8. Lila ou le métissage impossible :
Le nom Lila a deux significations : en français «
lila » renvoie à l'homophone "Lilas" qui est le nom d'une fleur,
tandis qu'en arabe dialectal le vocable "lila" renverrait à " la
nuit".
Lila est une algérienne qui travaille comme
"caissière au Continent de Bondy et elle fait la cuisine". C'est la
femme chez laquelle Doria fait du baby-sitting et elle nous la présente
ainsi :
"Elle s'appelle Lila et elle a trente ans (...) Elle porte
un petit trait fin et régulier d'eye-liner sur les paupières, a
de jolis cheveux bruns qui rebiquent, un beau sourire (...) Lila est
séparée du père de Sarah depuis peu (...)elle m'a à
peu près raconté comment ça s'est passé. Ses yeux
étaient pleins d'amertume. Il a dû tout lui prendre." (p.
60)
Essayons maintenant de faire les correspondances entre les
connotations du nom de ce personnage et sa fonction dans l'histoire.
D'après la description de Lila nous constatons que c'est une fille
charmante, alors le signifié "lilas" lui sied parfaitement. Quant au
deuxième signifié (la nuit), Guène y aurait pensé
en parlant de l'expérience dure qu'a vécue Lila. En effet, elle
s'est mariée à un français alors que les deux familles
étaient contre cette union :
" Dans la famille du père de Sarah (fille de Lila),
ils sont bretons depuis au moins...je sais pas moi...dix-huit
générations, alors que chez Lilas, c'est tendance famille
algérienne traditionnelle soucieuse de préserver les coutumes et
la religion." (p. 130)
Ce mariage était un vrai échec car les deux
partenaires l'ont fait "par rébellion plus que par amour". Lila
a supporté beaucoup d'humiliation de la part de son beau-père et
son mari qui chômait et buvait tout le temps, tout simplement cette
expérience était pour elle un moment sombre comme "une nuit".
Cependant cette période n'était qu'un mauvais souvenir, car Lila
élève toute seule sa fille, elle se sent plus libre et elle
décidé de refaire sa vie avec Hamoudi.
Guène à travers ce personnage saisit l'occasion
pour parler de ce phénomène social : le mariage entre
maghrébins et français. En effet, cette mixité, quoique de
plus en plus répandue en France, est sévèrement
jugée par les deux familles, essayant chacune pour sa part, de conserver
sa particularité et considérant ce phénomène comme
très dangereux voire menaçant leurs traditions, religion et donc
leur identité.
8. Les assistantes sociales :
Après le départ du père, Doria et sa
mère ont "eu droit à un défilé d'assistantes
sociales à la maison." Pendant toute la trame narrative Doria ne
parlait que de deux assistantes sociales mais elle n'a jamais cité leur
nom. Elle les désignait plutôt en ces termes :
"La nouvelle je sais plus son nom. C'est un truc du genre
Dubois, Dupont, ou Dupré, bref un nom
pour qu'on sache que tu viens de quelque part. Je la trouve conne et en plus,
elle sourit tout le temps pour rien (...) Avant Mme Dumachin,
c'était un homme (...) l'assistant social était tout le contraire
de Mme Dutruc. Il plaisantait jamais, il souriait jamais
(...)Mme Duquelquechose, même si je la trouve conne joue
mieux son rôle d'assistante sociale de quartier qui aide les pauvres. "
(pp.1 7-19)
"Dubois", "Dupont", "Dupré", "Dumachin", "Dutruc" et
"Duquelquechose" sont des termes connotant l'indifférence et le rejet.
Doria étant une adolescente n'a pas envie d'être traitée
comme "une assistée". Leur situation sociale lamentable nécessite
quand même l'intervention des assistantes sociales qui s'occupent de leur
trouver de meilleures conditions de vie. Doria s'en est rendu compte à
la fin du récit :
" Peut-être qu'en fait Mme Dubidule, c'est la fille
naturelle de l'abbé Pièrre et de soeur Emmanuelle et qu'elle est
la générosité incarnée...Soudain je
l'aimais notre chère et adorée assistante
sociale." (p. 189)
Remarquons que l'absence de nomination des assistantes
sociales a conféré à ces dernières un statut de
"personnage type".
Les noms de personnages dans Kiffe kiffe
demain sont ainsi soigneusement choisis par l'auteure. Un choix
qui répond aux exigences de l'illusion du réel et de la
vraisemblance. Faiza Guène a su, donc, à travers les noms de ses
personnages écarter l'arbitraire du signe et ancrer davantage la fiction
dans un contexte socioculturel assurant ainsi, la cohérence du texte et
au même titre la crédibilité du lecteur.
Cette première partie, intitulée les abords de
l'oeuvre, nous a permis de prendre contact avec les premiers truchements de
l'oeuvre. Cette démarche nous a semblé nécessaire dans la
mesure où elle nous offre des seuils d'analyse importants pour
l'approche de toute aventure scripturale. Effectivement, les indices
paratextuels sont considérés de nos jours comme l'un des
éléments primordiaux qui génèrent une signification
lourde de sens et orientent tout acte de lecture. De plus, les techniques
d'entrée et de sortie de l'oeuvre nous renseignent sur les intentions de
l'auteure et sa manière propre de tenir la bride du début et de
la fin de sa structuration romanesque. L'analyse onomastique était
également pour nous, l'occasion de saisir l'importance du nom dans la
détermination du rôle narratif octroyé à chaque
personnage, ainsi que sa dimension socioculturelle exploitée dans le
roman.
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