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Se vouer à l'autre - L'aventure éthique avec Emmanuel Levinas

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par Grégoire Jalenques
Institut Catholique de Paris - Master 1 2006
  

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II Le chemin phénoménologique de Levinas

Il importe de comprendre le rapport entre Levinas et la phénoménologie car la réflexion de Levinas est toujours à comprendre en vue de ses influences phénoménologiques et de son avancée par rapport à elles, notamment en ce qui concerne le renversement de l'ontologie à l'éthique. C'est à Strasbourg que Levinas découvre, en étudiant la philosophie allemande, la phénoménologie. C'est ayant obtenu sa licence qu'il passe de Strasbourg à Fribourg, en 1928 ou il suit un cours d'Husserl.

Essayons de comprendre le procédé de la phénoménologie et le rapport que Levinas entretient avec elle

A) La phénoménologie husserlienne

1) Une méthode pour une réforme méthodique des sciences

La phénoménologie n'est pas un système d'énoncés philosophiques mais elle est une méthode philosophique qui est exigée par les problèmes que se posent les philosophes. Cela est fondamental pour Levinas qui va d'abord comprendre la phénoménologie comme une méthode de compréhension de l'être. La phénoménologie n'est pas un ensemble de connaissances mais une redécouverte de la manière de philosopher et une reconstruction de la philosophie comme une science rigoureuse, expression qui sera même le titre d'un ouvrage de Edmund Husserl. Mais elle n'est pas seulement une manière de poser un cadre pour la pensée. Son but est bien de penser d'une manière plus rigoureuse le rapport au monde afin de l'atteindre. La phénoménologie, comme on le verra dans la notion de réduction ne nie pas le monde et l'objet mais le met entre parenthèses. En ce sens il n' y pas un système clos pour la phénoménologie. Étant une philosophie, elle cherche à connaître le monde et à le comprendre. De fait, Levinas va déployer lui-même dans sa philosophie des concepts husserliens d'une façon nouvelle. On verra plus loin l'intérêt que manifeste Levinas pour la notion husserlienne d'intentionnalité par exemple.

2)  Vers la description des actes cognitifs

Dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger au § 4 du chapitre « l'oeuvre d'Edmund Husserl », Levinas expose le fondement du projet phénoménologique face aux sciences « objectives »:

« OEuvres du sujet en raison de leur objectivité même, les formes logiques possèdent une signification objective propre. Le logicien mathématicien dirigé sur elles les manie en technicien comme des objets tout faits. Il méconnaît et les intentions premières de la pensée qui sont comme « la source d'ou les lois de la logique pure jaillissent » [...] Une réflexion sur la pensée logique analysant les intentions dont elle est faite apparaît comme la méthode de la critique philosophique de la logique et la définition de la phénoménologie. En réveillant les premières évidences elle (la phénoménologie) découvre ces intentions, elle en mesure la légitimité et fixe le sens dans lequel elles sont légitimes. Elle assume d'une nouvelle façon la fonction d'une théorie et d'une critique de la connaissance. »17(*)

La phénoménologie n'est pas une science du contenu. Husserl veut sans cesse s'écarter de ce chemin traditionnel pour se situer dans une science de l'acte de conscience. Un des problèmes de la métaphysique moderne est d'avoir maintenu un dualisme entre le sujet et l'objet. Husserl, par sa philosophie, veut permettre un « retour aux choses mêmes». La conscience comprise comme instance de conception du monde a priori n'est pas husserlienne. Jeanne Hersch emploie une image parlante pour expliquer ce rapport au monde husserliens. On imagine une feuille de papier, avec sur l'une des faces, les objets donnés dans l'expérience, les phénomènes et sur l'autre ce qui se produit dans notre conscience ; la phénoménologie est en fait ce regard jeté sur ce qui se passe dans la feuille de papier18(*); elle est une méthode pour scruter, percer le sens et comprendre les actes de conscience lorsqu'elle se porte vers les objets.

Tout au long de ces investigations techniques, Husserl multiplie les précautions en disant que son entreprise veut être purement descriptive. Jeanne Hersch montre bien dans cet effort d'Husserl la volonté de se détacher de Kant et du kantisme qui, à ses yeux emploie encore des éléments pour analyser la conscience transcendantale qui relèvent trop d'une construction de la conscience tel que les concepts d'a priori ou de chose en soi.19(*)

La phénoménologie n'est pas une construction intellectuelle de connaissance elle est d'abord un regard sur le monde.

3) La phénoménologie comme exercice du « savoir voir »

La phénoménologie descriptive est un chemin pour voir et savoir voir le donné originaire, l'évidence qui ne nécessite pas d'autre évidence qu'elle-même. C'est ce que Husserl appelle dans les Méditations cartésiennes une évidence apodictique. Comme le montre Jean Greisch, plusieurs mots dans le lexique husserlien montre cet aspect de la phénoménologie tel que Aufzeigen (mettre en évidence), Aufdechen (exhiber), Entheilen (dévoiler)20(*). Levinas montre comment l'intention de la conscience est en elle-même « une évidence qui se cherche , une lumière qui tend à se faire » 21(*)

C'est en ce sens que pour Levinas, « l'évidence n'est pas un je ne sais quel comportement intellectuel, il est la pénétration même du vrai »22(*)

En ce sens, la phénoménologie « dépend » d'évidences, ce que Husserl nomme les intuitions donatrices originaires. Le matériau de la phénoménologie, pour dire un peu grossièrement, est le phénomène, l'intuition, l'apparaissant, qui implique aussi de fait en lui-même la notion de donation. C'est ici que la phénoménologie se présente vraiment comme un savoir voir, qui découvre non seulement l'apparaissant mais également l'apparition, la donation du phénomène à la conscience.

Cependant la phénoménologie n'est pas juste une science intuitive et l'on pourrait mal comprendre ce que signifie de présenter la phénoménologie comme une science descriptive. Le but ultime de Husserl n'est pas seulement un remplissement intuitif de la conscience, au sens ou il suffirait à la phénoménologie de décrire tous les objets que la conscience rencontre, mais surtout d'une « élucidation analytique du rapport que notre conscience entretient avec le monde »23(*) , un « éclaircissement du sens qui est le mode philosophique de la connaissance. »24(*)

La phénoménologie n'est cependant pas une simple étude des actes ou des vécus de conscience produits par l'individu. Ce qui intéresse le phénoménologue, ce sont bien les structures générales de la conscience comme telle. En ce sens, il y a une renaissance de la problématique kantienne. La question n'est pas juste de comprendre le fonctionnement subjectif de la conscience mais de savoir comment des actes de consciences subjectifs peuvent bien produire une quelconque objectivité du monde et des choses. Il faut échapper à la naïveté du réalisme qui se trouve toujours devant l'objet tout fait sans s'interroger sur le sens de son objectivité. La phénoménologie a pour échapper à ce réalisme naïf une méthode bien à elle, mis en place par Husserl dans les Ideen, bien que l'esprit de la chose semble déjà présent dans les Recherches logiques; la réduction (ou époché) phénoménologique. Ce « terme emprunté aux sceptiques grecs définit l'attitude par laquelle le sujet suspend son jugement, en ne continuant plus à prendre position »25(*) . Elle est l'équivalent d'une mise hors circuit ou d'une mise entre parenthèses[...] ce qui implique en face de la réalité existante une altération radicale d'attitude [sans être] une négation. »26(*)

Il s'agit de mettre entre parenthèses le monde tel qu'il est donnée comme existant instantanément pour nous - non pas que le monde n'ait aucun intérêt en tant qu'existant, il est précisément à la source, comme on l'a vu plus haut, du questionnement phénoménologique chez Husserl mais afin d'examiner le sens de son objectivité - Jean Greisch souligne chez Husserl trois termes employés pour ce mouvement: mises entre parenthèses mais aussi abstention et retenue. La réduction de l'existence du monde nous amène à découvrir la certitude qui est à la bas du mouvement phénoménologique, la certitude de notre conscience. Cette certitude est exposée dans les Méditations cartésiennes, sur le modèle cartésien qu'elle dépasse cependant, comme une évidence apodictique de l`existence de la subjectivité27(*). Ce qui reste après la réduction n'est pas seulement la certitude de ma propre existence mais l'immanence de ma conscience. La réduction husserlienne nous conduit non pas à fonder une certitude sur laquelle puisse s'édifier la connaissance scientifique mais à décrire le champ d'immanence radicale qu'est la conscience humaine. Or la description de ce champ d'immanence amène à cette notion fondamentale de l'intentionnalité. La conscience est découverte dans son immanence comme intentionnalité.

Levinas parle de ce rapport entre immanence et intentionnalité en deux endroits de En découvrant l'existence. Ainsi, «  la pensée est visée et intention. »28(*) L'intentionnalité est l'acte de la conscience qui vise l'objet donné et, idée importante de la marche phénoménologique, ne cesse jamais de le viser.

Une idée que précise et qu'affectionne particulièrement Levinas est le fait que l'intentionnalité de la conscience est le corollaire de sa liberté. Et c'est la deuxième idée de Levinas à noter.

« L'intentionnalité rattachée à l'idée de Levinas devient chez Husserl la libération même de l'homme à l'égard du monde. »29(*) C'est vraiment le grand sens de la phénoménologie de Husserl que Levinas retient. Elle est pour lui, «en fin de compte, une philosophie de la liberté, d'une liberté qui se définit par la conscience et s'accomplit par elle. »30(*) Plus loin, il dit encore « la conscience est le mode même de l'existence du sens. »31(*) La, une question se pose; la question de Levinas face à la Shoah n'est-elle pas justement de réapprendre à marcher dans l'existence malgré l'effondrement du sens? La phénoménologie se présente-t-elle alors comme ce moyen qui permettrait de « réapprendre »? On verra chez Levinas, comment cela est à la fois vrai et faux, c'est à dire comment ce dernier reste phénoménologue et comment il se décale sensiblement de la pensée husserlienne

4) Levinas face à Husserl

On a vu que la phénoménologie de Husserl est un effort pour s'extirper hors des connaissances naturelles pour revenir aux choses-mêmes, à l'essence des vécus de conscience ainsi qu'à l'essence de la conscience, un effort de « présentification » du monde donné mais aussi un effort de faire sens pour l'existence humaine, souci qui habite également la démarche de Levinas. La question posé au début de cette introduction était bien savoir comment faire sens de nouveau après le drame de la Shoah. Levinas qui était phénoménologue bien avant le drame de la guerre ( sa thèse de doctorat de 1930 porte sur l'intuition chez Husserl) basera toute sa démarche d'analyse et de compréhension sur la méthode phénoménologique. Cependant il s'en éloignera sur certains points telle que la question de la représentation.

« Penser c'est pour Husserl identifier »32(*) nous dit Levinas. La phénoménologie est de fait une volonté d'identifier et de représenter même si, précise Levinas, l'intentionnalité est aussi celle du senti, du désir, du voulu. Cependant il n'en est pas moins vrai que la représentation joue un rôle prépondérant dans l'intentionnalité de la conscience. Or pour Levinas, une telle optique reprend malgré tout le projet de la philosophie comme science de l'être, comme ontologie, ontologie à laquelle Levinas veut échapper. Cette idée d'échapper à l'être est fondamental dans le projet levinassien de reconstruction du sens de la vie. Or elle se décale de la pensée d'Husserl qui voit tout au plus une mise entre parenthèses du caractère existentiel du monde et des autres. Si Levinas peut se réclamer de l`esprit de Husserl, c'est bien qu'il comprend que l'hégémonie de l'être n'est plus à préserver envers et contre tous. Mais là ou Husserl examine l'immanence de la conscience, Levinas veut refonder davantage une éthique de la transcendance. C'est du coup notamment par rapport à la question de l'altérité que Levinas prend ses distances avec son maître. Tout l'effort de Levinas, à tort ou à raison, sera de tirer la phénoménologie vers l'éthique. L'effort de Husserl concernant la relation intersubjective est méritant mais pas suffisant pour Levinas car sa philosophie caractérise une manière d'être ou l'existence est à partir d'elle-même.»33(*) L'autre demeure pour moi un alter ego, que je ne rencontre que comme autre moi-même. La démarche husserlienne maintient le primat du sujet là ou Levinas introduit la passivité primaire de ce sujet face à autrui.

Pour conclure, si Levinas a été énormément influencé par Husserl, il se situe malgré tout en rupture avec lui. Lui-même rapporte cet état de fait : « je commence comme toujours presque avec Husserl ou dans Husserl, mais ce que je dis n'est plus dans Husserl »34(*)

Si Levinas s'est situé en rupture avec Husserl, c'est encore plus avec Heidegger que va se nouer un lien ambigu d'estime et de rupture.

* 17 Levinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2001, p.23

* 18 Jeanne Hersch, L'étonnement philosophique, Folio Essais, 1993, p.396

* 19 op.cit., p.401

* 20 op.cit., p.25

* 21 EDE, p.35

* 22 op.cit., p.35

* 23 Jean Greisch, cours d'introduction à la phénoménologie p.25

* 24 EDE, p.25

* 25 J. English, Le vocabulaire de Husserl, Ellipses, 2002, p.86

* 26 op.cit., p.86

* 27 E.Husserl, Méditations cartésiennes, Épiméthée PUF, 1994, 2ème méditation, § 8 et 9

* 28 EDE, p.31

* 29 op.cit., p.56

* 30 Ibid., p. 70

* 31 Ibid, p.70

* 32 EDE, p.32

* 33 op.cit. p.71

* 34 Levinas, Transcendance et intelligibilité, Cité dans Agatha Zielinski, Levinas, la responsabilité est sans pourquoi, Philosophies PUF, 2004, p.12

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon