CONCLUSION GENERALE
Nous avons tenté à travers une approche
interdisciplinaire d'éclairer quelques points caractéristiques de
l'écriture guènienne. Kiffe kiffe
demain représente une forme d'écriture
contemporaine : une écriture qui peint généreusement une
complicité sincère entre les mots et la pensée de
l'écrivaine. Cette nouvelle forme scripturale s'est souplement mise sous
la tutelle du large champ ambigu de l'autofiction.
L'autofiction ou ce qui est appelé par certains la
nouvelle autobiographie représente justement cette nouvelle forme
d'écriture prônant la liberté du langage non pas par manque
de maîtrise mais par essence de la pensée. En effet,
l'écriture autofictionnelle permet de toucher la profondeur de
l'être par son aspect spontané qui met en confiance un inconscient
balbutiant. C'est ainsi que cette nouvelle coloration de l'écriture de
soi privilégie le retour du psychologisme sur la scène
littéraire en France.
Guène, très jeune, n'a pas tardé à
réaliser que l'écriture de l'inconscient est le meilleur moyen
pour mettre la main sur le vif de la réalité. Elle ancre, ainsi,
son écriture dans un espace autofictionnel qui n'a de souci que de faire
vivre et revivre les mots. Cette nouvelle génération
d'écrivains de l'immigration se sert d'une langue qui aspire
somptueusement à s'élever à une simplicité
originale.
Guène met ainsi au service de sa plume une langue
débarrassée des ornements de la langue recherchée car
comme le souligne H. Guilbert : « J'aime que ça passe le plus
directement possible entre ma pensée et la vôtre, que le style
n'empêche pas la transfusion1 »
Ce souci de communication est guidé par la
vraisemblance et la sincérité attendues par le lecteur.
Guène rassure donc son lecteur par l'emploi des formes
d'écritures proches de l'oral car « cet affichage de signes
d'oralité soutient
1 Guilbert, H., Le Protocole compassionnel,
Paris, Gallimard, 1999, p.105, cité par P. Gasparini, Est-il je
?, op.cit, p.167.
régulièrement une pétition de
sincérité 1», ainsi que par la mise en
scène du séducteur incontournable « je ». Cette
instance de subjectivité a un effet féerique sur le lecteur :
elle chatouille sans cesse son affection.
Toutefois, cette écriture n'est pas aussi simple
qu'elle le parait. Effectivement, la simplicité s'avère parfois
plus dure à atteindre que les autres formes enjolivées.
Guène a, donc, met soigneusement en oeuvres des stratégies
d'écriture propres à une génération jeune dont
l'esprit créatif n'a nulle limite.
L'auteure de Kiffe kiffe demain a
choisi de mettre au monde son premier roman avec une langue
décentrée qui opère des distorsions phono-syntaxiques
sur la langue standard tout en maniant un lexique original. En effet,
Guène a fait appel aux procédés de création
lexicale pour réunir les ingrédients d'une langue bien
parfumée de vivacité : argot, verlan, emprunt etc. Donc, cette
langue aussi transparente qu'elle soit crée ses propres
mécanismes de développement qui servent le raisonnement
spontané d'une pensée.
Cependant, l'originalité de Kiffe kiffe
demain ne réside pas exclusivement dans la langue
employée mais également dans la prise en charge de la dimension
socioculturelle d'une génération en effervescence. En effet, le
roman de Guène est un espace hybride où se sollicitent, se
réfutent et s'entremêlent deux cultures, deux identités
pour donner naissance à une réalité qui va au delà
d'une représentation du réel.
C'est à travers justement l'emploi
d'énoncés bilingues ou ce qu'on appelle le code switching que la
réalité socioculturelle de la banlieue prend ses traits
distinctifs. La mise en scène de ce genre de phénomènes
sociolinguistiques témoigne d'un souci de réalisme et nous a
permis d'examiner les stratégies identitaires développées
par les personnages vis-à-vis cette réalité hybride de la
banlieue française.
1 Gasparini, P., Est-il je ?, op. cit,
p.166.
Remarquons que cette dimension du social est présente
dans tous les romans d'immigration. Ce retour au social est également
décelé dans les romans contemporains, phénomène
troublant dans une société individualiste et
réifiée. Cependant, ce réalisme à la quête
d'une transcendance au social semble affaiblir les mythomanies de la fiction.
Effectivement, les écritures de soi à vocation autobiographique
envahissent de plus en plus le champ littéraire français ces
dernières années. Dans ce sens on se demanderait si la fiction ne
tomberait pas en désuétude comme l'estime justement Peter Handke
:
« La fiction, l'invention d'un
événement comme véhicule destiné à
m'informer sur le monde n'est plus utile, elle n'est plus qu'un obstacle. De
manière générale le progrès de la
littérature me parait consister en une élimination progressive
des fictions inutiles. 1»
C'est dans ce sens que Doubrovsky avec son fameux concept
d'autofiction juge que la fiction n'est que langage et que la matière
première du romancier doit être le réel. Le lecteur d'une
oeuvre contemporaine doit ainsi interagir continuellement le Texte et son
Contexte, confronter le dit et le non dit, le patent et le latent.
Nous tenons à signaler que l'oeuvre de Guène est
également exceptionnelle par la grande part accordée à
l'humour et à la dérision. C'est en quelque sorte le point fort
sur lequel est édifiée toute l'oeuvre. Nous n'avons pas
abordé ce point très important car nous estimons qu'il serait
plus intéressant de lui accorer une étude plus
détaillée ultérieurement.
Kiffe kiffe demain est une oeuvre
qui se prête à des lectures plurielles, un champ fertile qui
n'attend que les esprits curieusement lucides pour être exploité,
découvert et redécouvert.
1 Peter Handke traduit par : Petit, D., J'habite
une tour d'ivoire, Paris, Bourgeois, 1992, p.29.
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