des connaissances nécessaires pour devenir entrepreneur est inexistant. Pour la société dans son ensemble, le modèle du succès professionnel est l'obtention d'un poste stable dans une grande entreprise.

b. Le cercle vicieux de l'exclusion sociale

En outre, les années 1980 voient se généraliser un phénomène assez nouveau, le chômage de longue durée (plus d'un an). Le nombre de chômeurs concernés fait plus que doubler entre 1982 et 1987, tandis que l'expression «nouveau pauvre» s'installe. En 1990, le délai d'inscription atteint

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365 jours45. Le paysage social se transforme en France, et son nouveau visage persiste : en 2018, le chômage de longue durée représente 41,5% des chômeurs46.

Avec le chômage de longue durée s'aggrave la perte de compétences et se multiplient les situations de détresse. Ainsi se forme un cercle vicieux de l'exclusion sociale, définie comme une combinaison de facteurs tels que le manque d'éducation, une santé qui se détériore, la situation de sans-abri, la perte du soutien familial, la non-participation à la vie en société ou le manque d'opportunités professionnelles47. Une dégradation des conditions de vie très lourde pour les chômeurs de longue durée, qui peut également s'étendre à leur entourage. Le combat contre ce phénomène en devient d'autant plus essentiel.

Le cercle vicieux de l'exclusion sociale

Source : Humandee - Le micro-crédit en France. Une étude de HUMANDEE. humandee.org. (2011).

45 Mandraud, I. LA SOCIETE DU CHOMAGE. Années 80, l'émergence des « nouveaux pauvres ». De l'ASS en 1984 au RMI en 1988, genèse de deux grands filets sociaux. Libération. (1998, 27 janvier).

46 INSEE

47 Armendáriz, B. Microfinance for Self-Employment Activities in the European Urban Areas : Contrasting Crédal in Belgium and Adie in France. Université Libre de Bruxelles. (2009).

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c. Difficulté d'accès à de petites sommes

L'accès au crédit en France nécessite de remplir un nombre important de conditions (garanties financières notamment) du fait des frais que la banque doit supporter : coûts de refinancement sur le marché monétaire, frais de gestion, marge bancaire, prime de risque. Le phénomène de «rationnement de crédit» désigne l'incapacité des petites entreprises à contracter un crédit malgré leur disposition à payer des taux d'intérêt élevés48. Il est d'autant plus important à la fin des années 1980 que les banques sont déstabilisées par les chamboulements dans les équilibres financiers. Cela prendra du temps avant que l'Etat n'instaure les dispositions nécessaires pour assumer une partie du risque.

B. La naissance de la microfinance au Bangladesh portée par Muhammad Yunus

«Things are never as complicated as they seem. It is only our arrogance that prompts us to find unnecessarily complicated answers to simple problems.» Muhammad Yunus49

1) L'essor de la notion de lutte contre la pauvreté

a. Un contexte favorable

Les années 1970 sont marquées par l'essor des thématiques de lutte contre la pauvreté dans ce qu'on appelle alors le «Tiers Monde». Nouvellement décolonisé, celui-ci cherche sa place sur la scène internationale, et les théories de la croissance dans ces pays deviennent centrales dans les différentes conférences et déclarations. Robert MacNamara, président de la Banque Mondiale à partir de 1968, insiste régulièrement sur la nécessité de lutter contre la «pauvreté abjecte».

48 Cherbonnier, F. L'accès des entreprises au crédit bancaire. Persée. (2016, 17 mars).

49 Yunus, M. Banker To The Poor : Micro-Lending and the Battle Against World Poverty. PublicAffairs. (1999).

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Cependant, le «Tiers Monde» faire preuve d'une attitude critique à l'égard des anciennes puissances coloniales et d'une volonté d'autonomie qui l'amènent à se tourner vers ses forces internes.

Au même moment, le Bangladesh est l'un des pays les plus pauvres du monde. De plus, le mouvement d'indépendance sorti vainqueur donne naissance à une nouvelle génération de nombreux jeunes activistes qui souhaitent prendre part au développement du pays. Combiné à un nouveau gouvernement encore fragile et incapable de faire face seul à ces défis, ce contexte est un terreau propice à l'innovation dans la lutte contre la pauvreté et à l'apparition de nouveaux acteurs.

b. L'émergence d'une nouvelle idée

A partir de la fin des années 1970, la recherche pratique explore différentes solutions pour répondre aux besoins de la population dans le Bangladesh nouvellement indépendant. Peu à peu apparaît l'idée que la mobilisation sociale et l'aide humanitaire ne suffiront pas seules au développement du pays : il faut également utiliser des outils financiers. C'est pendant cette période que Muhammad Yunus met en oeuvre son projet de Grameen Bank ; cependant c'est loin d'être la seule initiative alors menée dans ce domaine.

En effet, dans les années 1970, il existe de nombreuses ONG qui expérimentent différentes pistes d'inclusion financière, parmi lesquelles les principaux concurrents de la Grameen, BRAC depuis 1972 et ASA depuis 1978. Les différents modèles qui existent convergent progressivement vers celui proposé par la Grameen Bank pendant les années 1990, du fait de son succès.

2) Le chemin jusqu'au succès de Muhammad Yunus

Au milieu des années 1970, le Professeur Yunus est à la tête d'un groupe de chercheurs de l'Université de Chittagong, dans le centre du pays. Face à la pauvreté immense de la population du Bangladesh et à l'inefficacité des politiques de développement, il est convaincu de leur manque d'adéquation avec les réalités locales. Il décide de se rendre auprès de la population pour comprendre ses besoins. Les personnes qu'il rencontre dans les villages environnants lui font part de leur difficulté à avoir accès à de petites sommes d'argent de manière sécurisée. Après avoir

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proposé à plusieurs banques de fournir ces prêts de petits montants et avoir essuyé leur refus, il décide d'utiliser ses fonds personnels.

L'expérience commence en 1974 au village de Jobra, où M. Yunus prête 27 dollars à quarante-deux femmes pour leur permettre de fabriquer des tabourets, sous la forme d'un projet de recherche en partenariat avec son université. Le succès de l'opération, avec un remboursement total de la somme, l'amène à prêter à davantage de personnes. Les bénéficiaires sont organisés en groupes de 4 à 5 personnes, et sont responsables mutuellement du remboursement des crédits de chacun d'entre eux. Les groupes sont ensuite rassemblés eux-mêmes en unités plus importantes, avec pour objectif que chacun d'eux arrive à ses fins.

En 1976, un organisme est créé pour continuer à mener à bien le projet de recherche : c'est la naissance de la Grameen Bank. A partir de 1979, le projet est soutenu par la Bangladesh Bank (banque centrale), et s'étend au Nord de la capitale, Dhaka. Cependant les banques traditionnelles refusent toujours de proposer elles-mêmes ces microcrédits. C'est ainsi que la Grameen en vient à obtenir le statut officiel de banque indépendante en 1983.

Les objectifs affichés par la Grameen Bank, encore à ce jour, sont :

l Étendre les activités bancaires aux populations pauvres,

l Mettre fin à l'exploitation des pauvres par les usuriers informels,

l Créer des opportunités d'entreprenariat pour les multitudes de personnes sans emploi en milieu rural,

l Accompagner les plus vulnérables, notamment les femmes venant des foyers les plus pauvres, pour leur permettre de comprendre et de gérer seuls leur activité,

l Transformer le cercle vicieux de la pauvreté en un cercle vertueux d'investissements.

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3) La croissance et la structuration du marché

a. L'expansion de la microfinance dans le pays

La microfinance s'étend progressivement : les ONG actives dans le pays l'adoptent, et l'utilisation de franchises permet la création simple de nouvelles branches et une croissance rapide. Le développement des IMF est d'abord massivement financé par des donneurs tels que les agences de développement, auxquels s'ajoutent progressivement des prêts auprès des banques traditionnelles. Face à cette montée, le gouvernement met en place un organisme de soutien, la Palli Karma-Sahayak Foundation (PKSF) en 1990, ce qui donne encore un coup d'accélérateur au secteur.

La croissance du nombre d'IMF au Bangladesh entre 1970 et 2000

Source : Shukran, K., & Rahman, F. A Grameen Bank Concept : Micro-credit and Poverty Alleviation Program in Bangladesh. (2011).

Le PKSF est un fonds dont les institutions partenaires bénéficient de prêts à très faibles taux pour soutenir leur financement. Ce mécanisme a également permis de structurer le secteur : les organisations partenaires doivent communiquer un certain nombre d'informations et être en mesure de prouver que leur activité a pour objectif la lutte contre la pauvreté. En 2015, les opérations du

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PKSF bénéficiaient à 11,11 millions de foyers50. Progressivement, son périmètre s'est élargi à l'accompagnement des institutions pour les aider à atteindre la viabilité économique, notamment via des formations, et à l'intervention auprès du gouvernement pour influencer les réglementations.

Additionnellement, le gouvernement Bangladais établit en 2006 la Microcredit Regulatory Authority (MRA) comme unique organisme en mesure d'accréditer les IMF. Avant sa création, le secteur était très peu régulé. Désormais, les institutions doivent suivre un certain nombre de règles pour pouvoir être accréditées et pour ne pas se voir retirer ce titre. Celles-ci vont de l'obligation d'avoir un comité de direction structuré, au devoir de conserver un minimum de liquidités, en passant par la transparence envers les clients. En 2014, il y avait 740 IMF accréditées dans le pays sur environ un millier d'institutions.

Cependant, le rôle de l'Etat dans le secteur reste marginal. Beaucoup d'IMF ne sont pas accréditées, les pratiques de microfinance dans le pays sont très peu régulées, les fonds proviennent principalement de l'activité de crédit et de dons externes. Comme l'affirme Paul Hailey lors de notre entretien :

«En réalité, la microfinance au Bangladesh a davantage connu son développement important malgré que grâce à son gouvernement. Il est majoritairement dû à la société civile, aux ONG et aux agences de développement présentes sur le territoire.»51

b. La structuration du marché

Les chiffres varient quant au nombre exact d'IMF existant actuellement au Bangladesh du fait qu'elles ne sont pas toutes accréditées, mais leur nombre tourne autour de 1 000. Cependant, trois grandes institutions représentent environ 70% du secteur. On compte 10 IMF avec plus de 100 000 emprunteurs. Le marché est donc globalement composé de 3 géants et d'une multitude d'institutions petites en comparaison52. Rentrons plus dans le détail de l'activité de ces géants : par ordre d'importance, la Grameen Bank, BRAC et ASA.

50 Bhuiya, M. M. M. . IMPACT OF MICROFINANCE ON HEALTH, EDUCATION AND INCOME OF RURAL HOUSEHOLDS : EVIDENCE FROM BANGLADESH. (2016).

51 Entretien avec Paul Hailey, Head of Impact chez ResponsAbility, 05/01/2021

52 Zaman, H. The Scaling-Up of Microfinance in Bangladesh : Determinants, Impact, and Lessons. (2004).

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Les activités des principales IMF au Bangladesh, 201453

Source : Bhuiya, M. M. M., Khanam, R., & Rahman, M. M. Microfinance Operations in Bangladesh. An Overview. Journal of Applied Business and Economics Vol. 18(3). (2016).

La Grameen Bank

Comme nous l'avons déjà vu, la Grameen est l'entreprise pionnière du secteur qui a servi de modèle aux autres, et bénéficie en tant que telle d'une ancienneté et d'une réputation qui lui permettent aujourd'hui d'être l'institution la plus importante du pays, présente sur 93% du territoire. Elle a adopté une structure particulière en optant pour le statut de banque contrôlée par ses 9 millions de membres. De ce fait, elle est la seule IMF importante du pays à ne pas être une association. La part dans le capital de ses membres est passée de 94% au début des années 2000 à 76% en 201954. Le reste appartient à l'Etat, selon la Grameen Bank Ordinance de 1983 qui donne naissance à l'institution55. La participation grandissante du gouvernement révèle sa volonté d'exercer un contrôle croissant sur cette institution influente. En outre, le Grameen Bank Act de 2013 remplace l'ordonnance de 1983 et autorise le gouvernement bangladais à intervenir dans les

53 «Outstanding borrowers» : individus possédant un prêt en cours au sein de l'institution.

«Active members» : individus possédant un prêt en cours ou une épargne au sein de l'institution.

Les flux de crédits («Disbursement of Loan») sont supérieurs aux stocks en fin d'année («Outstanding Loan») car la durée de certains crédits est inférieure à un an.

54 Grameen Bank Annual Report 2019.

55 Iqbal, A. Grameen bank ordinance, 1983. slideshare.net. (2016).

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décisions relevant de tous les aspects des activités de la banque. Cette évolution est vue par beaucoup comme une manoeuvre politique sans fondement économique ou social.

La Grameen a pour ambition de concentrer son activité sur les plus démunis, en proposant des offres particulières tels que des prêts sans garantie, des prêts de très petits montants (généralement entre 100 et 150 dollars), des micro-assurances santé, des micro-bourses, ou des programmes spéciaux pour les personnes en état de mendicité pour devenir vendeur itinérant. Cependant, son focus principal reste les microcrédits. 97% de ses emprunteurs sont des femmes.

BRAG

Fondée en 1972 immédiatement après l'indépendance du pays, BRAC est une ONG ayant pour objectif la lutte contre la pauvreté, l'analphabétisme, les maladies et les injustices sociales. A la différence de la Grameen, BRAC se concentre davantage sur les services complémentaires que sur les microcrédits. Elle propose de nombreux programmes de santé spécialisés dans la petite enfance, la tuberculose ou encore la malaria. L'ONG a également développé un réseau d'écoles primaires dans des régions où celles de l'Etat ne sont pas installées, en plus de programmes d'accompagnement pour les élèves plus âgés.

ASA

ASA est également une ONG, fondée en 1978, dans l'idée de créer une conscience collective à l'échelle des villages pour faire naître une action sociale efficace. Elle a d'abord pour ambition de développer des programmes dans les domaines de la santé, de l'hygiène et de l'éducation, mais elle décide à partir de 1991 de se concentrer uniquement sur les microcrédits pour devenir autosuffisante financièrement. L'ASA mise sur un mécanisme de prestation de crédits standardisé à bas coûts. Ces coûts sont encore réduits grâce à une décentralisation très importante.

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c. Des implications politiques

Du fait de sa présence très importante dans le pays qui touche la moitié de la population et de son rôle de modèle qui a inspiré le monde entier, la microfinance au Bangladesh endosse inévitablement un rôle politique à l'échelle nationale et internationale.

Dans une quarantaine de pays, la Grameen Bank a poussé une multitude d'ONG impliquées dans des programmes sociaux pour la santé et l'éducation à développer des activités de microcrédits. Elle a directement fourni son soutien et partagé ses compétences pour étendre le secteur dans le monde entier, souvent en partenariat avec des organisations très influentes, comme la Banque Mondiale ou l'Agence Française de Développement. Son action sur le territoire et à l'international est récompensée par le Prix Nobel de la Paix en 2006, accordé à la Grameen et à son fondateur M. Yunus. BRAC, quant à elle, opère directement dans 11 pays d'Asie et d'Afrique subsaharienne et atteint 100 millions de personnes. Enfin, l'ASA et son offre de prestations à faible coût a inspiré nombre d'IMF à travers le monde.

Cette influence, alimentée par une reconnaissance internationale importante, peut se révéler problématique dans un pays au climat politique instable où l'Etat cherche à affirmer son autorité. Les divisions profondes entre les partis politiques se cristallisent sous forme de disputes autour du secteur de la microfinance, notamment autour de celui qui est considéré comme son leader, Muhammad Yunus. Personnalité forte et médiatique, qui envisage brièvement de se présenter en politique, il devient la cible de l'opposition qui arrive au pouvoir en 2008. Une procédure est déclenchée contre lui par la Banque Centrale du pays, actionnaire minoritaire de la Grameen, au motif qu'il a dépassé l'âge de la retraite fixé à 60 ans. Il en a alors 70. Il est démis de son poste de directeur général en 2011.

Si, à l'époque, cet événement inquiète de nombreux observateurs quant à l'avenir de la Grameen et de la microfinance au Bangladesh, redoutant une perte de confiance des emprunteurs et un contrôle accru d'un Etat hostile, il n'a pas pour autant stoppé la progression du secteur.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon